Corps de l’article

Capital and profits are not the generals of the policy-makers who send others to war, but those who are sacrificed in the struggle. This way of thinking about profits and capital implies that they are conceptualised as passive victims of invisible forces rather than as agents that are active in bringing about economic change.

Charteris-Black 2004 : 145

1. Introduction

Une étude qualitative sur les métaphores de la crise financière portant sur un petit corpus d’articles parus dans quatre journaux canadiens en août et en septembre 2007 (Boulanger 2016 : 156-157) fait incidemment ressortir que, neuf fois sur dix, le mot « victime », que ce soit sous la plume des journalistes anglophones ou francophones, désigne une institution financière ou un fonds d’investissement plutôt qu’un être humain. Afin d’expliquer au public le fonctionnement et la gravité de la crise des prêts hypothécaires à risque américains, dits subprimes, au moment où elle a fait irruption, les journalistes ont privilégié les métaphores de l’accident, du cataclysme et de l’épidémie. Dans chacune de ces conceptualisations se trouvent des victimes. Le conflit armé, autre domaine source duquel sont souvent puisées les métaphores courantes en journalisme financier (Charteris-Black 2004 : 143, 146), participe également à la production de victimes dans les textes journalistiques.

Certains analystes ont observé qu’accuser la victime est un lieu commun dans le monde des affaires et que ce topos est repris par la presse, notamment pour rejeter la responsabilité du chômage élevé des immigrants sur ces derniers (van Dijk, T. 1996 : 95 ; de Goede 1996 : 317). Les inégalités sociales dans la presse ont commencé à intéresser les chercheurs à la fin des années 1980 avec la montée de l’idéologie néolibérale. S’est alors mise en place l’analyse critique du discours, qui observe la manière dont les rapports de force entre les groupes sociaux sont structurés, notamment dans le discours médiatique. Le néolibéralisme se caractérise par l’ouverture des marchés, la non-intervention de l’État dans le commerce et une politique favorisant la création de monnaie par les prêts à la consommation (Harvey 2005 ; Stanford 2008). Au Canada, une étude d’envergure sur les sources journalistiques a montré que les sociétés commerciales sont des sources de premier ordre chez les journalistes économiques en quête de déclarations qui serviront de citations (Ericson, Baranek et al. 1989 : 260). Bien que cette étude date maintenant, ses conclusions demeurent d’actualité, notamment le brouillage de la frontière entre les informations économiques destinées aux travailleurs et les informations sur les marchés financiers à l’intention des investisseurs (Ericson, Baranek et al. 1989).

Considérant la prégnance du monde des affaires dans les informations économiques ainsi que le topos de la victime en tant que seule responsable de son sort quand les choses tournent mal, nous avons entrepris de comparer les occurrences du mot « victim* » pour voir s’il est utilisé de la même manière par les journaux anglophones et francophones en temps de crise. Cette démarche relève de la traductologie journalistique, qui étudie la traduction sous toutes ses formes, qu’elle soit intralinguale, interlinguale ou intersémiotique, pour reprendre la tripartition de Jakobson (1959 : 233). Effectivement, la traduction joue un rôle considérable dans les pages traitant d’économie et de finance au sein des journaux généralistes, donc non spécialisés, qui constituent notre corpus. D’une part, les journalistes s’appliquent à paraphraser les complexités de ces domaines pour un public aussi large que possible, processus qui relève de la traduction intralinguale. D’autre part, ils s’efforcent d’adapter pour un lectorat local les événements qui ont lieu sur les marchés mondialisés, ce qui exige un travail de transfert linguistique tant pour la terminologie que pour les citations en langue étrangère. Notre objectif consiste à comprendre la manière dont divers acteurs sociaux sont représentés comme victimes par les journaux francophones et anglophones. La mise en contraste des phénomènes discursifs relevés dans un corpus comparable bilingue permet de cerner des tendances divergentes et convergentes à partir desquelles il est possible d’inférer d’éventuels rapports de force qui opposent ces acteurs.

Dans le présent article, nous expliquons le cadre théorique de l’analyse critique du discours ainsi que la méthodologie pour exposer brièvement par la suite la conjoncture économique et financière au Canada et aux États-Unis en 2007 et 2008. Nous retraçons ensuite l’histoire du mot « victime » afin d’expliquer les motivations du discours journalistique à en faire usage. Nous terminons par l’examen contrastif et l’analyse critique des résultats.

2. Analyse critique du discours assistée par la fouille automatisée de corpus

2.1 Cadre théorique

La présente étude a pour cadre théorique l’analyse critique du discours, dont le processus commence par la circonscription d’un problème social (Wodak 2011 : 40), en l’occurrence la victimisation de puissants agents financiers en temps de crise. L’analyse critique a fait ses preuves dans l’étude de corpus journalistiques (van Dijk, T. 1988 ; Fairclough 1995 ; van Leeuwen 1996 ; Wodak 2006 ; Richardson 2007 ; Mautner 2008), notamment parce qu’elle permet de repérer et de comprendre les moyens qu’utilisent les journalistes lorsqu’ils écrivent pour leur public cible. Une attention particulière est portée à la récurrence de certains mots et de leurs cooccurrents, à la sélection des sources dont les propos sont cités ainsi qu’aux choix syntaxiques et grammaticaux qui renforcent ou atténuent la présence d’acteurs sociaux dans la couverture journalistique.

L’analyse critique du discours médiatique s’intéresse à la manière dont les personnes et les choses sont nommées par les journalistes, car les stratégies référentielles ont pour effet d’inclure certains groupes ou personnes dans la représentation des acteurs sociaux ou de les en exclure. Comme le précise van Leeuwen (1996), il n’y a pas d’adéquation directe entre la réalité sociale et les représentations textuelles, celles-ci pouvant « réattribuer les rôles, réarranger les relations sociales » (1996 : 43, notre traduction). Si les rôles que jouent réellement des groupes de personnes dans la société peuvent être modifiés dans la construction d’un texte, la question fondamentale qu’il importe de poser est celle-ci : « who is represented as ‘agent’ (‘Actor’), who as ‘patient’ (‘Goal’) with respect to a given action ? » (van Leeuwen 1996 : 43). Cette question cadre notre étude du mot « victime », dont l’acception moderne, comme nous l’expliquons plus bas, est celle de patient, de celui qui subit l’action de l’agent. Comment les rôles ont-ils été distribués dans les journaux pendant la crise financière ?

Les pages économiques et financières de la presse généraliste se distinguent par l’abondance de données chiffrées et l’usage de vocabulaires sur la croissance économique, la politique monétaire, les échanges commerciaux, l’emploi, la Bourse, etc. Cependant, à la différence du discours spécialisé, le discours journalistique répond à un impératif commercial auquel échappe le contrat de communication qui sous-tend la thèse de doctorat en science économique et les rapports produits par le bureau de la statistique, entre autres exemples de discours scientifiques et techniques souvent désignés « comme les représentants prototypiques » du discours spécialisé (Cusin-Berche 2002 : 541). Dans leur souci d’intéresser un lectorat élargi, les journalistes vulgarisent les questions d’argent, et certains considèrent même qu’ils aident les lecteurs à prendre des décisions informées à propos de leurs finances[1] (Roush 2004/2011). Que le discours soit journalistique ou spécialisé, la visée critique de l’analyse consiste à repérer et à comprendre les propositions qu’il formule sur la société. C’est ce que nous cherchons par l’étude du mot « victime », signifiant majeur qui pourtant ne renvoie pas à une idée précise ni à un acteur social particulier.

2.2 Méthodologie

La méthodologie adoptée est hybride. Selon une approche qualitative, un mot lié à un enjeu social est sélectionné et, suivant une démarche quantitative, il est recherché dans un corpus relativement grand de manière exhaustive à l’aide du concordancier WordSmith (Scott 2016). Nous avons choisi le mot « victime » parce que c’est le « victimonyme » proposé par Reisigl et Wodak (2001 : 52) dans leur ouvrage sur la structuration du racisme dans la presse, lequel propose une taxonomie adaptée de celle qu’avait présentée van Leeuwen (1996). Notre choix du mot « victime » s’appuie également sur le constat de son omniprésence :

Aucune période historique, aucune société connue de nous, n’a jamais parlé des victimes comme nous le faisons. On peut discerner dans le passé récent les prémices de l’attitude contemporaine mais tous les jours de nouveaux records sont battus. Nous sommes tous les acteurs aussi bien que les témoins d’une grande première anthropologique.

Girard 1999 : 210

Puisque c’est la fréquence des caractéristiques du discours qui crée les tendances systématiques par lesquelles les idéologies sont construites (Fairclough 1995), l’usage d’un concordancier s’impose. Grâce à celui-ci, les données sont comptabilisées rapidement, ce qui permet de se concentrer sur la signification statistique des résultats et de travailler à cerner le fonctionnement du discours (Mautner 2009). La discussion des résultats obtenus, classés par langue et par fréquence, sert à proposer des explications aux liens entre les phénomènes textuels et la dynamique sociale du discours médiatique. Parce qu’elle met la systématicité de la fouille assistée par ordinateur au service d’une réflexion critique sur le discours, la méthodologie hybride donne des résultats significatifs et rigoureux sur le plan statistique. La démarche quantitative permet de vérifier les intuitions des chercheurs sur le discours journalistique. Ce croisement méthodologique a d’ailleurs été amorcé par les linguistes qui s’intéressent aux aspects idéologiques du discours (voir Baker, Gabrielatos et al. 2008, McEnery et Hardie 2011). De surcroît, il vient combler la principale lacune qui a été reprochée à l’analyse critique du discours, à savoir qu’elle a tendance à prédéterminer ses résultats en choisissant des textes lui permettant de confirmer ses hypothèses (Widdowson 1998 ; Saldanha et O’Brien 2013).

Le corpus 2007-2008 à l’étude est en fait une section provenant d’un grand corpus constitué d’articles parus de janvier 2001 à décembre 2008 dans les journaux La Presse, Le Devoir, Le Droit,Montreal Gazette, The Globe and Mail, National Post et Toronto Star. Dans la construction du grand corpus, aucune distinction n’a été faite quant à la diversité générique au moment de l’agrégation des textes, de sorte que la chronique côtoie la dépêche et l’article. Cette décision est motivée par le présupposé selon lequel les consommateurs de nouvelles ne tiennent pas compte de la typologie des genres journalistiques, typologie qu’il importerait de faire par ailleurs en didactique (Facques et Sanders 2004). Les quatre premiers journaux sont lus au Québec principalement et les trois autres, en Ontario[2]. Ces deux provinces voisines qui se situent dans le centre du Canada ont un poids économique et politique similaire et elles représentent historiquement les deux grandes communautés culturelles du pays. On peut également noter un certain équilibre en ce qui a trait aux sensibilités politiques des journaux, bien que cette question n’ait pas été approfondie dans la présente étude. L’extraction d’articles entiers, sélectionnés par des mots-clés relevant des domaines économique et financier, nous procure un répertoire représentatif d’une époque et d’une culture. La composition bilingue du corpus et la démarche contrastive, quant à elles, nous offrent une perspective interlinguistique et interculturelle. Sur le plan méthodologique, la comparaison des résultats entre les discours journalistiques francophone et anglophone est la démarche choisie en vue de contribuer au champ de la traductologie.

Le sous-corpus anglophone (The Globe and Mail, National Post, Toronto Star et Montreal Gazette) et le sous-corpus francophone (Le Devoir, La Presse et Le Droit) comptent chacun 2,1 millions de mots. Le corpus à l’étude est donc équilibré, tant par la comparabilité des journaux que par la taille des sous-corpus. La fouille du corpus bilingue a été effectuée à partir du mot « victim* », l’astérisque englobant les flexions en anglais et en français, dont la marque du pluriel ainsi que toutes les formes dérivées, lesquelles étaient peu fréquentes. De fait, nous n’avons relevé qu’une seule occurrence de l’adjectif « victimless » et du verbe « to victimize » et trois occurrences du participe « victimized ». Les années antérieures du corpus ont servi de témoins attestant la fréquence du mot.

3. Mise en contexte : les crises

Les années 2007 et 2008 ont été marquées par les pertes financières considérables qu’ont subies les agents économiques de toutes tailles sur les marchés mondialement connectés, qu’il s’agisse des ménages surendettés du Nevada, des grandes banques d’investissement new-yorkaises ou des travailleurs cotisant aux régimes de retraite canadiens. Il importe d’expliquer brièvement la conjoncture dans laquelle les journalistes canadiens ont eu recours au lexème « victime » et qui, à l’échelle mondiale, s’est appelée la crise des subprimes, ces prêts hypothécaires résidentiels à risque accordés à des emprunteurs dont la solvabilité était très faible. Apparaîtront ainsi les événements, les agents et les enjeux qui ont fait l’objet des articles de presse au cours des deux années du corpus journalistique à l’étude. La période 2007-2008 couvre un enchevêtrement de crises : l’insolvabilité des ménages américains, donc l’illiquidité de leurs créances hypothécaires et des titres financiers adossés à celles-ci ; la faillite de certains fonds de placement exposés à ces titres, y compris les caisses de retraite ; et la crise de confiance des investisseurs institutionnels s’étant retirés du marché, ce qui a eu pour effet d’assécher celui-ci.

La crise a commencé en 2007 lorsque les emprunteurs en difficulté financière aux quatre coins des États-Unis ont accusé un retard de 90 jours ou plus sur leurs remboursements hypothécaires[3]. Au Canada, tous ces cas de non-paiement se sont répercutés sur le papier commercial adossé à des actifs (PCAA), et la crise s’est déclarée le 13 août 2007 très précisément (Halpern, Cakebread et al. 2017 : 170). Le papier commercial est un titre « émis en représentation de créances telles que des prêts hypothécaires, des prêts personnels et des créances sur cartes de crédit, et permettant à une institution financière de recouvrer la disposition des sommes immobilisées dans les prêts ou crédits consentis »[4]. Ces titres à court terme sont émis par les banques commerciales, qui comptent des portefeuilles de créances hypothécaires au nombre de leurs actifs : les prêts hypothécaires génèrent des flux financiers par le versement des intérêts et les remises en capital que font mensuellement les clients débiteurs des banques.

Or, une variante a gagné en popularité dans les années 2000 au Canada avec l’essor des instruments dérivés de crédit sur le marché mondial : il s’agit du papier commercial émis par des institutions non bancaires, dont la société de finance structurée Coventree. À la différence des banques commerciales, elle n’avait pas de créances hypothécaires à sa disposition, d’où l’appellation « PCAA non bancaire » des titres qu’elle a émis. Coventree a créé des portefeuilles à partir d’actifs panachés, notamment des instruments dérivés de crédit liés au marché immobilier américain[5]. Certaines émissions de papier commercial non bancaire étaient même alimentées par les obligations garanties par des créances (collateralized debt obligations) et les swaps sur défaillance de crédit (credit default swaps) (Urquhart 2007a : 19), aujourd’hui notoires pour leur rôle dans la crise financière (FCIC 2011 : xviii, xix).

Le PCAA était souscrit par les investisseurs institutionnels, tels les fonds de retraite et les fonds de placement, sur un marché de gré à gré et il n’était pas réglementé comme les titres émis par appel public à l’épargne, telles les actions et les obligations. Cependant, le PCAA non bancaire bénéficiait de la bonne réputation du PCAA bancaire et était donc considéré comme peu risqué, ce que confirmaient les bonnes évaluations qu’il recevait de l’agence de notation canadienne DBRS. Les gestionnaires de fonds enregistrèrent des pertes considérables, dont la Caisse de dépôt et placement du Québec ainsi que le Régime de retraite de la fonction publique du Canada et environ soixante-dix autres investisseurs. La crise prit fin lorsqu’un accord fut trouvé selon lequel les titres compromis furent restructurés en obligations à long terme, au bénéfice de certains investisseurs institutionnels, mais cela seulement en décembre 2008 (Mishkin et Serletis 2012/2014 : 197). Même s’il n’était pas proposé au grand public, le PCAA non bancaire eut une incidence sur un nombre d’investisseurs individuels qui avaient acheté ces instruments d’épargne à haut risque parce qu’on prétendit qu’ils étaient aussi sûrs que les bons du Trésor (Urquhart 2007b). Le PCAA déprécia les portefeuilles de retraite d’importants employeurs canadiens[6] et, corollairement, affecta un grand nombre de travailleurs. On peut donc raisonnablement s’attendre à trouver un éventail de victimes dans les pages économiques et financières de la presse généraliste en 2007 et en 2008.

4. Qu’est-ce qu’une victime ?

4.1 Histoire et étymologie du mot « victime »

Relevant d’abord du langage des rites, le terme latin victima désigne « l’animal destiné au sacrifice »[7]. Selon le Dictionnaire historique de la langue française, le mot victime apparaît en français à la fin du xve siècle pour désigner « une créature vivante offerte en sacrifice aux dieux, d’où son emploi en théologie (1642) en parlant du Christ »[8]. C’est au xviie siècle que le terme fera référence à une personne qui souffre des agissements d’autrui (par exemple dans le cas du droit), d’événements néfastes ou de ses propres actes. Le sens religieux a aujourd’hui généralement disparu, supplanté par son acception en contexte de cataclysme, d’accident ou de violence lorsqu’une personne est tuée ou blessée, toujours selon le Dictionnaire historique de la langue française. Le parcours du mot est le même en anglais. Selon l’Oxford English Dictionary Online, la racine latine victima signifie « l’offrande sacrificielle − de manière emblématique, le Christ » − pour ensuite désigner « une personne mise à mort ou torturée par une autre », « une personne subissant des souffrances corporelles ou matérielles graves qui résultent d’un geste de cruauté ou d’oppression », « une personne qui périt ou souffre d’une maladie, d’une entreprise poursuivie de son gré » et « au sens faible, une personne qui subit une quelconque blessure, qui subit un mauvais traitement ou un abus, etc. » (notre traduction)[9].

Le passage du terme du champ théologique au champ juridique fait l’objet de nombreuses critiques (van Dijk, J. 2008). Alors que le terme latin hostis (devenu en français l’« hôte » ami ou ennemi – hospitalité et hostilité) aurait pu prendre le sens qu’on lui donne aujourd’hui (voir sur cette question Benveniste 1969 : 90), c’est à « victime » qu’est toujours revenu le sens juridique qu’on lui connaît désormais. La victime, en droit public comme en droit privé, c’est l’objet passif (le patient) de l’action d’un autre (l’agent). Le terme prend ainsi toute une série de significations qui, à y regarder de près, diffèrent amplement. L’usage qui est fait du terme est critiqué, entre autres dans le Code pénal en France, où il finit par être « employé comme synonyme de partie lésée, de plaignant, de partie civile, de personne ayant subi un préjudice, ou ayant personnellement souffert du dommage causé par l’infraction » (Marzano 2006 : 12). En droit comme ailleurs, on suppose ainsi, logiquement, que la victime possède toujours son correspondant, l’« auteur » de l’acte coupable, pour reprendre la tripartition chez Peirce, qui donnait l’exemple du meurtre : l’« acte » est une représentation mentale spontanée qui vient de la rencontre de l’agent et du patient (Peirce 1984 : 53-54). Ces considérations sont importantes, car si l’on peut retrouver des occurrences de « victimes » dans la description des faits au coeur de la crise financière à l’étude, alors on devrait s’attendre à trouver les auteurs de l’acte et, bien évidemment, l’acte lui-même.

4.2 Usage du mot dans l’écriture journalistique

Le texte journalistique diffère du texte de loi, bien entendu. Le journaliste doit contextualiser les protagonistes et expliquer leur rôle dans les événements en évolution, ce qu’il fait par la paraphrase et la désignation, à savoir « le fait de créer une association occasionnelle entre une séquence linguistique et un élément de la réalité » (Petit 2002 : 163, souligné dans le texte). La désignation fait donc partie des stratégies utilisées pour référer à divers acteurs sociaux et elle est efficace pour susciter la confiance et l’attention du lecteur, deux enjeux qui caractérisent le discours journalistique comme l’explique Charaudeau :

La finalité éthique oblige l’instance de production à traiter l’information, à rapporter et commenter les événements de la façon la plus crédible possible : elle se trouve surdéterminée par un enjeu de crédibilité. La finalité commerciale oblige l’instance médiatique à traiter l’information de façon à capter le plus grand nombre de récepteurs possible : elle se trouve surdéterminée par un enjeu de captation.

Charaudeau 2005/2011 : 71-73, souligné dans le texte

La mise en spectacle de l’information en vue de produire des effets de dramatisation (Charaudeau 2005/2011 : 74) se retrouve dans les pages économiques et financières des journaux. Par exemple, dans cette phrase qui annonce la faillite imminente de la banque d’investissement Lehman Brothers, « […] la crise des subprimes pourrait faire sa première grande victime parmi les banques d’affaires »[10], la crise est donnée à voir comme un prédateur. Le lecteur est libre de penser que ce prédateur rôde et attaquera de manière imprévisible et répétée. Il s’agit d’un moyen de capter l’attention du plus grand nombre de lecteurs. Lorsqu’on ne connaît pas grand-chose à la finance, cette représentation de la crise peut provoquer de l’inquiétude. Si on connaît bien la finance, on est curieux de connaître la suite des choses : qui sera la prochaine proie ? Pour l’analyste critique du discours, ces usages qu’on croit idiomatiques, convenus, usuels ou inhérents à la langue sont des phénomènes de prime importance, précisément parce qu’ils passent inaperçus tant ils sont banalisés. Dans son étude sur la vulgarisation du discours sur l’économie à partir d’un corpus d’articles parus en 2007 dans The Economist, Resche (2009 : 11) constate que l’hebdomadaire se démarque justement parce qu’il ne fait pas « dans le discours journalistique [où,] de manière générale, mise en scène et dramatisation conduisent souvent à avoir recours à la victimisation, qui vise à susciter la compassion du lecteur ». À la compassion, nous substituerons l’inquiétude, voire la peur. Des chercheurs en communication ont montré que « l’information négative produit une réaction psychophysiologique plus forte que l’information positive », d’où la couverture négative qui domine la presse (Soroka et McAdams 2015 : 1-2).

5. Présentation et analyse des résultats

5.1 Fréquence du mot

Le mot « victime* » n’a pas une fréquence très élevée dans les pages économiques et financières en général. Le tableau 1 indique sa fréquence relative, c’est-à-dire le nombre de fois qu’il apparaît dans un échantillon de 100 000 mots. Pour connaître sa fréquence en temps ordinaire, c’est-à-dire lorsqu’il n’y a pas de crise financière, nous avons cherché les occurrences de celui-ci sur trois périodes antérieures, de 2001 à 2006, qui correspondent chacune à deux années. Le pic de fréquence apparaît clairement en 2007 et 2008, mais en français seulement. Si sa fréquence double pendant la crise financière dans les journaux francophones, son usage par la presse anglophone demeure constant bon an mal an.

Tableau 1

Nombre d’occurrences de « victim* » par 100 000 mots

Nombre d’occurrences de « victim* » par 100 000 mots

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Il est pertinent de présenter l’éventail des situations dans lesquelles il y a eu des victimes pendant la période 2007-2008 même si notre étude se concentre sur les victimes en contexte d’événement économique. Les occurrences du mot « victim* » apparaissent effectivement dans divers contextes thématiques, lesquels ont été inférés une fois la fouille du corpus terminée. Le tableau 2 indique les fréquences du mot dans chacun des contextes sur les deux années à l’étude.

Tableau 2

Nombre d’occurrences de « victim* » par contexte thématique

Nombre d’occurrences de « victim* » par contexte thématique

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Bien que les sous-corpus anglophone et francophone s’équivalent en taille, le nombre total d’occurrences de « victim* » est trois fois plus élevé dans les journaux francophones en général. Dans le cas des événements économiques qui nous intéressent, le mot revient 175 fois en français et 55 fois en anglais, comme on le voit dans le tableau 2 ci-dessus.

Mentionnons au passage que la fréquence des victimes de fraudes et crimes financiers est supérieure dans les journaux francophones en raison du procès très médiatisé de la société de placement québécoise Norbourg, accusée d’avoir escroqué presque 10 000 personnes. Quant aux résultats compilés dans les autres catégories, ils sont statistiquement peu pertinents ; leur détail figure en note de fin d’article[11].

5.2 Qui sont les victimes en temps de crise ?

Lorsque la presse généraliste couvre la crise financière et ses corollaires (la crise de liquidité ou du crédit, la crise des prêts hypothécaires à risque américains et la crise du papier commercial adossé à des actifs), ce sont les personnes morales qui reçoivent le plus fréquemment la désignation de victimes. En fait, leur fréquence est de trois fois et demie supérieure à celle des personnes physiques, comme on le voit dans le tableau 3. La catégorie des personnes morales inclut les banques d’investissement, les banques commerciales, les sociétés par actions, les agences de notation et les organismes américains de refinancement Fannie Mae et Freddie Mac. Le détail des victimes et des agents responsables figure en annexes 1 et 2 ; la liste est longue, mais nous avons cru utile d’inclure ce recensement.

Tableau 3

Nombre d’occurrences de « victim* » en contexte de crise

Nombre d’occurrences de « victim* » en contexte de crise

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Les usages semblent converger, comme on peut le constater au tableau 4 ci-dessous, car les journalistes francophones et anglophones utilisent le mot « victim* » dans 64 % des cas pour parler des personnes morales (les banques d’investissement surtout) et dans 18 % des cas pour référer aux êtres humains. Le tableau compare les fréquences du mot « victim* » exprimées en pourcentage relativement au nombre d’occurrences relevées dans les textes traitant spécifiquement de la crise financière.

Tableau 4

Fréquences relatives du mot « victim* » en contexte de crise

Fréquences relatives du mot « victim* » en contexte de crise

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Ce sont les personnes morales qui sont les plus nombreuses, notamment les banques d’investissement américaines. Dans les journaux anglophones, la société canadienne Coventree, la principale émettrice de papier commercial non bancaire, est victime de « disruption in the domestic asset-backed market », des « subprime loans », du « credit crunch » et de « turmoil ». En revanche, elle n’est pas représentée comme une victime dans les journaux francophones, à l’exception d’une occurrence la déclarant « la première véritable victime du resserrement des conditions de prêt »[12]. Chez les journalistes anglophones, les banques d’investissement sont surtout victimes du resserrement du crédit (« liquidity crunch », « credit squeeze », « credit woes »), tandis qu’elles sont victimes de la crise des prêts hypothécaires à risque américains chez les journalistes francophones.

Dans toutes les catégories de victimes et dans les deux langues, les agents responsables sont en très grande partie le marché et ses perturbations, les produits financiers et le tarissement du crédit. Cependant, il importe de noter que les êtres humains qui figurent dans la liste des agents responsables ne sont pas les patrons des banques d’investissement, mais plutôt les investisseurs qui ont soudainement perdu leur appétit, l’inquiétude des investisseurs, les retraits massifs de clients inquiets et méfiants et les ménages américains qui vont réduire leur consommation. Néanmoins, on trouve trois occurrences dans la presse anglophone, où on nomme les personnes morales responsables d’avoir fait des victimes parmi les sociétés : « big banks », « Coventree » et « rating agencies ». Dans les journaux francophones, on mentionne une fois que le secteur financier est responsable de ses abus.

5.3 La configuration par ellipse dans le discours journalistique

En clair, les êtres humains ne sont que rarement désignés comme étant des victimes en contexte de crise, et les journalistes s’intéressent davantage au sort des sociétés de capitaux, qui, par effet de personnification, sont celles qui souffrent, survivent ou disparaissent. De plus, le discours journalistique est marqué par ce que Charaudeau nomme la « configuration par ellipse », définie ainsi :

Les actions semblent ne pas être contrôlées par un agent humain. Ce sont des instruments ou des causes non humaines qui jouent le rôle d’agent, et se présentent comme le cas des constructions actives dans lesquelles un agent non humain remplace un agent humain. Il en résulte un effet de dynamisme, voire d’anthropomorphisme, de l’instrument ou de la cause.

Charaudeau 1992 : 409

La conceptualisation biologique des sociétés de capitaux n’a rien d’étonnant dans le monde des affaires. L’idée selon laquelle elles existent de manière autonome n’est pas un simple cliché rhétorique ; c’est une réalité fondée sur la personnalité juridique que le droit civil et la common law confèrent aux sociétés constituées en personnes morales (body corporate, corporation). La prédominance de ce concept ainsi que le recours à la configuration par ellipse dans la presse ont pour effet d’éclipser les êtres humains qui travaillent au sein des sociétés, lesquelles deviennent les principaux acteurs sociaux au coeur de la crise.

Le mot « victim* » survient trois fois moins souvent dans les textes journalistiques en anglais qu’en français. Cette observation nous a intrigués tout comme l’explication qui en découlerait, à savoir que le degré de dramatisation de l’information est supérieur dans la presse francophone. Aussi avons-nous fouillé le sous-corpus anglophone de nouveau, à la recherche du victimonyme « casualty », mot dont la deuxième acception désigne « a person or thing that suffers as a result of something else happening »[13]. Nous avons recensé 35 occurrences du mot « casualt* », ce qui porte à 80 le nombre total de victimonymes dans la presse anglophone en contexte de crise. Cela vient réduire l’écart entre les degrés de dramatisation, mais les journalistes francophones demeurent en tête avec une fréquence de presque deux fois supérieure. De plus, nous avons découvert un champ lexical de la guerre, similaire à celui qui est évoqué en exergue du présent article (voir Charteris-Black 2004 : 142-145). Cependant, ce ne sont ni le capital ni le profit qui tombent au combat, mais plutôt les personnes morales, et ce, à une fréquence de 65 %. Les produits financiers, eux, sont des « casualties » dans 14 % des cas, et la fréquence est la même pour les dirigeants haut gradés. Les articles de presse ressemblent beaucoup à des dépêches de guerre.

La configuration par ellipse qui sert à anthropomorphiser les choses et les causes est caractéristique des commentaires sportifs (Charaudeau 1992 : 409). En sport comme à la Bourse, il y a des gagnants et des perdants. Pour contrecarrer la routine, les journalistes financiers prennent l’habitude d’agrémenter leurs textes en empruntant aux domaines du sport et du combat[14]. Même si leur but est de communiquer avec le lecteur pour captiver son attention, la stratégie référentielle qui consiste à dire qu’une société multimillionnaire, voire multimilliardaire, est victime des perturbations d’un marché qu’elle participe activement à créer évacue toute idée de responsabilité. Le mot « victime » est vidé de son sens, et on retrouve des expressions comme celles-ci : « Morgan Stanley est une nouvelle victime du domino financier » (La Presse/AFP, 8 novembre 2007). Cela donne à penser que la banque d’investissement n’est qu’une pièce d’un jeu, alors qu’elle est un gros joueur. Dans le but de dynamiser le récit des événements, l’anthropomorphisme est poussé jusqu’au retournement, et c’est le marché qui est la victime : « Canada’s commercial paper market has fallen victim as investors suddenly lost their appetite for so-called asset backed securities » (National Post 15 août 2007). En revanche, lorsque la presse présente la banque d’investissement Lehman Brothers comme étant victime de la crise des subprimes, étrangement, la victime ici reprend son sens primitif, celui du sacrifié pour le salut des siens. De fait, la Réserve fédérale américaine décidera de ne pas venir en aide à Lehman Brothers, qui déposera son bilan en septembre 2008.

5.4 Le signifiant vide : tout le monde est une victime

Dans son sens juridique, la victime implique un acte coupable et son auteur. Cet acte coupable se présente comme un déséquilibre dans l’ordre normal du monde, un déséquilibre qui appelle à un redressement : le dédommagement ou la punition. Lorsqu’il est question de fraudes et de crimes financiers dans le corpus, la majorité des victimes sont des êtres humains, soit 56 occurrences sur 77 en français et 20 sur un total de 24 en anglais. Il s’agit surtout de petits investisseurs qui cherchent à faire fructifier leur épargne. Dans les cas de fraudes et d’actes criminels, l’agent présumé est nommé : Vincent Lacroix, Jérôme Kerviel, Bernard Madoff. Il arrive même que ces agents se transforment en patients. Effectivement, nous avons relevé dans le sous-corpus francophone sept cas de retournement, c’est-à-dire « lorsque c’est l’agresseur (ou supposé agresseur) qui se considère victime d’une fausse accusation, d’une dénonciation jugée calomnieuse, ou d’un harcèlement injustifié » (Charaudeau 2019 : 3-4)[15]. Pour ce qui est des occurrences relevées en contexte de crise, on constate qu’à « victime » ne correspond ni acte coupable, ni même agent auteur de cet acte. La victime devient un « signifiant vide », terme qu’Ernesto Laclau emprunte à Claude Lévi-Strauss pour expliquer que certains mots font l’objet d’une lutte entre des groupes qui cherchent à le remplir d’une signification qui va dans le sens des intérêts qu’ils défendent (Laclau 1996 : 43-44). Un parfait exemple de la lutte pour le sens du mot « victime » se trouve dans le rapport d’enquête sur la crise financière américaine. Alors que la majorité des membres de la commission adoptent les conclusions de l’enquête, notamment l’implication des banques d’investissement dans le système bancaire parallèle (shadow banking), le commissaire dissident Peter J. Wallison déclare que les banques ne sont pas des acteurs qui ont contribué à la crise financière, mais qu’elles sont plutôt « victims of the panic that ensued after the housing bubble and the PMBS [private mortgage-backed securities] market collapsed » (FCIC 2011 : 478). La biographie officielle de ce membre de l’American Entreprise Institute nous apprend qu’il a joué un rôle clé dans les politiques de déréglementation de l’industrie des services financiers sous l’administration Reagan[16]. Réduire le nombre de règles vise à augmenter la marge de manoeuvre (et de profit) des banques ; sur le plan discursif, cet objectif repose sur l’argument selon lequel le marché est exposé à des impondérables qui dépassent tout effort de réglementation. C’est l’enjeu sémantique, politique et économique du mot « victime ».

6. Conclusion

Grâce à une compréhension forte de dix ans d’analyses, d’études et de rapports à travers les disciplines, les causes de la crise financière sont aujourd’hui connues. Il est sans doute naïf de croire que les journalistes avaient une vue claire de l’enchevêtrement des faits au moment de les raconter. Quant aux faits rapportés dans les journaux, n’oublions pas que le discours d’information est construit à partir de sources tels les communiqués de presse passés au filtre des agents de relations publiques des sociétés privées. Au Canada, les articles de presse économique et financière sont souvent des dépêches d’agences telles que la Presse Canadienne, Agence France-Presse, Associated Press, Reuters et Bloomberg. C’est pourquoi il sera judicieux de retourner dans la version non nettoyée de notre corpus pour voir d’où proviennent les textes dans lesquels les occurrences ont été trouvées. Il sera aussi intéressant de vérifier si le degré de dramatisation varie en fonction de la proximité de la victime par rapport au lectorat : est-ce qu’il y a plus de victimes lorsque celles-ci sont loin ?

Selon les articles de presse, la crise financière n’est l’acte de personne en particulier, c’est un événement fâcheux ou encore un combat à livrer contre des forces extérieures. On sait que le marché fait des victimes, mais qui fait le marché ? L’agentivité masquée de puissants acteurs sociaux devrait être prise en considération dans la perspective de la littératie médiatique, qui est la capacité d’être critique face au contenu créé par les médias. Notre étude de cas vise à éclairer les pratiques de lecture et d’écriture par une analyse critique qui envisage le discours médiatique sur l’économie et la finance comme étant idéologiquement structuré. Cette « critical language awareness », comme Norman Fairclough (1999) l’appelait dans un article destiné aux enseignants de l’anglais, est particulièrement pertinente dans l’apprentissage de la traduction spécialisée. Les apprenants qui aspirent à reproduire les formes toutes faites en lisant les journaux − qu’il s’agisse de parler, d’écrire ou de traduire une langue spécialisée – doivent savoir que celles-ci résultent des rapports de force entre la presse et les agents financiers toujours plus influents qui imposent leur version des faits et, incidemment, leur vision du monde.