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Introduction

Cet article fait état de résultats d’une recherche portant sur l’expérience de collaboration interprofessionnelle (IP) de travailleuses et travailleurs sociaux (TS) du Nouveau-Brunswick et, plus particulièrement, sur les émotions que ce travail collaboratif soulève chez ces professionnelles. Certaines émotions peuvent apparaître notamment en raison des réussites (exemple : être heureux qu’un enfant ait pu retourner vivre dans sa famille) ou des défis rencontrés lors de l’intervention (exemple : colère ou peur provoquée par des perceptions différentes de la famille entre les professionnels au sein d’une équipe). Les émotions consistent en des états affectifs positifs ou négatifs de courte durée qui varient en intensité, pouvant se transformer et se complexifier avec le temps et donnant place à des états affectifs plus durables désignés comme des sentiments (LeRobert, n.d.). Tcherkassof et Frijda (2014 : 504), quant à eux, définissent les émotions comme « le produit conjoint de deux modalités déterminantes : l’évaluation et les intérêts. L’évaluation affective et cognitive d’un objet ou événement en détermine sa pertinence vis-à-vis d’un ou plusieurs intérêts du sujet ». Ainsi, les émotions s’accompagnent de gestes ou de comportements, selon l’interprétation donnée à la suite de l’évaluation de la situation et de la compréhension du contexte ou de l’intention qui oriente l’action (England, 2019). Les émotions sont, par la suite, réévaluées à la lumière d’informations nouvelles pouvant conduire à une transformation de l’état affectif ou, au contraire, demeurer figées dans le temps, indépendamment des pensées envers une situation, ce qu’England (2019) nomme émotion inerte.

La prise en compte des émotions est une dimension importante de l’intervention en contexte de collaboration. La collaboration interprofessionnelle renvoie au « processus de développement et de maintien de relations de travail interprofessionnelles avec des apprenants et des professionnels, des personnes/patients ou des clients, la famille ou les proches et la communauté qui permettent l’atteinte de résultats optimaux en matière de santé et de services sociaux » (Consortium pancanadien pour l’interprofessionnalisme en santé, 2010 : 8). Or, Juhila, Dall, Hall et al. (2021) considèrent qu’il faut faire la distinction entre les pratiques collaboratives, c’est-à-dire « des formes intégrées de pratique impliquant deux ou plusieurs professionnels, organismes ou services » (Fenwick, 2016, cité dans Juhila, Dall, Hall et al., 2021 : 11) et la collaboration IP où les PA font partie des acteurs sociaux participant au processus collaboratif. La collaboration IP est particulièrement pertinente dans des situations plus complexes qui peuvent mettre à profit des savoirs, des perspectives et des expériences pratiques de plusieurs professionnels (Juhila, Dall, Hall et al., 2021 : 12; Lanteigne et Iancu, 2020).

Dans cet article, nous présentons des perspectives théoriques sur les émotions et leur place dans l’intervention en contexte de collaboration. La section suivante porte sur la méthodologie de recherche utilisée dans le cadre de cette étude. Ensuite, certains des résultats qui ressortent de l’analyse sont discutés. Des retombées pour la pratique et la formation des professionnels font l’objet de la conclusion.

1. Perspectives théoriques sur les émotions, la pratique du travail social et leur place en intervention collaborative

Cette section s’amorce par un survol de perspectives théoriques à l’égard des émotions, suivi par un regard théorique sur la place accordée aux émotions en travail social. Nous présentons par la suite une perspective théorique sur l’humilité et la confiance épistémique, des dimensions importantes à considérer lors de l’intervention collaborative. La prise en compte des émotions lors de l’intervention en contexte collaboratif ainsi que des stratégies pour gérer ces émotions complètent cette section.

1.1 Survol de perspectives théoriques à l’égard des émotions

Il existe des perspectives divergentes pour appréhender les émotions, notamment les perspectives individuelle, sociale, cognitive, non cognitive et féministe. Bien que les émotions puissent être perçues comme émergeant d’une expérience personnelle/privée relevant de la sensibilité individuelle d’une personne, il est impossible pour certaines personnes de réduire les émotions à une simple expérience individuelle, puisqu’elles prennent forme dans un contexte social particulier (Paperman, 2013). Dans une perspective individuelle, les tenants de l’approche cognitive considèrent que les émotions sont le produit d’une interprétation personnelle de situations vécues (Spackman, 2004). Ceux qui adhèrent à une perspective liée à la construction sociale des expériences considèrent les émotions comme « le résultat d’influences sociales et culturelles sur l’individu, ainsi que de sa position sociale actuelle » (Spackman, 2004 : 763). Bien que ces deux perspectives se distinguent selon l’origine individuelle ou sociale des émotions, elles partagent une dimension subjective de l’expérience, tout en accordant un rôle important aux processus cognitifs dans l’interprétation des émotions. England (2019 : 103) indique toutefois que les théories cognitives ne considèrent pas toujours l’influence limitée des processus cognitifs sur les émotions, ni le fait que l’émotion est un processus spontané où l’intention est difficile à discerner, en soulevant l’importance d’explorer les émotions selon les perspectives cognitives (expérience ancrée dans le mental) et non cognitive (expérience ancrée dans le corps). Pour leur part, les approches non cognitives se penchent sur la dimension somatique des émotions permettant d’éclairer les circonstances dans lesquelles les émotions semblent se manifester indépendamment de la cognition, et les situations où la raison peut avoir peu d’impact sur les émotions (England, 2019). En revanche, des auteurs se campant du côté de la cognition ou des processus corporels tentent d’élargir leur perspective en intégrant à la fois le corps et l’esprit, ce qu’England (2019 : 107) nomme une stratégie « élastique ». Une dernière perspective présentée ici s’articule autour de la notion du care, reconnaissant l’importance de la sensibilité, des émotions et des sentiments ainsi que des relations d’interdépendance qui unissent les personnes (Paperman, 2013). La pertinence de cette perspective réside dans le fait qu’elle propose :

« […] la réfutation et l’abandon de cadres analytiques qui aboutissent à faire des sentiments et de la sensibilité une catégorie à part, une modalité d’expression et de conduite déconnectée des activités pratiques dans lesquelles ils prennent sens et effet. Cette déconnexion repose sur toute la série des dichotomies qui enserrent l’usage de la notion : sentiment/raison, subjectif/objectif, passif/actif, individuel/collectif… féminin/masculin. »

Paperman, 2013 : 35

La perspective du care reconnait ainsi la place centrale des émotions et des sentiments dans les pratiques et les relations sociales.

1.2 Perspective théorique sur la place accordée aux émotions dans la pratique du travail social

Dès les débuts de cette profession, Jane Addams (1912 : 115) fait référence à l’importance des émotions dans le travail effectué par les Settlement Houses, reconnaissant que ce mouvement était « basé non seulement sur des convictions, mais sur des émotions authentiques ». Au fil du temps, les travailleuses et travailleurs sociaux ont soulevé le rôle central des émotions dans le développement de relations empathiques et comme catalyseur de changement (O’Connor, 2020; O’Sullivan, 2019; Sohi et Singh, 2015). L’empathie désigne « un état affectif exigeant des similarités sur le plan interpersonnel tant pour la personne qui exprime l’empathie que pour celle qui la reçoit. […] l’empathie comprend le souci (le care) pour l’état affectif de l’autre » (Szanto et Krueger, 2019 : 156). Comme profession du care, le travail social requiert donc empathie et compassion (Dorvil, Guèvremont et Marzano-Poitras, 2018). Selon cette perspective, le care, tel que Fisher et Tronto (1990) l’entendent, est un travail comprenant plusieurs dimensions, dont le fait de se préoccuper des autres (caring about), de s’occuper des autres (caring for), d’offrir des soins (care giving), de bénéficier de soins ou encore de répondre à ces soins (care receiving). Dans la pratique, le recours au répertoire personnel et professionnel demeure ainsi important pour comprendre l’autre, le professionnel développant cette compréhension empathique par le biais de processus cognitifs (comprendre la perspective de l’autre) et émotionnels (ressentir ce que l’autre éprouve) (Butler, Ford et Tregaskis, 2007; Lux, 2011). Les professionnels du travail social doivent donc utiliser « la tête, le coeur et les mains » dans le cadre de leur pratique (Ingram, 2013 : 12).

Pour favoriser des relations de qualité lors de l’intervention, il importe de maintenir des rapports de proximité avec les PA. Pourtant, une distance émotionnelle est souvent considérée comme essentielle afin de démontrer une attitude professionnelle. Il est donc primordial en travail social de faire abstraction des émotions puisque « […] toute réaction de cet ordre est susceptible d’altérer la position du travailleur social » (Boujut, 2005 : 149). De plus, cet auteur considère que la gestion des émotions doit se trouver « au centre de l’activité de travail afin d’inscrire la demande d’aide dans un contexte professionnel et non pas émotionnel » (Boujut, 2005 : 149). Cette injonction à maintenir l’objectivité et à demeurer « professionnel » exige de mieux gérer des situations étant une source d’émotions fortes (Boujut, 2005). Quoique les travailleurs sociaux reconnaissent l’importance des émotions dans la construction de relations afin de faire preuve d’une compréhension empathique, ceux-ci privilégient le recours à des preuves objectives fondées sur des faits lorsqu’ils doivent présenter des situations d’intervention (Lees, 2017 : 901). Cependant, le fait d’exprimer des émotions pour montrer son empathie envers les PA ainsi que le besoin de masquer ses émotions pour garder une attitude professionnelle constitue un paradoxe pouvant générer des sentiments d’ambivalence chez les TS (O’Connor, 2020). Ces deux positions contradictoires amènent les professionnels à devoir gérer des dissonances cognitives et émotionnelles suscitant des tensions qui peuvent être exacerbées lorsqu’ils doivent se conformer aux normes imposées par la nouvelle gestion publique (Pauzé, 2016; O’Connor, 2020; Turtiainen, Anttila et Väänänen, 2020). À cet effet, la responsabilisation, l’efficience (efficacité et rendement), la performance et l’optimisation des ressources sont des dimensions essentielles dans la nouvelle gestion publique et se traduisent par l’adoption de pratiques telles que l’établissement de critères de rendement (Heron, 2019; Pauzé, 2016). Dans ces situations, une attention particulière est accordée à l’optimisation des ressources aux dépens des « déterminants sociaux liés aux problématiques pouvant être abordées dans le cadre de la prestation de services », ce qui peut occasionner des tensions chez les travailleurs sociaux en raison d’un « décalage entre le travail prescrit et souhaité » (Pauzé, 2016 : 23).

Par ailleurs, comme les émotions sont à la fois des expériences individuelles, collectives et institutionnelles, les organismes où les TS oeuvrent peuvent « occasionner un stress considérable en raison de la nature émotionnellement chargée du travail et de l’anxiété institutionnelle résultant des contextes politique et public qui les exposent à la critique » (Morrison, 2007 : 256). Certaines contraintes institutionnelles liées aux conditions de travail et à l’expression d’émotions lors de l’intervention induisent une peur du jugement qui peut augmenter la détresse émotionnelle (Gonin, Grenier et Lapierre, 2013; Pauzé, 2016). D’autres auteurs utilisent le terme de détresse morale pour identifier les émotions ressenties par les travailleurs sociaux face à des contraintes institutionnelles les empêchant d’intervenir dans une visée de justice sociale (Jaskela, Guichon, Page et al., 2018). Cette détresse morale peut provoquer le doute ou le recours à des stratégies de débrouillardise (utiliser des réseaux informels ou retenir des informations) afin de contourner des obstacles institutionnels (Jaskela, Guichon, Page et al., 2018). Or, cette tension suscite « […] des réactions biopsychologiques et physiologiques, de la détresse morale, du stress, de la démotivation, de l’insatisfaction, une perte de sens, de l’épuisement professionnel, etc. » (Richard et Gervais, 2018 : 18). L’épuisement provient aussi de la dissonance entre certaines réactions émotives sur le plan professionnel et les émotions, parfois contradictoires, sur le plan personnel (Turtiainen, Anttila et Väänänen, 2020).

1.3 Trouver l’équilibre entre humilité et confiance épistémique : un regard théorique sur les émotions en contexte d’intervention collaborative

Les travailleuses et travailleurs sociaux rencontrent souvent des situations complexes (Sanger et Giddings, 2012) exigeant une collaboration avec des PA et des professionnels de leur milieu de travail ou d’autres organismes (Lanteigne et Iancu, 2020). Les écrits recensés permettent de constater une prépondérance d’études en santé et services sociaux qui identifient des composantes importantes de la collaboration IP telles que la communication, la gestion de conflits et la résolution créative de problèmes complexes (Bronstein, 2003; Savard, Arcand, Drolet et al., 2013). D’autres études font ressortir que la collaboration IP est facilitée lorsque les membres de l’équipe possèdent des habiletés de coopération, d’affirmation de soi, de responsabilisation, d’action autonome, de coordination et de communication, ainsi que des habiletés liées au maintien de bonnes relations, à la résolution de problèmes et à la réflexivité (Hall, 2005; Schmutz et Eppich, 2017). Cependant, la recension des écrits permet de constater que peu d’études sur la collaboration IP abordent les enjeux relevant des émotions ou des aspects pouvant occasionner des émotions.

Lors de l’intervention en contexte collaboratif, les professionnels apportent à l’équipe des connaissances disciplinaires ainsi que des savoirs issus de leur pratique professionnelle. Auvinen, Parviainen, Lahikainen et al. (2021) avancent qu’en contexte de collaboration, il est important que les professionnels démontrent une humilité épistémique en adoptant une posture de reconnaissance et de valorisation des connaissances de chaque membre de l’équipe. Reprenant les idées de Miranda Fricker à propos de l’injustice épistémique, soit l’injustice issue d’un processus de discréditation des connaissances produites par certaines personnes ou certains groupes, Auvinen, Parviainen, Lahikainen et al. (2021) soulèvent la présence de rapports asymétriques entre les PA et les professionnels. Ces rapports asymétriques peuvent être source d’injustices épistémiques lorsque la crédibilité d’une PA à l’égard de ses connaissances est remise en question lors de l’intervention (Auvinen, Parviainen, Lahikainen et al., 2021). Par conséquent, les connaissances partagées par les victimes de ces injustices (testimonial injustice) ne sont pas considérées comme crédibles, véridiques ou encore pertinentes en raison de stéréotypes véhiculés dans la société (Auvinen, Parviainen, Lahikainen et al., 2012). Les professionnels peuvent aussi faire l’objet d’injustices épistémiques lorsque certains stéréotypes sont présents au sein de l’équipe IP (exemple : une TS perçue comme un coeur sensible, une voleuse d’enfant ou trop vertueuse). De plus, les professionnels peuvent parfois essayer d’imposer leurs connaissances disciplinaires au détriment des connaissances provenant d’autres disciplines (Cootes, Heinsch et Brosnan, 2022). Cependant, cela va à l’encontre des modèles intégrés de soins, considérés comme des meilleures pratiques, puisque le fait de collaborer vise à mieux répondre aux besoins des PA en incorporant les savoirs, savoir-faire et savoir-être de plusieurs disciplines (Cootes, Heinsch et Brosnan, 2022). Bien que les modèles intégrés d’intervention soient ancrés dans un pluralisme épistémique, il existe parfois des hiérarchies de connaissances qui sont déterminées par des rapports de pouvoir au sein des équipes, lesquels font en sorte que les connaissances disciplinaires sont considérées comme étant plus importantes (favorisant ainsi une hégémonie des connaissances) (Askeland et Payne, 2006; Cootes, Heinsch et Brosnan, 2022). Cette hiérarchisation des connaissances peut faire émerger des émotions et même des tensions entre les professionnels (Cootes, Heinsch et Brosnan, 2022). Les professionnels qui travaillent en contexte collaboratif doivent donc être en mesure de concilier l’humilité et la confiance épistémique (Cootes, Heinsch et Brosnan, 2022). Cela permet de maintenir des relations harmonieuses et une bonne atmosphère de travail favorisant la présence d’émotions positives au sein de l’équipe IP.

Par ailleurs, l’intervention exige la prise en compte des émotions ressenties autant par les professionnels que par les PA (Morrison, 2007; O’Connor, 2020). Les travailleuses et travailleurs sociaux doivent également développer des habiletés leur permettant de surpasser des défis sur le plan émotionnel lors d’interactions en contexte d’intervention (Turtiainen, Anttila et Väänänen, 2020). De surcroît, ces émotions émergent dans de multiples situations d’intervention, notamment lors de la collaboration IP. Ainsi, dans le cadre de l’intervention collaborative, le travail émotionnel est un aspect exigeant des efforts continus avec les PA et les réseaux d’aide formels et informels (Kamp et Dyebbroe, 2016). Ce concept d’emotional labour, proposé par Hochschild (1983), a été repris en vue d’examiner la place des émotions en protection de l’enfance (Winter, Morrison, Cree et al., 2018). De plus, Lees (2017) note que le travail émotionnel est une dimension centrale de l’intervention auprès de familles considérées comme complexes. À cela s’ajoutent des contextes organisationnels où se développent des relations collaboratives entre des TS, des superviseurs et des gestionnaires tant au sein du même organisme (intra-organisationnel) qu’avec d’autres organismes (inter-organisationnel), contextes pouvant demander davantage de travail émotionnel (Morrisson, 2007). Ces contextes constituent des espaces communs où les émotions font partie du travail réalisé ensemble et peuvent avoir un impact sur la direction et le contenu de l’intervention, lors de l’observation, de l’évaluation et de la prise de décision (Ingram, 2013; O’Connor, 2020). Or, certains enjeux peuvent aussi être source d’émotions et nuire au travail collaboratif. Ces enjeux relèvent des aspects suivants : l’hétérogénéité de l’équipe IP, la diversité culturelle du groupe collaboratif, les inégalités liées au statut professionnel, la compréhension limitée du rôle des travailleurs sociaux au sein de l’équipe, les attitudes négatives envers le travail social, le contexte de compétition entre les professionnels, l’importance différente accordée aux valeurs qui sous-tendent l’intervention (par exemple : protection versus autonomie) ou le manque d’appui organisationnel à la collaboration (Albrithen et Yalli, 2015). Les émotions que soulèvent ces enjeux peuvent affecter les relations collaboratives au sein des équipes ainsi que les relations entre les professionnels et les PA (Ingram, 2013; Morrison, 2007). Afin d’offrir des soins de qualité, la prise en compte des émotions du professionnel lors de l’intervention collaborative est aussi nécessaire que la construction d’une relation partenariale étroite et la compréhension approfondie de la situation des PA (Albrithen et Yalli, 2015). Pour entretenir de bonnes relations, le professionnel doit maintenir un regard positif envers les PA et les autres professionnels. La prise en compte des émotions contribue ainsi à l’amélioration des relations avec divers acteurs sociaux et à la prévention des fautes professionnelles pouvant occasionner des situations graves (O’Sullivan, 2019).

Les écrits en travail social mentionnent également des stratégies pour gérer les émotions dans la pratique (Costakis, Gruhlke et Su, 2021; Kamp et Dyebbroe, 2016; Morrisson, 2007; Winter, Morrison, Cree et al., 2018). Les choix personnels quant aux stratégies adoptées peuvent être influencés par la culture disciplinaire ou organisationnelle ainsi que par le contexte culturel plus large. Une stratégie plus générale consiste à s’attarder aux aspects émotionnels des relations afin de prendre en compte certaines dimensions qui font émerger des émotions, soit des aspects identitaires (âge, genre ou profession) (Winter, Morrison, Cree et al., 2018). Certaines stratégies, telles que l’humour ou le fait de prendre soin de soi, sont de nature individuelle, alors que d’autres stratégies sont plutôt collectives et s’articulent, entre autres, autour d’activités sociales permettant de relâcher des émotions ou d’avoir un impact positif sur la cohésion des membres de l’équipe (Winter, Morrison, Cree et al., 2018). Dans le champ des professions du care, le fait d’adopter des stratégies de gestion des émotions peut avoir un impact positif sur le bien-être des PA, dans le développement de relations collaboratives et dans la rétention des employés. De surcroît, ces stratégies contribuent à la prévention de l’épuisement professionnel et du roulement du personnel (Costakis, Gruhlke et Su, 2021).

2. Méthodologie

L’étude présentée dans cet article cherche à comprendre l’expérience de collaboration IP des travailleuses et travailleurs sociaux et d’autres professionnels oeuvrant dans différentes régions du Nouveau-Brunswick (N.-B.). Ce projet a été financé par le Consortium national de formation en santé dans le cadre du Plan d’action sur les langues officielles 2018-2023. Notre recherche vise à saisir les situations d’intervention qui exigent une collaboration IP dans différents milieux de pratique et à comprendre l’expérience de collaboration eu égard à la communication IP, à la gestion de conflits, aux stratégies de résolution de problèmes complexes et aux enjeux éthiques. Cette étude qualitative se situe dans un paradigme interprétatif-compréhensif (Gauthier et Bourgeois, 2016). Les participants sont des professionnels de la santé et des services sociaux (n=35), dont 21 travailleuses sociales de 7 régions urbaines et rurales du N.-B. dans des communautés francophones à la fois en contexte majoritaire et minoritaire. Le recrutement a été effectué en envoyant une lettre aux professionnels des régions visées pour solliciter leur participation à l’étude et en ayant recours à la méthode boule de neige. Des entrevues semi-dirigées, un journal de chercheure et des notes de terrain ont été utilisés pour la collecte des données, qui a eu lieu entre 2019 et 2021. Les entrevues ont été transcrites et anonymisées avant d’être analysées pour garantir la confidentialité. Par la suite, l’analyse thématique a été employée pour le traitement des données, permettant ainsi d’identifier des thèmes et des sous-thèmes qui illustrent les aspects fondamentaux du corpus analysé (Paillé et Mucchielli, 2016). Pour ce faire, les chercheures ont employé les modes d’inscription en marge et en inséré. L’analyse a été effectuée de façon indépendante par les membres de l’équipe de recherche pour assurer la rigueur de l’étude et éviter les biais, ce que Denzin (2009) appelle la triangulation des chercheurs.

3. Résultats

3.1 Émotions ressenties par les travailleuses et travailleurs sociaux lors de l’intervention en contexte de collaboration interprofessionnelle

Les résultats de cette étude font état de la perspective de TS quant aux expériences de collaboration IP. Deux thèmes émergeant de l’analyse sont présentés dans cet article. Le premier thème renvoie aux émotions ressenties par les TS lors de l’intervention en contexte de collaboration IP. Trois sous-thèmes relèvent de ce thème, soit les émotions à l’égard des situations des PA, les émotions en lien avec le processus d’intervention et celles engendrées par l’expérience de collaboration. Le second thème abordé dans cet article se rapporte aux stratégies mises en place par les TS afin de composer avec certaines de leurs réponses émotionnelles.

3.1.1 Émotions des TS quant aux situations des personnes accompagnées

Cette section fait état des émotions de TS quant aux situations des personnes et familles rencontrées lors de l’intervention collaborative. Or, lorsque le degré de complexité de ces situations est trop grand pour intervenir de façon cloisonnée, cela nécessite le recours à des pratiques collaboratives. Dans le cadre des équipes IP qui interviennent auprès de ces personnes, les réponses émotionnelles des professionnelles peuvent varier selon les situations et constituent parfois des sources de tension entre les membres de l’équipe IP.

L’analyse du discours des TS a ainsi soulevé des préoccupations qui renvoient au bien-être des PA. Les participantes partagent leurs émotions de façon explicite et implicite en décrivant des situations difficiles. En ce sens, certaines évoquent leurs inquiétudes concernant les conditions de vie des PA : « Comment tu fais pour t’en sortir de cette misère là avec 500 $ [par mois] […] notre système fait pitié » (P13). Ces critiques des failles du système peuvent être sources de frustration, voire d’impuissance et de désespoir pour les TS. D’autres partagent des réactions émotionnelles par rapport au bien-être des PA en révélant leur indignation devant l’insensibilité de certains professionnels en contexte de collaboration IP, comme le fait ressortir cet extrait :

[Il y en a] qui traitent des clients comme de la m***de [terme utilisé pour décrire le mépris à leur égard] puis des fois, tu te shake la tête […] une des consultantes voulait que je trouve une famille pour l’adopter, j’ai dit, « Wow! Sa mère est morte deux semaines passées, il n’est pas prêt pour se faire adopter » […] j’ai manqué de me chavirer quand j’ai vu ça.

P12

Cette préoccupation pour le bien-être des PA peut amener certaines TS à assumer des tâches qui ne relèvent pas de leur fonction parce qu’elles ont « le besoin du patient à coeur » (P20) ou parce qu’elles « care pour la personne » (P16). D’autres TS doivent parfois refuser des tâches qui ne relèvent pas de leur mandat, ce qui peut générer un malaise : « Tu feel mal, comme si tu t’en laves les mains, [mais] ce n’est pas à toi de le faire » (P17). Quelques-unes font part de leurs réflexions quant au fait de concilier la bienfaisance et le respect des règles, des normes et des politiques : « Certains collègues vont plus vouloir travailler avec les normes, avec les policies, d’autres vont plus vouloir travailler avec leur [coeur]; je ne veux pas dire avec leur coeur, mais plus avec leur jugement » (P13). Cet extrait semble donc mettre en lumière le fait que, lors du processus décisionnel, les professionnels doivent concilier les émotions et la raison, comme l’exprime la participante qui fait référence au choix entre le coeur et le jugement.

3.1.2 Émotions des TS quant au processus d’intervention 

Nonobstant le fait que les TS parlent des émotions à l’égard de la situation des PA, peu d’entre elles partagent ce qu’elles ressentent en lien avec l’intervention lors de la collaboration IP. Les participantes qui parlent explicitement de leurs émotions mentionnent souvent la frustration ou l’impuissance face aux défis qui relèvent de l’évaluation, du manque de ressources, des enjeux éthiques et des actions pour répondre aux besoins des PA. Eu égard à l’évaluation, une TS se dit préoccupée par la complexité de l’intervention lorsque plusieurs éléments sont à considérer : « Des fois, c’est difficile pour moi de déterminer la sécurité d’un enfant parce que c’est dépendant des autres qui ne veulent pas tout le temps me répondre […] et j’ai vraiment des gros soucis par rapport à ça » (P8). Devant les défis d’accès aux services, d’autres TS expriment leur impuissance et leur frustration parce qu’elles ne peuvent pas offrir le soutien nécessaire aux familles. Lors du processus d’intervention collaborative, souvent les TS doivent assumer le rôle d’avocat pour les PA, ce qui entraîne parfois des tensions entre les membres d’équipes IP (exemple : priorités différentes lors de l’évaluation des besoins). Bien que des tensions dans ces équipes soient à la base de certaines émotions négatives, des émotions très positives peuvent être aussi exprimées entre les professionnels : « Avoir le respect des partenaires… humblement partager nos défis, nos limites, ben je pense que cette transparence-là, cette authenticité-là entre les partenaires [est ce] qui assure une meilleure collaboration et un milieu de respect » (P29). Comme le témoigne cette TS, le respect est une dimension essentielle de la collaboration IP favorisant l’émergence d’émotions positives dans l’équipe.

3.1.3 Émotions des TS quant à l’expérience de collaboration

Les émotions ressenties par les TS en lien avec l’expérience de collaboration constituent un autre sous-thème identifié à la suite de l’analyse des données. Plus particulièrement, les participantes témoignent des émotions quant à trois dimensions de cette expérience, soit les réponses émotionnelles à l’égard de différentes facettes du travail collaboratif (exemple : éléments structurels de la collaboration IP), des émotions associées aux dynamiques relationnelles et aux identités des membres de l’équipe IP, ainsi que des émotions émergeant lors du processus de prise de décisions.

a. Émotions associées aux différentes facettes du travail collaboratif

Le travail collaboratif peut faire surgir des émotions diverses chez les professionnels, dont celles associées à leurs premières expériences de collaboration, au manque de temps dû à la charge de travail, au manque d’ouverture dans l’équipe, aux contraintes institutionnelles, à une hiérarchie implicite entre les professionnels et à la contribution de diverses disciplines. Parmi les émotions relevant du contexte de collaboration, la colère est plus souvent évoquée selon différents degrés d’intensité (mécontentement, irritation, frustration, indignation et ressentiment). L’analyse révèle que dans leurs premières expériences collaboratives, certaines TS expriment un manque de confiance en soi. Ainsi, le fait de se trouver dans une situation nouvelle où on doit travailler avec des professionnels issus d’autres disciplines peut être insécurisant. Ce manque d’assurance par rapport à soi-même les amène à se sentir parfois dépassées, même déstabilisées par la nouveauté du contexte de collaboration IP : « Qu’est-ce que ça comprend collaborer? C’est quoi le temps, l’effort que ça prend quand tu ne sais pas à quoi t’attendre? Ça vient overwhelming au début […]. Ça fait beaucoup d’informations pis de nouvelles personnes à connaître » (P16). Bien que ce manque de confiance soit rapporté par plusieurs TS au début de leur expérience de collaboration IP, il arrive que ce sentiment perdure. Les participantes parlent également d’une charge de travail assez lourde qui peut rendre difficile la coordination des horaires entre les professionnels pour les rencontres d’équipe, ce qui devient une source de frustration et un obstacle à la collaboration. D’autres aspects relevant du contexte collaboratif peuvent aussi engendrer des émotions, soit la frustration lors de situations où il y a un manque d’ouverture ou même une résistance au travail collaboratif. Une TS évoque, à titre d’exemple : « Ça a été la résistance d’un superviseur, on va dire que lui […] ne voit pas encore l’importance [de collaborer], puis il dit que la façon que l’on fait les choses maintenant n’est pas assez bonne » (P10).

Les membres de l’équipe IP (TS, infirmières, médecins, psychologues, etc.) oeuvrent parfois au sein d’organismes différents provenant des secteurs de la santé et des services sociaux, organismes qui n’ont pas les mêmes mandats (exemple : les services de protection de l’enfance et la Régie de la santé), ce qui peut contribuer à l’émergence de tensions. Parmi les émotions associées à ce contexte, la frustration et l’impuissance sont davantage exprimées. En ce sens, une participante mentionne : « Moi, je me frustre avec les autres professionnels de la même façon [qu’eux se frustrent avec moi] […] pis je me dis : “Bien, tu ne peux pas juste plier un peu, là. Peux-tu faire ça, s’il vous plait?” » (P8). Toutefois, certaines TS affirment que la perception de leur mandat professionnel est souvent source de frustration pour d’autres membres de l’équipe IP : « […] mais ce n’est pas quelque chose [qui relève de] ton mandat, de ce que tu peux faire, mais ils ne sont pas prêts à t’écouter » (P16). Au-delà du mandat, il y a d’autres aspects liés à la pratique, tels que le respect des échéanciers, qui peuvent freiner la collaboration et constituer ainsi des sources d’émotions parfois fortes : « La façon qu’on travaille ensemble ne nous amène pas toujours à nous aimer, selon les lois pis les limites qu’on a. […] Des fois, nos collaborations sont beaucoup comme ça : il faut que j’aie ça pour telle date » (P27). Plusieurs TS évoquent leurs interactions avec un groupe spécifique de professionnels en décrivant des rapports hiérarchiques : « Je ne sais pas si c’est juste moi, mais moi j’ai tout le temps feelé comme en bas de l’échelle […] surtout avec le personnel médical » (P9). Les émotions découlant de ces rapports peuvent renvoyer à un sentiment d’infériorité et laissent entendre ainsi la présence d’une hiérarchie implicite dans l’équipe IP. Toutefois, les émotions négatives ne sont pas les seules émotions partagées par les TS interviewées. Ainsi, certaines mentionnent des émotions positives telles que la gratitude et le respect à l’égard de la contribution des autres :

[...] de s’entraider… de partager, de communiquer, le soutien, parfois, on se sent seul comme professionnel parce que ce n’est pas notre champ d’expertise… [alors] d’avoir leurs points de vue, leurs visions professionnelles, ben ça m’aide à mieux comprendre la situation, les interventions sont beaucoup plus faciles… lorsqu’on a plusieurs têtes, plusieurs expériences de travail et d’expertise, le portrait est plus clair.

P2

En plus de permettre une meilleure compréhension de la situation, l’accès à plusieurs perspectives lors de l’intervention collaborative peut contribuer également à rassurer les différents professionnels de l’équipe IP et à valider leur contribution.

b. Émotions liées à la dynamique relationnelle dans l’équipe et aux multiples identités des professionnels

Le processus collaboratif donne lieu à des dynamiques relationnelles complexes entre les professionnels au sein d’une équipe ayant des identités multiples (exemple : une TS qui est femme, francophone, en début de carrière, lesbienne, etc.), ce qui peut engendrer certaines émotions. En ce sens, trois thèmes ressortent de l’analyse, soit les émotions par rapport à la reconnaissance de l’identité professionnelle, à l’identité qui relève de l’expérience cumulée de travail et à l’identité culturelle et linguistique.

Émotions liées à la reconnaissance de l’identité professionnelle 

Plusieurs TS soulèvent des situations difficiles où elles éprouvent un sentiment de malaise général lors des échanges au sein de l’équipe IP. Une participante évoque son inconfort face à une situation où elle se sent ignorée : « Je ne me sens pas écoutée parce que peu importe ce que je dis, eux autres vont faire leur décision, puis c’est eux qui me disent quoi faire » (P11). Quelques TS soulèvent aussi des inquiétudes liées au fait de révéler trop de détails à l’égard de la situation des PA, alors que d’autres expriment des frustrations quant aux échanges unidirectionnels d’information. Certaines décrivent des situations pénibles qu’elles ont vécues en raison des émotions des autres professionnels à leur endroit, telles que la colère et le blâme :

Il y a beaucoup de pointage du doigt parce que, vraiment, on ne comprend juste pas quel est le rôle [de chacun] […] bien souvent, les médecins se fâchent contre nous autres. À l’école, ils ne comprennent pas quels sont nos rôles […] là, il [le policier] va se fâcher contre nous autres parce que les TS du ministère [du Développement social – l’employeur principal des TS au N.-B.], on ne donne pas d’information.

P8

Une autre participante partage une réaction similaire de la part d’un professionnel qui lui dit : « Comment fais-tu pour dormir le soir sachant qu’il [le patient] demeure dans un environnement comme ça? » (P17). Ces réactions émotionnelles envers les TS génèrent des tensions et des émotions pouvant miner leur confiance en soi. En décrivant un conflit provoqué par des perspectives divergentes, une TS affirme : « Je ne suis pas totalement à l’aise avec cette personne-là à cause de ce qui s’est passé. Tu sais, tu feel incompétente un peu là, puis c’est la pire chose […] se sentir incompétente […] [mais], je ne vais pas rester fâchée » (P7). Ces conflits peuvent parfois conduire à des émotions qui perdurent, mais aussi encourager la réflexivité quant aux stratégies pour résoudre les tensions, à la place des TS dans l’équipe IP et à leur contribution lors de l’intervention. Par ailleurs, certaines TS mentionnent avoir éprouvé un sentiment de non-respect à propos de leur opinion professionnelle qui, selon d’autres membres de l’équipe, « ne valait pas grand-chose » (P20). Ce type de situations peut contribuer à un sentiment de dévalorisation, surtout dans un contexte où existe une structure hiérarchique implicite : « Tu feel hopeless, pas hopeless, mais que tu n’as rien à dire. Ton opinion compte pour absolument rien » (P7). À d’autres occasions, des propos désobligeants ont amplifié ce sentiment d’incompétence chez les TS : « L’intervenant a basically dit qu’on était des incompétents, qu’on ne comprenait pas, qu’on mettait le monde à risque, pis qu’on ne faisait jamais rien » (P7). Les émotions chez les TS peuvent s’intensifier et même générer des frustrations lorsque d’autres professionnels « donnent des ordres » (P16), ce qui semble suggérer l’existence de certains rapports de pouvoir.

Émotions liées à l’expérience de travail 

Les émotions ressenties lors de la collaboration IP varient selon le niveau de confiance en soi relevant de l’expérience cumulée en intervention et le moment où les TS se trouvent dans leur carrière. À titre d’exemple, une TS en début de carrière exprime avoir eu peu de confiance dans son expertise initialement, une réponse émotionnelle qui s’est transformée en sentiment positif grâce à une prise de conscience de l’importance de prendre sa place dans l’équipe :

Quand j’ai commencé, je n’étais pas à l’aise de dire « Ben moi, je ne suis pas d’accord! » Je n’étais pas à l’aise de partager mon expertise parce que je me disais « Eux-autres, ça fait longtemps qu’ils sont là », mais j’ai réalisé que je n’avais pas le choix que de parler pis de dire « Non, je ne suis pas d’accord! » Parce que sinon, tu te fais piler dessus […] Au début, la voix te shake, mais à un moment donné, il faut que tu fasses confiance à tes interventions et ton expertise.

P17

Un autre exemple illustre plutôt l’excès de confiance d’une intervenante qui cumule plusieurs années d’expérience et qui se trouve « un peu cocky » : « Tu penses que tu sais toute, que ce que tu as utilisé pour 20 ans, c’est la façon de faire les choses. Puis, un autre TS arrive avec de quoi de bien différent, si tu n’es pas ouvert à ça […] » (P12). Toutefois, le nombre d’années d’expérience n’est pas le seul aspect qui peut contribuer au degré de confiance en soi.

Émotions liées à l’identité culturelle et linguistique 

L’hétérogénéité de l’équipe IP en lien avec la diversité linguistique et culturelle fait émerger d’autres émotions. À ce sujet, deux TS décrivent des micro-agressions prenant la forme de propos désobligeants (f*** Frenchman), ainsi que des gestes d’intimidation en raison de leur appartenance culturelle et linguistique (P9 et P12). Ces situations peuvent être des sources de frustration ou de peur pour les TS, comme en témoigne un participant : « J’ai plus peur de m’afficher comme francophone que de m’afficher comme homosexuel » (P5).

Pour conclure cette section portant sur la dynamique relationnelle lors de l’intervention en contexte de collaboration IP et en présence de multiples identités des professionnels, il importe de noter certaines situations conflictuelles qui se manifestent au sein de l’équipe, conduisant parfois à l’émergence de stéréotypes envers les professionnels (exemple : TS perçus comme des coeurs sensibles ou comme des maudits français). De plus, lorsque les professionnels éprouvent des émotions intenses ou persistantes, négatives ou positives, cela peut entraîner des conséquences sur les relations de collaboration futures.

c. Émotions liées aux décisions prises lors d’interventions en contexte collaboratif

Certaines TS expriment des émotions découlant d’un état d’inconfort à l’égard des mesures proposées par d’autres professionnels et des décisions prises lors d’interventions. À titre d’exemple, une participante décrit son ambivalence face au placement dans un foyer de soin ou au maintien à domicile de la PA : « Oui, cette situation-là m’a dérangée. Je trouvais que, pour moi, ce n’était pas la meilleure façon de procéder. Tu sais, j’allais de reculons, ça ne feelait pas bien. […] la laisser là, ça ne feelait pas bien » (P7). Une autre TS fait allusion aux émotions qui peuvent émerger lors de la prise de décision complexe (exemple : déterminer si la personne est apte à prendre des décisions), en indiquant : « Souvent, il faut qu’on se batte pour qu’ils [les autres professionnels de l’équipe IP] comprennent quel droit qu’ils sont en train d’enlever à nos clients […] le médecin a un gros pouvoir, là, lorsqu’il prononce l’incompétence » (P27).

Cette section a permis de mettre en lumière des situations que rencontrent les TS et d’autres professionnels lors de l’intervention en contexte de collaboration IP, ainsi que des émotions entourant ces expériences collaboratives.

3.2. Stratégies de gestion des émotions

Les TS interviewées évoquent des stratégies individuelles et collectives pour gérer des émotions, dont le fait de reconnaître leur contribution à l’équipe, de prendre un recul, de ne pas personnaliser les situations, d’exprimer clairement les émotions et de chercher le soutien de collègues. Une stratégie privilégiée par les TS pour consolider la confiance en soi consistait à réaffirmer leur apport à l’équipe : « Je pense que le fait d’être confiant dans ce que tu fais, de comprendre ton rôle comme professionnelle, c’est quelque chose qui m’a beaucoup aidée » (P2). Prendre un recul lors de situations tendues permet aussi de gérer les émotions, d’avoir une vue d’ensemble et de recadrer son interprétation de la situation. Ainsi, une TS raconte : « Je prends un recul, je prends un respire, puis je regarde la situation globalement » (P7). Cette stratégie permet de ne pas personnaliser les conflits ou jeter le blâme. Une autre stratégie vise à communiquer clairement avec les autres professionnels en évitant les messages masqués et les sous-entendus, comme l’illustre l’extrait suivant : « Si tu es capable de dire comment tu feel, pourquoi tu as feelé de même, pis tu expliques à l’autre […]. Ce sont juste les non-dits qui font que les personnes ne comprennent pas ta situation » (P16). Une dernière stratégie évoquée par plusieurs TS est celle consistant à chercher le soutien de collègues :

On se laisse ventiler lorsqu’il arrive quelque chose […] j’ai remarqué que beaucoup d’entre nous, on va juste tout mettre de côté et laisser la personne exprimer toute la rage qu’elle a et après ça on embarque […] « Ok, es-tu correcte? Est-ce seulement ça que tu avais besoin? » […] C’est le fun de savoir que je peux être moi-même en étant professionnelle, être moi-même pareil et avoir mes up and downs.

P4

Il est ainsi possible de constater que les TS ayant participé à la recherche ont recours à diverses stratégies pour gérer leurs émotions et favoriser des relations collaboratives positives.

4. Discussion

Les résultats présentés dans cet article soulèvent la présence de multiples émotions liées à l’intervention en contexte collaboratif et aux stratégies mises en place pour composer avec ces émotions. Dans la discussion, nous avons choisi de faire état d’une partie des résultats qui sont plus saillants, soit l’expression des émotions quant à la dynamique relationnelle en contexte collaboratif et l’expression des émotions lors de l’intervention en contexte collaboratif.

4.1 Émergence d’émotions lors de l’intervention en contexte de collaboration IP

L’analyse des résultats a mis en évidence les émotions ressenties par les participantes lors de l’intervention collaborative (exemple : émotions à l’égard des situations de PA, du processus d’intervention en contexte de collaboration IP et de l’expérience de collaboration) et les stratégies pour composer avec ces émotions. Des participantes ont parlé des émotions ressenties à l’égard des conditions de vie difficiles des PA et des tensions qui ont émergé lorsqu’elles jouaient un rôle d’avocate pour ces personnes. À cet effet, Ambrose-Miller et Achcroft (2016) indiquent que la perspective des TS s’oppose parfois à celles d’autres professionnels et peut conduire à des conflits au sein de l’équipe. En revanche, la confiance, l’intérêt pour les pratiques collaboratives et une bonne communication contribuent, entre autres, à des expériences de collaboration positive (Bollen, Harrison, Aslani et al., 2018).

Lors du travail collaboratif, les émotions peuvent émerger de l’expérience personnelle, de l’expérience au sein de groupes interdisciplinaires et de l’expérience dans le milieu organisationnel (Morrison, 2007). Certaines situations rapportées par les TS font référence à cette collaboration interorganisationnelle et à des tensions voilées qui se répercutent sur les relations entre les professionnels. L’idée est soulevée aussi par Morrison (2007 : 257) lorsqu’il décrit « des dynamiques organisationnelles cachées qui compliquent et compromettent la gestion des émotions et des relations en milieu de travail ». De plus, la dynamique relationnelle est génératrice d’émotions en raison de l’identité disciplinaire et de l’identité liée aux années d’expérience cumulées, émotions qui peuvent se manifester par des sentiments d’infériorité, d’insécurité et d’incompétence quant à leur travail. Ces sentiments de dévalorisation envers soi-même semblent parfois exacerbés en contexte de collaboration, puisque les TS comparent leur contribution tant à celle de professionnels de leur discipline cumulant plus d’expérience qu’à celle de professionnels possédant des savoirs disciplinaires différents. Nous relevons également des préoccupations chez les TS quant aux enjeux identitaires dans des équipes IP en contexte francophone minoritaire. La gestion des émotions peut être difficile lorsque certains enjeux linguistiques constituent des sujets tabous qui sont évités afin de ne pas générer des tensions ou des conflits.

Un autre résultat notable renvoie au fait que la dynamique relationnelle peut être plus complexe lorsque les relations entre les membres sont tendues et découlent d’une hiérarchie tacite. Cette dynamique donne place à des émotions parfois plus intenses, constat qui converge avec celui de O’Connor (2020 : 655) selon lequel « les relations de pouvoir et les différences de statut peuvent accentuer les réponses émotionnelles ». Comme les divergences de perspective entre les professionnels s’accroissent lorsque les interventions sont complexes, cela peut alourdir la prise de décision. De surcroît, ces divergences de perspective rendent plus saillants les clivages disciplinaires, les rapports hiérarchiques entre professionnels et les différences quant au pouvoir décisionnel. Ces observations vont dans le même sens que celles de l’étude de Kamp et Dybbroe (2016), où l’intervention collaborative lors de situations complexes semble occasionner davantage de discussions et conduire à des conflits. Notons que les émotions émergeant d’une dynamique complexe sont plus difficiles à partager entre les professionnels de l’équipe, possiblement en raison de l’existence de ces rapports de pouvoir implicite qui peuvent susciter des inquiétudes quant aux réactions d’autres professionnels. Bien que certaines émotions négatives semblent avoir préséance, des émotions positives sont aussi présentes lorsque les TS décrivent leurs expériences collaboratives. Afin de promouvoir un climat propice à la collaboration, il s’avère donc important de cultiver ces émotions et relations positives entre les professionnels, contribuant ainsi à l’atteinte des buts et des objectifs de l’intervention, ce que soulignent également Kamp et Dybbroe (2016) et Isen (2001).

4.2 Réflexion quant à l’importance de la prise en compte des émotions ressenties lors de l’intervention en contexte IP

L’analyse des résultats a permis de constater la présence d’émotions chez les professionnels qui participent à l’intervention collaborative. À partir de cette analyse, nous proposons une réflexion sur la pertinence de la prise en compte des émotions afin d’améliorer l’intervention en contexte de collaboration IP. Notons d’abord la présence de postures divergentes, soit, d’une part, le besoin d’exprimer des émotions pour être empathique (envers les PA et leurs situations) et, d’autre part, l’impératif de dissimuler ses émotions pour démontrer une posture professionnelle fondée sur la neutralité (devant les autres professionnels au sein des équipes IP). Ainsi, le fait d’éprouver des émotions lors du travail collaboratif sans se sentir à l’aise d’en parler ouvertement dans l’équipe IP peut provoquer, à long terme, une fatigue émotionnelle (Turtiainen, Anttila et Väänänen, 2020). L’analyse indique également que les professionnels expriment à la fois des émotions positives (exemples : satisfaction quant au travail bien accompli, fierté d’avoir fait une différence, appréciation de relations collaboratives, etc.) et négatives, lesquelles ne sont pas toujours communiquées explicitement. Or, bien que les participantes semblent à l’aise de communiquer leur frustration ou leur colère quant aux conditions structurelles les empêchant d’effectuer leur travail, d’autres émotions sont plus difficiles à exprimer ouvertement. Nous considérons que cette aisance peut être attribuée à l’adhésion aux valeurs professionnelles, au sens donné à leur rôle et à la place accordée à l’empathie, à la compassion et au besoin de contribuer au changement. Pooler, Wolfer et Freeman (2018) avancent aussi que faire une différence dans la société et trouver du sens à leur travail, voire à leur engagement, constitue pour les TS une source de joie et de satisfaction professionnelle. Il appert important que l’engagement des TS envers la justice sociale facilite le partage d’émotions lorsqu’elles défendent leurs positions face aux injustices. Une explication possible serait que l’expression des émotions dans ce contexte ne remet pas en question leur professionnalisme. L’engagement envers la profession est soulevé aussi par Collins (2007 : 263), qui constate que de nombreux TS manifestent un « sentiment d’engagement et trouvent sens dans leur travail en ayant la conviction que leur profession est une composante très importante de leur identité personnelle ». De plus, le sentiment de faire une différence permet aux TS de mieux gérer les tensions, ce qui contribue à leur bien-être (Collins, 2007). Les résultats font aussi ressortir que les TS semblent moins enclins à partager des émotions qui pourraient les amener à être perçus comme « hypersensibles » par d’autres professionnels. La prudence, voire la réticence à exprimer ces émotions, varie selon la façon dont les TS anticipent le regard qui sera posé sur elles et selon les contextes de pratique (unidisciplinaire ou multidisciplinaire, formel ou informel). À ce sujet, Ingram (2013 : 12) fait référence à l’étude de Holland pour souligner que « plusieurs travailleurs sociaux préfèrent se présenter comme observateurs neutres pouvant utiliser des mesures “scientifiques” quantifiables afin de justifier leur processus de prise de décision ». Ainsi, les TS écartent certaines de leurs émotions pour démontrer cette attitude de non-jugement (Ingram, 2013). Dans notre étude, le maintien d’une telle posture professionnelle dans les relations semble être important pour plusieurs participants. Or, il est difficile de préserver cette posture puisque les contextes d’intervention collaborative occasionnent parfois des tensions à l’origine d’émotions « potentiellement nocives », comme le soulève O’Connor (2020 : 646). Bien que la présence des émotions en intervention puisse comporter certains défis, nous sommes d’avis qu’il est bénéfique de reconnaître davantage leur place afin de mieux gérer les tensions et enrichir l’intervention. L’idée de voir les émotions (positives et négatives) comme une source d’informations émotionnelles et cognitives rejoint les propos de Lees (2017) quant à l’apport des émotions dans la prise de décision et la résolution de problèmes. À cet effet, il semble préférable d’intégrer les émotions « […] plutôt que de les considérer préjudiciables aux processus de travail » (Lees, 2017 : 900). Ces émotions générées lors d’interventions en contexte collaboratif doivent être placées au coeur des processus d’intervention. Les aspects présentés ci-haut soulignent ainsi l’importance de la place des émotions en intervention et illustrent la complexité du travail émotionnel qui va au-delà des enjeux relevant de ces deux postures – être empathique et écarter des émotions pour demeurer professionnel, ce qui met à l’avant-plan la contribution positive de la prise en compte des émotions. La nature des expériences collaboratives, la gestion des émotions soulevées par ce contexte d’intervention et la réflexivité à l’égard de ces expériences constituent des dimensions importantes dans cette prise en compte des émotions et peuvent marquer les collaborations futures (Robinson, Luyten et Midgley, 2020; Savard, Arcand, Drolet et al., 2013).

Conclusion

La place des émotions en travail social est abordée dans certains des écrits recensés, mais peu d’entre eux se penchent sur l’intervention en contexte de collaboration IP et le rôle des émotions dans cet espace interdisciplinaire. Les émotions ressenties par les professionnels lors de l’intervention en contexte collaboratif (émotions quant aux situations des PA, émotions quant au processus d’intervention et émotions quant à l’expérience de collaboration) constituent l’un des thèmes émergents de notre étude. Dans cet article, nous avons choisi de présenter uniquement la perspective des TS. Un deuxième thème émergent renvoie aux stratégies mises en place par les TS afin de gérer ces émotions. L’intervention en contexte collaboratif donne lieu à un éventail d’émotions tant négatives (exemple : souci et peur) que positives (exemple : satisfaction et gratitude) qui peuvent se manifester de façon temporaire ou perdurer. Certaines émotions, telles que la frustration quant au manque de ressources, apparaissent plus faciles à partager ouvertement aux autres professionnels, alors que d’autres émotions sont exprimées de façon implicite ou même refoulées. Ainsi, quelques-unes des TS interviewées sont plus réticentes à parler des émotions à l’égard du travail collaboratif lorsqu’il s’agit de situations où leur contribution au sein de l’équipe semble être moins valorisée. Malgré cette réticence, les TS sont en mesure de faire connaître leur position afin de défendre les intérêts des PA. Parfois, même des émotions négatives, comme la colère envers les injustices structurelles, peuvent contribuer à des changements positifs, constituant ainsi la force motrice de l’action.

Pour gérer leurs émotions, les TS mettent en place des stratégies individuelles (exemple : prendre un recul) ou collectives (exemple : parler aux collègues), ce qui peut entraîner des répercussions positives en améliorant les relations interpersonnelles et en encourageant la réflexivité sur la pratique. Nous proposons, à cet effet, quelques pistes de réflexion pour favoriser la prise en compte des émotions lors de l’intervention en contexte collaboratif. D’abord, les organismes où les TS travaillent (exemple : organismes dans les domaines de la santé et des services sociaux) doivent reconnaître la place des émotions en intervention, créer des espaces sécuritaires pour le partage des émotions et offrir de la formation continue aux professionnels. Cette formation doit inclure, entre autres, des connaissances sur la collaboration IP, notamment sur le rôle de chaque professionnel dans l’équipe, la communication entre les professionnels, la résolution de problèmes complexes, les questions éthiques ainsi que les stratégies pour résoudre des conflits et gérer des émotions (Berteau, 2006; Comer et Rao, 2016; Lanteigne et Iancu, 2020; Mellin, Anderson-Butcher et Bronstein, 2011). Une seconde piste consiste à cultiver une attitude empathique fondée sur une meilleure compréhension des conditions de travail, des mandats, des rôles et des responsabilités de chaque professionnel afin d’améliorer la coopération au sein de l’équipe IP. Ainsi, nous considérons comme nécessaire la création d’espaces communs d’apprentissage pour les futurs professionnels afin de les préparer davantage au travail collaboratif et leur donner la possibilité de développer en amont cette attitude empathique. À titre d’exemple, des étudiantes et étudiants inscrits dans différents programmes de formation postsecondaire auraient la possibilité de suivre des cours et de participer ensemble à des activités pratiques de collaboration IP (exemple : simulation globale). Une autre piste à explorer consiste à encourager la réflexivité individuelle en adoptant une posture critique intégrant les pensées et les émotions rattachées aux interactions avec les autres. La réflexivité collective doit aussi être cultivée afin de permettre à l’équipe d’explorer des aspects importants de l’intervention en contexte collaboratif (Schmutz et Eppich, 2017).

Pour conclure, rappelons que la contribution de chaque professionnel lors de l’intervention en contexte de collaboration est importante, ce qui exige de maintenir un équilibre entre l’humilité et la confiance épistémique (Cootes, Heinsch et Brosnan, 2022). De plus, le fait d’avoir des expériences positives de collaboration peut contribuer à une ouverture envers les pratiques collaboratives, étant donné les multiples avantages de celles-ci tant pour les PA (plans intégrés répondant mieux à leurs besoins, accès à plusieurs intervenants en même temps, meilleur accès aux services) que pour les professionnels (satisfaction professionnelle, soutien, meilleure compréhension des situations) et les organismes (continuité des services, diminution de la duplication des services).