Corps de l’article

Jadis professeur à la faculté de théologie et de philosophie de l’Université de Deusto, en Espagne, et spécialiste de la Bible hébraïque, Víctor Morla présente ici une traduction et un commentaire de l’ensemble des douze chapitres du livre de Qohélet. Dans l’introduction, qui comprend moins de huit pages, l’auteur aborde très rapidement les principaux thèmes que l’on retrouve habituellement dans ce genre d’ouvrage : date, lieu de composition, genres littéraires, structure du livre, unité d’auteur, etc. Le commentaire occupe les pages 23 à 211. Une brève bibliographie de deux pages termine l’ouvrage (p. 213-214).

Selon Morla, le livre de Qohélet aurait été rédigé à Jérusalem, au 3e siècle avant J.-C., à la veille de la période des Maccabées (p. 15-16). Le principal argument invoqué est celui de la langue tardive (p. 14), mais l’auteur rappelle aussi que le livre de Qohélet diffère des livres des Proverbes et de Ben Sira, car il témoigne d’un scepticisme existentiel et religieux (p. 16). Par ailleurs, Morla n’est guère enclin à voir dans certains passages du livre des allusions à des circonstances historiques propres à la période hellénistique. Par exemple, il rejette ce type d’interprétation en ce qui concerne Qo 4,13-16 (p. 84), 8,2-6a (p. 140) et 9,13-18a (p. 165) ; par contre, il admet comme très probable que Qohélet, en 10,16-17, pensait à un événement historique, proche ou lointain, qui aurait eu lieu dans son propre pays (p. 175). En outre, Morla ne fait pas directement appel à l’argument d’une influence hellénistique pour justifier la datation tardive du livre de Qohélet. En effet, s’il reconnaît vaguement que Qohélet a des affinités avec la sagesse mésopotamienne et égyptienne (p. 16), il demeure plutôt prudent lorsque vient le temps d’identifier des textes qui témoigneraient d’une influence grecque. Par exemple, contrairement à certains exégètes, il estime que l’appel à jouir de la vie, en Qo 3,12, est propre à maintes cultures et qu’il ne témoigne donc aucunement d’une influence hellénistique (p. 65). Il refuse également de considérer la mention des « dix puissants », en Qo 7,19, comme une référence à l’institution des deka prōtoi qui gouvernaient une ville hellénistique (p. 127). Il reconnaît que certains auteurs croient que Qo 3,1-8 reflète une influence de la culture hellénistique, mais il ne se prononce ni en faveur ni contre une telle influence (p. 59). En Qo 6,10, il admet que la philosophie grecque était connue en Palestine durant la période hellénistique, mais il refuse de croire que ce passage suppose la croyance en un déterminisme philosophique au sens strict du terme (p. 110). Dans son commentaire de Qo 7,15-18, Morla affirme simplement que Qohelet prétend sans plus à la modération, conformément à l’adage grec mēden agan ou à l’adage latin in medio virtus (p. 124-125). Le parallèle avec le même adage grec est mentionné en Qo 9,10 (p. 162). Cependant, Morla reconnaît comme possible une influence de la culture grecque en Qo 9,2 (156-157) et il juge que l’emploi du mot rw en Qo 3,19 ne fait pas référence à Gn 2,7b, mais au pneuma, ce principe vital que dans certains courants de la philosophie grecque on attribuait aux êtres vivants et qui permettait, entre autres, d’avoir accès à la connaissance de la réalité (p. 72). À mon avis, cette interprétation de Qo 3,19 est fortement discutable, car ce verset se comprend parfaitement dans le cadre de l’anthropologie hébraïque ; en effet, en 3,18-19, Qohélet déclare plutôt que l’être humain et la bête partagent une triple identité : un même sort (niveau temporel, v. 19a ; cf. 9,2-3), un même souffle (niveau anthropologique, v. 19b) et un même lieu (niveau spatial, v. 20a ; cf. 6,6). De même, le parallèle qu’effectue Morla entre les quatre éléments de la philosophie ancienne et Qo 1,4-7, à savoir la terre, le feu, l’air et l’eau, n’est guère concluant. Avec Melanie Köhlmoos, je suis plutôt d’avis que Qo 1,4-7 ne porte pas sur les éléments terre, feu, air et eau, mais plutôt sur l’arrangement de l’espace cosmique ; en outre, c’est à juste titre que Köhlmoos rappelle que le soleil ne représente pas ici le feu, pas plus que la terre ne représente un élément ; cf. Melanie Köhlmoos, Kohelet. Der Prediger Salomo (Das Alte Testament Deutsch Neues Göttinger Bibelwerk, 16,5), Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2015, p. 81.

Comme tous ses prédécesseurs, Morla a dû expliquer les contradictions apparentes ou réelles présentes dans le livre de Qohélet. Il est notoire que de nombreux commentateurs, surtout au 20e siècle, ont été d’avis que ces contradictions provenaient du fait que le livre de Qohélet aurait été rédigé par plus d’un auteur. À ce sujet, Morla est d’avis que le vocabulaire et la pensée de Qohélet permettent de considérer que nous sommes en présence d’un livre rédigé par un seul auteur (Qohélet ou un disciple qui aurait rassemblé l’oeuvre), mais il n’exclut pas l’intervention d’un correcteur ou d’un rédacteur (p. 15). Dans son commentaire, seuls les passages suivants sont vus comme des ajouts : Qo 2,26 (p. 58) ; 3,2 [ntw‘] (p. 60) ; 3,14b (p. 67) ; 3,17 (p. 20) ; 4,12b [une glose ou un emploi d’un aphorisme populaire ; cf. l’Épopée de Gilgamesh] (p. 83) ; 4,13 (p. 84) ; 5,6b (p. 90) ; 7,6 [wgm zh hbl] (p. 116) ; 7,18 (p. 126-127) ; 7,26 [ ?] (p. 135) ; 8,12b-13 (p. 20 ; 126 et 148) ; 11,9e (p. 193-194) ; 12,7 (p. 205) ; 12,9-11 et 12,12-14 (p. 207-208 ; 210). Bien entendu, l’identification et les raisons de ces ajouts sont contestables et seront assurément contestées par les spécialistes du livre de Qohélet. En outre, les exégètes ne risquent guère de suivre Morla lorsqu’il affirme que Qo 1,8 serait mieux placé après le v. 9 (p. 29) et qu’il intervertit l’ordre de Qo 2,12, en lisant 2,12b avant 2,12a (p. 40 ; 52). Par ailleurs, pour expliquer les paradoxes du livre de Qohélet, Morla n’exclut pas la présence de citations ou de références à la tradition sapientiale populaire (p. 18 ; 41). Par exemple, il estime que Qo 1,15 ; 2,14 ; 4,5 ; 7,6a.29 [ ?] ; 8,5 ; 10,1a.8-9 sont des dictons ou des affirmations populaires repris par l’auteur du livre (p. 44 ; 52-53 ; 116 ; 137 ; 143 ; 169 ; 172) ; par contre, il ignore si le texte de Qo 3,1-8 est l’oeuvre d’un poète inconnu incorporé par l’auteur du livre (p. 61) et il hésite quant à savoir si Qo 7,26-28 correspond à des affirmations populaires (p. 133).

En ce qui concerne la critique structurelle, Morla est d’avis qu’il est impossible d’identifier avec certitude la structure du livre de Qohélet, car celui-ci donne l’impression d’être une compilation de notes ou d’idées plus ou moins bien organisée (p. 17 et 19). C’est pourquoi Morla rejette les analyses structurelles sophistiquées de certains exégètes ; c’est par exemple le cas de la structure chiastique proposée par Fredericks en Qo 5,9-6,9 (p. 96). En somme, Morla se contente de diviser le livre en deux grandes unités (1,12-6,9 ; 6,10-11,6), précédées d’un prologue (1,2-11) et d’un épilogue original (11,7-12,8) (p. 19).

Le commentaire proprement dit est divisé en 21 chapitres qui correspondent à autant de péricopes. La délimitation de certaines péricopes est discutable ; c’est par exemple le cas de Qo 8,1-7 (p. 139) et de Qo 9,18b-10,20 (p. 167). L’analyse de chacune des péricopes est précédée d’une traduction que l’auteur prend parfois le soin de relativiser. Par exemple, en Qo 1,8, il traduit le mot dbrym par « choses » (p. 29), mais il reconnaît qu’il pourrait aussi être rendu par « paroles » ou « explications » (p. 34-35). Par ailleurs, au lieu de traduire le mot ’lhym, il choisit systématiquement de le translittérer par « Elohim », et ce, sans distinguer les emplois avec ou sans l’article défini h. À ce sujet, il déclare d’entrée de jeu que Qohélet maintient avec Elohim une distance prudente, une relation politiquement correcte (p. 9). Toutefois, contrairement à Lauha, il juge qu’il est excessif de considérer Elohim comme un despote lointain (p. 87). Toujours à propos de Dieu, en Qo 12,1a, il refuse d’y voir la mention du créateur et juge préférable de corriger le texte massorétique et de le traduire comme suit : « souviens-toi de ta tombe » (p. 189 et 194-195). Bien qu’elle ne soit pas nouvelle, cette interprétation ne semble pas la meilleure.

En ce qui concerne la traduction du mot clé du livre, c’est-à-dire le mot hbl, il est systématiquement rendu par « vide », sauf en quelques passages où il est traduit par « non-sens » (Qo 4,7 ; 8,10.14[2x]), « rien » (Qo 6,4) et « éphémère » (Qo 11,10) (p. 75 ; 96 ; 145 et 189) ; en outre, en Qo 9,9, le mot hbl n’est rendu qu’une seule fois alors qu’il apparaît deux fois, du moins dans le texte massorétique (p. 153-154). Tout en refusant de faire de Qohélet un nihiliste, Morla déclare que la thèse du livre se résume dans cette formule : « tout n’est rien » (p. 26). Bien entendu, cette interprétation ne fera pas l’unanimité chez les spécialistes du livre de Qohélet.

En définitive, que l’on soit d’accord ou non avec les interprétations proposées par Morla, son commentaire est intéressant et devra être lu par les exégètes, même s’il est destiné à un plus large public. Par contre, les exégètes intéressés à connaître les travaux récents sur le livre de Qohélet seront forcément déçus par ce commentaire. En effet, Morla ne signale qu’à cinq reprises des auteurs ayant publié un ouvrage après l’an 2000 (cf. les références au commentaire de Melanie Köhlmoss aux pages 15, 19, 43 et 47 et la référence au commentaire d’Eunny P. Lee à la page 30, lequel n’apparaît pas dans la bibliographie ; quant à l’ouvrage d’Annette Schellenberg mentionné dans la bibliographie, rien n’indique qu’il a été lu ou consulté), alors que, depuis l’an 2000, plus de 160 livres ont été publiés sur ce petit texte de douze chapitres.