Corps de l’article

Mon propos est articulé à la méditation-théorisation de trois expériences fortes organisées en trois parties : Qu’est-ce que (1) l’observation des humains (ex. : bébés dans leur famille et managers dans leurs entreprises), (2) l’art pastoral et (3) la pratique de l’éthologie équine, nous apprennent sur l’accompagnement dans le monde de la communication infra-verbale, toujours présente tout au long de la vie humaine ?

Ainsi, nous verrons que l’observation des uns peut amener, pour une autre espèce, à aider le berger à parfaire sa posture et sa pratique. Nous verrons également que l’observation et la compréhension scientifique des conditions d’apprentissage d’une autre espèce avec un être humain peut éveiller à d’autres modes de pensée dans l’approche de l’apprentissage, du leadership et de la posture d’accompagnement qu’ils impliquent.

Le point central consiste à mettre en évidence la puissance d’action de l’observation en tant qu’attention et pas simplement en tant qu’outil de recueil d’informations. Cette puissance d’action de l’observation, en tant qu’elle donne de l’attention, se révèle cruciale dans la pratique de tout accompagnement vers la vie, sa croissance et le développement des potentiels de quelque nature qu’ils soient. L’attention est aussi à comprendre ici non seulement comme une présence psychique à l’autre, mais aussi comme disposition à lui prêter sa capacité de penser, de rêver. L’attention permet ainsi de contenir et transformer les vécus bruts en du pensable apaisé pour le bébé, par exemple, ses angoisses en pensées soutenables, détoxiquées et dédramatisées. C’est donc de fonction contenante et transformatrice dont il est question, dans cet article, à des niveaux de profondeur différents, individuels et collectifs, selon les situations et les exercices professionnels, telle la pratique du leadership. À cet égard nous proposons deux lectures de ce texte : l’une pour prendre connaissance de nos observations et analyses, et l’autre, plus à distance, en se mettant dans une posture de leadership et/ou d’accompagnement.

« O mon bébé, mais non, je ne vais pas te laisser tomber, je te tiens bien » dit cette maman à son bébé en angoisse de chute.

Tu es mon berger, ô Seigneur, dans la vallée de l’ombre je ne crains pas la mort, ta force et ta présence seront mon réconfort. (Psaume 23)

1. Ce que nous apprend l’observation du bébé dans sa famille et de son développement en relation avec ses parents et son environnement

1.1. La pratique de l’observation selon Esther Bick

À la demande de John Bowlby[1], la méthode d’observation d’un bébé dans sa famille a été définie et largement supervisée par Esther Bick, une psychanalyste qui était alors en charge d’un cours pour la formation des psychanalystes à la Tavistock Clinic. L’idée de base d’Esther Bick[2], formulée en 1963 et rappelée par Michel Haag, a été : l’observation directe d’un bébé dans sa famille est fondamentale pour la formation des psychanalystes :

L’étudiant apprend à regarder et à ressentir avant de se lancer dans des théories.

[…] Vous partez avec : Je ne sais pas, je veux voir, et afin de savoir, vous avez à voir chaque petite chose, – se répète-t-elle, ne se répète-t-elle pas […] Autrement, ce ne sont que des clichés. Qui sont un très grand danger en psychanalyse, de ne faire que répéter des clichés[3].

Le but est vraiment d’apprendre à observer, à agrandir son champ de vision, d’apprendre à ouvrir les yeux, et c’est l’expérience vécue qui est le fondement de l’apprentissage.

L’utilité de cet apprentissage est de nous aider à lutter contre notre tendance « naturelle » à ne voir que ce que nous nous attendons à voir, c’est- à-dire à retrouver dans le monde ce que nous pensions a priori, à ne retenir que ce que nous connaissions déjà et à effacer de notre esprit tout ce qui est nouveau.

Cette méthode s’appuie sur une éthique rigoureuse, un point sur lequel, à la suite d’Esther Bick, Michel et Geneviève Haag ont beaucoup insisté[4]. Par exemple, et par ordre d’importance, l’observation doit viser à servir :

  1. D’abord l’ensemble mère, bébé et père,

  2. ensuite (mais ensuite seulement) la formation de l’observateur,

  3. et enfin (mais seulement en toute fin) la recherche.

L’ordre d’importance indiqué par la numérotation des trois principes précédents implique de renoncer au niveau éthiquement inférieur si ce dernier doit nuire au supérieur. C’est pour cela que l’on peut arrêter une observation, parce que toute présence régulière auprès du bébé, de sa mère et de son père a une valence négative ou positive. « Quand le métal coule et prend sa forme, aucune présence n’est neutre. Elle est positive ou elle dessert » soutient Michel Haag.

Quel est l’objet de cette observation ? Nous empruntons ici les mots de Régine Prat, psychanalyste, et experte dans le domaine de l’observation du bébé dans sa famille :

Nous n’allons pas observer, comme certaines critiques de l’observation ont pu le laisser entendre, la vie psychique, ou les pulsions à leur origine, voire la construction de l’inconscient lui-même.
Nous allons observer, très finement, dans leur détail, des mouvements du bébé, y compris des mouvements de mains ou de doigts, les changements de position, des mimiques, des manifestations corporelles, des comportements. De même, nous n’allons pas observer des relations, des sentiments, l’amour maternel se donnant à voir dans son essence même ! Nous allons observer des mimiques, des mouvements, des comportements en direction de l’autre [et, bien sûr] les échanges avec la maman ou les autres personnes présentes[5].

Ainsi, et comme c’est le cas avec la posture phénoménologique, observer consiste à revenir aux données de base ainsi qu’aux faits, sans interprétation et indépendamment des significations associées. C’est l’un des apprentissages faits dans ce cadre car, comme le souligne Esther Bick :

[…] il est difficile d’observer, c’est-à-dire de recueillir des faits libres de toute interprétation. Dès lors que ces faits sont traduits en mots, nous remarquons que chacun d’entre eux est chargé d’un sens sous-jacent[6].

Par exemple, décrire un bébé joyeux ou triste ou une relation confiante entre bébé et sa maman est déjà une interprétation, souvent à notre insu.

Comme l’enfant est dans sa famille, c’est toute la famille qui est observée de la même façon. Esther Bick a parlé de l’observation de toute la famille, longtemps avant tout le monde :

C’est l’observation en vérité d’une famille où un enfant est né, non pas l’observation juste d’un bébé, tout simplement parce que ce n’est pas possible : vous avez toute la famille à observer[7].

En pratique, l’observateur se rend une fois par semaine à domicile, pendant 2 ans, selon les indications de la maman qui choisit ses moments. L’observateur aura préalablement demandé et obtenu l’accord de la famille qui accueille un nouveau bébé ou son premier enfant, pour accomplir sa démarche. Cet accord aura été obtenu non pas par ses propres soins, mais par ceux d’un ou d’une intermédiaire. Il s’agit d’une demande de service que l’on fait à cette famille. On explique à cette famille que, pour compléter sa formation, l’observateur a besoin de voir un bébé se développer dans sa famille, depuis sa naissance jusqu’à environ 2 ans. 

L’observation se déroule alors en trois temps :

  1. Le temps de l’observation lui-même, où l’observateur (homme ou femme) est présent avec toute son attention, sans interférence volontaire, ni prise de notes. C’est le temps de voir et de recevoir, au moment et à la place indiqués par la maman ou le papa. Et ceci avec trois principes que rappelait souvent Esther Bick : observer, ne jamais conclure ; être là sans interférer ; ne jamais poser de questions.

  2. Le temps du compte rendu détaillé. C’est le temps de se souvenir et de faire sa prise de notes, à un moment le plus proche possible, de la séquence d’observation, pour pouvoir en refaire le film dans la succession de ses micro-événements. C’est en effet le temps de rendre compte de l’observé d’une part et, d’autre part, de son propre ressenti, c’est-à-dire des sentiments et des pensées qui ont surgi sur le moment. L’observateur note aussi « tous les éléments de l’environnement, du décor, et leur changement, les paroles des protagonistes, etc. »

  3. Le temps de la supervision. C’est le temps de penser et d’élaborer. L’observateur rédige alors un compte rendu détaillé de son expérience, à partir de sa prise de notes post observation, et le présente intégralement dans un séminaire de supervision animé par un ou deux analystes formés à la méthode.

1.2. L’infra-verbal, soubassement d’une communication qui dure toute la vie

L’observation du nourrisson dans sa famille nous conduit à porter notre attention à l’ensemble de ses manifestations, qu’il soit éveillé ou endormi. C’est ainsi que nous rapportons au groupe de supervision, par un écrit le plus exhaustif possible, les mimiques de ce nourrisson, ses regards, sa gestuelle et ses différentes manifestations sonores et vocales. La tâche, en groupe de supervision, est de les penser ensemble dans la continuité, tout comme l’ensemble des pensées et émotions que nous avons ressenties, et dont nous rendons compte aussi. Penser, en ce sens, c’est réussir à attribuer progressivement un sens, en lien avec le vécu, à ce qui se déroule sous nos yeux dans la triade bébé, maman, papa, et le cercle élargi, qui nous inclut aussi, parfois. Tout au début de la vie, après sa naissance, le bébé vit, selon l’expression de Wilfred Bion, « des impressions sensorielles et des vivances émotionnelles »[8]. Ces manifestations deviennent autant d’actes de communication si elles sont saisies par le moyen de notre observation et de notre attention. Leur attribuer un sens, mettre des mots sur ces vécus innommables et impensables par le nourrisson lui-même, en les dédramatisant, c’est ce que font spontanément les mamans, quand elles vont bien et sont soutenues par un environnement affectif bienveillant.

Ainsi, le bébé a besoin d’attention, d’une présence psychique entière, d’un regard qui porte, un regard qui écoute, qui capte les micro-communications infra-verbales, des plus discrètes aux plus bruyantes.

Mais c’est aussi d’un regard qui vibre à sa présence dont il se nourrit pour conforter son désir de vivre et d’entrer en interaction. Les premiers temps son regard s’accroche aux yeux qui le tiennent, de manière adhésive comme à une surface à laquelle se coller pour se tenir. Nous voyons aussi tous ses agrippements quand il ressent l’angoisse du vide, de la chute. Puis vient le moment où il est capable de plonger dans la profondeur, les yeux de bébé et ceux de sa maman plongent les uns dans les autres. Ils se regardent yeux dans les yeux, profondément, lors des interactions de la tétée par exemple, mais pas seulement.

Par ailleurs, lorsque la maman est dans la détresse d’une dépression post partum, ou dans une difficulté de vie envahissante, elle perd cette capacité de présence psychique par le regard et se laisse alors manipuler, comme des objets partiels, le sein, la main. L’attention psychique n’est plus possible alors même que les soins relèvent déjà de l’héroïsme quand ils restent possibles.

L’expérience de l’observation des nourrissons dans leur famille a mis en évidence « l’idée d’un lien primitif d’échange basique infra-verbal entre personnes qui constituerait en fonctionnant en continu le premier moteur de la communication » [9]. Cette idée a été formulée ainsi par Régine Prat, à la suite d’un moment clé vécu lors d’une observation, et analysé lors de la supervision :

Ainsi dans une séance d’observation j’avais éprouvé une soif torturante, une frustration et un sentiment d’abandon transformés en colère et projetés sur la grand-mère du bébé présente ce jour-là. Plus tard, (dans la supervision), ces sentiments ont pu apparaître en lien avec le sevrage du bébé[10].

La psychanalyste Agnès Lauras-Petit souligne que « l’éclosion d’un être humain se déroule sur un continuum qui va du corporel au symbolique »[11]. Et c’est toute la capacité d’accueillir ces manifestations observables, ressenties en termes de sensations partagées par contagion, du fait de l’attention qui leur est prêtée, qui fait contenance émotionnelle pour le bébé. Et la maman, de par sa capacité à rêver et à penser, le lui restitue de façon transformée, désintoxiquée, et avec ses mots à elle.

Comme le rappelle Boris Cyrulnik, les bébés humains perçoivent préférentiellement les mots en tant qu’objets sonores, ce sont des objets saillants dans son monde de perceptions organisé par la mémoire procédurale biologique[12]. C’est pourquoi, « quand on parle à un bébé, c’est comme une caresse verbale, une musique, un objet saillant qui capture, hypnotise l’enfant » [13]. Ils sont portance en soi, ajouterions-nous. L’observation des bébés dans leur famille le confirme ô combien !

C’est dans cette perspective, qu’Agnès Lauras-Petit, rappelle que ce type de communication passe d’abord et avant tout, par « la qualité de notre présence incarnée. » Car notre corps, animé par notre intentionnalité, est alors le premier vecteur de la réceptivité, « par nos attitudes, nos postures, nos éprouvés comme leur transformation en images voire même en pensées »[14].

1.3. L’observation, une forme d’accompagnement puissante de par sa non-interférence même

A condition qu’elle soit empathique, avant même d’être un recueil d’informations, l’observation selon la méthode d’Esther Bick se révèle une forme d’accompagnement non intrusif. Ce type d’accompagnement, l’observation sans intervention aucune, constitue en soi un soutien psycho-social, et partant, favorise le développement des capacités maternelles et paternelles. L’effet, souvent observé, sur des milliers de situations dans la pratique de formation d’Esther Bick et de ses continuateurs, est en effet l’accroissement de la confiance des parents en eux-mêmes et dans leurs capacités à réfléchir aux énigmes que leur posent bébé, à répondre à ses besoins et désir de vie, d’interaction sous toutes ses formes. L’effet observé est que l’observateur empathique, c’est-à-dire en posture d’attention, de non-jugement, et de réception à ce qui lui est donné à voir et ressentir et non interférent, soutient la capacité du parent, des parents, à penser leur bébé, leur famille. À devenir des « parents pensants », selon l’expression de Didier Houzel[15].

L’attention est ce qui fonde ce type d’observation. L’attention reçue, éprouvée a une puissance de contagion forte, qui peut se déployer en cascade, ou en poupées gigognes, par appuis successifs, et sans doute emprunte-t-elle aussi la force mimétique décrite par René Girard[16].

L’attention, c’est la présence psychique à l’autre, et celle de maman à bébé est incarnée dans tous les soins, portage, contacts peaussiers, contacts des yeux, accompagnés des dialogues modulés (voix modulée). L’attention c’est aussi la condition de base pour « prêter sa capacité de pensée », prêter sa capacité de rêverie, (« se brancher » sur les vécus de l’autre pour leur donner une forme et les sortir de l’impensable,) prêter ses mots et ses images à sa seigneurie bébé si souvent submergé de vécus (sensations, émotions) extrêmes que ce soit sur le versant terrifiant ou sur le versant extatique. C’est cette fonction contenante et de transformation désintoxiquée de la maman et de celle du papa à l’égard aussi de la maman, quand elle peut se déployer, qui va permettre à l’infans, (celui qui ne parle pas), de vivre, et constituer progressivement, son unité, et son propre appareil psychique à penser. C’est ainsi qu’adviendra, par intériorisation et maturation, sa propre capacité à mettre des mots pour nommer les vécus, les sensations, les ressentis émotionnels, des images pour leur donner une forme acceptable et apaisante, et trouver ainsi l’unification de lui-même (au-delà du morcellement originel) avec sa sécurité d’être. Cette fonction contenante est rendue possible par « l’identification projective normale », comme l’a mis Wilfred Bion en évidence dans ses travaux des années 60[17]. Elle est ce mode de communication primaire archaïque, fondé non sur l’échange d’informations, mais le partage d’états psychiques.

La pratique de ce type d’observation, fondée sur l’attention réceptive et soutenante, a, depuis, étendu son champ d’application dans le domaine de la prévention et du soin, que ce soit en crèches, PMI, néonatologie, en famille avec une visée thérapeutique.

Nous l’avons transposée, au champ de l’accompagnement de managers ou dirigeants, ou encore de professionnels techniciens administratifs, au contact du public, en nous en inspirant. Il s’agit d’une inspiration et non d’une une application, car, outre l’objet différent, nous ne reproduisons pas l’intégralité des règles de l’observation selon Esther Bick. Ainsi, nous pratiquons, en post-séquence avec la personne observée en situation, le partage des observations, auto-observations, ressentis et hypothèses. Cette transposition s’est effectuée dans le cadre de la société Plénitudes® Prospective et Management, tout particulièrement auprès de dirigeants et de managers qui conduisent des démarches de changement, des évolutions pour optimiser l’organisation ainsi que le service à rendre. Cette posture d’observation, non intrusive, accompagnement présentiel et émotionnel, soutient la capacité d’attention aux dimensions trop facilement oubliées de la situation et donc de leur contenance, et de la capacité de les transformer en les désintoxiquant.

En effet, ces évolutions affectent, tant dans le concret des habitudes professionnelles que sur un plan émotionnel ou parfois identitaire, les équipes, les personnes qui composent le collectif. Ce contexte est souvent générateur d’angoisses individuelles et collectives, qui ne peuvent se parler en tant que telles dans un état d’infans collectif au regard des émotions. Ce sont pourtant ces dernières qui sont, dans ces moments, à contenir et à transformer en pensées détoxiquées, dédramatisées pour traverser ce qui est vécu comme une épreuve par bien des acteurs et actrices de l’entreprise ou de l’organisme. Or la centration exclusive sur l’action peut faire manquer au dirigeant, au manager, en charge du projet, la dimension émotionnelle, voire archaïque, en train de se vivre et ce faisant de freiner l’action, au lieu d’y puiser la force de mouvement.

Faire l’expérience d’être accompagné de la sorte, permet au manager de développer sa propre posture d’accompagnement et sa capacité à accueillir, penser et transformer les vécus et représentations toxiques en représentations dédramatisées voire porteuses d’élan. Or, pour une personne comme pour un collectif, il suffit souvent d’éprouver que son ressenti est perçu, accueilli sans jugement de valeur, pour se sentir compris, cognitivement certes, avec des mots justes, mais aussi affectivement car être compris, c’est comme être porté avec « les bras de la tête ».

C’est ainsi que nous pouvons recouvrir un état émotionnel, psychique apaisé, de meilleure qualité, car toute émotion ou état psychique déstabilisés, accueillis, compris, perdent de leur violence et de leur toxicité. C’est particulièrement vrai dans les situations qui portent en elles, ou sont vécues, comme des atteintes à sa sécurité de base, d’existence, de liens ou à son identité.

A contrario, pendant ce qui constitue une crise, toute absence de cette posture d’accompagnement assumée par les personnes en charge des responsabilités managériales, de conduire l’action et d’en co-construire le sens, diminue leur leadership.

En d’autres termes, elles perdent, si elles ne l’ont jamais eue, leur capacité à entraîner, avec une légitimité et une attractivité reconnues. Elles perdent leur capacité à générer le niveau d’optimisme suffisant pour susciter l’engagement dans l’action, ainsi que la confiance minimale dans le bien-fondé des remaniements demandés et des postures nouvelles à acquérir. Ce faisant, la voie est ouverte à la prise de leadership effectuée par un ou quelques membres du groupe de pairs, ceux qui sont le plus en résonnance directe avec les vécus émotionnels et fantasmatiques du groupe, du collectif. Tout manager, oublieux de l’exercice de son intelligence émotionnelle, ignorant la posture d’accompagnement, requise pour partie dans ces situations, voit, par exemple, un leader surgir, en opposition à lui, le collectif dont il a la charge s’unir contre lui, ou se cliver en groupes hostiles les uns aux autres, agressifs et/ou se fuyant rendant toute coopération réelle impossible. Nous devons la compréhension de ce processus à Wilfred Bion dans ses recherches sur les petits groupes[18].

L’observation empathique, avec son corollaire l’attention, nous conduit toujours à la fonction contenante et transformatrice, bien sûr à des niveaux de profondeur différents, individuels et collectifs, selon les situations et les exercices professionnels.

Elle est à distinguer de la sympathie, au sens étymologique (souffrir avec) comme au sens courant (un degré du lien d’affection). En effet, celle-ci ne permet ni le mouvement psychique de l’accommodation de la bonne distance/proximité pour permettre le démêlage émotionnel et cognitif du tien et du mien, ni par conséquent, la fonction de transformation. Elle ne permet pas davantage l’acceptation de regarder et prendre en compte tous les aspects qui concernent la pulsion de mort ou la destructivité, les mouvements de haine dans les situations psycho-affectives, relationnelles et groupales.

Tous les travaux ultérieurs sur l’intelligence émotionnelle, psychologique et les recherches neurobiologiques, confirmeront et développeront cette compréhension, entre autres pour n’en citer qu’un, la découverte bien plus tard des neurones miroirs, par l’équipe du professeur Giacomo Rizzolatti, directeur du département des neurosciences à la faculté de médecine de Parme, dans les années 1990[19].

2. Ce que nous apprend la vie avec les animaux pour mieux saisir en quoi la figure du berger, peut servir de métaphore à la posture d’accompagnement

Postulons tout d’abord que, quels que soient l’exercice et le cadre concret de l’accompagnement, il n’est d’accompagnement que s’il est au service de la vie, son maintien, ou son accroissement, par le développement de ses conditions d’existence comme de ses potentiels, et ce, que le sujet accompagné, soit une personne ou un collectif, de petite ou grande dimension. La figure du berger, reliée à ses actions et compétences concrètes, éclaire l’accompagnement dans le monde humain. Nous verrons que le berger dans sa pratique peut intégrer utilement, en retour, des savoirs liés à l’observation des bébés et de leurs parents, dans le monde des mammifères humains.

1. Le berger est d’abord celui qui prend soin de. Ce « prendre soin de » réclame des actions reliées à des compétences variées. Mais le dénominateur commun est toujours l’attention incarnée dans l’observation continue. Il apporte le soin en réponse aux besoins identifiés, y compris de type vétérinaire. Il assure, ce faisant, la survie et la santé du troupeau et de chacun des animaux du troupeau.

2. En ce sens, il a une fonction de guide, car il lui fournit la nourriture et l’eau ou le guide vers les pâturages adaptés à ses besoins et leur diversité ainsi que vers les points d’eau. Il le guide aussi vers les lieux de sécurité pour le mettre à l’abri des prédateurs et des dangers du site occupé. Lors de ces déplacements, le berger veille toujours à l’intégrité et au rassemblement du troupeau, pour que nul ne s’égare et n’échappe à son attention.

3. Prendre soin de…c’est aussi veiller à fournir un cadre horaire sécurisant, une forme de contenant rythmé des journées. Par exemple, assurer la traite à heure fixe, quand l’agneau n’est pas le seul bénéficiaire du lait maternel. Le respect du rythme du temps, des horaires, dessine un cadre, fournit les repères nécessaires à la vie du troupeau et de ses unités. Prendre soin c’est aussi fournir ces repères et ce cadre de vie, connu progressivement. Comme pour les mammifères humains le rythme est le premier contenant.

4. Le berger a aussi une compétence « d’accoucheur », aucun berger ne peut se passer de ce savoir-faire sous peine de mettre la sécurité vitale des brebis et des agneaux naissants en grave danger. Notons que cette fonction prit aussi un sens symbolique, dans la Grèce antique, en passant de l’accouchement physique à l’accouchement symbolique d’autrui. Et ce sont les « leaders-bergers » qui exercent, cette fonction bénéfique de maïeuticien, auprès de certains hommes et femmes du peuple, futurs leaders. En effet, dans le monde humain, l’accompagnateur est celui ou celle qui permet à la personne et/ou au collectif accompagné d’accoucher non seulement de sa pensée, ou de la conscience de ses états émotionnels, mais de son désir et parfois de son devenir, de sa croissance.

5. Ainsi le lien privilégié, vivant, entre le berger et son troupeau comme de chaque membre de son troupeau, c’est l’observation. L’observation de sa forme, de ses formes et de son comportement. Celle-ci est absolument nécessaire, vitale : « C’est le regard du berger qui nourrit le troupeau ». La phrase de Jésus, en Jean 10,14, « je connais mes brebis et mes brebis me connaissent », signifie et illustre cette double relation du berger, et de son regard, au collectif du troupeau et à chacune, chacun des membres du troupeau.

En éthologie le berger n’est pas le leader, car le leader est un membre du troupeau, un semblable dominant. Le troupeau suit son leader qui se laisse guider par son berger. Le berger, reçoit le concours d’aides formés à cela, qui ne sont ni de la classe des bergers ni de celle des animaux du troupeau : les chiens de berger l’aident puissamment dans la tâche de rassembler le troupeau et de veiller à sa sécurité.

Ainsi donc le berger est l’accompagnateur, au sens fort, celui qui rythme ses pas pour accompagner ceux de son troupeau, ou de tel agneau ou brebis égarée ou en difficulté. Son pouvoir est celui du service à, de l’attention vigilante au service de la vie et de ses cycles de développement. C’est, en ce sens, que gardien de la vie, soigneur, guide, rassembleur et accoucheur, il évoque tout particulièrement les deux figures parentales humaines et celle de tout humain en posture bienveillante, ferme et attentive d’accompagnement.

Quand vient la difficulté, c’est son regard vigilant qui la repère. Alors, permettez-moi de vous conter ici cette histoire d’accompagnement. Un jeune berger d’un petit troupeau remarque que ce petit agneau nouvellement né, ne peut accéder à la mamelle de sa mère parce que celle-ci le rejette. Le jeune berger est désespéré : « et bien voilà, il n’a pas de mère quoi ! », et le ton de sa voix laisse poindre une résonance émotionnelle forte à ce risque terrible.

La mère de ce jeune berger s’en émeut et décide de lui apporter son soutien. Ce temps coïncidait avec sa découverte active et impliquée de la pratique de l’observation du nourrisson dans sa famille. Et si c’était pour les moutons comme pour les humains ? La leçon forte tirée des observations et de leur supervision était d’abord et avant tout, le soutien nécessaire à la mère du bébé. Avec sa découverte corollaire, que la fonction paternelle n’était pas d’abord de séparer la mère de l’enfant, mais de soutenir, d’apporter un appui à la maman pour lui permettre de devenir la maman de ce bébé-là !

Il est donc décidé, d’accompagner les tétées, de jour comme de nuit, pour permettre à l’agneau de se nourrir et à la mère-brebis de l’apprivoiser. Le jeune berger tient l’agneau, accompagne ses efforts vers la tétée tandis que sa maman accompagne la mère-brebis en lui donnant toute son attention bienveillante, sans la juger comme mauvaise mère ni lui en vouloir, tentation anthropomorphique s’il en est ! Celle-ci se manifeste par une contenance dans les bras, ferme mais non brutale, accompagnées tout du long d’un monologue à l’intention de la brebis, tour à tour susurré, chantonné, roucoulé, en espérant qu’il ait des effets de soutien et d’apaisement.

Et … peu à peu, tétée après tétée, le lien se fait jusqu’au moment où le petit est accepté par sa mère, (ne fait plus peur à sa mère ?) et qu’elle peut le laisser téter. L’observation, puis l’accompagnement attentionné en poupée russe, ont permis au lien d’advenir, de se créer et donc la vie. C’est le récit du jeu gagnant, de contenances émotionnelles successives, des acteurs et actrices de cette histoire.

3. Ce que nous apprend l’éthologie équine, pour devenir homme ou femme de cheval, dans l’établissement de la relation, l’éducation et l’apprentissage

La compréhension du cheval donnée par l’éthologie équine trouve, non sa seule, mais sa plus forte application dans l’éducation du « cheval en liberté ». Cette compréhension va solliciter la façon d’être, de vivre, de comprendre et d’éduquer de celui ou celle qui veut devenir un homme, une femme de cheval, c’est-à-dire à l’écoute de son cheval par l’observation, et les leçons tirées de l’expérience. Nous remercions dès ce moment Caroline Fatoux[20] d’avoir partagé avec nous, son expérience et sa rencontre avec les enseignements d’Andy Booth.

Les points communs avec le berger concernent le soin pour répondre aux besoins fondamentaux que sont pour le cheval : l’espace, le vivre avec des congénères et les fibres pour sa nourriture ainsi que l’eau bien sûr. Ils concernent aussi le soin pour lui assurer sa sécurité et la santé.

Connaître son cheval, ses chevaux, lui est essentiel comme pour le berger. Il les connaît par l’observation, soutenue par des connaissances éthologiques et la rencontre dans l’expérience. Par exemple, reconnaître ce qui est confortable pour son, ses chevaux, est indispensable car ce qui compte pour le cheval, c’est son confort.

La posture d’accompagnement pour permettre des apprentissages s’enracine dans la connaissance de « ce qui va permettre d’éduquer son cheval de la façon dont il est capable de l’être ». Ce n’est pas un semblable. L’intérêt du cheval n’est pas centré sur l’humain et il ignore ce que ce dernier veut de lui. Ce qui profite à son confort, son bien-être, voilà sa boussole et la clé de tout apprentissage en sécurité. C’est à son accompagnateur de s’adapter à lui.

Ce qui caractérise cette posture, d’accompagnateur-pédagogue, c’est le respect du cheval. L’objectif clé étant de l’éduquer de façon à pouvoir l’utiliser en toute sécurité et lui garantir, en retour, sa sécurité. La posture d’accompagnement dans cette aventure, cadrée par les connaissances et l’éthique éthologique, s’étaie sur l’observation des comportements du cheval, pour les décoder et comprendre ce qui se passe en lui. La communication infra-verbale a ici encore toute sa valeur et sa puissance. Du cheval vers l’homme et de l’homme vers le cheval. Homme est à entendre ici au sens d’humain.

Outre les signaux aisément repérables par toute personne qui approche un peu longtemps les chevaux, tels que la position des oreilles, de l’arrière-train, ou du regard, la qualité de la présence corporelle, mentale et psychique de l’accompagnateur pédagogue est ici centrale. L’apprentissage de son ou ses chevaux lui réclame une présence totale, entière, une intentionnalité claire, une détermination forte. Elle s’incarne et se communique dans la place occupée par rapport au cheval, sa posture, sa voix, ses gestes, son odeur. Et…bien sûr son regard. Après la période d’apprivoisement, c’est la connexion qu’il faut gagner. Et cette connexion se fait dans la qualité de présence et le regard qui lie cheval et accompagnateur. Rappelons qu’ici nous évoquons le cadre de l’apprentissage du cheval en liberté ou à pied près de son accompagnateur humain.

Dans le monde de l’infra-verbal, on traite aussi avec les émotions des uns et des autres. Les émotions de l’humain, ou son humeur, sont repérées par le cheval grâce à l’odeur, entre autres. Celle de la peur par exemple est prégnante et immédiatement identifiée. La posture corporelle, la gestuelle, la tonalité de la voix le renseignent aussi, le mobilisent ou non, et parfois l’alertent. Les émotions sont contagieuses, car le système limbique est ouvert. Mais là aussi, l’accompagnateur-observateur, peut contenir et apaiser par la force de la contagion vertueuse, la peur de son cheval qui, ne l’oublions pas, est un animal de fuite.

Le cheval est sensible aux émotions mammifères de base : le lien de bien-être ensemble, la colère, la peur. C’est ainsi qu’il perçoit le sourire comme le visage fermé. Plus précisément, Il ressent quelque chose de confortable pour lui, ou non, selon l’expression corporelle, vocale et les mimiques de son accompagnateur-pédagogue.

L’apprivoisement et l’apprentissage selon les modalités adaptées au cheval en général et à celui- ci en particulier, créent petit à petit un lien de confiance réciproque. Ce lien de confiance se traduit par la détente musculaire, sans la tension de la peur, l’attention, la performance quand elle est demandée au juste niveau, et le bien–être ressenti par l’un et l’autre.

Cette confiance est créée parce que lui est donnée une éducation graduelle qui lui correspond, et le cheval peut percevoir qu’il tire profit, séquence après séquence, des efforts accomplis. Comment ? Sur le mode de la demande graduée, répétée, toujours récompensée, récompensée par du renforcement positif, il reçoit quelque chose qui lui donne une prime de plaisir, la caresse et/ou la pomme, et par du renforcement négatif, c’est à dire que cette chose qui fait pression s’enlève. Il retrouve son confort. Il intègre qu’apprendre lui profite.

La confiance se tisse aussi, sur un sentiment de sécurité de n’être jamais maltraité, mais toujours dans une relation à tonalité intime : « je n’ai jamais un geste fort ou une voix forte ou aigüe » dit Caroline qui suit cette école du respect et de la longue patience pour répéter et répéter inlassablement les demandes, les gestes et les figures attendues. « Voix douce, geste lent, en légèreté » sont essentiels pour répéter et répéter encore, par de micro-paliers. L’atteinte de ceux-ci, est toujours récompensée jusqu’à compréhension complète de la demande et de son code. C’est ainsi que s’instaure un code puis une multitude de codes, et que le geste remplace peu à peu le stimulus associé. Le cheval, en contact, connecté à la présence et au regard lit les gestes et y répond … en liberté.

Longue patience et responsabilité, pleine et entière, sont assumées par l’accompagnateur-pédagogue : « On ne doit jamais prendre les choses personnellement, que le cheval comprenne ou ne comprenne pas est de ta responsabilité, à 100 %. » Les actes ou expressions corporelles dictées par la colère n’ont pas de place possible, dans cette éthique de l’apprentissage équin.

L’homme et la femme de cheval dans cette pratique, guidés par la connaissance de l’éthologie, et l’éthique du respect, n’agissent ni comme prédateur ni comme leader au sens de dominant (rappelons qu’il n’y pas de leader inter espèce en éthologie). Ils agissent en pédagogue, en observateur responsable des étapes d’apprentissage, en posture d’accompagnateur de l’apprentissage, sans jamais lui faire de mal.

Écoutons Caroline Fatoux : « Vous comprenez que cette confiance est gagnée quand il comprend ce qui lui est demandé, vos gestes. Mais aussi, ô bonheur, quand il manifeste qu’il reconnaît son accompagnateur comme quelqu’un avec qui cela se passe bien, et donc qu’une forme d’attachement est générée : les appels de contact à votre arrivée en sont le signe ».

Le cheval lors de ces séquences, observe l’humain, pas seulement avec le regard mais, comme l’humain, avec l’ensemble de ses sens, quand il est connecté. Cette co-attention se construit progressivement, en désarmant les craintes, solidifiant la confiance qui seule permet des apprentissages nouveaux. La proposition insistante de l’effort d’apprendre et de comprendre, du développement du potentiel, s’accompagne du respect de l’apprenant, de sa manière d’apprendre, de son rythme personnel. Elle n’opère que dans une relation sécurisante qui n’exclut pas l’exigence mais comporte en même temps l’encouragement, la reconnaissance des avancées grandes ou petites.

Seul un tel accompagnement pédagogique permet ce développement du potentiel. Ici, l’application aux humains s’impose d’elle-même et interroge nos pratiques et nos conditions d’apprentissage. Cet accompagnement pédagogique requiert une posture d’observation fine, pour garantir l’adaptation des demandes et du parcours aux capacités actualisées. C’est la prise en compte de la globalité de l’apprenant accompagné, tant dans sa personne qu’au sein de son groupe qui s’avère ici requise, Nous pensons ici aux chevaux qui « dansent » en liberté et en groupe, comme aux enfants de mammifères humains dans leur groupe de pairs. Nous pouvons postuler que c’est la présence qualitative du pédagogue jointe à son attention à toutes ces dimensions de la personne et des situations qui lui permettront la transmission appropriée des connaissances, des savoir-faire et des savoirs êtres.

Oui les bébés et leurs parents, la figure du berger, comme celle de l’homme ou de la femme de cheval, ont quelque chose à nous apprendre en commun au-delà de leurs différences : la puissance de l’observation comme forme de l’attention psychique qui crée le lien de qualité et fonde l’accompagnement.

Dans le monde humain, l’attention psychique est la condition d’étayage de la vie psychique et émotionnelle et de toute croissance de la personne. La figure du berger, évoquée par Jésus : « je connais mes brebis et mes brebis me connaissent (Jean 10,14), nous paraît aussi renvoyer à ce lien d’attention individuée. Ceci est avéré à l’âge de « l’infans » celui qui ne parle pas, tout en étant tellement communicant, mais aussi tout au long de la vie, quand nous traversons des difficultés et des crises, individuellement et/collectivement. Il est alors vital de rencontrer la fonction contenante et transformatrice d’un autre humain qui accepte au nom de ses responsabilités de l’assumer auprès de nous. Et nous … de l’assumer à notre tour dans la chaîne des responsabilités et des transmissions d’humanité.

Nous sommes équipés pour cela, biologiquement comme être d’empathie et de communication infra verbale puis de langage, verbal et symbolique. Nous sommes équipés pour cela comme être d’imitation et d’appartenance sociale. Nous sommes équipés pour cela comme être de désir et affamé de vie. À nous de le faire croître et de le transmettre en mettant à sa juste place, en nous, dans nos familles et dans nos organisations, la pulsion de mort et les avatars de l’envie et de la haine toujours à contenir, élaborer, canaliser ou sublimer.

4. Conclusion : Leader ou berger accompagnateur ?

Le berger est le secours contre la peur et le danger. Il a une fonction de pare-angoisse « dans la vallée de l’ombre je ne crains pas la mort, ta force et ta présence seront mon réconfort » (Ps 23,4). Alors, si l’on applique cette métaphore au monde humain, au-delà du psaume biblique puis de la métaphore évangélique, qu’en est-il ?

Dans le monde des humains, malgré le fait que nous appartenions tous à la même espèce, nous avons vite fait et durablement de multiplier les distinctions et les appartenances différenciées. Le rang occupé dans la société des semblables, le statut social, le statut hiérarchique, peuvent faire ressentir cette différence comme une appartenance à un autre monde lointain, presque d’une autre espèce. C’est pourquoi la pratique du leadership peut bénéficier de ces observations à partir de la figure du berger, telle que nous l’avons explorée dans ce texte. Le leadership gagne à être partagé et à fonctionner par strate de proximité. Le leader est quelqu’un qui partage vos odeurs ou du moins quelqu’un que l’on peut renifler, donc voir de près. Quelqu’un ou un petit groupe, que l’on peut sentir aux deux sens du terme par opposition à quelqu’un qu’on ne peut pas sentir et donc que l’on rejette.

L’odorat est un facteur de reconnaissance puissant, parce que très archaïque. Il convient là de se souvenir que l’odeur de la mère est reconnue dès sa naissance par le bébé. Alors que cette odeur soit perçue sur le mode symbolique de la réunion de mondes différents jusqu’à partager un sentiment d’unité et d’appartenance, ou sur celui des habitus en commun, il est toujours question d’une proximité à investir ou créer.

C’est l’ingrédient de la force d’entraînement du leader vers l’action. Le sentiment d’appartenir, pour une part au moins, à un même monde au service d’un même but et/ou d’un même défi.

Ceci est de l’ordre de l’éprouvé, et ne peut se cantonner seulement à la cognition. L’acte de saisir a un sens corporel, sur le versant du tenu-porté, émotionnel, sur le versant de l’éprouvé partagé sans confusion du toi et du moi, et un sens qui concerne l’intellect, sur le versant du comprendre. Wilfred Bion nous a appris que la pensée s’enracine dans l’expérience émotionnelle, depuis le début de notre vie.

Il y a ce moment, où le dirigeant, le manager, ne peut que se faire accompagnateur au profit de ses collaborateurs et collectifs proches s’il veut voir se déployer tous leurs talents et favoriser leur coopération. L’art de la maïeutique est ici requis, comme le berger est aussi, par moments, l’accoucheur. Ce sont ces moments où il doit et peut assumer une posture d’accompagnement. Celle-ci est souvent déléguée à un tiers externe qui n’appartient pas, par définition au monde de l’entreprise ou l’organisation, le coach externe par exemple.

Mais l’une n’exclut ni ne remplace l’autre. Mentionnons le mentorat (accompagnement individuel interne par un ancien chevronné), et la posture d’accompagnement du collectif et de ses déclinaisons organisationnelles, assumée par le dirigeant et ses managers quand il faut traverser les gués redoutés, accomplir des évolutions décisives. Cette fonction d’accompagnement assumée, indispensable à ces moments, développe une puissance symbolique forte, et le leadership, des responsables, au coeur de l’action. Cette puissance symbolique, porte en elle, l’effet de rassemblement et de reconnaissance réciproque, qui accroît les énergies et la conscience des compétences disponibles ou en émergence. Et ce, tout autant que la fonction de pare-angoisse, du fait de la « force et la présence » de celui ou celle qui a su se faire berger, accompagnateur, comme le dit le psaume.

Tel est le paradoxe, du différent qui se fait même ou du semblable qui assume une fonction du différent. Ce paradoxe assumé permet d’exercer la fonction de contenant qui désintoxique les pensées et met des mots salutaires sur les émotions déstabilisantes, non reconnaissables. Ce brouillage émotionnel levé permet de reconnaître le chemin où son propre désir, en tant que personne, peut rencontrer, si les situations sont favorables, les besoins et les nécessités du contexte à condition d’en partager les enjeux, les valeurs et les codes. (L’observation-guidage du mentor a prouvé en cette dernière matière son utilité.) Notons que ce désir requiert bien souvent, pour être conscient, d’être accouché, après mise en travail d’élaboration.

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Pour conclure, en matière d’accompagnement, nous savons maintenant que l’attitude de non-interférence permet à l’observateur de jouer un rôle de miroir de la pensée de la mère. En n’interférant pas, il soutient la réflexion de la mère et ne lui substitue pas la sienne. Paradoxalement, c’est le fait de ne pas interférer qui constitue un soutien et un contenant pour le développement de la parentalité et c’est paradoxalement en apprenant à s’abstenir que l’observateur permet la mise en place d’un cadre véritablement contenant. Ceci peut s’appliquer à l’accompagnement du responsable d’un groupe, d’un collectif ou à la pratique d’accompagnement d’un groupe et de ses individualités.

Au terme de notre réflexion au travers des situations humaines et animales mais toujours mammifères, c’est bien l’observation comme attention qui est notre fil rouge. C’est pourquoi il nous apparaît clairement, que l’attention parentale, l’attention de la figure du berger, l’attention de l’homme ou la femme de cheval, guidée par l’éthologie équine, peuvent inspirer tout responsable de collectif, tout manager, pour conduire l’action et en co-construire le sens. Il peut alors occuper une place de leader des siens, à condition de les reconnaître comme tels, et de se reconnaître, comme l’un des leurs, sans confusion de rôle et de responsabilités.