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Que répondraient des experts en sciences de gestion à la question : « en quoi la figure du berger[1] est-elle inspirante ou pertinente pour penser le leadership aujourd’hui ? »

Deux collègues se sont prêtés au jeu pour explorer cette interrogation. Cyrille Sardais, professeur de management et directeur de la Chaire de leadership Pierre-Péladeau à HEC Montréal, puis Joëlle Bissonnette, professeure en entrepreneuriat et chercheure au GEST (Groupe de recherche Entrepreneuriat, Société, Transformations) à l’ESG UQAM. Chacun a été invité à réagir librement à la métaphore du berger dans le cadre d’une entrevue créatrice[2] conduite autour de mots-clés[3] (voir figure). Cet article restitue leurs propos respectifs sous la forme d’une conversation à laquelle Isabelle Loss, spécialiste de l’accompagnement, a été appelée ensuite à réagir, et se termine sur quelques éléments de conclusion[4].

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Cyrille Sardais (C.S.) : C’est une métaphore qui me choque, car c’est une figure très paternaliste. Cette espèce de distinction entre des bergers d’un côté qui resteront toujours bergers et des moutons de l’autre qui ne seront jamais autre chose que des moutons est choquante ! Choquante et fausse, en plus, car elle perpétue une image du leadership qui me semble complètement erronée ; une conception qui s’appuie sur les présupposés qu’il y a d’un côté des gens qui sont des leaders et de l’autre des gens qui sont des non-leaders, que les choses sont ainsi, et que les premiers vont inéluctablement diriger les seconds. Mes recherches, y compris en Histoire, m’ont toujours fait penser le contraire, c’est-à-dire que c’est un processus dynamique ! J’ai étudié par exemple les pratiques d’un haut dirigeant d’une grande entreprise historiquement très connue pendant la période de l’après-guerre[5]. Il rencontrait régulièrement un autre dirigeant et très vite je me suis rendu compte que ces conceptions du leadership du genre leader-suiveur ne fonctionnaient pas. J’avais affaire à deux monuments et objectivement, dans leurs interactions, le suiveur des deux était plutôt le dirigeant que j’observais. Et pourtant, l’autre lui a écrit une lettre quelques années plus tard, que j’ai trouvée dans les archives de l’entreprise, qui expliquait à quel point le dirigeant que je suivais était un modèle pour lui et l’avait inspiré tout au long de son parcours. À la fin, on ne sait plus trop bien qui dirige et qui suit, mais on se rend compte qu’il y a un aspect très dynamique à la chose. Il est complètement erroné de penser que telle personne va être leader toute sa vie et que les autres seront suiveurs toute leur vie. Parce que cela peut s’inverser. Et on peut aussi être subordonné dans certains cas et être leader de son propre chef dans d’autres. De fait, cette métaphore du berger et du mouton me paraît inadaptée.

De plus, on a des recherches[6], notamment en éthologie, qui, bien que très éclairantes pour comprendre le leadership, sont très peu connues. L’une d’entre elles est faite, je crois, sur des macaques qui ont la caractéristique hyper intéressante, pour des chercheurs, d’avoir un système de domination très simple. C’est l’ordre d’arrivée dans le territoire qui décide des rangs de domination. Les chercheurs, biologistes, ont étudié la réponse d’expression génique aux conditions sociales de ces singes-là et se sont rendu compte, en gros, que le système immunitaire des dominants est plus développé que le système immunitaire des dominés. Il y a une corrélation assez nette : quand tu es dominant, ton système immunitaire est beaucoup plus fort. Il est donc possible, par analogie, d’en tirer la conclusion qu’effectivement, il y a des gens qui sont de la trempe des leaders, car ils sont différents des autres, avec un système immunitaire plus puissant. Le problème, c’est celui de la causalité ! Or, la causalité implicite assez généralisée en leadership, dans notre domaine de la gestion, est la suivante : c’est parce qu’ils sont différents qu’ils sont leaders. Mais on pourrait très bien supposer que c’est parce qu’ils sont leaders qu’ils sont différents, ou plutôt, pour être même plus précis, que c’est parce qu’ils sont en situation de domination, qu’ils sont différents ! Chez les humains, cela changerait la confiance en soi. Cela changerait tout un tas de choses si le fait d’être dans cette position les rendait différents. Alors les recherches en leadership qui essaient ou ont essayé de montrer ce qui différencie les leaders des autres sont vaines parce que si les leaders ont des qualités différentes, ces qualités sont très liées à leur position de dominance[7]. C’est donc aussi pour cela que la métaphore du berger et des moutons me dérange en tant que chercheur. Quand tu es mouton, tu ne vas pas te métamorphoser en berger ! Alors qu’en fait, si cela se produisait, on pourrait avoir des surprises…

Anne-Laure Saives (A.-L.S.) : Est-ce que tu vois une explication à ce qu’on s’intéresse à cette figure du berger aujourd’hui et si oui, pourquoi ?

C.S. : Ah oui, sans aucun doute ! Parce que si je reprends les concepts qu’on utilise en management, on assiste à un retour de la légitimité traditionnelle, et ce, après un management des années 50-60-70 très fondé sur la rationalité, sur la légitimité rationnelle légale wébérienne[8], puis un management des années 80-90-2000 très fondé sur la légitimité charismatique. On est de plus en plus en train de revenir à une légitimité de mode plus traditionnel où la responsabilité est un mot-clé. L’aspect famille, l’aspect paternaliste ou l’aspect maternel va être beaucoup plus fort. L’aspect valeurs va être plus fort. On va aussi penser beaucoup plus au groupe qu’à l’individu lui-même. De fait, il est très naturel que cette figure du berger réémerge. Ce n’est pas une figure charismatique, même si elle pourrait l’être. Après tout, si l’on pense au Nouveau Testament, Jésus Christ est vraiment la figure charismatique par excellence. Mais dans la figure du berger, il y a autre chose. Quelque chose de très famille, de très traditionnel dans le sens de la pérennité et de la responsabilité. On est vraiment dans une logique de responsabilité, alors que je pense que dans le charismatique, on est quand même beaucoup plus dans une logique de distinction.

A.-L.S. : En fait, la figure du berger a ceci d’intéressant qu’elle est un repoussoir ?

C.S. : Effectivement. Il y a quelque chose d’intéressant et en même temps de problématique dans la figure du berger avec le fait qu’il est opposé aux autres, au troupeau de moutons, ou en tout cas, dans la mesure où il est distingué du troupeau, des moutons. Mais le berger a quand même une caractéristique intéressante en termes de leadership – quand je dis intéressante, c’est qu’elle n’allait pas de soi –, c’est qu’il est très humain. Et il n’a rien d’extraordinaire. C’est un humain, comme il y en a plusieurs. Un humain qui va être soumis aux aléas de la nature, etc. C’est quand même une image très modeste et donc très proche de ce mode traditionnel de responsabilité. Le berger est un humain comme un autre qui joue correctement son rôle, mais qui est lui-même assez petit par rapport aux forces externes qui dirigent le monde. Il y a donc cette humilité de personnes somme toute assez « normales ».

Et puis la figure du gardien est utile aussi. Le dirigeant ou le manager est un porteur de considérations et un gardien des valeurs. Cette image-là du gardien est assez forte. Dans la recherche que j’ai menée sur le chef d’orchestre, j’ai interrogé quinze directeurs artistiques au Québec. Quand je leur ai demandé : « quel est le rôle du chef d’orchestre ? », tous m’ont répondu : « il est au service des intentions du compositeur ». Donc, une position modeste, humble aussi, qui en fait une espèce de gardien… d’une tradition musicale dans ce cas-ci. En tout cas, le gardien d’un héritage et l’héritage, ici, c’est la partition. Cette partition, il s’agit d’essayer de lui redonner vie, mais en respectant les intentions initiales du compositeur. Donc, en se mettant vraiment au service du compositeur et au service de la musique. Il y a bien cet aspect « gardien », dans le sens de gardien d’un trésor, peut-être ? Et c’est peut-être le cas aussi pour le berger. Son troupeau est le trésor. On peut voir les moutons comme quelque chose de vraiment précieux. Mais « mouton » est connoté de façon très péjorative en leadership

A.-L.S. : En l’occurrence, ce sont des brebis dans les textes anciens évoqués dans ce numéro spécial… 

C.S. : Effectivement ! D’ailleurs le fait que je l’ait déformé en mouton dit à quel point ce terme est connoté en leadership avec l’idée que ces animaux suivent bêtement. Avec l’idée du trésor à protéger, on a une image qui devient plus intéressante[9]. Et que je pense très proche de la réalité d’un chef d’orchestre, sachant que ce dernier n’est pas le gardien des musiciens ! Il est vraiment le gardien du chef-d’oeuvre qui a été laissé, qui a été offert à la postérité par un génie qui est le compositeur.

A.-L.S : Il y a aussi quelque chose de bucolique à cette figure. On pense le berger en train de contempler le ciel, les étoiles, les pâturages, le paysage. N’y a-t-il pas quelque chose de contemplatif qui aurait peut-être à voir avec la prise de recul, l’art de la distanciation dans le métier ou dans la pratique du leadership ?

C.S. : C’est une bonne question. Car il y a un autre mot que j’ai repéré dans votre liste : c’est « silence ». Parce qu’il commence à y avoir des recherches sur le silence et l’importance du silence en leadership. On ne parle pas que du silence auditif. Il y a aussi le silence intentionnel, et de tout un tas de choses. C’est vrai qu’on est dans un monde de moins en moins silencieux, quelle que soit la façon dont on regarde le silence. C’est sans doute pourquoi, d’ailleurs, la mode des activités méditatives a le vent en poupe. Elle compense un problème majeur. Il y a quelque chose d’important dans la notion de silence et je pense qu’on ne le mesure pas encore assez bien aujourd’hui. Mais pour revenir à cet aspect bucolique de la métaphore, et à cet aspect méditatif, je pense à mes recherches de thèse. Elles portaient sur un dirigeant qui exerçait entre 1944 et 1955, donc à une autre époque et avec des différences majeures. Parmi elles, le temps de voyage. Quand il faisait des voyages – aujourd’hui on ne voyage plus comme cela – pour aller en Amérique ou en Asie, et notamment au Vietnam, cela lui prenait trois semaines et des dizaines d’heures de transport. Un temps fou ! À l’époque, sans moyens de communication avancés à bord (en avion ou en train, etc.), on ne travaillait pas comme au quotidien tout en se déplaçant. Ces voyages constituaient des pauses très importantes où l’on pouvait se poser, décanter et faire tout un tas de choses. Mais cet aspect bucolique, méditatif, de silence ne correspond pas ou plus du tout à la réalité de ce que vivent les dirigeants aujourd’hui. En revanche, elle représente peut-être une image idéale de ce que cela devrait être. L’un des grands drames aujourd’hui qui peut peut-être expliquer pourquoi on a autant de burnout au niveau des managers et des dirigeants, c’est cette absence de moments contemplatifs ou méditatifs ou de silence où l’on peut sortir de l’action.

A.C. : Il y a aussi cette notion de frugalité, de simplicité, car on peut voir le berger comme quelqu’un de peu éduqué ou enfin qui n’a pas nécessairement un long bagage scolaire, mais, en même temps qui est très ancré dans la réalité et qui, en fait, a des savoirs pratiques très développés. Y a-t-il un lien à faire entre cette acquisition de la connaissance pratique du terrain et ce qu’évoque la figure du berger qui finalement, certes, contemple les étoiles, mais finit par savoir se repérer dans le ciel, finit par savoir quand est-ce qu’il va pleuvoir, finit par déceler quand est-ce qu’il y a une brebis malade et qui a donc des savoirs, non pas de l’ordre de l’éducation, mais des savoirs très pratiques et ancrés[10] ?

C.S. : Cela renvoie à une des questions du début sur le pourquoi de la réémergence de la figure du berger aujourd’hui. J’ai répondu par le retour du traditionnel, mais le traditionnel, c’est aussi le monde des savoirs pratiques, le monde où l’on valorise les gens d’abord pour leur expérience avant même leurs compétences. Cela peut paraître bizarre à certains, mais concrètement, l’expérience apporte autre chose que la compétence. Notamment, certaines valeurs partagées et puis certaines incarnations du collectif. Par contre, à l’époque où j’assumai la direction de mon département, je pense que le savoir pratique était plus dans le fait d’aller m’entourer de gens d’expérience et d’aller chercher cette expérience auprès de gens qui l’avaient déjà vécue, quel que soit leur âge, quelles que soient leurs compétences[11].

Pour ce qui est de la simplicité, la frugalité, il y a là quelque chose d’important parce qu’elle n’est plus toujours pratiquée ! Pour l’anecdote, j’ai connu les dirigeants des années 45-50 à travers mes recherches d’historien du management. Ces hommes sortaient certes de la Deuxième Guerre mondiale. Mais il y avait cette sobriété. J’ai retrouvé une lettre de Pierre Lefaucheux qui écrit à son ministre : « je m’excuse d’avoir à écrire cette lettre, mais je n’ai pas été augmenté depuis 4 ans » à une époque où il y a 50 % d’inflation par an. Il était très gêné d’avoir écrit cette lettre pour expliquer en gros qu’il n’arrivait même plus à payer ses costumes ! J’exagère, mais c’était à peu près l’idée. Ce n’était vraiment pas un besoin de paraître. Je pense que cette attitude de retenue s’est peu à peu perdue. On a commencé à voir quelques films sur les années 80, sur Wall Street, avec cette libération totale du « j’en mets plein la vue », « je montre ma réussite et mon argent », et puis « je suis content qu’on passe à quatre cent fois le salaire d’ouvrier plutôt que vingt fois pour un dirigeant » ! Peut-être l’image du berger revient-elle un petit peu pour contrebalancer cette dérive et rappeler ce qu’il y avait avant, et qu’on trouve souvent dans bien des entreprises familiales, à savoir des dirigeants qui sont plutôt discrets, qui ne paient pas de mine. La discrétion, la modestie, sont peut-être plus valorisées à nouveau aujourd’hui en leadership alors que cela a été assez oublié pendant quelques décennies. C’est en cela que, pour moi, l’image du berger, surtout dans le monde d’aujourd’hui, contient beaucoup de choses très belles, que ce soit la solitude, l’expérience, la frugalité, l’aspect méditatif, l’aspect responsabilité, le gardien, etc. C’est plus l’image des brebis et du troupeau qui est dérangeante !

Et puis, me vient une autre image. Je ne sais pas si vous l’avez mise. Mais, pour moi, dans la figure du berger, il y a cet autre mot qui est celui de « vieillesse ». Dans mon esprit, le berger est âgé !

A.-L.S. : En fait, on a mis l’extrême figure inverse. Celle de l’enfant.

A.C. : Le jeune pâtre !

C.S. : J’ai plus l’image d’une vieille personne. Je vois une figure ancienne. En fait, si je pense à la figure du berger, vraiment, le premier qui me vient en tête c’est Elzéard Bouffier, dans L’homme qui plantait des arbres, la nouvelle de Jean Giono qui a été mise à l’écran par Frédéric Back. Je vois sa tête, donc son âge. Je vois son chien. Je vois son troupeau, puis après je vois les arbres et les fleurs qu’il plante. C’est un film que j’utilise pour finir les cours de leadership, justement pour aller interroger non pas la figure du berger, mais celle de quelqu’un qui ne cherche pas à être leader, qui simplement fait des choses parce qu’il croit devoir les faire. Ce faisant, il se trouve qu’il change la vie des autres, mais de façon très involontaire, sans se mettre en avant.

C’est une contre-figure assez intéressante. L’essentiel des recherches en leadership est de nature quantitative et donc cherche des corrélations et établit des causalités sur des présupposés qui, à mon avis, sont erronés. Je caricature, mais beaucoup de courants quand même visent à montrer les qualités des dirigeants, leurs traits de personnalité, etc. en partant du présupposé qu’ils sont différents des autres, – ce que je crois. Mais, par contre, je pense que la causalité est erronée. Ils ne sont pas dirigeants parce qu’ils sont différents. Ils sont différents parce qu’ils sont en situation de direction. Et, de fait, j’ai bien du mal à croire à ces travaux de recherche. Aussi, quand on me pose des questions sur le leadership, j’ai plus tendance à aller puiser dans l’expérience que dans l’expertise théorique tirée de mes lectures en leadership. Par contre, beaucoup d’autres lectures m’ont été utiles. Tocqueville[12] m’a été utile. Weber m’a été utile. Hirschman[13] m’a aussi été très utile. Mon expérience de chercheur avec Pierre Lefaucheux à travers ses archives m’a été très utile. L’éducation de mes parents m’a été très utile. Et mon expérience du jeu aussi, que ce soit du Go, des échecs, ou du poker m’a été utile !

A.-L.S. : voilà là une conclusion qui appelle à bien d’autres entretiens !

A.C. : Joëlle, à ton tour de répondre à la question : en quoi la figure du berger est-elle inspirante ou pertinente selon toi pour penser le leadership aujourd’hui ?

Joëlle Bissonnette (J.B.) : J’adore l’idée de cet exercice ! J’expliquerai en quelques mots pourquoi les métaphores me plaisent particulièrement, avec les objets que j’étudie depuis ma thèse sur des entrepreneurs dans les arts et la culture de communautés linguistiques minoritaires[14]. En ce moment, j’approfondis la situation des femmes dans l’industrie musicale canadienne francophone. Je m’intéresse à tout un éventail de corps de métiers – artistes, entrepreneures, gestionnaires, dirigeantes – qui exercent du leadership de différentes façons. J’ai donc beaucoup d’idées en tête, ça bouillonne !

En étudiant l’entrepreneuriat dans les industries culturelles de communautés linguistiques minoritaires, j’avais utilisé, avec une collègue, la notion de sollicitude, de care, pour illustrer le rôle de la mutualité, de la solidarité et de l’affection de ces entrepreneurs, hommes et femmes, pour structurer leurs industries culturelles dans des contextes marginaux[15]. Cette notion est très intéressante, mais renvoie à la seule métaphore de la mère. Alors j’ai beaucoup réfléchi aux différentes métaphores qu’on pourrait utiliser pour désigner le fait d’être entrepreneur, d’être gestionnaire dans les arts et la culture, notamment, parce que beaucoup d’entrepreneurs en culture associent les mots « entrepreneur », « entrepreneuriat » ou même « leadership » ou « femme d’affaires », « homme d’affaires » à quelque chose de péjoratif, à quelqu’un qui veut faire de l’argent, des profits, à des fins très utilitaires. Un travail reste à faire pour ouvrir ou diversifier le sens qu’on attribue à certains mots en gestion, comme « entrepreneuriat », « leadership », « affaires », d’une part, mais aussi pour offrir des métaphores plus diversifiées à ces personnes qui sont entrepreneurs, hommes, femmes d’affaires, qui exercent du leadership, mais qui ne s’identifient pas comme telles, d’autre part. Voilà sur la question des métaphores.

Maintenant, si je m’amusais avec vos cartes de mots-clés, évidemment que la métaphore du berger, ou plutôt de la bergère, me parle beaucoup. Ici, je pense plus à des femmes parce que je m’intéresse dans mes recherches à des personnes qui encadrent, accompagnent la carrière d’artistes et beaucoup de femmes parmi elles disent le faire de façon différente de leurs pairs masculins. Elles disent être là pour accompagner, faire grandir la carrière d’artistes, les suivre, et elles le font aussi d’une façon particulière… un peu comme un berger ou une bergère, c’est-à-dire, quotidienne. Toute la journée, elles sont là, à essayer de s’adapter aux besoins, à essayer de suivre[16]. Je n’adopte pas du tout une approche comparée hommes-femmes, mais les femmes mettent souvent en perspective le fait que les hommes préfèrent arriver à certains moments précis de la carrière des artistes, au moment où de grosses décisions sont à prendre, tandis qu’ils délèguent plus à des employés le quotidien, la cuisine plus régulière, le fait d’accompagner les artistes dans leurs inquiétudes, leurs questionnements. Alors que des femmes entrepreneures ou gestionnaires choisissent d’être là, au quotidien, pour accompagner les artistes. La métaphore de la bergère, dans ces cas-là, se prête bien pour mettre en valeur cette quotidienneté du soin qui est apporté à la carrière d’autres artistes.

La métaphore du berger, de la bergère, se prête bien pour saisir cette quotidienneté du travail, mais aussi des soucis, des préoccupations qui peuvent accompagner ce rôle tant il peut être envahissant dans la vie personnelle. Je ne connais pas tant de vrais bergers ou de vraies bergères personnellement, mais de ce que j’en connais par mes lectures, on sait que c’est un métier très envahissant dans la vie personnelle. La personne devient bergère et c’est nuit et jour que ses moutons requièrent ses soins et sa surveillance. Je pense que cela représente bien le rapport aux autres qu’ont les femmes entrepreneures et gestionnaires que j’ai rencontrées dans l’industrie de la musique et la façon dont elles se représentent leur travail.

Et cela rejoindrait peut-être les termes « enfant » et « agneau » de vos cartes… beaucoup des femmes entrepreneures et gestionnaires que je rencontre parlent parfois des artistes qu’elles accompagnent ou des entrepreneurs qu’elles « mentorent » comme de leurs enfants, comme de leurs filles et fils biologiques, même si ce ne l’est pas. Je trouvais cela quand même fort. Elles témoignent aussi de leur difficulté à tracer la ligne entre la vie personnelle et la vie professionnelle. Elles accordent presque la même importance à ces artistes dont elles encadrent la carrière qu’à leurs propres enfants ! Ce qui peut être très beau, parce qu’elles ont un investissement, un engagement émotif très fort, mais ce qui peut être aussi très envahissant et peut mener à des problématiques d’épuisement, de conflits familiaux, etc. Je pense que cette idée-là, de la difficulté à tracer la ligne, cet envahissement qui est aussi la preuve d’un grand engagement émotif, encore là, montre la pertinence de la métaphore de la bergère pour représenter le travail de ces personnes-là.

Et il faut souligner aussi que les entrepreneurs et les gestionnaires que j’étudie, hommes et femmes, se trouvent souvent dans des milieux où il n’y a pas beaucoup de structures professionnelles pour encadrer la carrière des artistes. Il y a beaucoup à faire, il y aurait toujours plus à faire. C’est un sentiment dont les femmes que j’interroge ne sont pas capables de se défaire. Ce qui rend encore plus difficile de tracer la ligne. Je pense que c’est un peu ce qu’on ressent avec des enfants aussi. On en donnera jamais assez à un enfant ou à un petit agneau. Les bergers pourront sentir qu’ils ne seront jamais assez, ou suffisamment disponibles pour leurs moutons comme les femmes entrepreneures et gestionnaires que je rencontre sentent qu’elles n’en font jamais assez pour les artistes avec lesquels elles travaillent.

Là, je parle beaucoup du rapport des femmes entrepreneures et gestionnaires aux artistes dont elles encadrent la carrière, mais il y aurait aussi le rapport à leurs employés. Ce qui est intéressant, c’est que ces femmes ont peu tendance à s’entourer d’autres d’employés. Plusieurs ont du mal à déléguer – elles le disent elles-mêmes – ou si elles délèguent, elles préfèrent avoir des employés auxquels elles délèguent énormément de responsabilités pour que ces employés aient ce même sentiment de responsabilité. Elles choisissent d’avoir moins d’artistes, moins d’employés, mais d’avoir une sorte de mainmise sur tout ce qu’elles gèrent. Un peu, encore là, comme le berger avec son troupeau, elles sentent qu’elles doivent avoir ce rapport de proximité, très personnalisé avec leurs artistes et donc moins déléguer. Elles parlent aussi beaucoup, quand elles ont des employés, d’un style de leadership coopératif. Elles expliquent qu’elles ont du mal à adopter un style plus autoritaire ou, quand elles adoptent un style plus autoritaire, à sentir que c’est moins bien perçu parce qu’elles sont des femmes. C’est quelque chose que je trouve intéressant à creuser.

A.-L.S. : Selon ma propre interprétation, le berger est souvent un enfant. C’est souvent un de ses tout premiers métiers avant de participer aux travaux de la ferme. Alors que pour d’autres, au contraire, c’est un très vieil homme ou une personne très âgée, qui regarde le monde avec sagesse. Pour toi, quel âge a la bergère ? Est-ce qu’elle incarne plutôt cette espèce de jeunesse en apprentissage ou au contraire, une sagesse accumulée au fil des ans et incarnée dans les rides ?

J.B : Dans mes recherches, j’ai rencontré des femmes qui, dans la vingtaine ou la soixantaine, ont ce même désir de prendre soin, d’être proche ; donc il y a peu de distinction au niveau de l’âge. Même si le désir de transmission est encore plus fort chez les plus âgées. Plus elles avancent en âge, plus cela s’accompagne aussi du défi lié à la perception qui est portée sur elles. On perçoit mieux les entrepreneures, les gestionnaires jusqu’à un certain âge, puis cette perception se détériore. Lorsqu’elles sont très jeunes, leur crédibilité n’est pas très bien perçue. À 35-40-45-50 ans, tout va bien et puis, soudainement, plus elles avancent dans la cinquantaine et s’approchent de la soixantaine, plus elles sentent qu’elles ne sont plus autant prises au sérieux. On les croit trop vieilles pour être dans l’air du temps, comprendre ce qui se passe, bien mener leur carrière, s’occuper des artistes, alors qu’elles-mêmes disent ne jamais s’être autant senties en possession de leurs moyens.

A.-L.S. : Et quand tu dis que ces personnes ont tendance à avoir la mainmise et à garder le contrôle, y compris sur le plus petit nombre de gens avec lesquels elles travaillent, cette absence de délégation est-elle est généralisée chez ces personnes ou est-ce qu’il y a des chiens, autour de ces bergères de temps en temps ?

J.B. : En fait, ce que j’ai trouvé intéressant, c’est que, souvent, ces femmes se donnent un rôle central dans leur organisation, mais pas d’une façon autoritaire, plutôt d’une façon bienveillante. Elles ont envie de savoir ce qui se passe un peu pour tout le monde. Certaines ont des employés, quelques-uns, qu’elles vont gérer dans un style plus coopératif et d’autres sont seules ou presque à la tête de leur entreprise et préfèrent coopérer avec d’autres entrepreneures, donc entre bergères. Elles s’entraident beaucoup, se donnent des conseils. Parfois elles se délèguent des tâches entre elles, peut-être parce qu’elles partagent des préoccupations et des défis communs. Ou parce qu’elles n’ont pas les ressources nécessaires pour embaucher. J’interroge aussi des entrepreneurs, hommes et femmes, dans les communautés francophones en situation minoritaire du Canada, qui vivent parfois en situation d’éloignement géographique. Aller chercher des employés dans ces contextes devient très difficile. C’est donc souvent entre entrepreneurs de contextes semblables qu’ils et elles vont s’entraider. Donc plus entre bergers, bergères, qu’avec des « chiens ». Cela nuance une conception individualiste que l’on peut avoir de l’entrepreneuriat et du leadership, en ce que ces bergères et ces bergers se soutiennent, entretiennent une solidarité qui leur permet de veiller toutes et tous ensemble, d’une certaine façon, sur l’ensemble de leurs moutons. Cela évoque d’ailleurs pour moi un lien avec les moutons urbains qui broutent dans un parc près de chez moi, à Montréal. Ce n’est pas un berger ou une bergère solitaire, qui s’en occupe, mais une équipe de bergers et bergères bénévoles qui se relaient et s’entraident pour veiller à tour de rôle sur le cheptel. C’est peut-être un nouveau modèle, plus collaboratif, à l’image du leadership d’aujourd’hui.

A.C. : Dans une pratique au quotidien, cependant, les femmes entrepreneures et dirigeantes sont beaucoup plus en mode solitaire, ce qu’il ne faut pas entendre nécessairement de façon péjorative d’ailleurs. Elles le vivent très bien, elles sont maîtres chez elles, au quotidien. Tu aimais la métaphore du berger parce que cela parle bien de ce qu’elles font au quotidien, y compris cet aspect plus solitaire ?

J.B. : En effet. La solitude, elles en parlent beaucoup, quand même. En musique, il y a beaucoup de femmes entrepreneures, mais beaucoup moins de femmes qui montent les échelons d’une entreprise et deviennent hautes dirigeantes, cadres supérieures, et on le voit dans tous les domaines. Il y a ce fameux plafond de verre… Il y a donc plus de femmes qui entreprennent que de femmes qui montent les échelons d’une organisation, et celles qui y arrivent se sentent seules. Parce qu’elles sont très peu nombreuses ! Elles se sentent jugées dans leur façon d’exercer du leadership. Souvent, elles investissent beaucoup de temps dans des tâches dans lesquelles leurs pairs masculins n’en font pas autant : préparer des réunions de conseils d’administration, répondre à des questions, donner de l’aide à d’autres. Elles se demandent : « pourquoi je suis en retard par rapport aux hommes sur tel et tel aspect ? », mais elles se rendent compte qu’elles font, qu’elles gèrent, qu’elles dirigent différemment, et elles ont un peu de mal à se sentir reconnues, légitimes dans leurs façons de faire. Ce qui vient avec un sentiment d’isolement, de solitude, que je trouve important de faire ressortir[17]. Elles sentent aussi qu’il n’y a pas beaucoup de modèles de femmes dans leur position. Elles ne savent pas toujours où aller pour chercher ces modèles, ces inspirations pour avancer et développer leur propre style. Je pense que la solitude, elle, est très présente dans les postes de direction.

Malgré le fait qu’elles se sentent seules, les dirigeantes exercent beaucoup de leadership informellement, comme les entrepreneures d’ailleurs. Elles prennent beaucoup de temps pour répondre à des questions. Et elles disent – même des hautes dirigeantes ou des cadres supérieures – qu’elles se font appeler par des hommes qui leur demandent : « mais comment t’arrives à gérer tel genre de situations avec un employé », « comment tu gères tel horaire ? ». Donc elles se font beaucoup solliciter pour donner des conseils, autant par d’autres directeurs, que par des employés, que par des artistes qui vont se référer à elles. Elles investissent ainsi beaucoup de temps, bénévolement, pour guider, pour aider, mais cela n’est pas nécessairement reconnu, légitimé, et dans le cas des entrepreneures, financé non plus. Ces deux phénomènes coexistent : elles se sentent parfois seules et isolées, et, parfois, pas légitimes dans ce qu’elles font, mais elles ont confiance en elles pour guider, donner des conseils, aider.

A.C. : Et le loup ? Le loup, où est-il ?

J.B. : À la lumière de mes interactions avec des femmes gestionnaires, dirigeantes, entrepreneures, je pense que le loup, c’est beaucoup les exigences qu’elles s’imposent[18]. Le droit à l’erreur qu’elles ne se donnent pas, donc cette espèce d’univers d’exigences, d’intransigeance qu’elles ont envers elles-mêmes, qu’elles perçoivent du monde extérieur, mais qui n’est pas nécessairement réel. Un univers qui implique des barrières qu’elles se mettent, qu’elles perçoivent : « Ah, je n’ai pas assez d’expérience et de connaissances pour faire ça » ; « je ne peux pas le faire, parce que je vais me tromper, je vais manquer de temps, ou je ne vais pas bien le faire ». Elles s’empêchent ainsi de faire beaucoup de choses. Cet univers qui peut les mener à des situations d’épuisement ou de découragement, par moments, parce qu’elles sentent qu’elles n’en font jamais assez, qu’elles ne sont jamais à la hauteur. Je pense que c’est ce qui les menace le plus et qui, dans beaucoup de cas, les mène à des situations très difficiles de conciliation entre le travail et la vie personnelle. Ce sentiment qu’elles n’en ont jamais fait assez, en se couchant tous les soirs en se disant, « j’aurais pu en faire plus », « j’aurais pu aider plus cette personne », « j’aurais pu mieux gérer cette situation-là », les mine à long terme. Je pense que ce serait le loup le plus significatif pour ces femmes.

A.-L.S. : Tu peux tout à fait ajouter d’autres mots-clés si tu veux, c’est le sens de la carte blanche…

J.B. : Dans les cartes qui sont déjà là, je pense que « prendre soin » est assez évident. Et puis « montagne » est aussi évocateur. La montagne ou l’horizon. Les entrepreneures et les gestionnaires que je rencontre dans les industries culturelles ont beaucoup d’ambitions, de rêves, elles voient loin. Elles sont vraiment capables de regarder et formuler beaucoup d’idées pour l’avenir, malgré le fait qu’elles veillent sur leur troupeau – si on peut parler ainsi de leurs différents projets, employés, artistes – d’une façon très envahissante, très prenante. Leur capacité à rêver, à imaginer, à projeter du moins leurs projets m’a beaucoup impressionnée[19].

Là où elles ont plus de difficultés à faire des projections, c’est dans leur propre avenir personnel[20]. Donc, « comme bergère, quand je vais vieillir, quand je vais être fatiguée d’aller surveiller mes moutons dans les spectacles, le soir tard, donc d’aller voir mes artistes jouer, ou de travailler 16 heures par jour, qu’est-ce que je vais faire ? ». Elles ne sont pas là dans la perspective d’accumuler du capital, de faire des profits, donc elles vont faire des choix de coeur, accompagner un artiste parce qu’elles y croient, même si ce n’est pas celui qui promet le plus – ce qui n’est pas très stratégique, disons. Certaines ont du succès financier, mais ce n’est généralement pas l’objectif premier. Comme ce n’est pas leur premier objectif, elles ont souvent du mal à dégager suffisamment de capital pour envisager la retraite. Elles ont du mal à se projeter. Et même les plus jeunes ont du mal à envisager de vieillir. Peut-être que si j’avais interrogé des hommes sur le vieillissement, ils auraient eu les mêmes questionnements. Mais c’est quelque chose que je vois : cet horizon qu’au-delà de la montagne, la montagne de vieillir, c’est peut-être un peu plus difficile à envisager pour ces personnes-là.

Donc, elles espèrent. Certaines arrivent à imaginer une réorientation de leurs activités vers le mentorat, par exemple. D’autres s’inquiètent de leur légitimité et de la perspective de leur précarité possible, l’âge avançant. À ce propos, je voudrais revenir sur la carte « prendre soin ». Une auxiliaire de recherche qui m’accompagne dans une étude que je mène en ce moment a eu une remarque que j’ai trouvée intéressante quand on a rencontré des entrepreneures de l’industrie musicale de communautés linguistiques minoritaires, où il y a peu d’argent à faire. Dans mes recherches doctorales qui m’avaient aussi amenée auprès de certaines de ces entrepreneures, j’avais utilisé la métaphore de la missionnaire[21] pour parler d’elles et de la mission qu’elles se donnent d’« aider les artistes » à faire carrière dans leurs communautés. Ces femmes soulignent qu’il y a presque juste des femmes entrepreneures dans leurs communautés, qu’elles sont majoritaires et qu’elles s’entraident. Or, mon auxiliaire de recherche me dit : « c’est peut-être justement parce qu’il n’y a pas tant d’argent à faire et que ce qui est requis pour que ça roule, c’est de prendre soin des artistes, qu’il y a autant de femmes qui le font et pas plus d’hommes ». Encore là, on revient à la socialisation et aux raisons pour lesquelles les femmes sont plus portées à prendre soin que les hommes ! Mais en effet, ce sont des bergères qui choisissent d’aller s’occuper des artistes dans ces coins-là plutôt que des bergers. Et ces bergères-là se retrouvent à avoir du mal à envisager la vieillesse et à prendre leur retraite parce qu’elles n’ont pas mené leur carrière dans une perspective d’accumulation. Cela rejoint aussi la frugalité, avec des personnes qui acceptent de vivre d’une façon assez frugale pour se consacrer à cette mission qu’elles se donnent.

A.-L.S. : Est-ce que tu voulais réagir à l’idée même d’utiliser une métaphore pour parler de leadership, étant donné ce que tu as pu toi-même observer le pouvoir de la métaphore ?

J.B. : En fait, depuis que j’étudie l’entrepreneuriat, la gestion, le leadership dans le milieu des arts et de la culture, beaucoup de questions de vocabulaire ressortent, avec des difficultés à adhérer à un vocabulaire qui est lourd de sens, parce que pour la plupart des gens, exercer du leadership, c’est généralement associé à l’autorité ; entreprendre, c’est généralement associé à vouloir faire de l’argent et en arts, c’est très mal vu. Surtout, dans des milieux artistiques comme en musique populaire, surtout au Québec, dans la francophonie canadienne, où on n’est pas du tout là pour faire de l’argent. Avec ce vocabulaire, il y a des tensions identitaires qui surviennent.

Et puis, on dirait qu’avec chaque métaphore vient le risque de réduire. Quand on utilise la métaphore de la maternité, cela peut réduire la femme à un rôle de mère. Est-ce que berger, bergère, est une métaphore plus ouverte ? Peut-être. Les métaphores, je les trouve utiles pour brasser un peu les cartes, pour associer d’autres connotations à des mots qu’on a teintés fortement au fil du temps. On sait qu’on peut être entrepreneur de différentes façons, mais dans la tête des gens, le stéréotype est celui de l’homme, blanc, souvent célibataire, qui a tout son temps à investir pour réaliser ses objectifs de croissance économique, de profit. Or, peu de personnes oeuvrant dans les arts et la culture ont envie de s’associer à cette image-là. Je ne propose pas de remplacer complètement un mot comme « entrepreneur » ou « gestionnaire » par berger, bergère, mais je trouve qu’il y aurait matière à intégrer dans notre vocabulaire managérial de ces métaphores-là, qui viennent rétablir le lien entre les fonctions qu’un ou une entrepreneure ou gestionnaire occupe, avec d’autres facettes du monde, d’autres activités humaines. J’avais utilisé la métaphore du missionnaire pour parler d’entrepreneurs de l’industrie musicale de communautés linguistiques minoritaires, mais aussi les métaphores de l’activiste, du bricoleur et du poète[22], pour faire des liens avec d’autres secteurs d’activités humaines que simplement le commerce, à savoir la religion, la politique, la vie quotidienne.

A.C. : Et comment penses-tu qu’auraient réagi ces femmes que tu as interrogées si tu leur avais parlé de cette image de la bergère ? Aurait-elle été perçue positivement ou négativement, pourquoi ?

J.B. : La figure du berger est une figure assez noble. C’est quelqu’un qui a une compréhension de la nature, de son environnement, des animaux, qui est capable de gérer pas mal de choses en même temps. J’ai une conception très positive de la figure du berger, mais c’est vrai que c’est peut-être au niveau du troupeau que j’aurais du mal à vivre avec cette métaphore-là, à la promouvoir ou à la proposer. Parce qu’en effet, personne ne veut être dans le troupeau et peut-être même que des gestionnaires ou des entrepreneures ne voudraient pas concevoir les personnes, les artistes qu’elles encadrent, les employés qu’elles gèrent comme un troupeau de moutons… alors que, pour comparer, la métaphore de la mère évoque plutôt les enfants, dont on veut qu’ils grandissent, qu’ils s’éloignent du nid familial ; on est là pour les accompagner jusqu’à ce qu’ils s’en aillent…

* * *

Au terme de ces deux entretiens, que retenir ? Il semble que la figure du berger permet de ramener à l’avant-plan des dimensions négligées ou oubliées du leadership et de la gestion telles que l’humilité, la frugalité, le soin, le care. Ces dimensions sont peut-être souhaitables dans le contexte actuel de crises environnementale, démocratique, socioéconomique, épidémiologique et géopolitiques pour remplacer les figures charismatiques, propres à soi-disant inspirer, conduire ou mener des dernières décennies, portées par les injonctions à la croissance et à la performance. La figure du berger ramène aussi fortement l’invitation au silence, c’est-à-dire à l’arrêt, au recul, au fait de s’éloigner ou d’échapper temporairement à l’action. Force est de constater aussi que la métaphore du berger est aussi celle de la bergère, lecture au féminin qui apporte une imagerie et des inspirations relationnelles plus fortes et teintées d’affects.

Plus fascinant encore, la figure du berger, de la bergère apparaît comme à la fois stimulante et repoussante. Profondément paradoxale, elle offre une heuristique de découverte de la pratique du leadership qui aide à le penser non pas comme direction, mais comme accompagnement[23]. À ce titre, elle se révèle une métaphore féconde qui, comme toute métaphore, n’est pas suffisante, mais contribue à faire briller des facettes – ayant trait à l’attention et la sagacité, l’écoute et l’arrêt-silence, la réinvention des solidarités et des imaginaires de soi et du collectif – autrement moins visibles du prisme complexe qu’est le leadership et la gestion à l’oeuvre.