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Le bon berger. Le bon pasteur. Ces expressions résonnent encore dans l’imaginaire malgré ce qui aura été nommé « sécularisation », malgré l’urbanisation d’une grande part de la population occidentale et sa déconnection du monde rural[1]. La résonnance pourra être associée à des affects positifs ou négatifs selon la manière dont l’image aura été interprétée, selon sa provenance philosophique, théologique, juive et chrétienne. Elle s’étale du paternalisme plus ou moins doucereux et infantilisant au souci de donner sa vie par sollicitude pour autrui en passant par l’exploitation et l’asservissement[2]. Selon qu’on aura pâti d’être pris pour une « brebis » ou qu’on aura joui d’être « berger » ou vice et versa, on réagira autrement au recours à cette image pour penser des interactions humaines dans l’espace politique, social, entrepreneurial. On comprend pourtant la tentation de fantasmer sur un leader politique, social ou en entreprise qui possèderait ces qualités : direction efficace ; protection, sollicitude !

Dans cet article, je ne voudrai qu’ouvrir un chantier, qu’aborder une perspective de réflexion. Mais je le propose comme une simple introduction qui demandera des suites, des développements, la mise à plat de présupposés relevant de la philosophie sociale et politique ainsi que de l’éthique. Autant de choses que je ne ferai que signaler au passage. Mais, comme des brebis sages, suivez, s’il vous plaît, le berger-auteur… je promets de ne pas vous égarer et, déjà, de loin, pointer vers un espace commun de pâturage-réflexion à venir.

Recourir à cette figure du berger, du pasteur, est donc une tentation récurrente. Mais il faut parfois résister aux tentations et travailler les métaphores et images qui les soutiennent[3]. Je m’autorise de Jacques Derrida dans La Bête et le souverain, qui insiste pour signaler qu’une part du pouvoir politique provient des fables et de la fiction[4] et de ce que certains courants de pensée sur le leadership insistent sur la capacité à construire des récits, des fictions au service de la gestion.

Je crois que, pour une part, le recours à la métaphore du berger dans divers groupes ou discours sur le leadership relève de stratégies rhétoriques soit de domination, soit de contrôle bienveillant, soit de manières de générer de la confiance pour permettre de la cohésion dans un groupe ou une plus grande efficacité ou de meilleurs profits (pour le leader et/ou pour toutes les personnes impliquées)[5]. La métaphore est souvent liée à l’annonce de dangers réels ou induits, de violence potentielles. En ce sens l’image/métaphore/figure du berger est fondamentalement ambivalente.

Elle l’est encore plus lorsqu’on y recourt pour penser les qualités d’un leader car alors, la figure du berger ne venant jamais seule mais accompagnée de celle de la brebis, il faut tenir compte, pour interpréter le berger, de ce qui est affirmé de la brebis. Autrement dit, la présentation du leader drapé dans les atours du berger s’empêtre potentiellement et rhétoriquement dans des tentatives politiques et gestionnaires de diriger des humains comme s’ils n’étaient pas véritablement humains en refusant le « dissensus »[6] et le caractère potentiellement agonique des interactions humaines[7], en les maintenant en état de minorité, en ne reconnaissant pas leurs capacité à parler de justice[8], à argumenter pour se justifier[9], à résister, à s’engager de manière critique dans des interactions coopératives coordonnées et aussi à éprouver (réagir à et tester), de diverses manières, les structures dans lesquelles elles sont engagées[10]. Soutenant les réticences exprimées à l’instant, il y a des options quant à la nature des liens sociaux, aux partages du sensible et de la parole en politique, aux territoires et à leurs frontières, surtout en ce qui a trait à la délibération et à la prise de décision. Il y a aussi des craintes : l’efficacité de la pensée stratégique risque d’instrumentaliser les humains, de leur faire croire qu’ils importent alors que d’autres buts nourrissent véritablement les gestes et paroles des leaders ! Il y a l’attente d’un horizon toujours encore en avant : l’avènement d’un accès égal à la parole, à la voix qui compte et à la reconnaissance de celle-ci.

Entrée en matière fabuleuse

Commençons au milieu du XVIIe avec des fables de Jean de La Fontaine mettant en scène et en discours des bergers[11]. Une entrée par le « Grand siècle » permet de sonder le moment où Foucault avait décelé l’élaboration d’un type de gouvernance distribué entre le « pastoral » (global et quantitatif, sur des « populations », et analytique, sur des individus) et la « police ». Foucault tendait à séparer le « pasteur hébraïque » et le « magistrat grec ». Il ne prétendait cependant pas que le « pastoral » n’existait pas auparavant, mais seulement que, désormais, il se déployait aussi hors du champ ecclésial et se conjuguait de manières complexes et diversifiées avec un régime « policier » au moment même où l’approche des « sujets » se transformait pour faire place à d’autres idées de l’humain, de la multitude et des champs du gouvernement. À cette époque, la figure du souverain, des ministres, des administrateurs, des leaders, est en voie de révision. Des configurations médiévales sont ébranlées et deviennent instables. Les arguments fusent en tous sens. Dans cette profusion d’arguments, la figure du berger, du pasteur, des brebis, des loups surgit sous de nouveaux atours[12].

Dans ses fables, Jean de La Fontaine use de tactiques rhétoriques pour exposer, voire dénoncer des mésusages du pouvoir et de l’autorité. Elles sont portées par une idée pastorale aux résonnances positives[13]. Pourtant, les bergers de ses fables ne sont pas des souverains ou des leaders comme non l’entendons aujourd’hui. Les bergers de La Fontaine sont en étonnant décalage avec ce que, selon le Dictionnaire de Furetière, l’usage du mot « berger » connote à la même époque ! En effet, selon ce dictionnaire, le berger est avant tout une figure littéraire de l’amoureux :

Les poètes et ceux qui font des romans, traitent l’amour sous des personnages de bergers et de bergères. On dit aussi que chaque berger menait sa bergère pour dire que chaque amant menait sa maîtresse. Quelques-uns dérivent ce mot de l’Allemand berg, qui signifie montagne, à cause que les bergers mènent paître leurs troupeaux sur les montagnes. Mais Menage prétend qu’il vient de berbicarius dont a été fait aussi brebis. Nico le dérive de vervex.
On dit proverbialement l’heure du berger pour dire l’heure favorable à un amant pour gagner sa maîtresse et figurément on le dit pour toutes les occasions propres pour faire réussir les affaires…[14]

Cette citation était cependant précédée laconiquement de ceci : « Qui garde les moutons. David était un jeune berger qui devint Roy[15]. » La note politique n’est donc pas tout à fait absente mais elle est noyée dans le romanesque pastoral. C’est vers « pasteur » qu’il faut se tourner pour trouver des liens avec notre problématique. Nous lisons alors :

Vieux mot qui signifiait autrefois celui qui gardait et menait paître des bestiaux. On n’en use plus qu’en termes de l’Écriture. Les pasteurs d’Abraham, de Job. Les Anges ont annoncé la venue du Messie aux pasteurs qui le sont venus adorer.

Le pasteur serait désormais un mot de l’Écriture, une manière de traduire de l’hébreu et du grec. Pas un terme d’usage courant. Pas un terme littéraire comme « berger ». Mais la notice continue et ramène le lecteur au présent d’un usage ecclésial :

Pasteur se dit figurément d’un Supérieur Ecclésiastique qui est chargé du soin des âmes, comme un curé, un évêque, le Pape. Le Pape est pasteur de l’Église universelle. Jésus-Christ s’est appelé lui-même le bon Pasteur. Les Hugenots donnent aussi le nom de pasteur à leurs ministres.

Le pasteur est une figure, une manière ecclésiale – dans une Église divisée – de parler de quelqu’un qui a « soin des âmes ». Pas de trace politique. Pas même l’ombre du roi David. Pourtant la figure est bien celle d’un supérieur, d’une personne supérieure à celles dont elle soigne les âmes, guide et forme ses inférieurs[16].

La Fontaine et ses fables

Conservons ceci en mémoire alors que nous abordons la première apparition du berger chez La Fontaine dans Le loup et l’agneau[17]. La figure du berger y est celle du protecteur des brebis et des agneaux. Il les protège contre les « loups » dont les brebis calment la faim. Il vaudrait peut-être même mieux écrire : le berger est avec le troupeau et « devrait » protéger des brebis. Quitte à ce que cette tâche soit, de fait, quasi-impossible. Il est soutenu par des « chiens », écho de la triade platonicienne du berger, du chien et du troupeau[18]. Il échoue parfois car, dans cette fable, sans autre forme de procès, le loup emporte l’agnelet dans la forêt. Les commentateurs, Louis Marin et, dans son sillage, Derrida, font porter l’attention sur le loup qui serait le plus fort. Plus fort certes que la brebis de moins d’un an. Car le loup emploie sa force comme une « raison » plus forte que les raisonnements justes de la jeune brebis ou les capacités effectives du berger. Entre la force – les diverses figures qu’elle prend, comment elle circule et quels effets elles entraînent – et la raison existent, dans la réflexion politique et sociale, une large constellation de torsions qu’il importerait de mettre en lumière[19].

Pourtant, le loup est-il nécessairement le plus fort dans cette fable ? Il croque bien, sans autre forme de procès, la présomptueuse brebis qui tête encore sa mère. Mais avant cela, avait-il bien emporté au fond de la forêt, avec autant de succès, chaque fois, une brebis. On peut en douter car – il le dit : on ne l’épargne guère. Qu’est-ce à dire ? Ne pas « épargner », à l’époque, s’entend de ce qui est traité sans indulgence, sans ménagement, avec l’idée plus ancienne encore qu’on laisse à peine vivre, voire qu’on cherche effectivement à tuer[20]. Qui sont ceux qui n’épargnent guère ce pauvre loup, s’auto-désignant comme victime de violence ? Qui ? Sinon les bergers et leurs chiens ? C’est donc qu’eux aussi ont une puissance, une force – une raison forte – qui chasse le loup et qui l’aurait certainement encore une fois chassé si sa proie ne s’était pas écartée du troupeau. Le berger est potentiellement violent, d’une violence qui laisse cependant vivre le loup, car elle ne parvient pas toujours à l’écarter, à le chasser, à le tuer. Mais il n’est pas question ici d’équilibre des forces cependant. Chacun a son territoire : les prés pour le berger, la forêt pour le loup. Reste une zone neutre, dangereuse dans laquelle ni la loi de la forêt (de la jungle) ni la loi des humains ne règne… zone dans laquelle s’aventura la naïve brebis qui en sera extraite pour être dévorée dans la forêt, zone propre au loup. Le politique n’est ici qu’en filigrane et, lorsqu’il apparaît, il le fait comme violence qui tente de se parer de la raison – pour un temps – avant de laisser tomber le voile de cette raison pour recourir à la force brute. On est alors proche de Naudé et de la « raison d’État » ! Est-ce encore un modèle viable aujourd’hui ?

Ainsi le plus fort de la fable n’est pas nécessairement celui que l’on croit et le berger partage avec le dangereux loup de la force, une capacité de violence. Il a d’ailleurs des chiens qui sont de la famille des loups. On comprend aisément alors que le berger puisse être tenté, comme un loup, de dévorer une brebis… lorsque la faim le tenaille !

Dans Le corbeau voulant imiter l’aigle, le berger joue un rôle similaire : il est dans les coulisses. Du danger règne car l’aigle a remplacé le loup. Cette fois-ci pourtant, le berger parvient à sauver sa brebis et, devenu policier en quelque sorte, il encage le corbeau. Le berger semble dépassé par les capacités divines de l’aigle, oiseau de Jupiter. Mais il peut gérer les « volereux » ! Dans un cas comme dans l’autre, il intervient – avec ou sans succès – une fois le danger apparu et la menace certaine. Je note ici aussi que les brebis sont déjà présentées comme potentielles victimes sacrificielles : « Il tourne à l’entour du troupeau, Marque entre cent Moutons le plus gras, le plus beau, Un vrai Mouton de sacrifice : On l’avait réservé pour la bouche des Dieux. »

Une autre fable, Le loup devenu berger, expose pour sa part trois aspects : le berger (et son chien) sommeillent et ne semblent pas se préoccuper outre mesure du troupeau ; le berger peut être contrefait, imité par quelqu’un se souciant de son estomac plus que du bien du troupeau mais, alors, la contre-façon bergère fait perdre sa force animale au loup ; enfin, la « voix » du vrai berger en charge du troupeau ne peut être contrefaite – réminiscence du berger johannique[21] ! Ce défaut dans l’imitation entraîne la mort du loup, le berger s’étant éveillé et tard, peut-être, mais efficacement il s’engage dans son « office » de berger : protéger.

Dans Les loups et les brebis, la tension entre les bergers et les loups atteint un sommet même si le gros de la fable décrit une trêve, un temps pacifié de plusieurs années. Les bergers et les loups sont donc des adversaires qui doivent partager quelques éléments car ils parviennent à s’entendre, à s’accorder une trêve acceptée stratégiquement de la part des loups pour berner chiens et bergers. Mais peut-être avons-nous lu trop rapidement. La trêve a lieu entre les loups et les brebis. Ce n’est peut-être pas si simple. Il y a là un triangle complexe : les loups dévorent les brebis égarées, celles que le berger n’a pas su retenir dans le troupeau. Le loup se nourrit de la défaillance du berger. Par contre, les bergers s’habillent des peaux de loups, à l’inverse du loup s’attifant comme pâtre dans Le loup devenu berger. Le danger n’est donc pas seulement pour les brebis du troupeau en tant que tel et pour les loups qu’on ne dévore pas mais dont on se drape comme d’un trophée ! Le danger rôde : « Jamais de liberté, ni pour les pâturages, Ni d’autre part pour les carnages : Ils ne pouvaient jouir, qu’en tremblant, de leurs biens. » On croirait entendre Hobbes ou Locke !

Les bergers, hors de cette trêve, vivent dans l’insécurité car le danger rôde, mais ils ne semblent pas partie prenante de la conclusion de l’accord. Une fois la trêve signée, les bergers s’absentent ou ne sont pas à leur affaire. Ils manquent de clairvoyance : car, de même que petit poisson deviendra grand, louveteau devient « loup parfait « et friand(s)s de tuerie ». Les bergers perdent leurs brebis – et leurs chiens – pour s’être trop fié à une procédure légale et ne pas avoir été attentifs à la réalité et au souvenir de la réalité d’avant la trêve ! On ne pourrait guère les qualifier de leaders prévoyants !

Le début de Le berger et la mer semble aller en ce sens. Elle nous expose que de la hiérarchie existe parmi les bergers et que ceux-ci peuvent vendre ou acheter un troupeau pour ne pas avoir bien compris les risques économiques et sociaux de l’envie ou du désir du profit. Le berger est nécessaire, semble-t-il, si et seulement si du danger est possible ou réel… quitte à ce que ce qui ressemble à un berger ou que celui qui désire se faire passer pour un berger soit la source réelle du danger !

Ces figures du berger protecteur ne relèvent pourtant pas, chez La Fontaine, explicitement du registre « politique ». Elles sont différentes du Lion, par exemple, figure habituelle du roi et du politique et du leadership. Lui utilise pour soi, pour son profit, pour sa gloire, les autres animaux : il les bouffe, truque les partages, les réduit à n’être que des rouages de ses choix, des outils à sa gloire, l’orchestrateur de terreurs angoissantes… quitte, dans le processus, à être l’objet de discours retors. Il n’est guère soucieux de les protéger ou de se soucier des autres animaux en tant que tels. Mais ce lion, devenu vieux, peut être rejeté ou, lorsqu’il est amoureux, il peut être trompé ! Est-ce qu’au Lion rugissant et faisant trembler la société on doit opposer le berger, le vrai, le bon, malgré ses échecs ? Ce serait aller trop rapidement en besogne…

Je note aussi ceci au livre VII, dans Les animaux malades de la peste : le roi-lion s’accuse d’avoir croqué « force moutons » et probablement aussi un berger. Le renard, casuiste flatteur, lui répond ceci :

Vos scrupules font voir trop de délicatesse ;

Eh bien, manger moutons, canaille, sotte espèce,

Est-ce un péché ? Non, non. Vous leur fîtes Seigneur

En les croquant beaucoup d’honneur.

Et quant au Berger l’on peut dire

qu’il était digne de tous maux,

étant de ces gens-là qui sur les animaux

se font un chimérique empire[22].

Ceci, me semble-t-il, croque sur le vif la complexité de la figure et de ses résonnances politiques et autres, de la place de la brebis que tous veulent ou pourraient manger (loup, aigles, corbeaux, humains). Le berger ici est perçu comme usurpateur : il croit – croyance « chimérique » – avoir un pouvoir impérial sur les animaux. Alors que, jusqu’à maintenant, le berger relevait plutôt du registre du soin, de la garde et de la protection, il est ici présenté dans les marges de la distribution du pouvoir, en des termes politiques : l’usurpateur. L’usurpateur commet un rapt (par fraude, violence, ruse) : il enlève le pouvoir à quelqu’un ou à un groupe, non pas pour que le pouvoir disparaisse et que de l’émancipation advienne, mais pour l’utiliser sans en avoir le droit, en s’arrogeant ou s’inventant rhétoriquement du droit.

Mais avant d’aller plus loin, une dernière fable doit retenir notre attention : Le berger et le roi. Cette fable concentre sa « morale » sur la question de l’ambition, un des démons qui titillent les humains. Pour l’illustrer, la fable convoque une histoire de berger qui se retrouve ministre et qui, éventuellement, choisit de retourner à ses brebis. Il passe donc d’une fonction de pasteur dans laquelle il excellait – il importe de le souligner – à une autre, cette fois-ci, au coeur de la cour et du leadership politique. Nous dirions, de nos jours, qu’il possède des compétences transversales : gérer un troupeau de brebis ou une population humaine, cela requiert les mêmes capacités. La fable le décrit comme un berger reconnu, « diligens », efficace, capable de faire profiter son troupeau de telle sorte qu’un gain annuel appréciable en découle. Le berger n’est pas décrit comme bon pour le troupeau mais comme stratégique, organisateur tel que le troupeau produise un « profit », sans que la fable ne dise si le profit lui revient à lui, berger, ou va à un autre. À ce point de la fable, il ne saurait donc être décrit comme un capitaliste ou un entrepreneur, véreux ou pas. Il pourrait simplement être un « bon » berger, attentif à ses brebis et, respectant ce qu’elles sont, les rythmes de leur vie, de sorte qu’elles profitent et que, par ricochet, il en bénéficie. Rien ne le spécifie.

Ce berger, la fable le fait rencontrer le roi. Celui-ci reconnaît sa valeur. En « bon » roi (sic), il se dit que les compétences de ce berger-là pourraient être transférées sur la population du royaume afin que lui (le roi et/ou le royaume) en retirent annuellement des « sommes » importantes.

Le berger est prêt à jouer le jeu. Il croit ses compétences exportables sur un autre type de communauté. Il devient « Juge souverain » et, avec son « bon sens », il parvient à bien remplir la fonction que le roi disait qu’il avait « méritée ». C’est dire que la fréquentation de brebis, de chiens, de loups peut suffire à savoir réfléchir adéquatement à la condition humaine, aux méandres des intrigues et des abus et à savoir déceler des chemins de la justice et des profits. Pourtant « juge souverain » ne correspond plus tout à fait à « berger » car le juge est là pour porter des sentences, des « arrêts » lorsque d’autres administrateurs ou gens du royaume n’ont pas bien fait leur boulot ou contre des loups-humains qui voudraient profiter de leur force pour dépouiller la population du royaume. Un « juge » n’est pas tout à fait un leader politique ou social ou dans une entreprise. Mais la séparation est-elle toujours aussi claire ? Des confusions des rôles et des collusions existent et mériteraient une longue analyse.

Mais la fable ne s’arrête pas là. D’une part, elle creuse et met de l’avant une transformation du berger à un autre niveau. Lui qui était voyant et prévoyant est désormais présenté comme « aveugle ». La suite de la fable traite de sa lente redécouverte de la vue (à la vue de ses anciens oripeaux de berger de moutons) ! Il faudra que les mensonges et l’envie de la cour le rende suspect aux yeux du pouvoir princier pour que les siens s’ouvrent et qu’il veuille retrouver ses brebis. D’ailleurs les mensonges envieux sont symptomatiques : on accuse le berger-devenu-juge de détourner à son propre profit les biens du royaume (construction d’un palais, coffre rempli de pierres précieuses). Or ce n’était pas le cas. La fable est claire. Devenu « juge souverain », le berger demeure pauvre et conserve les traces et outils de son ancien métier. Il laisse le profit au roi/royaume.

Ainsi le berger est compétent avec des brebis. Il parvient aussi à être bon « juge souverain ». On pourrait vouloir conclure que cela ferait de lui un bon leader. Mais la conclusion n’est pas bonne. D’une part, il ne devient pas roi. Ici le berger n’est plus le roi, figure traditionnelle du leader mais c’est le redresseur de torts, celui qui arrête les méfaits, exactions et autres délits causés par l’envie[23]. En cela, certes, on pourrait dire qu’il conserve des attitudes protectrices ou de la sollicitude. Mais, il faut être attentif aux subtilités de la fable qui est ici témoin d’un déplacement social et politique en cours : la cour de justice commence à être séparée de la cour du roi. Le lieu de la justice n’est plus celui du pouvoir et pourtant un nouveau type de pouvoir (faible) naît avec cette fonction (« juge souverain ») qui veillerait au bien de la population comme sur un troupeau. D’autre part, cet ex-berger devenu juge ne parvient pas à comprendre pour elle-même la situation humaine de la cour. Mieux, il peinera, prendra du temps pour le comprendre et ne le comprendra que quand lui, le juste juge, sera injustement accusé devant le roi. Les compétences qu’il utilise pour bien juger ne lui permettent donc pas de vivre au milieu des humains. Or un leader ne vit pas en isolé, ni un berger ; il est inscrit au coeur d’un régime complexe d’interactions, souvent asymétriques. Il est pris dans un dilemme qui lui paraît soluble seulement dans l’abandon de ce poste pour retrouver un troupeau de brebis : ou bien plaire aux grands ou aux diffuseurs de propos envieux afin de demeurer en vie et en faveur ou bien ne pas en tenir compte et mourir malheureux tout en faisant bien son ouvrage. Il choisit de vivre heureux, sans autre profit que celui d’un type de communauté imperméable à l’envie, aux mensonges et aux intrigues.

Le roi avait donc mal vu. Ce roi bien intentionné et juste qui vérifie les dires calomnieux et en décèle le caractère mensonger a mal pensé le politique ou la gouvernance et le leadership qui y joue. D’une certaine manière, la fable met certes de l’avant la nécessité d’un juge juste et désintéressé dans un monde empesté par l’envie. Mais un royaume dans lequel on s’en prend à ce type de juge n’est pas un royaume qui peut survivre et profiter. Car dans ce royaume personne n’est là véritablement pour le bien de la population. Tout le monde cherche son profit, le roi comme les autres. Un bon juge-berger n’y changera rien, n’y survivra pas. Ce que nous appellerions, aujourd’hui, la séparation des pouvoirs est un leurre. Selon la fable, le berger peut être juge mais on ne le voit pas capable de vivre dans l’entourage de la cour et d’y devenir leader et il ne profitera pas des effets de ses arrêts. Arrêts qui occasionneront son départ, qui suscitent des situations sociales telles qu’il lui sera presque impossible de demeurer juge souverain.

Enjeux critiques

Nous avons donc mis en place une constellation de traits de la figure du berger, tant dans son rapport à des brebis, à des loups, que dans un possible transfert politico-juridique en lien avec des positions de leadership.

Le traitement de la figure du berger par La Fontaine rejoint l’ambivalence que l’on trouve dans la tradition biblique et platonicienne, et jusqu’en modernité, de cette figure[24]. Le vrai berger ne peut être que divin[25] ; les bergers de ce monde-ci sont toujours potentiellement défaillants ou abuseurs, dévoreurs, profiteurs[26].

Mais pour creuser un peu plus, faisons maintenant travailler la métaphore, non plus seulement à partir du pôle berger mais depuis celui de brebis. Ce pôle « brebis » est plus complexe qu’on ne le croit. Cette complexité rend encore plus problématique l’idée habituelle de transposition du berger en figure de leadership. La tradition, en effet, est porteuse d’au moins trois figures de la brebis : la « tranquille broutante », la « perdue » et l’« ingénue délinquante et dénaturée ».

La « tranquille broutante » s’adonne à une activité (elle broute). Elle le fait là où il y a de quoi brouter. Lentement, sans trop porter attention à ce qui vient ou la circonscrit, elle se déplace, suivant les autres brebis à la recherche de quoi brouter paisiblement. Ensemble, elles trouvent l’herbe et la consomment. Toute l’attention porte sur l’activité à poursuivre afin de vivre au quotidien, dans la répétition du même geste (brouter). Bien sûr, il y aura de la reproduction par moments et quelques activités secondaires, mais toutes mènent à ce que les brebis broutent sereinement, sans irritation, dans la paix. Le berger semble presque inutile. Il ne serait là que si et lorsque du danger (loups ou autres) se présentaient. Les brebis possèdent une capacité propre à (sur)vivre.

La seconde figure de brebis, la « perdue », broute aussi. Mais deux situations se produisent : ou bien, broutant tranquillement, elle a perdu de vue le reste du troupeau ou bien, cherchant plus que de quoi brouter, elle se retrouve isolée, esseulée, « perdue », au point de ne pouvoir retrouver son chemin. Cette brebis est très évangélique. Le berger ira à sa recherche quitte à laisser le troupeau de broutantes toutes à leur affaire, sans crainte.

L’« ingénue délinquante et dénaturée » surgit de la plume de La Fontaine dans Le loup et l’agneau. Elle n’a pas un an et s’est déjà éloignée du troupeau tant et tellement qu’elle peut être perçue comme une proie facile. Elle n’a pas « naturellement » peur du loup[27]. Elle veut voir jusqu’aux limites de ce qui est le territoire des siens (brebis, chiens, bergers), le territoire de la culture. Elle entre dans le no man’s land qu’est la rivière. C’est là que le loup la rencontre, lui aussi hors de son territoire habituel, celui de la nature. Elle n’est pas perdue. Elle réfléchit sur qui elle est, ce qu’elle sait, ses relations. Elle l’énonce de manière précise, juste, vraie. Elle semble connaître la physique des fluides. Elle est logique… sans rien comprendre, cependant, à la logique profonde de « la raison du plus fort » qui « est toujours la meilleure ». En ce sens elle est ingénue, génialement naïve. Elle en mourra avant que la découvrant absente on puisse venir à son secours. Le berger ne s’aventurera pas dans la forêt : il la sait dévorée…

Voilà pour les brebis en elles-mêmes. Mais elles forment ensemble un troupeau de brebis, mâles et femelles ; le troupeau est intergénérationnel aussi.

Les visions habituelles du troupeau soit partent d’un troupeau unifié composé des « tranquilles broutantes », soit d’un troupeau qu’on trie pour ne conserver que celles-ci ou pour contrôler les autres. Or, qu’arrive-t-il à l’office du berger le jour où le troupeau est pensé comme inextricablement composé des trois types de brebis ? La tranquillité du troupeau sera troublée par les questions et les gestes de l’ingénue. L’anxiété pourra monter lorsqu’une brebis sera perdue. Tout à coup, on ne fait plus que brouter. D’autres impératifs retentissent et requièrent d’autres compétences : Platon l’avait bien vu.

De la vie pastorale à la ville et aux institutions de l’État

Tentons d’élargir la réflexion depuis les fables et ce qu’elles ont permis de mettre en place. Dans quel but brouter, gentille brebis ? Pour vivre. La vie de la brebis se résume à consommer pour vivre, à organiser son temps, ses gestes et rapports à autrui en fonction de ce qui doit être consommé pour continuer à bien vivre. Dans les champs, dans les pâturages et les alpages, cela est rythmé par la présence de quoi nourrir et par les saisons, par le régime hivernal qui ne correspond pas à l’estival. Mais dans les deux cas, le quotidien tourne autour d’un endroit où se procurer la nourriture. Que cela soit le fait du sol et de la « nature » ou que cela soit assuré par une distribution par des « bergers », peu importe à la brebis pourvu que le besoin soit comblé.

Mais dans le passage de la vie champêtre à la ville (polis, urbs, ville, État), les choses sont vite plus compliquées. Les rythmes de la terre n’y tiennent plus. Vivre tourne encore autour de la sécurité alimentaire, certes, mais selon des temps et des instances de médiations plus complexes. À cause du lieu, de la population qui ne se déplace plus comme un troupeau agraire, d’autres préoccupations liées à la vie vont surgir : la santé (physique, mentale), la qualité des lieux, l’impact du vivre urbain sur les « brebis » dans leur capacité de se tolérer, de se déplacer. Les conflits se multiplient car les lieux d’interactions asymétriques se multiplient et sont marqués par diverses passions engendrant des tensions. Comment faire passer cela pour du « pastoral » : on fait rêver à des campagnes, l’Arcadie ressurgit ! La ville (polis ou urbs ou megapolis) ou l’État ne sont pas des lieux pour des « brebis » ! Et aucun berger ne pourra changer cela, car Platon écrirait que le troupeau devient un « gros animal » ingouvernable[28]. Si, en plus des nourritures terrestres, on doit veiller aux « âmes » individuelles, au salut individuel tout autant qu’à l’organisation rituelle et culturelle de la multitude abordée comme un tout, alors le berger est dépassé.

Comment allier, chez les brebis, la vie comme nourriture et la vie comme activité spirituelle ? Le christianisme va ainsi compliquer les demandes de compétences pour le berger ou, à tout le moins les radicaliser. Si Platon pouvait trier des brebis d’une classe à part pour en faire des gardiens et des philosophes, cela était le cas pour le petit nombre ; le reste formait le gros animal à nourrir, dont il fallait gérer les émotions… en faisant jouer leurs imaginations par de l’art approprié et quelques mensonges ou mythes adaptés à maintenir la justice (law and order !). Le panem et circenses des Romains n’était pas loin ! Avec le christianisme, au moins en théorie, tous et toutes étaient appelés à une « vie éternelle », à une activité d’écoute et de méditation de la Parole… La modernité aura tenté, de combiner deux pans du « salut » : le rapport à Dieu et la santé, la réfection, les forces physiques, l’éducation et la gestion des affects. Cette humanisation des figures du berger demande d’autres compétences que celles du simple pâtre : premièrement, déterminer les types et registres de besoins, de capacités, de limites ; deuxièmement, veiller aux interactions (coopérations qui les renforcent et interférences qui les affaiblissent) entre ces registres ; troisièmement, articuler les divers membres de la communauté au profit maximal de tous et de chacun. Tresser ces trois plans sans pour autant se penser comme ce sans quoi ils n’existeraient ou ne seraient que chaotiques.

Ainsi tant du côté des brebis que du côté du berger, il est possible de compliquer les rapports et les situations. Autrement dit, la figure du berger comme leader est pour le moins ambivalente, déjà au simple plan des fables et de ce vers quoi elles font signe. Elle l’est d’autant plus que le troupeau, mieux la multitude, est diversifiée et n’est pas composé que de brebis de divers types[29]. En ce sens, et pour être attentif à La Fontaine une fois de plus, l’espace politique est occupé aussi par des renards, des singes, des ours, des tigres, des lions, des éléphants, des lièvres et des ânes… sans oublier, si l’on cherche la fabulation via l’animalité, qu’il faudra du complexe, du mélange et de l’organisation du divers, voire des croisement inédits dont témoignent Cicéron et Machiavel[30]. Plus encore, ces manières fabuleuses de penser le rapport berger-brebis prend pour acquis que ces « natures » sont stables et surtout que le berger ne deviendra jamais brebis et vice versa. Or dans l’orbite des réflexions aristotéliciennes, thomasiennes[31] et ranciériennes, circule l’idée suivante : par delà des relents de fonctionnalismes naturalistes platoniciens qui hantent certains passages du corpus aristotélicien, dans le politique, il importe tour à tour d’occuper les divers postes de délibération, de décision et d’exécution, selon des alternances précises ou violentes[32]. Or cela n’est guère pensable, aujourd’hui, dans bien des milieux politiques, sociaux, économiques ou d’entreprise dans lesquels les gens sont définis par une réduction, une fois pour toutes, à une compétence ou à une fonction.

De l’importance de certaines postures pastorales ailleurs et autrement que dans la figure du leader économique, social ou politique[33]

Quittons maintenant l’ordre de la métaphore pour entrer dans des conclusions inspirées par ce qui précède. Si la figure du berger est apparue ambivalente, ambiguë, voire à éviter, dans des postes de « pouvoir » ou de direction, certains de ses éléments (soin, souci et protection personnalisés) peuvent cependant être conservés.

Des agents dans la société ou dans une équipe de travail peuvent être investis, se reconnaître ou être reconnus comme « pasteurs ». Ils ne sont pas nécessairement ordonnés ou institués en vue de cela. Mais, par dévouement, pour apaiser les craintes et assurer que là où échoue la gestion politique, économique ou entrepreneuriale (triage et médication à la Platon) ou là où elle atteint ses limites, des humains ne pâtissent pas de faim ou ne soient réduits à l’état de « musulman/musselman » (Semprun\Agamben) sans attention ou espoir[34], sans possibilité d’être entendus, sans reconnaissance de leurs qualités, compétences ou utilité. Les personnes dotées de ce dévouement ne sont pas pour autant des leaders.

Il faut, en général, du « berger » de ce genre, de manière intermittente, car il y a de l’empêtrement humain et de la malice dans une multitude, situation impensable dans un troupeau. On s’empêtre les uns les autres en paroles, en actions, voire par omissions. Vous direz : pourquoi faire intervenir à nouveau ce terme (empêtrement) apparu furtivement dans l’introduction ? Pourquoi ? Mais c’est qu’il n’a jamais été véritablement absent, simplement dissimulé. « Empêtré » est enraciné linguistiquement dans l’idée d’entraves mises à un animal, d’attaches qu’on lui impose pour le forcer à brouter là où on a décidé qu’il devait brouter. « Empêtré » provient de impastoriare, dérivé de pastoria, de pastus. Et voilà le berger et ses brebis qui réapparaissent, le berger devient pasteur mais avec, cette fois, la violence faite à la brebis par souci de son bien, pour le bien de qui met l’entrave (signe de possessions, de propriété, de crainte de perdre…)[35]. Ici, de nouveau, la différence entre le pasteur et le berger demanderait à être creusée. Cela nous entraînerait loin des fables de La Fontaine qui nous ont servi de fil rouge jusqu’à présent.

Dans cet article, l’image du berger a été explorée de diverses manières. Toutes les perspectives étudiées ont eu un rapport pour le moins ambivalent, voire carrément critique avec cette image, surtout lorsqu’il s’agissait de penser le politique, le gouvernement humain d’humains. L’image du berger gardien de son troupeau pourrait bien venir recouvrir une politique de la Raison d’État ou de l’État de police, pour reprendre la nomenclature de Foucault au début du cours Naissance de la biopolitique[36], mais alors, on devrait y voir un jeu rhétorique à fins idéologiques car bien qu’il s’agisse désormais, avec le libéralisme, de gouverner en s’intéressant à la santé, l’hygiène, la longévité, etc[37], voire désormais au bien-être, aux vulnérabilités ou à la spiritualité et que cela pourrait ressembler à des aspects du berger-médecin, les techniques de gouvernement sont tellement différentes que la métaphore risque d’oblitérer la différence dans les moyens, les perspectives, les impacts et buts sur les individus et les populations d’un territoire donné.

Le politique aujourd’hui n’est plus tout à fait celui de Platon et certainement pas celui des pasteurs chrétiens. C’est, en démocratie libérale et en gestion d’entreprises d’État ou publiques, un jeu complexe de différents arts de gouverner avec leurs index diversifiés. Le politique est surtout l’occasion, le forum pour débattre de ces différents arts de gouverner[38].

Le social et le registre de la « direction » et du pouvoir dans les institutions économiques ou les « services » publics sont des espaces d’interactions, de coopérations et de coordinations complexes dans lesquels les capacités de prudence de chaque agent sont importants et à valoriser et pas seulement celles d’un leader. Là encore, la figure du berger ne s’applique pas. Du leadership ne se trouve pas dans une personne. Structurellement, ni le berger dévoué ni le meneur policier ne sont à leur place. Pour faire disparaître cette métaphore du berger et celle des brebis qui l’accompagnent, il faudrait étudier, une autre fois, ailleurs et longuement, la diffraction des qualités de prudence dans la prise de décision et l’exécution telle que les réflexions thomasiennes permettraient, me semble-t-il, de l’analyser et de le mettre en ordre[39]. Mais cela ne s’écrira pas ici. Une suite devra venir dans quelque temps.