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Aux « Confinés[1] » !

Introduction

État des lieux

Les effets sur le monde de l’art de la pandémie de covid-19 que nous connaissons depuis le début de l’année 2020 ont déjà commencé à être largement étudiés par les sciences humaines et sociales, en particulier dans le domaine du spectacle vivant[2]. Il appert que, dans un contexte d’annulations et de reports des projets en cours dus aux mesures de confinement, des initiatives à la fois nombreuses et diverses sont nées au niveau mondial, témoignant de la vitalité des agents artistiques qui ont cherché à assurer une forme de continuité des pratiques, notamment par le biais du numérique, moyen privilégié de développer des pratiques à distance.

Le monde musical n’échappe pas à un tel constat. Face aux règles de confinement, deux moyens principaux ont été mis à profit pour pallier le déficit de présence : premièrement, jouer soit en direct avec les personnes avec lesquelles nous étions confinés, soit, dans certains cas, avec des personnes n’appartenant pas au foyer mais exclusivement en extérieur ; deuxièmement, utiliser des moyens virtuels pour se retrouver (Onderdijk, Acar et Van Dyck 2021). Ainsi a-t-on pu, entre autres, donner un concert simultané chacun depuis son balcon (comme en Italie, voir Thorpe 2020), jouer tout seul depuis son balcon pour la communauté locale (comme l’a fait un dj à Glasgow, voir Dalziel 2020), répéter ensemble régulièrement via des plateformes de visioconférences (voir l’initiative et le témoignage de Brent Rowan en Ontario, 2021), partager des listes d’écoute via des plateformes de diffusion musicale en continu (analysées par exemple par Chiu 2020), ou même développer des projets non axés sur la performance (expansion d’un site Web vendant des instruments de musique, création de forums en ligne, commercialisation d’enregistrements, etc. ; voir Cohen et Ginsborg 2021).

Comment expliquer la profusion de telles initiatives au moment même où la possibilité de faire et/ou d’écouter de la musique à plusieurs semble au plus haut point compromise ? Une hypothèse explicative réside dans les effets positifs que la musique produit sur l’être humain : ceux qu’elle produit en général sont en effet bien connus, et ceux qu’elle produit par temps de crise en particulier commencent à être relayés à la fois par les médias et la communauté scientifique. Lors d’une crise sanitaire, alors même que l’être humain est à même d’éprouver des émotions négatives telles que la colère, la peur, la frustration ou l’ennui (Brooks et al. 2020), voire d’être confronté à leur augmentation, tout autant qu’à la diminution des émotions positives (Li et al. 2020), il semblerait que tant du point de vue de la pratique que de celui de l’écoute, la musique soit capable non seulement de réduire l’anxiété mais aussi d’augmenter le bien-être. Les raisons en seraient au premier chef la capacité d’adaptation cultivée par l’attitude esthétique, susceptible de mener au plaisir et à l’acquisition de connaissances (Sarasso et al. 2021), et, plus encore, sa capacité à maintenir ou à créer des liens sociaux (entre autres : Chiu 2020 ; Fram et al. 2021 ; Cabedo-Mas, Arriaga-Sanz et Moliner-Miravet 2021). Autrement dit, faire et/ou écouter de la musique ne consisterait pas à assurer seulement une continuité des pratiques artistiques et culturelles, mais aussi une continuité sociale[3], ce qui traduit le fait que toute crise sanitaire n’est jamais « que » sanitaire, mais qu’elle est aussi éminemment sociale[4].

Présentation de l’objet d’étude

C’est précisément dans le contexte des bouleversements qui ont touché les pratiques artistiques lors du premier confinement français de 2020[5] que le projet Confiné a vu le jour sous l’impulsion du percussionniste Maxime Echardour, animé par cette double intention de continuité artistique et sociale. En effet, selon Echardour, une fois passée la sidération provoquée par l’annonce du confinement, s’est rapidement fait sentir la nécessité d’agir, et d’agir prioritairement avec les autres, ce qui a donné lieu à l’ébauche individuelle d’un projet, puis à la proposition à des collègues et/ou amis d’y contribuer[6] (on trouvera un portrait des contributeurs en annexe 2). Plus précisément, il s’agissait de créer une oeuvre musicale en donnant à chaque contributeur, depuis le lieu où il se trouvait, la liberté de ses modes d’expression, mais dans les limites d’un temps maximal imparti à la démarche créative (24 h) et au morceau réalisé par chacun (1 min 30 s). Ainsi, ce sont en tout 31 personnes qui ont été contactées entre le 17 mars et le 15 avril 2020 : 30 ont accepté la proposition, 29 ont réalisé un morceau, et l’ensemble a permis la création de 36 minutes de musique. Le projet Confiné partage donc avec d’autres projets de création un certain nombre de points communs, tout en présentant ce qui semble pouvoir être nommé des particularités[7].

D’une part, il partage avec d’autres projets de création nés lors des périodes de confinement un même contexte d’apparition, des motivations communes – garder une activité régulière (quotidienne ici, et à but non lucratif[8]) et la partager avec les autres –, ainsi que l’usage d’outils et de méthodes pouvant pallier l’impossibilité de la mise en présence. C’est ce qui fait que le projet Confiné se distingue d’autres projets pourtant proches par leur esprit, mais antérieurs à la pandémie : pensons à celui de l’ensemble Aleph, Arrêts fréquents (1998), qui constitue, aux dires de Maxime Echardour, l’une des sources d’inspiration de Confiné, mais en diffère à la fois par son contexte de création – les années 1990 –, et par certaines de ses propriétés artistiques – les 68 créations qu’il regroupe et qui durent entre 3 et 30 secondes sont dissociées les unes des autres et toutes jouées par le même effectif. Dans Confiné, le projet est consubstantiellement lié à la crise sanitaire. Il ne s’agit pas d’une création qui aurait été simplement modifiée sous l’effet de la crise. C’est bien l’idée même du projet qui est directement due au confinement. Ses modalités, elles aussi, sont spécifiques de cette période, puisqu’il s’agit d’un dispositif non institutionnel créé et/ou réalisé en grande partie par des interprètes habituellement institutionnalisés. Cette création se révèle donc symptomatique d’une certaine façon de réagir dans le monde artistique, et au-delà, dans la société, à un moment de crise. Elle montre que, pris au dépourvu, nous agissons avec le peu de moyens dont nous disposons, afin d’assurer une certaine continuité des pratiques. D’ailleurs, le projet ni n’a évolué ni n’a été renouvelé lors des confinements ultérieurs : il est bien spécifique d’un certain état de choc que l’on peut qualifier à la fois d’inédit et de partagé. Un autre indice de cette spécificité serait que l’oeuvre est jusqu’ici demeurée elle-même « confinée », réservée à l’écoute de ses seuls contributeurs[9].

D’autre part, du point de vue de la mise en oeuvre, le projet Confiné semble se démarquer d’autres projets de création nés dans les mêmes conditions. Premièrement, Confiné constitue une oeuvre qu’on peut qualifier non pas de « participative[10] » mais de « collaborative » : s’il s’agit bien d’une « tribune », comme le dit Echardour[11], celle-ci reste privée. On peut dire que l’auditoire est réduit à l’échelle de chaque contributeur pris isolément. Il n’y a donc pas d’auditoire public : le projet n’a pas cherché à retrouver virtuellement l’expérience du concert en direct, que ce soit en simultané ou de façon enregistrée. Et y compris à l’intérieur du seul cercle des contributeurs au projet, il n’y a pas eu de création d’une communauté en ligne[12], comme cela se fait parfois via l’usage d’une plateforme de communication (comme Zoom dans le cas du projet de Sacred Harp étudié par Morgan-Ellis 2021). Cela correspondait pour Echardour à la volonté d’inciter les contributeurs à créer librement, sans l’appréhension d’une écoute éventuelle, dans la plus grande confiance[13]. Deuxièmement, à la différence de certaines oeuvres visant in fine une superposition verticale des différentes contributions[14], Confiné repose sur une collaboration horizontale, le but étant de faire se succéder les différentes contributions au sein d’une même oeuvre, conformément à l’intention de Maxime Echardour de se donner une activité quotidienne comportant plusieurs étapes : appeler le contributeur, découvrir sa création et faire exister chaque contribution individuellement au sein du projet. Troisièmement, Confiné ne s’apparente cependant pas pour autant à un cadavre exquis, dans la mesure où chaque nouveau contributeur pouvait entendre le morceau créé par le(s) précédent(s) avant de composer. Quatrièmement, s’il comporte une part indéniable d’improvisation (voir l’annexe 1), le projet Confiné se démarque néanmoins des pratiques d’improvisation synchrone en ligne[15]. Mais cinquièmement, il ne s’assimile pas pour autant non plus aux projets consistant à envoyer sa partie à jouer à chaque interprète d’un ensemble en vue d’une unification ultérieure par le compositeur, via l’enregistrement des parties individuelles chez soi, parfois à l’aide d’un clic ou d’une bande-son[16]. Il n’y a pas de partition dans le projet, mais seulement une charte élaborée par Echardour (annexe 4). Enfin, on ne trouvera pas d’usage de la vidéo ici, bien que très courante dans les projets musicaux de cette période[17], mais en revanche la demande à chaque contributeur d’une photographie prise le jour de sa création, conformément au désir d’entretenir un rythme d’activités quotidien.

Objectifs de la présente étude

L’objet de la présente étude est d’examiner plus en détail la manière dont le confinement a déterminé certaines propriétés du projet Confiné, et quels éléments de solution, en retour, celui-ci a pu apporter aux problèmes posés par celui-là. On peut dire que ces problèmes sont au nombre de trois au moins. Le premier est un malaise ressenti par Maxime Echardour et la majorité des contributeurs face au changement de rythme que le confinement impose. Le deuxième est le malaise ressenti face à l’éloignement social. Et un troisième concerne cette fois le sens que l’on peut attribuer au confinement.

De ce point de vue, le projet se révèle symptomatique d’une situation présente dans le monde en général, et en particulier dans la musique. Il s’agit d’un projet qui s’inscrit explicitement dans une démarche artistique de gestion de la crise. Mais 1) certaines particularités de mise en oeuvre, comme nous l’avons mentionné, demandent à être étudiées de plus près, et 2) la question se pose de savoir jusqu’à quel point le projet relève les défis posés par de tels problèmes. Parvient-il à dépasser les perturbations imposées au quotidien de certains artistes alors même que le temps alloué à chaque contribution n’est que de 24 h ? Dépasse-t-il la distanciation sociale due au confinement, au vu de la diversité des partis pris, des rapports préexistants entre les contributeurs et de la nature particulière de la collaboration que le projet induit ? Parvient-il à donner du sens à un confinement dont l’annonce fut brutale, et dont certains effets furent radicaux ? Autrement dit, le projet a-t-il pu, à son niveau, entraîner des effets positifs, comme des expériences de plaisir, à l’image d’autres projets musicaux nés au même moment ?

Avant de prendre connaissance de l’analyse qui va suivre, il est possible de lire la charte du projet et d’écouter les huit premières contributions (extrait audio 1) : dans l’ordre, celles de Maxime Echardour, Tomás Bordalejo (à partir de 1:01), Thomas Keck (2:13), un contributeur anonyme [no 4] (3:21), Stéphane Derbékian (4:23), Corentin Marillier (5:40), Elsa Biston (6:43), Ezequiel Spucches (8:12)[18]. Par ailleurs, on se reportera utilement, tout au long de la lecture, aux annexes 1, 2 et 3 qui exposent les résultats tirés de certaines analyses empiriques, et qu’il est impossible de faire figurer dans leur intégralité dans le corps du texte : analyse de l’oeuvre, de certaines des propriétés socioprofessionnelles des contributeurs, et des questionnaires envoyés à ces derniers.

Extrait audio 1 : Projet Confiné, contributions nos 1-8 : Maxime Echardour (0:00), Tomás Bordalejo (1:01), Thomas Keck (2:13), un contributeur anonyme [no 4] (3:21), Stéphane Derbékian (4:23), Corentin Marillier (5:40), Elsa Biston (6:43), Ezequiel Spucches (8:12).

Réagir face au temps confiné

Ambiguïté de la situation émotionnelle initiale

D’après les réponses fournies au questionnaire (annexe 3) et aux entretiens personnels portant sur les changements de rythme et de perception du temps induits par le premier confinement français, les contributeurs du projet Confiné semblent avoir vécu deux grands types d’expériences émotionnelles (certaines des réponses sont présentées en annexe 1). La première est minoritaire, la deuxième, majoritaire.

À contre-courant de la tendance générale relayée par les médias et la communauté scientifique, un premier type d’expérience s’apparente à une forme de plaisir, que ce soit parce que les changements de rythme dus au confinement sont perçus positivement – par exemple, par le chanteur Justin Bonnet, qui a apprécié la sensation de « temps volé » procurée par l’arrêt de certaines de ses activités –, ou parce que le changement est en réalité minime – c’est le cas, de façon saillante, chez certains compositeurs, déjà habitués à travailler chez eux, de façon solitaire, et souvent avec l’électronique. Chez ces derniers, le rythme quotidien subit moins de modifications que chez les interprètes, habitués à recevoir des partitions, répéter ensemble, tenir des réunions et se retrouver sur scène. C’est la situation vécue par François Vey, par exemple, qui intègre à sa contribution du projet Confiné « l’esthétique d’un projet en cours », signe de la continuité de ses pratiques. C’est ce que l’on tire également du témoignage de Tomás Bordalejo qui se dit habitué à vivre un rapport « pas normal » au temps quand il est dans un processus d’écriture. À la limite, si changement il y a, ce n’est pas tant un bouleversement qu’un renforcement des habitudes, là encore chez François Vey, dont les moyens techniques se sont simplement révélés encore plus réduits qu’ils ne l’étaient déjà (usage d’un ordinateur et d’un casque, mais sans micro ni synthétiseur).

Un deuxième type d’expérience, en revanche, s’apparente à une forme de déplaisir, lié au fait que le temps commence à être perçu sous les espèces de l’étrangeté[19], qu’il s’agisse d’une « dilatation[20] », d’une « lenteur excessive[21] », ou d’un temps indéfini[22], notamment dépourvu de limites[23] et/ou d’activités musicales[24]. À cette période, le temps est en effet devenu doublement étranger, en raison d’une absence d’échéance – le 16 mars 2020, on sait quand le confinement commence, pas quand il s’arrêtera (15 jours de confinement avaient été annoncés au départ, avec la possibilité d’une prolongation) –, et d’une perte de sens – on ne sait comment occuper ce temps. En un mot, le temps paraît à la fois trop étiré et insuffisamment coloré, et l’étrangeté, trop radicale pour être supportée. Le temps semble donc réduit à une pure durée, cette succession continue qui, comme le dit Bergson, n’est jamais mieux perçue que dans l’attente, voire l’ennui – il s’agit de l’expérience fameuse de l’attente que le sucre fonde (Bergson [1907]1998, p. 9-10, 338). Le temps de la mesure s’est comme échappé, au profit d’une non-mesure, voire d’une démesure.

Il apparaît que, au sein du projet Confiné, pour les uns, comme pour Bergson, cette sensation de durée n’est pas nécessairement génératrice de malaise, alors qu’elle provoque au contraire chez les autres un sentiment de vide difficilement supportable. La situation émotionnelle de départ est donc ambiguë. Chez certains contributeurs, les deux sensations vont même jusqu’à s’entremêler. Corentin Marillier, par exemple, ressent une forme d’empathie pour sa famille confinée en France, alors même qu’il vit en Suisse un confinement moins strict. Et Raphaël Aggery comme Romain Ponard, tout en reconnaissant l’étrangeté de la situation, apprécient la possibilité de passer un temps long en famille. Cependant, dans l’ensemble, on peut dire que c’est la sensation de malaise qui prévaut (pour 13 témoignages sur 22 au moins), la plus positive n’étant réservée qu’à quelques exceptions (pour 3 témoignages sur 22 au moins) (voir annexe 1). De ce point de vue, on peut dire que les réactions des interrogés face au confinement sont symptomatiques d’une situation plus générale, partagée par tous ceux qui ressentent psychologiquement ses effets négatifs[25]. Nous proposons de consacrer cette partie à l’étude des réponses que le projet Confiné a pu tenter d’apporter à ce sentiment de malaise.

Retrouver du connu

Une première réponse nous semble fournie par les procédés permettant de retrouver une certaine familiarité avec le temps ordinaire, celui de la mesure. Le premier procédé, d’un point de vue chronologique, n’est autre que la mise en place d’une organisation temporelle par l’initiateur du projet, suivie de son acceptation et son application par les contributeurs. C’est en effet le quotidien de Maxime Echardour, d’abord, que le projet contribue à structurer à nouveau[26], selon cinq moments bien distincts : 1) envoi de l’enregistrement de l’oeuvre en train de se faire au contributeur la veille de sa participation ; 2) explication au téléphone de la tâche à accomplir par ce dernier ; 3) réception du morceau créé ; 4) écoute de celui-ci et 5) vérification de son insertion dans le projet (respect de la charte). C’est ensuite une période bien circonscrite au sein du confinement lui-même – 30 jours – que le projet a pu délimiter. Sous le double aspect de l’instauration d’un rythme quotidien et de la délimitation d’une période au sein du confinement, l’étrangeté de la situation de départ tend donc à être relativisée. Il y a restauration d’un temps mesuré via la fragmentation de la temporalité du projet lui-même.

Réciproquement, comme on l’a vu, tous les contributeurs sont dépendants du cadre fixé, et notamment limités par un temps maximal alloué au processus créatif (24 h) et au morceau lui-même (1 min 30 s). Il appert que ce procédé a souvent eu pour effet de mettre les contributeurs dans une forme d’urgence rompant avec l’indéfinie durée du confinement, ce qui s’est révélé un gage de plaisir : interprétée comme un défi, la perspective de la création a eu comme double effet de presser et de densifier le temps. Ainsi la chanteuse Marion Tassou témoigne-t-elle des bienfaits propres à cette contrainte : cette journée de création fut la seule dont elle dit avoir vu « passer les heures » indiquées par la montre qu’elle regardait pour respecter le temps imparti. D’autres contributeurs ont partagé ce même plaisir de la contrainte créative dans un temps court : notamment le no 4, la compositrice Elsa Biston qui évoque la « gaieté de ce temps suspendu », Violeta Cruz enthousiasmée par le « stress positif » de cette échéance, Justin Bonnet faisant l’éloge de cette « belle stimulation », ou encore Raphaël Aggery pour qui il s’agissait d’un « rayon de soleil dans cette période étrange ». L’enseignant Stéphane Derbékian, quant à lui, a vu dans sa participation l’opportunité de renouer avec « la vie d’avant », celle des « contraintes d’avant confinement ». Plus encore, cette stimulation ramassée sur le temps d’une seule journée a quelquefois permis la reprise durable d’une pratique musicale quotidienne jusque-là mise entre parenthèses depuis l’annonce du confinement, comme pour Marion Tassou et Romain Ponard, ainsi que les compositeurs François Vey, Tomás Bordalejo et Loïc Guénin. Ce qui est plaisant, c’est donc bien de retrouver l’ordinaire d’un cadre. On peut dire qu’à travers la détermination d’une échéance et d’un objectif, un certain contrôle est repris sur le temps, ou encore, que l’indéfini se trouve (au moins partiellement) défini.

Un autre procédé relativisant l’étrangeté de la situation serait cette fois l’opposé de la fragmentation, à savoir l’instauration d’une certaine continuité. C’est celle, d’abord, propre au cadre créatif, puisque la fragmentation de l’oeuvre en différents morceaux n’existe qu’à s’inscrire dans une répétition du procédé (29 morceaux en tout). De plus, les morceaux se suivent sans solution de continuité, ce qui crée une succession. Mais, plus encore, si l’on peut parler de lien entre les morceaux, ce n’est pas seulement au sens très minimal de la simple succession, c’est aussi et surtout au sens où s’instaure une certaine unité artistique par-delà la multiplicité, grâce, entre autres, aux jeux d’écho entre les morceaux, aux citations (voir les nos 5 et 7, extraits audio 2 et 3) et au tuilage (procédé consistant à superposer le début d’un morceau sur la fin du précédent ; voir par exemple les nos 1 et 2, à 1:01, extrait audio 4).

Extrait audio 2 : Projet Confiné, contribution no 5 par Stéphane Derbékian.

Extrait audio 3 : Projet Confiné, contribution no 7 par Elsa Biston.

Extrait audio 4 : Projet Confiné, contributions nos 1 et 2 par Maxime Echardour (0:00) et Tomás Bordalejo (1:01).

En certains endroits, la présence d’un fil sonore continu semble aller jusqu’à définir des sous-structures, comme aux neuf premières minutes – raison pour laquelle nous avons fait le choix de présenter les huit premiers morceaux d’un seul tenant au seuil de cette étude. Enfin, la conservation de Confiné sous forme de fichier informatique inscrit l’oeuvre dans le temps de la mémoire. Signalons aussi que, dans trois cas au moins (nos 4, 9 et 29), les morceaux créés pour Confiné ont fait l’objet d’une réutilisation dans des projets ultérieurs. Ainsi de nouvelles durées, au pluriel, tendent-elles à se substituer à celle du vide et de l’ennui : la durée de la création, celle de l’oeuvre elle-même ou de ses sous-structures, voire du processus créatif, et celle de la conservation sous forme de fichier. La satisfaction d’avoir pu participer à l’élaboration de ce souvenir revient à plusieurs reprises dans les témoignages des interrogés ; nous y reviendrons de façon plus détaillée dans la troisième partie.

Davantage que la seule fragmentation du temps ou la seule recherche de continuité, c’est donc bien un mixte des deux, tel celui que nous connaissons aussi dans la vie quotidienne, qui permet dans Confiné les retrouvailles avec le connu, et dans une certaine mesure, avec le plaisir.

Ménager une place à l’imprévu

Cependant, tant la fragmentation du temps que l’instauration d’une certaine continuité, qui permettent certes de renouer avec une forme de familiarité, n’excluent pas une part d’aléas, d’intuition, d’improvisation, et donc, dans une certaine mesure, d’étrangeté. Nous allons à présent montrer que c’est précisément cette incursion de l’inconnu à l’intérieur même du connu qui peut constituer une deuxième réponse au sentiment de malaise ressenti au début du confinement.

D’une part, comme on l’a vu, la base du projet est bien conceptuelle : elle inclut notamment le choix des contributeurs (dans une volonté de renforcer le lien avec certaines personnes, ou, à partir d’un certain stade, d’équilibrer le nombre de femmes et d’hommes[27]), d’un ordre d’intervention, d’un début et d’une fin. Mais certaines personnes ont aussi été contactées sur la seule base d’amitiés naissantes, d’une façon que, rétrospectivement, Maxime Echardour qualifie d’« inconsciente[28] ». Autrement dit, le choix des contributeurs n’était pas complètement fixé au départ. Il a résulté d’un mixte de réflexion et d’intuition. L’organisation temporelle du projet pris dans son ensemble n’échappe donc pas à une part d’improvisation. D’autre part, Echardour ne savait pas à quel moment de la journée exactement les contributeurs lui enverraient leur partie, ni même s’ils la lui enverraient effectivement[29], ni non plus quelle serait exactement la durée de cette partie (on peut en constater les variations dans l’annexe 1). Là encore, l’organisation temporelle du projet, pris cette fois à l’échelle de chaque création, comportait une part d’inconnu. Enfin, Echardour ignorait jusqu’à la réception des extraits si les contributeurs feraient écho les uns aux autres ou non[30]. C’est ici la nature même des partis pris musicaux qui était l’objet d’un certain suspense. Autrement dit, si certes un cadre était bel et bien posé, il l’était de telle sorte qu’un jeu à l’intérieur de ce dernier fût possible : la liberté créatrice des uns et des autres était toujours susceptible de s’exprimer.

Cela s’est notamment traduit par la grande place laissée à l’improvisation au sein même de la création. Nombre de contributeurs se sont laissé aller à une écriture spontanée, ou automatique, voire à une absence d’écriture. Plusieurs raisons peuvent en rendre compte, notamment le fait que parmi les contributeurs certains ne se percevaient pas comme compositeurs[31] ou ne voulaient pas « se mettre de pression[32] », qu’il s’agissait de retrouver une activité laissée en jachère[33], ou encore qu’il n’était pas toujours possible de s’extraire pour un temps long des obligations familiales, notamment celle d’accompagner les enfants dans l’enseignement à distance[34]. D’autres raisons ont pu être le désir d’exprimer l’émotion vécue à ce moment-là[35]. Ainsi l’exigence de technicité s’est-elle souvent révélée secondaire dans le projet, au bénéfice de la recherche du plaisir immédiat pris à jouer. Ici, nulle priorité n’est donnée à la virtuosité. La simplicité des moyens s’est parfois imposée à cause des contingences matérielles du confinement (par exemple, par l’usage des objets ou instruments à disposition dans un lieu d’habitation qui n’est pas un lieu de travail : les cloches en verre utilisées par Violeta Cruz (extrait audio 5)[36] et les enregistrements déjà existants du contributeur no 4 (à défaut d’enregistreur), ou a été délibérément choisie (comme pour Raphaël Aggery et Juliet Fraser)[37].

Extrait audio 5 : Projet Confiné, contribution no 11 par Violeta Cruz.

Les sons environnants ont également été mis à profit : par exemple le bruit du tapis de course du voisin du haut, les sons ambiants de l’appartement et du parc d’en face chez Violeta Cruz. Cela montre qu’un « bricolage » est à l’oeuvre, au sens lévi-straussien de l’usage des moyens du bord, d’un répertoire à la fois hétéroclite et limité, déterminé par le fait que l’on n’a « rien d’autre sous la main », et non par un projet quelconque conçu par anticipation (Lévi-Strauss 1962, p. 26-27). Selon Saori Furukawa, cette sensation de « fait maison[38] » est forte pour l’auditeur.

Le privilège donné à la simplicité se lirait encore au niveau de la priorité donnée à certains procédés : prises de son sur le vif[39], création en temps réel, sons ou morceaux isolés les uns des autres, comme le montrent de façon exemplaire les contributions qui sont exclusivement électroniques (voir celle du compositeur Loïc Guénin, extrait audio 6).

Extrait audio 6 : Projet Confiné, contribution no 18 par Loïc Guénin.

Ajoutons que la liberté des contributeurs s’exprime aussi à travers le choix du moment pris pour créer : Justin Bonnet et Romain Ponard ont ainsi privilégié la nuit. Pour Bonnet, il s’agissait de s’« offrir un temps nocturne “non mesuré” tout en proposant une pulsation régulière et ferme », telle une manière de « retrouver le temps » (voir aussi la photo accompagnant l’oeuvre, figure 1). Cette façon de composer n’étant pas dans ses habitudes, on y voit un changement induit par les conditions du confinement et une manière – délibérée – de chercher du plaisir dans une forme d’étrangeté. Il en va de même pour Ponard, qui, se consacrant à la vie de famille en journée, a composé entre 23 h et 4 h du matin, ce qui lui a permis, dit-il, « d’échapper à cette étrange réalité durant quelques heures ».

Figure 1

Photographie envoyée par Justin Bonnet en accompagnement de sa contribution (no 15) le 31 mars 2020.

-> Voir la liste des figures

On peut même dire que le dialogue entre familiarité et étrangeté se retrouve non pas seulement dans l’esprit du projet, mais aussi dans certains de ses partis pris artistiques, de sorte que c’est la musique elle-même qui en vient à exprimer une préoccupation pour le temps qui passe. Pensons par exemple à Ezequiel Spucches qui fait entendre le tic-tac d’une pendule, ou encore à Raphaël Aggery, dont le métronome, habituellement simple outil de travail préparatoire au jeu lui-même, devient un instrument de musique à part entière (voir figure 2).

Figure 2

Photographie envoyée par Raphaël Aggery en accompagnement de sa contribution (no 22) le 7 avril 2020.

-> Voir la liste des figures

Enfin, il faut souligner que la liberté, dans le projet, n’est pas seulement prise à l’intérieur de ce qui est permis par le cadre, mais bel et bien avec le cadre lui-même, par exemple quand certaines entorses sont faites à la charte : à cet égard, certains morceaux dépassent la durée maximale autorisée de 1 min 30 s (voir annexe 1).

Ranimer le temps, retrouver le plaisir

Ainsi peut-on dire qu’en organisant les conditions de la création, Maxime Echardour a, du même coup, organisé les conditions de sa réception, et donc aussi de son propre plaisir[40] : celui d’écouter tous les jours un bulletin musical comportant ses doubles parts de familiarité – régularité de la réception, répétition de certains procédés, respect des règles inscrites dans la charte –, et d’étrangeté – aléas, improvisation, part laissée à l’intuition, surprises dues à la part créative des contributions. Et il semblerait que l’on puisse faire pour les contributeurs le même constat que pour Echardour : le plaisir naît d’un aller-retour entre retrouvailles avec une forme de familiarité et la part de liberté prise dans ou avec le cadre.

On peut dire que la non-mesure ou la démesure de la durée du confinement tendent à être relativisées par la recherche et l’instauration de certaines mesures, qui sont données par le cadre du projet. Mais si ces mesures, gages de familiarité, n’entraînent pas le retour à une forme d’ennui, c’est parce qu’elles entrent elles-mêmes en dialogue avec certains procédés gages d’étrangeté, procédés qui jouent avec elles et les rendent vivantes, parce qu’ils sont le fruit de la liberté créatrice des sujets. Dans le rythme journalier des contributions qui ont progressivement composé l’oeuvre, on peut en effet voir une forme de réponse au suivi métrologique quotidien qui caractérise la gestion française de la crise, via l’annonce des indicateurs de progression de l’épidémie. Alors que ce suivi tend à objectiver la crise (Gaille et Terral 2021, p. 12), le projet Confiné tend, lui, à réintroduire une dimension subjective au sein même du cadre mesuré sur lequel il repose.

Pour rendre justice à la diversité des créations, procédés et expériences vécues par les contributeurs, il importe néanmoins de signaler ici que le plaisir pris à créer et/ou écouter n’a pas été entièrement partagé, et qu’il subit des variations de degré. La contributrice no 23, par exemple, ni n’a apprécié le stress provoqué par l’imposition d’une échéance, ni ne souhaite réécouter l’oeuvre aujourd’hui, toute désireuse qu’elle est d’oublier ce qui concerne cette période marquée du sceau du malaise. Par ailleurs, l’absence de réponse au questionnaire de certains contributeurs laisse dans le doute quant à la nature de leurs intentions et de leurs expériences. Enfin, quand plaisir il y a, ce dernier trouve parfois aussi ses limites, par exemple pour ceux qui ne l’auraient ressenti que le temps d’un jour – celui de la création –, sans que cela entraîne un changement notable de leur rapport au confinement sur toute la période. Cette diversité des expériences de plaisir se double par ailleurs d’une diversité des expériences sociales, le rapport à l’autre ayant été (re)construit et/ou appréhendé de différentes façons au cours du projet, comme l’expose la partie suivante.

Lutter contre la distanciation sociale

Ambiguïté de la situation émotionnelle initiale

Comme face aux changements de rythme et de perception du temps induits par le confinement, on retrouve une ambiguïté des réactions émotionnelles face à l’impératif de distanciation sociale. Chez certains contributeurs, la période de distanciation sociale à la fois longue et radicale imposée par le premier confinement français a pu donner lieu à des activités ou des états agréables : par exemple, profiter de son jardin avec son seul cercle familial pour Loïc Guénin, avoir un « temps de vacances sociales » pour Justin Bonnet. En ce sens, le projet Confiné n’a pas eu pour rôle de répondre à un quelconque malaise social non présent au départ. Il s’agit néanmoins d’exceptions (3 témoignages sur 22).

Plus majoritairement, le confinement a engendré un malaise social partagé par les contributeurs (pour 13 sur 22 au moins), notamment en raison de la rupture des activités musicales (voir annexe 1). En effet, comme nous l’avons déjà souligné, outre la lutte contre l’ennui, c’est bien le désir de mener cette lutte avec les autres qui est, chez Maxime Echardour, le moteur du projet Confiné. Pensons au fait que les interprètes, habitués à jouer dans une unité de lieu (a fortiori en musique de chambre, domaine de travail de tous les instrumentistes professionnels ayant participé au projet), se retrouvent isolés les uns des autres. Ils ne répètent plus, ni ne « se retrouvent » sur scène. Les médiations habituelles (production, administration, diffusion) se transforment, parfois en s’amenuisant. Tout conduit donc à une dématérialisation des rapports de sociabilité, en particulier à un déplacement vers le numérique (pour ceux qui ne l’utilisaient pas ou peu). Excepté pour une minorité, l’urgence de retrouver des habitudes sociales se fait alors cruellement sentir, comme pour Johanne Mathaly, qui prend conscience à cette occasion de son « grand besoin de socialisation [sic] ». Par ailleurs, ce malaise n’a pas qu’un aspect professionnel, l’enjeu est plus globalement existentiel. Il confine au sentiment d’« horreur » chez Stéphane Borrel, face au fait que « le tiers de l’Humanité » est « cloîtrée chez elle ». Ce dernier décrit alors sa contribution comme un moyen de « conjurer » une telle horreur.

Problèmes et hypothèses

Par conséquent, alors que l’enjeu initial de la lutte contre le vide temporel était de réintroduire du (relativement) prévisible dans de l’(excessivement) imprévisible, ici l’enjeu est de réintroduire de la proximité dans l’éloignement. Autrement dit, le problème est symétrique inverse : l’étrangeté de départ est celle de la fragmentation, tandis que ce qui peut être recherché, c’est une forme de continuité, qui, elle, est courante dans le travail des musiciens[41]. Comment le projet Confiné se saisit-il de ce problème, quand il le fait ? Et quel lien social est-il susceptible de préserver ou d’instaurer ? Une hypothèse est que, pour Maxime Echardour, l’oeuvre « gomme la distance physique par une proximité musicale renouvelée[42] » : la musique pourrait prendre le relais là où la proximité physique s’absente, donc compenser une privation. C’est l’idée de former une communauté musicale. Mais sous quelles modalités et jusqu’à quel point, sachant que, d’une part, la distance physique ne peut être empêchée, et que, d’autre part, il existe une diversité de rapports entre les contributeurs[43] ? Poser cette question revient à se demander de quelle nature est l’action engagée dans le projet : individuelle, collective ou conjointe, ou encore un mixte de l’une ou l’autre de ces formes ? Si l’action n’est pas complètement conjointe, on peut douter du fait qu’une communauté se soit formée.

Malgré la diversité des conceptions de l’action conjointe (Paternotte 2020)[44], on considère généralement comme une caractéristique importante de cette dernière la présence d’intentions partagées entre les agents (Searle 1990)[45]. On peut en effet faire beaucoup de choses en même temps, sans pour autant les faire ensemble : ce dernier cas, qui définit l’action conjointe, suppose au minimum que deux personnes au moins 1) se coordonnent dans le temps et dans l’espace, et 2) en vue de produire un résultat commun (Knoblich, Butterfill et Sebanz 2011, p. 59). En l’absence de cette communauté d’intention, on parlera de simple action « collective », action au cours de laquelle les personnes agissent certes en même temps, mais en fonction d’intentions purement individuelles.

Concernant le projet Confiné, la réponse aux questions posées précédemment semble ne pas pouvoir être unique, en raison d’une grande diversité à la fois de la nature des actions menées et des rapports engagés entre les contributeurs. Nous avançons l’hypothèse que le projet présente des dimensions individuelles, collectives et conjointes, mais pas toutes sous le même rapport, comme il sera montré dans les sections qui suivent.

Aspects individuels du projet

Le concept originel du projet est incontestablement individuel. Cela entraîne une certaine hiérarchie entre le directeur artistique et les contributeurs. Le point de départ est vertical, il procède de l’écriture d’une charte qui dicte droits et devoirs de chacun, pensée par un « maître du jeu », selon les mots d’Echardour. Si certains contributeurs, comme Justin Bonnet, disent s’être soumis avec plaisir à ce qu’ils nomment tout de même une « obligation », pour d’autres cette obligation a pu, par certains aspects, représenter un désagrément (contributrices nos 17 et 23), et l’un des 30 contributeurs, comme on l’a vu, n’a pas envoyé sa partie, faute de pouvoir respecter les contraintes de temps.

La dimension individuelle du projet se voit aussi tout simplement au fait que chaque réalisation a lieu sur un temps propre (24 h), séparé de celui des autres : il n’y a nulle synchronie de ce point de vue. Elle se perçoit encore au fait que chaque réalisation procède de partis pris qui, dans la quasi-totalité des cas, sont individuels[46]. Ainsi l’autorisation de diffuser un morceau pris isolément (comme dans le cadre de cet article) et de citer son auteur est-elle demandée seulement à son compositeur, en accord avec le caractère individuel de la création[47]. Les intentions des membres du projet présentent par ailleurs des disparités : par exemple, certains effectuent des tuilages, d’autres non. Et il faut rendre compte des initiatives qui, cette fois, sont allées jusqu’à jouer avec la charte du projet. Pensons à la pièce no 12 : Nicolas Chedmail, le destinataire officiel de la charte, détourne le principe de la commande pour faire de sa fille de onze ans la compositrice, et de l’ensemble de sa famille les interprètes. Il en va de même dans la pièce no 14, dans laquelle Roméo Monteiro fait activement participer sa belle-fille. L’engagement des différents contributeurs vis-à-vis des aspects collectifs de la charte comporte donc des degrés, ce qui fait apparaître des différences individuelles.

Plus encore, il y a chez certains contributeurs une affirmation, voire une revendication, du caractère individuel de leur création. Comme déjà indiqué, on repère notamment un certain nombre de ruptures musicales, en particulier dans les morceaux faisant appel à l’électronique ou à l’électroacoustique : ces derniers effectuent rarement des tuilages et se distinguent par leur utilisation moindre des instruments acoustiques. On peut l’imputer au fait qu’il s’agit d’un type de travail qui se fait habituellement dans la solitude, ainsi qu’au fait que l’électronique présente de grandes capacités polyphoniques, donc un potentiel pour produire des oeuvres autonomes. Mais qu’il s’agisse de morceaux électroniques n’est pas non plus une condition nécessaire à de telles ruptures : cela ne fait que rendre plus visible une situation de fait partagée par un petit groupe de contributeurs, qui ont créé sans chercher à se relier aux autres extraits déjà réalisés (voir annexe 1). Comme le dit Juliet Fraser, « ma participation n’était pas du tout collaborative ». Une ambiguïté se fait donc jour ici. D’une part, quelque chose semble ne pas être dépassé dans la distanciation, et de façon assumée, sans doute au bénéfice d’une mise en valeur de l’originalité de chacun. Mais, d’autre part, cette revendication d’individualité étant partagée par certains contributeurs, cela ne tend-il pas à les rapprocher ? Nous allons à présent voir que bien d’autres aspects du projet vont dans le sens de cette dernière hypothèse.

De l’action collective à l’action conjointe

À partir du moment où tous les contributeurs suivent la même charte et montent leurs créations sur un même support, on peut penser que la présence, voire la revendication d’une somme d’intentions individuelles assimile le projet Confiné à une action collective, au sens défini plus haut. Cela suppose d’avoir une conception souple de ce que l’on appelle agir « en même temps » : il s’agirait d’agir pendant la même période, à savoir les 30 jours qu’a duré le projet.

Ce qui vaut pour les intentions et procédés de certains membres du projet ne vaut cependant pas nécessairement pour tous les membres, ou pour d’autres dimensions du projet. On peut aller plus loin et dire que, une fois replacé dans le contexte plus global de la pandémie, le projet Confiné est susceptible de constituer l’occasion pour une communauté de se former. On s’achemine alors vers l’hypothèse que le projet serait plus que simplement « collectif », et comporterait bien des formes d’actions « conjointes ».

En effet, on observe que le confinement a certes entraîné un éclatement sur le territoire français, et, au-delà, dans le monde, ce qui tend à éloigner les individus les uns des autres d’un point de vue spatial et physique, mais qu’il a aussi de ce même fait entraîné l’isolement de chacun dans un espace réduit, ce qui tend cette fois à rapprocher les individus. À un niveau matériel et parfois psychologique, beaucoup vivent et ressentent des choses similaires. On peut dire que Confiné joue sur ces deux tableaux, et qu’il existe dès le départ une forme de communauté entre les contributeurs par-delà la dispersion, ne serait-ce qu’au sens minimal où tous les contributeurs partagent la même condition de devoir composer et/ou jouer depuis leur espace de confinement (résidence principale, maison de famille et/ou, dans de rares cas, local de travail). Appartenir à la communauté des « Confinés » – du nom que Maxime Echardour leur a donné –, c’est vivre de façon particulière (musicale) une situation universelle (sanitaire et sociale). C’est donc se distinguer en tant que groupe au sein d’un ensemble plus large.

Un facteur plus fort encore de rapprochement est l’instauration d’un rapport d’horizontalité entre les contributeurs. La très grande liberté artistique autorisée par la charte tend en effet à les égaliser, car ils sont tous les uns autant que les autres auteurs du projet, donc co-auteurs ou co-compositeurs, y compris Echardour qui n’est pas seulement directeur artistique mais aussi contributeur (le premier). Il y a donc communauté au sens de la solidarité auctoriale et décisionnelle.

Irait dans le même sens le brouillage de certaines des catégories habituelles. À un moment où compositeurs et interprètes ne peuvent plus collaborer, chacun devient à la fois indissociablement compositeur et interprète, excepté dans les rares cas où aucune interprétation n’est effectuée (dans les morceaux exclusivement électroniques). Les rôles se trouvent ainsi déplacés ; et les hiérarchies bouleversées d’autant. Conception et exécution ne se distinguent plus. C’est d’ailleurs ce qui peut rendre compte du fait que les contributeurs qui étaient déjà des compositeurs ont été moins « déplacés » que les interprètes par le projet : tous les rôles convergent vers celui qui était déjà le leur[48].

Autre indice de rapprochement, les champs disciplinaires tendent à se confondre. C’est ce qui ressort des créations de la compositrice Violeta Cruz (no 11, extrait audio 5 ci-dessus) et de la chanteuse Juliet Fraser (no 26, extrait audio 7) : toutes deux proposent des esthétiques très proches, faites de sons de frottement, murmures, bris de verre, qui mêlent objets et voix, de sorte qu’il est difficile, à la simple écoute, de deviner la spécialité d’origine de chacune.

Extrait audio 7 : Projet Confiné, contribution no 26 par Juliet Frazer.

On observe alors que quand les rôles ne sont pas assignés au départ, la tendance va à la perte de spécificité sans qu’aucune demande n’ait été formulée au sujet des modes opératoires. Ces choix effectués librement et individuellement favorisent un partage des langages et une interconnexion entre les contributeurs qui émerge a posteriori, au moment de l’écoute de l’oeuvre dans son ensemble.

On peut également aller jusqu’à penser que ce sont les rôles entre créateurs et auditeurs qui tendent à fusionner, dans la mesure où 1) chaque contributeur pouvait commencer son travail par une écoute, celle des morceaux précédant le sien (bien que dans l’anonymat), et où 2) une fois le projet achevé, l’écoute de la globalité de l’oeuvre était possible pour tous les contributeurs (et exclusivement pour eux[49]).

Enfin, ce sont les rôles entre professionnels et amateurs d’une part, et adultes et enfants d’autre part, qui se révèlent poreux. Parmi les auteurs du projet, on trouve par exemple des enseignants de tout autres domaines que la musique, par ailleurs musiciens amateurs, qui se sont essayés à la composition (nos 5 et 17). On trouve également des enfants, auxquels les parents ont délégué leur composition, ou avec lesquels ils ont collaboré (nos 12 – extrait audio 8 –, 14 et 20). Le projet Confiné tend ainsi à installer une forme d’égalité en gommant à la fois les spécialisations, les degrés d’expertise et les âges.

Extrait audio 8 : Projet Confiné, contribution no 12 par Ludmille Chedmail avec la collaboration de Nicolas Chedmail, Elsa Birgé et Eliott Chedmail.

Repensons aussi à des procédés instaurant une continuité dans la forme même de l’oeuvre : les jeux d’écho, citations et tuilages, qui sont nombreux, et que les contributeurs ont délibérément employés pour s’inscrire dans une démarche collective (l’annexe 1 permet de connaître plus en détail certains partis pris). Le compositeur Stéphane Borrel (no 9), par exemple, a repris différents moments musicaux issus des morceaux nos 1 et 2 pour créer un fond sonore, auquel il a superposé l’enregistrement de la voix d’une personne rencontrée dans la rue (autre matériau préexistant, donc), et qui constitue son apport original à Confiné. Ces procédés contribuent à l’instauration d’une certaine communauté musicale. On ne fait pas que se suivre dans le projet : des dialogues s’instaurent en différents moments.

Dans le même ordre d’idées, on peut également remarquer que le procédé consistant à enregistrer les sons d’extrêmement près a pour effet une réduction de la distance, que celle-ci ait été intentionnellement recherchée ou non. Pensons à Violeta Cruz, la plus éloignée géographiquement, car partie en Colombie rejoindre son mari alors que les autres contributeurs sont restés en Europe. Cruz s’est tenue au plus près des sons lors de leur enregistrement : sons de cloches frottées (voir l’extrait audio 5 ci-dessus et la photo accompagnant l’oeuvre, figure 3), d’entrechoquement des objets. À l’écoute, les sons semblent donc très proches de l’auditeur. Ils tendent à rapprocher celui-ci de la compositrice. Ces sons pourraient de plus raconter des rencontres, mais des rencontres heurtées, comme si la musique exprimait les ambiguïtés de la relation entre distance et rapprochement propres au confinement.

Figure 3

Photographie envoyée par Violeta Cruz en accompagnement de sa contribution (no 11) le 27 mars 2020.

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Pour terminer sur ce point, on peut signaler que ce n’est pas seulement entre les contributeurs et/ou les auditeurs que du lien artistique s’est maintenu ou créé, mais aussi entre certains contributeurs et leur entourage – famille ou amis –, qu’ils ont sollicité pour le projet. L’auteur Laurent Contamin (no 27) fait par exemple participer son ami en l’invitant à lire un texte avec lui, ce qui le conduit à mettre en abyme dans ses principes formels le sens qu’avait pour lui le confinement. Il en rend compte de cette manière : « J’avais l’image de la tresse à deux brins, pour cette séquence. L’idée qu’une corde tressée est plus solide qu’un seul morceau de ficelle, pour tenir. Et sur ce confinement, pour moi, il s’agissait bien de ça : tenir bon ». Tous deux lisent en effet des textes qui s’entrelacent. Nous avons par ailleurs déjà cité les exemples des contributions nos 12 et 14. Citons également le compositeur Mathieu Bonilla (no 20), qui a enregistré les battements du coeur simultanés du bébé encore dans le ventre de sa conjointe et des parents.

Sous certains angles du projet, on peut même aller jusqu’à parler d’« engagement conjoint » (Gilbert [1990]2003, p. 49)[50], au sens où il y a respect des droits et des devoirs de la charte. Premièrement, chaque invité se coordonne depuis chez lui avec l’initiateur du projet (et réciproquement), à un moment bien déterminé, dans le but d’apporter sa pierre à l’édifice. Précisons que cet engagement ne vaut qu’entre Maxime Echardour et chaque invité, et non pas entre tous. En effet, le fait que l’invité no 28 n’ait pas envoyé sa contribution annule l’action conjointe avec Echardour, mais pas l’action conjointe des autres membres avec Echardour, ni une quelconque action conjointe entre eux. Ici, l’obligation est seulement verticale. Deuxièmement, en vertu du statut de co-compositeur de chacun des membres, aucune diffusion de l’enregistrement intégral sans l’accord de l’un d’entre eux n’est possible[51]. Troisièmement, on peut encore parler d’engagement conjoint au sens où, même si le contributeur précédent n’a aucune prise sur le devenir des dernières secondes de son morceau, il cède délibérément ses droits au suivant pour que ce dernier en fasse ce que bon lui semble, qu’il décide de s’inscrire dans une continuité ou non. Dans ces deux derniers cas, l’obligation est cette fois horizontale.

On peut ainsi constater qu’il y a des formes de coordination et d’intentions partagées à certains niveaux du projet Confiné, et entre certains des contributeurs. Simplement, celles-ci ne sont pas généralisables à l’ensemble du projet. Au fond, cela s’explique peut-être par le fait qu’au principe même du projet, il y a l’intention de jouer avec différentes possibilités de partage. En effet, Maxime Echardour a pensé la distribution entre des personnalités artistiques tantôt proches, tantôt plus éloignées, dans le but d’effectuer des tests sur les liens susceptibles d’émerger[52]. Il a ainsi souhaité créer des mini-duos, trios ou quatuors à l’intérieur de la structure globale (deux guitaristes, deux harpistes, trois chanteurs, trois personnes de lettres, quatre percussionnistes, une dizaine de compositeurs, etc.), pour voir si des associations allaient se créer, entre des contributeurs successifs ou non, et si certains contributeurs successifs qui se connaissent allaient deviner qui était celui qui les précédait (voir les annexes 1 et 2). Les univers se croisent, y compris au sein d’une même discipline. Par exemple, chez les chanteurs, alors que Juliet Fraser est une chanteuse lyrique contemporaine de langue étrangère (anglais), Marion Tassou est une chanteuse lyrique contemporaine dont la langue natale est le français, et Justin Bonnet est spécialisé dans le registre traditionnel (en français et patois). Il y a donc dès la conception du projet l’intention de construire un jeu avec le lien, de chercher à la fois du continu, certes, mais aussi du discontinu, en se donnant la possibilité d’être surpris par les moments où les associations se font, se défont, ou ne font pas du tout. Car les associations ne se font pas nécessairement là où elles étaient attendues – le cas de Violeta Cruz et Juliet Fraser mentionné plus haut est exemplaire.

Sentiment d’agentivité et plaisir

Au bilan, on peut dire qu’il n’est pas possible de répondre de façon univoque à la question de savoir si le projet Confiné constitue une action conjointe, ni, en conséquence, à celle de savoir jusqu’à quel point il diminue le malaise induit par la distanciation sociale. Néanmoins, on peut mettre en lumière qu’il existe des degrés plus ou moins forts de l’aspect « conjoint » de cette action, qui varient selon les intentions, les procédés et le rôle des contributeurs dans le projet (voir annexe 1). On observe aussi des degrés divers dans le sentiment de participer ou non à une action conjointe. Le plus souvent, ce sentiment est mêlé à celui d’agir individuellement : pour Stéphane Derbékian, il s’agit d’une « improvisation mutualisée et individualisée » ; de même, Marion Tassou a beaucoup aimé sentir qu’elle faisait « individuellement partie d’un tout ». C’est aussi ce qui fait dire à Maxime Echardour que Confiné ressemble à une « hydre à vingt-neuf têtes ». Parfois encore, la dimension conjointe est perçue comme abstraite. L’ensemble des Confinés est assimilé à une « communauté fantasmée » par Elsa Biston, à une « galerie de portraits fantasmés » ou à un « relais d’artistes » par Nathalie Cornevin, ou encore au collectif d’artistes d’une « exposition […] d’art contemporain » mais « sans échange physique » par le contributeur no 4. Pour d’autres enfin, comme Tomás Bordalejo, aucun lien ne s’est créé, faute de « rencontre » et d’« échange », ou faute encore, pour Mathieu Bonilla, de pouvoir maintenir les liens déjà existants.

Les conséquences sur le plaisir ressenti sont palpables. D’après certains témoignages, le plaisir a pu être empêché par un excès d’étrangeté, dû non seulement à l’anonymat des contributions, mais aussi à l’impossibilité de le briser tant que le projet était en cours, puisque Maxime Echardour ne souhaitait pas dévoiler le nom des contributeurs[53]. Une fois l’oeuvre achevée, et l’anonymat brisé grâce à un courrier électronique commun, il eût été possible de prendre contact les uns avec les autres, mais cette initiative n’a pas été prise. Certains liens entre les contributeurs restent donc « secrets », comme le dit Violeta Cruz. Le plaisir a également pu être mêlé au déplaisir d’une sensation d’« intrusion » des « voix étrangères » lors de l’écoute (Justin Bonnet). Cela confirme, comme on le soutenait déjà dans la première partie, qu’un excès d’étrangeté est susceptible de limiter le plaisir. Au contraire, c’est quand il y a eu organisation et/ou perception d’un jeu entre familiarité et étrangeté que le plaisir a été rendu possible : plaisir de la surprise des associations qui se créent (Maxime Echardour[54]), plaisir de la reconnaissance rétrospective de collègues ou amis lors de l’écoute intégrale de l’oeuvre (entre autres par Nathalie Cornevin, Raphaël Aggery et Stéphane Derbékian), ou encore, plaisir de la perception d’une diversité au sein d’un projet commun (Elsa Biston).

Donner du sens au confinement

Un parti pris récurrent : marquer l’événement

Par la formation de ce « relais d’artistes », pour reprendre l’expression de Nathalie Cornevin, Confiné pourrait ainsi incarner dans sa forme quelque chose comme la chaîne de transmission d’un virus. Et l’ensemble des ambiguïtés qui en émane concernant la nature de l’action – individuelle et/ou collective ou conjointe – est peut-être tout simplement représentatif des défis traversés à ce moment-là par les auteurs du projet, et, au-delà, par une grande partie de la population confinée. Mais ce que nous allons présenter dans cette partie, c’est que le confinement n’a pas déterminé le projet Confiné seulement du point de vue de ses caractéristiques formelles, mais aussi du point de vue de son contenu. Il a en effet constitué une source d’inspiration pour bon nombre des contributeurs.

Ces derniers ont à plusieurs reprises exprimé leur désir de « marquer l’événement[55] », ou de laisser une « trace[56] », ce qui montre que la crise sanitaire est bel et bien un enjeu de connaissance (Roitman 2013). En instaurant un avant et un après, elle singularise l’événement tout en le mettant en relation avec les autres crises auxquelles il ressemble, et pose donc la question de ce qui le caractérise. La réécoute de l’oeuvre aujourd’hui « re-raconte » justement à Maxime Echardour l’histoire des quatre premières semaines de confinement, en mêlant sentiment de fragmentation et de continuité, ce qui procure le plaisir d’avoir « marqué » cet événement fort, tout comme d’en retrouver « différentes strates de narration superposées dans le temps », qui laissent « un souvenir à plusieurs couches ». Comment ce souvenir a-t-il été élaboré ?

La dimension documentaire

Plusieurs esthétiques se dégagent ici. Une première rapproche Confiné de l’enregistrement documentaire. Pensons à l’enregistrement des bruits de sa rue qui jouxte le cimetière du Père-Lachaise par Elsa Biston (extrait audio 3), qui souhaitait « proposer une carte postale sonore de l’ambiance dans laquelle [elle] baignai[t] pendant le confinement » et qualifie sa pièce de « radiographie[57] » (on aperçoit certaines tombes sur la photo accompagnant l’oeuvre, figure 4) ; ou encore à la reprise des flashs de journaux télévisés par Corentin Marillier, lequel cherchait selon ses propres mots à rendre compte de « l’actualité covidienne » tout en réagissant au « matraquage médiatique ». Un grand nombre de morceaux s’apparentent ainsi à des « photographies sonores[58] ». Cela n’exclut pas que ces sons, pris tels quels, ne soient par ailleurs transformés, comme au moyen des transducteurs d’Elsa Biston[59]. Ce processus d’« artification[60] » peut de cette façon contribuer à une certaine réinvention du quotidien.

Figure 4

Photographie envoyée par Elsa Biston en accompagnement de sa contribution (no 7) le 23 mars 2020.

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De l’intime à l’extime

Ensuite, certaines pièces articulent explicitement les univers extérieur et intérieur, livrant alors une part d’intime. Plus exactement, l’intime se transforme alors en « extime », l’extime étant ici entendu comme ce qui rend visible le moi intime, non pas dans un but conformiste ou exhibitionniste, mais dans la volonté de le communiquer pour mieux se l’approprier (Tisseron 2011). Ainsi en va-t-il de l’expression de colère de Johanne Mathaly, réitérée par le biais d’une question trois fois posée, qui se fait chaque fois plus insistante : « où sont les masques ? ». La photo qui accompagne son morceau représente précisément les masques qu’elle entreprend alors de coudre (figure 5).

Figure 5

Photographie envoyée par Johanne Mathaly en accompagnement de sa contribution (no 19) le 4 avril 2020.

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C’est sa saturation par rapport à la situation de confinement qu’exprime quant à elle la contributrice no 23, en donnant à entendre la voix d’Emmanuel Macron répétant des injonctions telles que « prenez des nouvelles » et « lisez ».

Le morceau no 17, quant à lui, fait se croiser souvenir personnel de voyage – l’enregistrement du crépitement des cierges posés à l’entrée des lieux de culte roumains en hommage aux disparus – et lecture d’un poème de Salah Stétié issu du recueil Fièvre et guérison de l’icône, lequel décrit le devenir d’un homme qui « avance vers la fin des choses » (Stétié 1998, p. 113). Les deux univers de l’émotion intime et de l’événement mondial s’en trouvent rapprochés. On ne peut s’empêcher de dresser un parallèle entre, d’une part, l’évocation de la mort par les cierges et le poème, et, d’autre part, l’incertitude sur le développement de la « fièvre » provoquée par la covid-19 et la possibilité de sa « guérison[61] ».

Retenons aussi le projet de Marion Tassou (extrait audio 9), dont l’objet était de « décrire dans un souffle une journée de confinement, jusqu’à l’étouffement », ce qui est notamment passé par l’énumération des sons et événements environnants, mais aussi d’événements familiaux ou individuels : « France Inter il est 8 h café pain grillé imparfait a-i-s a-i-s a-i-t 4x3 12 et 3 15 Nathan a reçu 15 euros pour son anniversaire salutation au soleil chien tête en haut chien tête en bas, […] dix-huit malades de la région Grand Est, etc. ».

Extrait audio 9 : Projet Confiné, contribution no 16 par Marion Tassou.

Enfin, la tension entre l’intérieur et l’extérieur trouve sans doute son expression la plus forte chez Mathieu Bonilla, lequel nous donne à entendre les battements du coeur de son futur enfant. Il s’agissait pour lui de faire une proposition qui soit en lien direct avec la période vécue, en adoptant une perspective à la fois personnelle et plus large, ce qu’il résume en ces termes : « Qu’y a-t-il de plus confiné qu’un foetus dans un confinement ? Et en même temps, quel appel vers une sortie et un futur à construire ! ».

L’esthétique du détournement

Certaines pièces, quant à elles, se distinguent par leur intention de parler de la situation présente tout en la détournant au point de la désamorcer. On cherche alors une évasion par la narration d’un rêve, comme celui d’un malade sous respirateur (le morceau de Romain Ponard) ou la construction d’un monde « utopique et lointain » (Tomás Bordalejo).

Mais c’est le plus souvent via l’humour, le jeu, l’ironie et la provocation que des détours sont empruntés. Le détournement d’un discours d’Emmanuel Macron donné à entendre à l’envers par le percussionniste Claudio Bettinelli introduit un jeu qui perturbe l’auditeur : dans son inconscient, celui-ci ne peut pas ne pas entendre la voix du président français, en imaginant qu’il s’agit sans doute d’un discours important, mais tout en en perdant inéluctablement le sens, faute de pouvoir remettre les syllabes dans le bon ordre. Stéphane Derbékian donne lui aussi à entendre un jargon rendu pour le moins incompréhensible, celui d’un prédicateur musulman, ce qui induit une attente gage de tension, laquelle finit par se résoudre dans l’annonce d’une formule ramassée grâce à laquelle tout devient subitement clair, en manière de synthèse de l’ensemble du morceau, voire de la sous-structure formée par les cinq premiers morceaux : la phrase « Co-co-co-corona-co-co-co-coronavirus- (virus étant répété douze fois) » (extrait audio 2 ci-dessus). La photo qu’il prend le jour de cette création témoigne également d’une esthétique du détournement (figure 6).

Figure 6

Photographie envoyée par Stéphane Derbékian en accompagnement de sa contribution (no 5) le 21 mars 2020.

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Vers une « coronamusique » et une « coronadanse » ?

On perçoit qu’au moyen de ces différents procédés, quelque chose d’étranger au départ se voit approprié selon des degrés et des modalités diverses. Cette appropriation atteint sans doute son degré le plus haut quand elle donne lieu à l’émergence d’une forme qui est consubstantiellement liée à la crise sanitaire. Ici, il s’agit bien de la création d’objets musicaux nouveaux.

Ce serait le cas de la pièce des Chedmail (extrait audio 8 ci-dessus). Celle-ci mêle des constats de déclin – « les vitres sont sales, les tuyaux sont bouchés, je ne sens plus rien » – à la répétition monosyllabique en arrière-fond de « co-co-co-co [etc.] », ainsi qu’à la superposition des voix de toute la famille. Les effets sont utilisés à plein, ils se cumulent à une musique qui semble reposer sur une boucle et donne à sentir comme un entonnoir qui nous aspirerait, un tourbillon auquel on ne pourrait échapper, quand la voix en vient à chanter, dans un cri profond : « virus ». Toute la pièce est ainsi dédiée à ce que l’on appelait encore à l’époque le « coronavirus », et invente la forme par laquelle elle veut le dire, sans qu’il soit possible de les dissocier l’un et l’autre, telle une « coronamusique ».

Il en va de même du morceau de Justin Bonnet, que ce dernier baptise du nom de « coco dance » par un effet d’annonce électrisant (extrait audio 10). La (ou une) danse du coronavirus est née. Celle-ci pourrait s’inscrire dans le champ des musiques traditionnelles par certains de ses aspects (cornemuse, battements des mains et des pieds, voix polyphonique, ritournelle), mais est néanmoins écrite spécialement pour l’occasion. Elle nous ramène à ce lieu partagé qu’est la place de village précisément à un moment où l’on ne peut l’investir. Tout se passe donc comme si elle nous offrait la possibilité de la rêver chez nous, depuis notre salon. La pièce révèle bien les défis et ambiguïtés d’une oeuvre qui cherche à dépasser certaines des difficultés vécues à cette période, tout en étant dans l’incapacité de le faire réellement. On nage en effet en plein rêve.

Extrait audio 10 : Projet Confiné, contribution no 15 par Justin Bonnet.

La pièce de la performeuse Violaine Lochu (un extrait de Modular K anciennement intitulé Futur intérieur), enfin, sur laquelle s’achève Confiné, s’offre comme une métonymie à la fois de la situation vécue par beaucoup d’entre nous à ce moment de la pandémie, sinon de tous, et du propos du projet Confiné lui-même, ce qui tend à conférer à l’oeuvre une dimension très large qui dépasse le cadre d’un projet ludique pour privilégiés. La pièce puise son inspiration à la source d’un projet en cours de Violaine Lochu : faire parler les autres sur des souvenirs à venir, en parlant au passé de choses futures, et ce, pendant le confinement. Cela passe par le biais d’enregistrements d’entretiens via Skype, que la pièce donne à entendre par bribes. L’usage de ce canal de communication à la fin du projet tend à nous ramener à la vie réelle, en ceci que l’entretien à distance s’est trouvé fort utilisé pendant le confinement, et pas seulement pour des pratiques musicales. Dans le même temps, le fond, par le biais des souvenirs enregistrés, ne fait pas autre chose qu’exprimer la manière dont nous avons tous, et en particulier dans le projet Confiné, été à la fois ensemble et pas ensemble : « nous nous sommes réunis », « nous nous sommes enfermés pour une durée indéterminée », « nous étions nombreux », « nous ne parlions pas la même langue mais nous nous comprenions », « il y avait [énumération de prénoms] », etc. Dans un mélange d’hésitations et d’affirmations, s’expriment à nouveau toutes les ambiguïtés de la sociabilité propre à cette période particulière, partagée entre désir de maintenir du lien, constat de sa difficulté, privilège donné à certains canaux de communication, et, inévitablement, vie chacun pour soi, parfois dans la solitude.

Les démarches qui viennent d’être retracées, dans leur diversité, montrent ainsi qu’un sens, par-delà les difficultés du confinement, est tout au moins interrogé, et, dans certains cas, recherché ou détourné. La musique, souvent accompagnée des mots, tient bien un discours sur le confinement, et par ce moyen semble en certains moments capable de s’approprier l’étrangeté qu’il représentait au départ.

Conclusion

Le projet Confiné doit son existence à la crise sanitaire et sociale provoquée par la pandémie de covid-19, et une part de ses intentions et procédés a été déterminée par les conditions du confinement. Il s’agissait en particulier de répondre à un triple malaise, afférent à l’étrangeté 1) du temps vécu à ce moment-là, 2) des relations sociales – ou plutôt de leur quasi-impossibilité –, et 3) d’une vie réduite à la sphère du foyer. Les défis relevés étaient donc similaires à ceux d’autres pratiques musicales, et plus largement artistiques, de la même période. Comme ce qui s’est passé pour le théâtre (Gaille et Terral 2021), le but n’était pas de remplacer la mise en présence, ni de révolutionner l’art, mais de cultiver sa passion, conserver du lien, et donner du sens au confinement. Le projet confirme aussi certaines intentions récurrentes plus précises observées dans des projets similaires : la tendance à travailler plus particulièrement avec des amis et à rechercher un lien davantage social que stylistique (Fram et al. 2021). Rappelons que la charte du projet ne contraint les créations que d’un point de vue matériel, et non stylistique. Rappelons également que les contributeurs invités appartiennent à des sphères musicales diverses, même si la musique contemporaine est largement représentée (annexe 2).

Comment le projet Confiné a-t-il relevé ces défis ? Alors qu’on a souvent pu remarquer que, à l’annonce du confinement, une période initiale de stagnation précédait chez les musiciens la reprise de leurs activités (Fram et al. 2021), ici l’élaboration du projet fut quasi immédiate. De plus, alors que les projets musicaux du confinement tendent généralement à exprimer la nostalgie (ibid.), ici, ce sont surtout le présent et l’avenir qui sont évoqués, et qui plus est, de façon humoristique ou ironique. Nous avons par ailleurs pu montrer que, quand s’instaure un jeu entre l’étrangeté et la familiarité, un certain plaisir a été tiré de l’élaboration du projet, et/ou de la création, et/ou de l’écoute de l’oeuvre. Malgré certaines limites que nous avons signalées au fil du propos, le projet Confiné semble donc avoir montré ou permis une certaine résilience, parfois rapide et/ou durable.

Jusqu’ici, Confiné était resté « confiné ». Mais la diffusion de cet article, décidée de concert avec Maxime Echardour, conduit à remettre en cause cette situation initiale. Pour les besoins de la compréhension, certains morceaux sont en effet diffusés sur l’Internet. Cela témoigne du désir d’inscrire l’oeuvre dans une histoire et une réflexion partagées, donc d’une visée non plus seulement artistique et sociale, mais aussi documentaire et réflexive, et à une échelle plus large que celle de la communauté des « Confinés ». Autrement dit, il s’agit, sous une autre forme, de s’efforcer de fournir quelques réponses supplémentaires aux questions que la crise continue à nous poser.