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Quelques décennies après la Révolution tranquille, bien des Québécois croyaient en avoir fini avec la religion ; or voilà qu’à la faveur d’une immigration récente, elle resurgit au début du 21e siècle dans le contexte d’une « crise des accommodements raisonnables ». D’une pauvreté affligeante, les débats sur la laïcité qui ont suivi polarisèrent beaucoup les Québécois. Le paradigme libéral étant hégémonique, les défenseurs de la laïcité, plutôt que de situer les principes qui les animaient dans une histoire longue, ont constamment dû répondre aux accusations d’intolérance et de fermeture à la diversité qui pesaient sur eux. Au Canada anglais, ces accusations ont été particulièrement virulentes. Comme si elle souhaitait offrir au public anglophone une autre clef de lecture pour comprendre cette question sensible, la sociologue Geneviève Zubrzycki publiait en 2016 un ouvrage en anglais sur l’évolution du nationalisme québécois et ses rapports complexes avec l’héritage religieux. Quatre ans plus tard, les éditions du Boréal ont eu l’excellente idée d’offrir au public de langue française une traduction de cet ouvrage, signée Nicolas Calvé. La thèse de Zubrzycki est que ce débat sur la laïcité témoignerait d’un lent processus de sécularisation qui serait loin d’être terminé. Ce retour imprévu du religieux forcerait les Québécois à réfléchir à leur identité nationale.

L’ouvrage de cette professeure américaine d’origine québécoise est divisé en deux parties et en quatre chapitres d’égales longueurs, lesquels sont entrecoupés de « lieux communs », courts encarts assez sommaires consacrés à la famille, au sol, au mouton et au drapeau. La première partie de l’ouvrage est historique, plus descriptive et moins originale, du moins pour un lectorat québécois un peu averti, alors que la seconde est contemporaine et plus analytique. L’approche, le cadre théorique et les méthodes sont celles d’une sociologue de la culture qui entend comprendre l’évolution du nationalisme québécois à partir de symboles emblématiques et des nombreux défilés du 24 juin, censés illustrer une représentation de soi. Geneviève Zubrzycki reste convaincue que, malgré la Révolution tranquille et la baisse de la pratique religieuse, le Québec continue d’être travaillé par son passé religieux, que le nationalisme des Québécois ne saurait être confondu à une « religion des temps modernes » (p. 29), comme si le processus de sécularisation de la société québécoise était complété. La démonstration de la sociologue se fonde sur les manifestations religieuses à travers le temps, notamment à l’icône de saint Jean-Baptiste, une « condensation symbolique » (p. 34) très riche selon elle, dont l’évolution illustre la transformation de l’identité québécoise et y contribue. Elle insiste d’ailleurs beaucoup sur le caractère dynamique des symboles et autres « pratiques esthétiques » (p. 29) qui transforment le regard qu’une communauté porte sur elle-même.

Les deux premiers chapitres proposent une lecture assez convenue de l’évolution du nationalisme québécois. La sociologue décrit, dans le premier chapitre, les contours d’un nationalisme ethnoreligieux très affirmé à partir du milieu du 19e siècle, nourri par un récit messianique rétrospectif qui allait attribuer à la nation canadienne-française une vocation particulière en Amérique. À l’image de saint Jean-Baptiste, les premiers Français sont des « précurseurs » qui auraient « ouvert le chemin » (p. 64) de la civilisation et du christianisme en Amérique. Les thèmes traditionnels des défilés de la Saint-Jean sont présentés dans l’annexe B de l’ouvrage. Le survol est un peu rapide et superficiel ; on aurait souhaité comprendre l’argumentaire de ceux qui convaincront Rome de faire de saint Jean-Baptiste le patron des Canadiens français en 1908. Le deuxième chapitre porte sur la « révolution esthétique » des années fastes de la Révolution tranquille. Dès 1961, rappelle-t-elle, le mouton — kidnappé en 1962 (!) — gêne un chef politique comme René Lévesque qui y voit un symbole de conformisme et de soumission. Pour faire contrepoids à cette image dévalorisante, le Rassemblement pour l’indépendance nationale fait du bélier son emblème. Le petit saint Jean-Baptiste du dernier char allégorique dérange également, incarné par un enfant frêle aux boucles dorées jugé efféminé par certains. Ces critiques récurrentes, ce malaise larvé, mènent aux affrontements violents de juin 1968 et trouvent leur dénouement dramatique le 24 juin 1969 lorsque des manifestants font tomber le saint patron des Canadiens français de son char allégorique, ce qui provoque le détachement de sa tête, une décapitation symbolique. Au micro de la télévision de Radio-Canada, le cinéaste Pierre Perrault raille la parade : « Je commence à me demander si le Canada français existe autrement que folkloriquement » (p. 117). La sociologue voit dans cet incident une ligne de démarcation importante. Le défilé traditionnel est suspendu, les symboles religieux du vieux Canada français remisés au placard, une nouvelle ère commence.

Le chapitre trois, le plus stimulant à mon avis, décrit une phase de transition et la nationalisation d’une fête religieuse et populaire ; nationalisation qui rime aussi avec sécularisation, nous explique la sociologue. Porté au pouvoir en 1976, le Parti québécois fait du 24 juin la fête « nationale » de tous les Québécois, non plus seulement celle des Canadiens français catholiques. Cette récupération témoignerait selon elle d’un « syncrétisme religioséculier complexe » (p. 154) qui perpétuerait une « tension entre le passé canadien-français et le présent québécois » (p. 157). Durant la campagne référendaire de 1980, deux patriotismes s’affrontent : le premier, séculier, vise la fondation d’une société nouvelle, affranchie d’un certain passé ; le second, plus traditionnel, exalte les prouesses des ancêtres partis à la conquête de l’Ouest. Durant les années 1980, note Zubrzycki, la fête perd un peu de son sens pour les Québécois qui rêvent d’indépendance. Puisque la fondation n’a pas eu lieu, puisque le peuple a dit Non, que fêter le 24 juin ? La durée et la résilience d’un peuple ? Cela ramène les Québécois à leur passé alors qu’ils souhaitaient rompre avec le Canada français traditionnel. Les valeurs québécoises ? En quoi celles-ci se distingueraient-elles des valeurs canadiennes ? Malgré la résurgence souverainiste qui suit l’échec de l’accord du lac Meech, cette fête reste problématique, car la sociologue a tout à fait raison de noter que, contrairement au 4 juillet américain ou au 14 juillet français, « le 24 juin québécois ne raconte aucune histoire ; plus précisément, il raconte une histoire surannée à laquelle aucun récit nouveau n’a encore été substitué » (p. 172). Le dernier chapitre porte sur la crise des accommodements raisonnables et ses suites. Les termes du débat ne sont pas clairement présentés par la sociologue, ni les critiques du multiculturalisme canadien, partagées par de nombreux Québécois. Ce qui l’intéresse, c’est l’attachement persistant de la majorité francophone au patrimoine religieux, qu’il s’agisse des églises vides, de la prière dans les hôtels de ville ou du crucifix au Salon bleu. Ce que fait ressortir Zubrzycki, c’est le « double standard » (p. 200), ou ce que certains chroniqueurs libéraux ont appelé la « catho-laïcité » de bien des Québécois, choqués par les manifestations religieuses de certaines minorités, mais toujours attachés aux symboles chrétiens hérités du passé. Cette laïcité à géométrie variable serait selon elle une illustration d’un processus de sécularisation qui n’est pas complètement terminé.

Ce qui ressort de cette étude bien menée qui évite les polémiques faciles en proposant un regard sociologique à la fois distant et empathique, c’est l’ambivalence d’une identité québécoise qui entend rompre avec un passé religieux jugé rétrograde et aliénant, mais qui reste malgré tout attachée à plusieurs symboles de ce même passé. Dit autrement : bien des Québécois rêvent de fonder un nouvel imaginaire civique et politique, libéré des traces du religieux, mais l’échec des souverainistes rend une telle démarche problématique, compliquée, hasardeuse. Cette ambivalence ressort clairement lorsque vient le temps de célébrer la fête nationale du Québec du 24 juin, laquelle « reste profondément canadienne-française tout en se revêtant d’une parure québécoise ; … elle est surtout célébrée par des Québécois d’origine canadienne-française qui ne savent plus vraiment pourquoi ils le font à cette date précise » (p. 236). L’aspiration indépendantiste ayant du plomb dans l’aile, le sens de cette fête tend à reprendre les formes anciennes d’une célébration de la survivance, rebaptisée « résilience » ou « résistance » pour mieux se conformer aux concepts du jour. L’autre tentation est de célébrer les « valeurs québécoises » — démocratie, solidarité, diversité, tolérance — qui sont aussi celles de l’Occident moderne. En se focalisant sur l’esthétique d’une fête problématique, Geneviève Zubrzycki attire de brillante façon l’attention sur l’éléphant au milieu de la pièce québécoise. Avec le regard extérieur d’une professeure qui oeuvre aux États-Unis depuis plusieurs années, elle permet au lecteur de revisiter un enjeu sensible avec intelligence et finesse.