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Dans Wounded Feelings, Eric Reiter examine la façon dont les émotions sont devenues des objets de droit devant les tribunaux civils du Québec depuis les dernières décennies du 19e siècle jusqu’au milieu du 20e siècle. L’auteur propose une réflexion approfondie sur les processus de modernité au Québec, en étudiant la façon dont un échantillon représentatif du public a navigué dans la ville à une époque de transformation et de bouleversement social. Reiter apporte ici de nombreuses contributions importantes, non seulement au domaine de l’histoire du droit au Québec, mais aussi à notre compréhension de son histoire sociale et culturelle.

Comme les histoires juridiques marquantes sur la race et le genre au Canada par Constance Backhouse, Wounded Feelings tresse une série d’études de cas qui montrent comment les gens se sont appuyés sur un ensemble d’affirmations émotionnelles afin de renforcer leur position dans les procédures civiles. En démêlant les expressions formulées dans ces procédures, Reiter propose une succession de vignettes qui entraînent les lecteurs dans des développements théoriques et historiques plus larges par la puissance de sa narration. Les chapitres plongent dans des émotions particulières comme la honte, le déshonneur, la trahison, la peur, l’indignation et la colère.

À l’instar de Donald Fyson et de ses travaux sur le droit criminel au Québec des 18e et 19e siècles, Reiter apporte une contribution importante en montrant comment les gens ordinaires ont utilisé le système judiciaire pour gérer des conflits qui se situaient en dehors du domaine de la sphère proprement politique, laquelle domine encore notre conception du passé, mais qui pouvaient quand même plonger une existence dans la tourmente. Prenons par exemple l’histoire des Rinkuks, une famille de migrants polonais installés dans la banlieue ouvrière montréalaise de Ville Saint-Pierre. En 1916, la famille avait planifié une célébration du baptême de leur jeune fils, une occasion que les Polonais catholiques célébraient à grand renfort de boissons alcoolisées. Dans le contexte d’un effort soutenu en faveur de la tempérance dans la ville, la police a effectué une descente et saisi l’alcool. Les Rinkuks ont intenté une action en justice contre le service de police, expliquant la manière dont l’humiliation subie lors d’un événement destiné à garantir leur statut dans la communauté avait causé des dommages matériels à leur famille. De telles affirmations sont à la base de l’argumentaire de Reiter. Les juges ont dû évaluer diverses allégations selon lesquelles les blessures émotionnelles coûtaient cher aux personnes concernées. Ils ont donc dû se prononcer sur certains des débats philosophiques et idéologiques les plus litigieux de l’époque. Les procédures de divorce, par exemple, ont parfois forcé des juges imprégnés de la perspective patriarcale de l’Église catholique ultramontaine à se ranger du côté des familles qui voulaient intervenir contre leurs enfants qui avaient contracté des mariages auxquels elles étaient opposées. Des conflits comme celui-ci, qui passaient souvent sous le radar culturel dans les procédures quotidiennes des tribunaux civils, sont devenus des lieux où les individus et les institutions ont été contraints de lutter contre les moeurs changeantes de la fin du 19e siècle et du début du 20e siècle.

Les tensions de classe et d’autorité et la manière dont elles ont été négociées dans le paysage urbain occupent une place importante dans l’étude de Reiter. Dans l’un des premiers chapitres, Reiter dissèque habilement une confrontation survenue en 1906 entre deux hommes faisant la queue pour acheter des billets au parc d’attractions Dominion à Montréal. Parce qu’il essayait de passer devant les autres, un homme a été malmené par l’un des gardiens du parc. Sa plainte, cependant, est centrée sur son humiliation d’avoir été châtié par une personne de rang social inférieur. Le juge lui accorde 100 dollars, mettant ainsi un prix sur une blessure émotionnelle. Reiter étudie des échanges fascinants comme celui-là pour démontrer qu’ils offrent une vue imprenable sur les autorités judiciaires québécoises aux prises avec les manifestations quotidiennes de l’ensemble des tensions et transformations sociales occasionnées, selon nous, par la démocratisation. Reiter capture le Québec à un moment où la modernité rapproche les élites sociales et les classes populaires dans des espaces comme les wagons de train et les parcs d’attractions. Les juges des tribunaux civils doivent régler les plaintes des élites qui continuaient à espérer que leurs subalternes feraient preuve de déférence à leur égard dans ces nouveaux environnements. Wounded Feelings révèle, à travers des exemples comme celui-ci, qu’il reste un territoire encore inexploré pour les historiens du Québec moderne pour réfléchir à la nature dynamique des relations de classe.

L’espace-temps de Wounded Feelings est considérable, s’étendant jusqu’à l’après-Seconde Guerre mondiale, lorsque, selon Reiter, le concept des droits humains universels prend le pas sur les affirmations de préjudice moral. Nous voyons ce lent changement intellectuel et juridique prendre forme alors que les tribunaux traitent des poursuites judiciaires engagées par des parties comme Fred Johnson, un Montréalais noir humilié quand on lui a refusé son siège dans un théâtre. Alors que l’action de Johnson était basée sur des allégations d’humiliation, les militants ont commencé lentement à démontrer que les politiques consistant à confiner les spectateurs noirs aux balcons des théâtres représentaient quelque chose de plus qu’une blessure émotionnelle. Dans les années 1920, ils soutenaient devant les tribunaux que le service loyal des hommes noirs pendant la Grande Guerre leur donnait droit à un traitement égal. Le langage émergent des droits individuels est devenu plus convaincant que celui du préjudice moral que même les juges blancs sympathiques ne pourraient jamais vraiment comprendre. Les affirmations de droits violés ont fini par avoir plus de poids matériel que les allégations d’humiliation et d’embarras. Reiter décrit cette transformation en examinant la sphère intellectuelle dans laquelle oeuvraient les juristes pendant cette période et comment la théorie juridique européenne en est venue à façonner la vision du monde que les juges québécois apportaient avec eux dans leurs salles d’audience.

Wounded Feelings est l’une de ces rares monographies qui a le potentiel de dynamiser toute une historiographie nationale. Il oriente les historiens vers plusieurs directions, en pointant la richesse potentielle de nombreux sous-domaines tels que l’histoire judiciaire, l’histoire des émotions, l’histoire familiale et l’histoire des droits de l’homme, sans parler de la politique controversée et multiforme qui englobe les intersections de classe, de race et de sexe. La portée de Wounded Feelings peut parfois être vertigineuse. On pourrait penser que le projet aurait pu être divisé en plusieurs parties, en s’intéressant, par exemple, à l’émergence des droits de la personne en tant que concept dans la culture juridique québécoise et aux transformations de la réflexion sur la famille et l’appartenance dans une perspective juridique. Malgré tout, les lecteurs seront portés à travers cet ouvrage par l’enthousiasme contagieux de Reiter et par la manière dont il communique les joies de l’art de l’historien : un travail rigoureux dans les archives et une écriture fine et nuancée.