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Georges-Henri Lévesque est l’une de ces figures fascinantes qui occupent une place à part dans l’histoire québécoise. À travers lui, c’est aussi un siècle et ses espoirs, ses dérives et ses blocages que l’auteur explore. Quelques pages d’égo-histoire révèlent l’importance du printemps érable dans les sources d’inspiration du livre, notamment le parallèle entre la crise de la modernité des années 1930 et la crise sociale de 2012. Si la recherche d’une « troisième voie » entre le capitalisme et le communisme a bien sûr changé de forme d’une époque à l’autre, on devine que c’est un horizon d’attente ouvert à un futur inédit qui caractérise ce moment d’égo-histoire dans le livre. L’auteur n’approfondira pourtant pas cette piste, qui constitue plutôt la caisse de résonnance d’un livre qui, en définitive, accomplit ce que plusieurs solides livres d’histoire parviennent à faire : il nous rend le passé à la fois plus proche et plus lointain.

Il est difficile d’aborder le personnage du père Lévesque sans tenir compte de la question des origines de la Révolution tranquille. Lévesque en est-il un « artisan » ? Jules Racine St-Jacques est clair là-dessus : non. À la limite, il en est un inspirateur. Cette constatation est en contraste avec celle d’autres chercheurs ou intellectuels qui ont élevé Lévesque au rang de « père » de la Révolution tranquille, et témoigne tout autant d’un scrupule historien (éviter le péché de la téléologie) que d’une distanciation générationnelle. En effet, l’auteur n’est plus sur le haut de la vague de l’actualisation tenace (et parfois décalée !) d’une Révolution tranquille qui a longtemps servi, à l’exemple d’ailleurs de la Révolution française, à magnétiser et donner sens aux événements en amont et en aval, au détriment d’autres grilles de lecture. On n’en a pas moins l’impression d’avoir assisté, en refermant le livre, à la vieille lutte des lumières contre l’obscurantisme — ou encore celle entre un catholicisme incarné, ouvert et adaptatif et un autre catholicisme repoussoir, pétri d’obscurantisme et d’anathèmes. Le père Lévesque et le catholicisme social qu’il incarne ressortent comme des forces positives et même révolutionnaires de cette lutte. À cet égard, l’ouvrage est le rejeton du courant de la nouvelle sensibilité en histoire et participe à l’approfondissement de l’histoire du catholicisme.

Le livre s’inscrit dans l’histoire intellectuelle, culturelle et idéologique. L’auteur prend bien soin de contextualiser les étapes du développement de la pensée de son protagoniste, dont il retrace les influences intellectuelles en remontant aussi loin que la constitution de l’ordre des Dominicains. On découvre que le passage et la formation de Lévesque en Europe ont été marquants dans le déploiement de sa pensée. C’est là qu’il a absorbé un catholicisme social incarné (étiqueté comme « de gauche » par ses adversaires) qui constituait une tentative de secouer le statu quo de l’Église et de reconquérir les masses. Attentif au Zeitgeist, aux emprunts et aux transferts d’idées venus d’Europe, et soucieux d’établir des parallèles entre les débats au Québec et ailleurs, l’auteur montre comment le bagage intellectuel du jeune dominicain est décisif dans ses orientations futures.

Une bonne part du livre est consacrée aux stratégies de Lévesque pour promouvoir ses idées et les organisations et institutions qu’il défendait. Jules Racine St-Jacques reconstitue finement les champs dans lesquels il s’inscrit et les remous qu’il laisse dans son sillage. Entrepreneur intellectuel, Lévesque fut aussi un habile entremetteur de différents courants ou mondes qui se parlaient peu — qu’il s’agisse des États-Unis où il envoie ses étudiants en vue de constituer à Québec la Faculté des sciences sociales, ou du Canada anglais où il tisse un vaste réseau qui lui servira notamment lors de la commission Massey sur les sciences et la culture (1949-1951). Grâce à la mise en valeur de sa crédibilité publique, Lévesque a su placer ses pions sur plusieurs échiquiers : religieux, économique, politique, social. La complexité et parfois la pénibilité de chacun de ses mouvements de pièce révélaient l’entremêlement — sinon l’inextricabilité ! — de ces champs, dont chacun rejaillissait sur les autres, souvent au profit du statu quo. C’est sur ce plan que le livre se démarque le plus, en révélant patiemment les fils de l’entremêlement des sphères religieuse, scientifique et sociale. C’était le cas du débat autour de la non-confessionnalité des coopératives — l’une des deux grandes entreprises de Lévesque, l’autre étant la Faculté des sciences sociales —, auquel l’auteur accorde de nombreuses pages et qui devient un marqueur (ou un baromètre) de basculement moderne du Québec en plein milieu du 20e siècle. Ce débat et celui autour de la Faculté des sciences sociales symbolisaient le caractère miné des champs dans lesquels s’aventurait Lévesque, véritable funambule.

Jules Racine St-Jacques prend également soin, en recourant à de nombreuses correspondances, d’introduire les conflits de personnalités dans ces champs, conflits qui ne renvoyaient pas mécaniquement à des positions sociales, cléricales, intellectuelles ou académiques, mais qui se mouvaient ou se cristallisaient également par l’orgueil, la fierté et l’ambition des divers protagonistes. Cette double attention permet à l’auteur de court-circuiter (jusqu’à un certain point) des débats souvent relégués à la sphère idéologique — et volontiers colorés de manichéisme. La lutte entre le père Lévesque et Maurice Duplessis est ainsi dégonflée partiellement de sa charge idéologique et recadrée dans une joute politique.

Issu d’une thèse de doctorat, le livre en tire des avantages (une recherche approfondie, une rigueur et une minutie dans l’exposition des situations et des contextes, des hypothèses éprouvées) mais se laisse également aller à de longues démonstrations au rendement parfois décroissant. Prudent, l’auteur se mouille peu : il valide certaines interprétations passées, corrige le tir à l’occasion, débat à propos de la chronologie. On a l’impression qu’il donne un grand coup de balai dans une historiographie éparpillée et sédimentée encore nimbée d’une certaine aura. Son interprétation du père Lévesque n’épuise pourtant pas le filon d’actualisation qui nous relie à cette époque. Pour cela et pour son livre qui deviendra une référence en la matière, il faut saluer le travail accompli par l’auteur.