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Les travaux portant sur l’émergence du travail social comme profession et comme discipline au Nouveau-Brunswick étant pratiquement inexistants, l’ouvrage de Laurel Lewey (professeure retraitée de l’école de travail social de l’Université St. Thomas), Louis J. Rochard (professeur retraité de l’école de travail social de l’Université de Moncton) et Linda Turner (travailleuse sociale néo-écossaise), d’abord paru en anglais en 2018 chez University of Toronto Press, vient combler un vide énorme.

L’ouvrage est préfacé par Nérée St-Amand, professeur de travail social à l’Université d’Ottawa, ancien intervenant à Cambpellton et ancien professeur à l’Université de Moncton, qui dresse rapidement le menu, dans un texte court mais informé, de ce que l’ouvrage a à livrer. La pauvreté et la misère qui ont marqué le destin de tant de familles de la province durant son histoire ont des causes qui tiennent autant au caractère archaïque de certaines lois qu’aux dynamiques inégalitaires entre les différentes communautés de la province.

En onze chapitres plus deux documents en annexe, les auteurs proposent une lecture — intéressante, documentée, hétéroclite, parfois inégale — du travail social au Nouveau-Brunswick en couvrant l’histoire des communautés de la province (Mi’kmaq, Wolastoqiyik, Peskotomuhkati [non reconnus], Acadiens, anglophones), l’histoire des rapports de classes et plus généralement l’histoire de la législation sur la pauvreté, la santé mentale, la petite enfance, les organismes de bienfaisance, etc. Seuls trois chapitres, vers la fin de l’ouvrage, abordent directement l’évolution historique du travail social au Nouveau-Brunswick. On comprendra ainsi que la notion de travail social, qui n’est par ailleurs jamais clairement définie ni explicitée dans l’ouvrage, est à comprendre dans son sens le plus large et le plus général, soit celui de l’intervention auprès de populations ou d’individus vulnérables.

Les détours par l’histoire des différentes communautés sont un peu longs et n’apportent rien de nouveau. L’histoire des communautés acadiennes et anglophones du Nouveau-Brunswick est largement connue. Par contre, ce qui concerne l’encadrement institutionnel des Premières Nations — les pages concernant le pensionnat de Shubenacadie, en Nouvelle-Écosse, où des enfants néo-brunswickois furent envoyés, sont essentielles, mais aussi d’une grande tristesse —, de même que les sections ou chapitres abordant l’impact des poor laws et des premiers organismes de bienfaisance, sont hautement pertinents. Ces pages illustrent comment les normes juridiques et religieuses en place au 19e siècle et pendant une bonne partie du 20e siècle détermineront à la fois le sort des plus vulnérables et le type d’interventions prodiguées. Les poor laws, importés par les Loyalistes lors de la fondation de la province à la fin du 18e siècle, constituent le premier effort collectif et législatif pour contrôler et réguler tout comportement pouvant découler de la pauvreté. Un système d’imposition par paroisse est mis en place afin d’amasser des sommes pour subvenir aux besoins des plus démunis. L’application du système d’encadrement institutionnel découlant des poor laws repose sur une distribution de rôles — pères des pauvres, commissaires de refuges municipaux, etc. —, sur l’établissement de lieux pouvant accueillir les gens dans le besoin — les asiles d’indigents, les refuges municipaux —, mais également sur l’application de normes implicites qui semblent avoir beaucoup à voir avec le jugement social (souvent sévère) que l’on réservait à la pauvreté.

Les premiers travailleurs sociaux apparaissent durant les premières décennies du 20e siècle. On insiste à l’époque sur l’importance de la professionnalisation. Un rapport de 1939 portant sur le travail social à Moncton indique que « jamais il ne nous viendrait à l’esprit de tenter de lutter contre la criminalité sans force policière. Il est aujourd’hui tout aussi impensable de vouloir faire échec à la détérioration sociale sans l’apport de travailleurs sociaux professionnels » (p. 145). Les premières travailleuses sociales de la province seront formées à différents endroits, principalement à l’extérieur de la province ou des Maritimes. La première travailleuse sociale néo-brunswickoise diplômée de la Maritime School of Social Work d’Halifax (qui fait aujourd’hui partie de l’Université Dalhousie) fut Margaret Rowley, en 1947. Les premiers travailleurs sociaux étaient des femmes en majorité ; un rapport cité par les auteurs cite des raisons salariales et découlant des stéréotypes genrés de l’époque : les femmes étaient principalement embauchées pour intervenir auprès des familles, les hommes pour jouer des rôles de prise de décisions, par exemple au sein des conseils d’administration d’organismes de bienfaisance. L’utilisation par les auteurs d’entretiens avec d’anciens travailleurs sociaux montre également le rôle, voire le poids, de l’Église catholique dans l’univers du travail social, notamment les évêques. Les auteurs explorent également les enjeux qui touchent spécifiquement les travailleurs sociaux acadiens oeuvrant au sein d’une province où ils sont minoritaires.

Il faut prendre au pied de la lettre le sous-titre de l’ouvrage : « L’histoire sous l’angle du travail social ». On aurait souhaité l’inverse, soit le travail social au Nouveau-Brunswick sous l’angle de l’histoire. On l’aura compris, cet ouvrage n’est pas une histoire du travail social au Nouveau-Brunswick. Aurait-il été souhaitable de se concentrer uniquement sur le 20e siècle et l’apparition du travailleur social comme catégorie professionnelle ? Ce ne fut pas le choix retenu par les auteurs. Le résultat est un ouvrage un peu hétéroclite, mais malgré tout éclairant et pertinent. Plusieurs de ses chapitres deviendront sans doute des pièces d’historiographie incontournables pour mieux comprendre l’émergence de la profession, l’histoire de la pauvreté dans la province, mais également le processus de modernisation du Nouveau-Brunswick durant les années 1960 : le programme Chances égales pour tous des libéraux de Louis-J. Robichaud venait concrétiser le travail obscur mais essentiel de plusieurs dizaines de travailleurs sociaux.