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Le dernier ouvrage de Jocelyn Létourneau est moins une synthèse classique qu’une tentative d’expliquer la trajectoire — on pourrait même dire la psyché — québécoise en survolant les événements et les phénomènes qui l’ont marquée, souvent sans trop entrer dans les détails, mais en s’attardant à des morceaux choisis. Pour autant, l’ouvrage demeure assez classique puisque les épisodes politiques et les transformations socioéconomiques demeurent au centre de la narration, l’objectif du livre étant de déboulonner l’interprétation convenue (lire nationaliste) de l’histoire du Québec, elle-même centrée sur ses principaux épisodes politiques perçus (selon l’auteur) comme autant de « tragédies ». Comme le laisse entendre le sous-titre, Létourneau se propose de revisiter ces événements en les examinant sous un angle inédit ; ceux et celles qui connaissent déjà bien ses travaux ne seront toutefois pas vraiment « dépaysés », ce livre constituant en quelque sorte la version la plus aboutie de son interprétation du passé québécois, sur laquelle il réfléchit depuis au moins trente ans.

Les sept chapitres qui forment l’ouvrage offrent en effet une vision toute létournienne de l’évolution du Québec, depuis l’arrivée des Français jusqu’à l’aube de la pandémie de 2020. Cette évolution se caractériserait surtout par l’ambivalence, l’ambiguïté, les paradoxes, l’incertitude, l’indétermination ou l’indécision de sa population francophone (cette liste étant loin d’épuiser les multiples manières dont l’ouvrage nomme le phénomène), attitudes qui lui auraient permis de s’accrocher, de s’adapter, de se renouveler et de perdurer en dépit de l’adversité. Loin du « roman national » victimaire fait pour attiser les passions, Létourneau propose un récit sans fioritures, délesté des mythes, des épopées et des héros qui flattent l’imaginaire collectif, un récit qui, plutôt, souligne à gros traits les failles, les manques et le pragmatisme de la population québécoise d’ascendance canadienne-française, en même temps que ses atermoiements face à la question nationale.

Ainsi, le premier chapitre, intitulé « Initialisation », qui s’attarde aux premiers contacts, insiste surtout sur la coexistence des Autochtones et des colons, sur leur « interdépendance contrainte » et leurs « proximités distantes » (p. 45), tout en s’attaquant au mythe du « bon sauvage » pacifique et écologique et à celui des origines autochtones des Canadiens français. Le deuxième chapitre, intitulé « Fondation ? » (notez le point d’interrogation), insiste sur les incertitudes des débuts de la colonie, sur ses difficultés de peuplement, sa faiblesse militaire et son étranglement économique par la métropole, sur l’absence d’une presse qui aurait favorisé l’émergence d’une « communauté imaginée », sur le caractère plutôt docile des colons, pour conclure à une indétermination de l’identité « canadienne » à l’époque de la Conquête.

Dès lors, celle-ci apparaît davantage comme une « Bifurcation » (titre du chapitre 3) qu’une décapitation. Létourneau trace ici un portrait plutôt mesuré des conséquences du changement de régime, les Britanniques ayant été forcés par les circonstances et leur petit nombre à tempérer leurs velléités de domination des nouveaux conquis pendant que ces derniers, tout en cherchant à préserver leurs droits, ont pactisé avec les conquérants afin de tirer le meilleur parti de leur situation (notamment chez les élites). Ambiguïtés et paradoxes constitueraient donc les maîtres mots de cette époque où, ironie suprême, le parlementarisme britannique a permis l’éveil du « sujet collectif » canadien en lui donnant une voix pour mieux contester le pouvoir colonial. La culture politique duale des Canadiens, leur lucidité et leur parti-pris pour la modération feront cependant en sorte que peu d’entre eux voudront suivre les Patriotes sur les chemins de la révolution. L’épisode des Rébellions est ainsi fortement minimisé, les leaders apparaissant surtout comme des chefs qui auraient perdu le contrôle de leur propre mouvement.

Si les Canadiens n’ont pas l’esprit révolutionnaire, selon Létourneau, l’Union est tout de même vécue comme « un camouflet qui avive leur conscience politique » (p. 122), ce qui rendra la Confédération d’autant plus attrayante aux yeux de plusieurs. Le chapitre suivant, intitulé « Expansion », qui couvre environ un siècle (de la mi-19e à la mi-20e siècle) en un peu plus de 70 pages, s’attarde à cet aspect, comme à l’ensemble des transformations socioéconomiques qui marquent cette période riche en bouleversements. Récusant les thèses de la survivance, des classes ethniques ou de la domination cléricale, Létourneau insiste sur les divergences de vues qui divisent les francophones, sur la frilosité de leurs institutions qui rejettent les immigrants, empêchant l’intégration de ceux-ci à leur groupe, sur le peu de cas qu’ils font de l’éducation (une question sur laquelle il revient à au moins trois reprises dans l’ouvrage), ce qui bloque leur mobilité sociale, et sur leur nationalisme somme toute pondéré.

Comme de nombreux modernistes, dont il reprend plusieurs arguments, Létourneau refuse ensuite de voir dans la période duplessiste une Grande Noirceur que la Révolution tranquille serait venue dissiper. Il y voit plutôt une époque caractérisée par la « Tergiversation » (chapitre 5), c’est-à-dire par des bouillonnements et des blocages, notamment en ce qui concerne l’intervention de l’État, et par une dynamique fédérale-provinciale qui encourage le nationalisme défensif dont Duplessis se fait le champion. De la même manière, il atténue grandement le radicalisme de la Révolution tranquille, les changements lui apparaissant beaucoup plus progressifs qu’on l’a prétendu, davantage en continuité avec la période précédente, et marqués par des tensions et des conflits quant à la direction à donner à la société, notamment en ce qui concerne la question nationale. Dans ce portrait plutôt modéré, le FLQ et la crise d’Octobre (comme d’ailleurs le féminisme radical du FLFQ) apparaissent comme des épiphénomènes, la victoire du Parti québécois en 1976 correspondant mieux au désir d’affirmation plutôt mitigé des francophones qui, fidèles à eux-mêmes, continuent de cultiver l’ambiguïté en rejetant à la fois le fédéralisme et le souverainisme. Plus spéculatif, le dernier chapitre baptisé « Conversion ? » considère pour sa part que cette opposition est en voie d’être dépassée par la binarité gauche-droite ; car la jeunesse, ouverte sur le monde, serait à la base d’une « révolution silencieuse » caractérisée par la « décolonisation confiante d’un imaginaire et d’un identitaire collectifs » (p. 272), une jeunesse qui chercherait à se dégager de la vision canonique de l’histoire du Québec et à valoriser d’autres repères historiques ou d’autres manières de les interpréter.

On le voit, l’ouvrage de Létourneau refuse absolument de verser dans la glorification du passé ou du peuple canadien-français/québécois, comme il refuse de l’associer à un destin tragique. Cela ne l’empêche pas de souligner les manoeuvres des autorités coloniales britanniques ou du gouvernement fédéral pour assurer leur domination sur les francophones. Mais en même temps, il prend soin de relever l’ouverture dont ces mêmes pouvoirs ont pu faire preuve, ne serait-ce que par inadvertance ou opportunisme. L’opportunisme des Canadiens français eux-mêmes n’est pas non plus négligé, leur pragmatisme étant ici considéré non pas comme une tare, un manque d’ambition ou de volonté de faire nation, mais comme la marque d’une intelligence politique qui leur a permis de durer. Cette interprétation est certainement moins emballante que les récits héroïques qui ont alimenté la mémoire collective ; elle a cependant le grand mérite d’insister sur la complexité des situations et sur la diversité des points de vue, tant entre les groupes en présence qu’à l’intérieur de chacun d’eux, et sur leur affrontement. Tout en se défendant de faire une histoire « identitaire » ou qui voudrait répondre à des demandes de reconnaissance (p. 14), l’ouvrage tente également de tenir compte de la diversité de la société à toutes les époques, même si on a parfois l’impression que les références aux Autochtones, aux Noirs et aux femmes sont plutôt anecdotiques.

Dans l’ensemble, c’est un ouvrage qui m’a plu en raison même de son caractère iconoclaste, du déboulonnage systématique de la version canonique de l’histoire du Québec à laquelle il se livre et qui, je l’espère, fera débat. Je ne peux toutefois m’empêcher de souligner que le style de Létourneau, notamment ses très longues phrases (plus longues que les miennes, c’est dire !), nuit considérablement à la fluidité de la lecture et même parfois à la bonne compréhension du texte qui est par ailleurs très dense. Cela n’est pas qu’anecdotique, car l’absence d’un appareil critique (ni références ni bibliographie, ce qu’on peut aussi déplorer) laisse soupçonner que l’ouvrage s’adresse au grand public qui risque d’être rebuté, ce qui serait vraiment dommage.