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Personne ne contestera qu’Yvan Lamonde compte parmi les plus éminents historiens de sa génération. Dans cette Brève histoire des idées au Québec, l’auteur propose à un large public un abrégé de ses quatre ouvrages majeurs sur l’évolution et la transformation des idéologies et des représentations en milieux francophones dans la vallée du Saint-Laurent. Publiés chez Fides, chacun de ces livres (Histoire sociale des idées, volumes 1 et 2, suivis de La modernité au Québec, aussi en deux volumes) représente une contribution majeure à l’avancement des connaissances sur les 19e et 20e siècles. Puisqu’il est hors de question de rendre compte ici de l’important réservoir de données empiriques que Lamonde a rassemblées durant ses travaux, je m’en tiendrai à quelques remarques générales sur l’approche qu’il met en oeuvre, les thèses qu’il propose et les débats qu’elles ont suscités.

Je noterai d’abord l’absence dans ses analyses de concepts comme ceux d’idéologie, de discours, d’imaginaire ou de référence, bref de l’appareil notionnel développé en sciences sociales depuis les années 1960 dans le domaine de ce qu’il appelle l’histoire des idées. Il s’agit à l’évidence d’un choix délibéré dont la pertinence ne saurait être discutée dans un si court compte rendu. Suivons plutôt sa démarche.

Selon Lamonde, trois idées ont dominé l’histoire des 19e et 20e siècles : le catholicisme, le libéralisme — entendu ici au sens des libertés — et le nationalisme. Or, ajoute-t-il, « cette structure intellectuelle et civique croise des formes modernes qui la contestent ». Dans une telle perspective, il « faut découvrir comment au pays du Québec les choses changent » (p. 8). La modernisation et la modernité représentent deux formes modernes. L’auteur soutient qu’elles apparaissent beaucoup plus tôt dans l’histoire du Québec que le discours triomphaliste de la Révolution tranquille n’a voulu l’admettre. La victoire électorale de 1960 ne devient ainsi pour lui « qu’un moment électoral qui, du point de vue de l’histoire des idées, crée un angle mort sur le débat et le combat des résistants intellectuels des années 1940 et 1950 » (p. 244).

Yvan Lamonde paraît trouver dans la modernisation (la technologie, les biens, les loisirs) la dynamique du changement qui s’imposera de plus en plus à partir de la crise des années 1930. Voilà que cette transformation de l’espace vécu induira « une modernité, un rapport nouveau » (p. 138) et l’avènement d’un sujet, un « je » qui expérimentera un nouveau monde. En somme, dirais-je, le développement du capitalisme — c’est-à-dire la modernisation, au sens de Lamonde — suscite l’affirmation de la modernité bien avant la Révolution tranquille. Nous trouvons là l’essentiel de la contribution de Lamonde à l’historiographie québécoise. Son oeuvre participe ainsi de façon décisive à la déconstruction du discours politique providentialiste qui a dominé les années 1960 et 1970 et qui s’est octroyé le mérite de l’apparition sui generis de la modernité au Québec.

Le discours qui opposait de façon mécanique tradition et modernité a suscité plusieurs contre-lectures de l’histoire du Québec. La première est illustrée ici par les travaux de Lamonde qui recherche et trouve les traces de la modernité bien avant les années 1960. Cette approche que l’on pourrait qualifier de libérale classique discute bien davantage du moment de l’apparition de la modernité (intimement liée par ailleurs à celle de l’américanité) que de l’opposition radicale entre tradition et modernité soutenue dans le discours des années 1960.

Le deuxième point de vue, que certains ont appelé le nationalisme conservateur (mais qui n’en demeure pas moins libéral à sa manière), refuse d’emblée l’opposition tranchée entre la modernité et la tradition. Dans cette perspective, la modernité a toujours entretenu un rapport contradictoire mais pour ainsi dire constitutif avec la tradition. Dès lors, ce que la Révolution tranquille a provoqué ne serait pas le passage à la modernité mais la rupture avec une phase de la modernité elle-même, sinon peut-être le passage à la postmodernité.

Il ne saurait être question en si peu d’espace de discuter des mérites relatifs de l’une ou l’autre thèse. Je voudrais seulement illustrer en terminant les limites d’une conception dichotomique des rapports entre tradition et modernité. Prenons l’exemple du nationalisme, que Lamonde considère à juste titre comme l’une des idées dominantes des deux derniers siècles. Cette référence identitaire est, on le sait, intimement liée au développement des démocraties libérales en Occident. La nation y représente la communauté politique au nom de laquelle s’exerce le pouvoir dans l’État de droit. C’est dans un tel contexte qu’apparaît la notion de nation canadienne, à la faveur des débats liés au pouvoir de la Chambre d’assemblée de 1791 à 1837. Qu’une contre-définition de nature religieuse, la nation canadienne-française et catholique, se soit imposée par la suite à la faveur de la montée de l’ultramontanisme, implique-t-il que l’idée de nation soit soudainement devenue pré-moderne ? Nous passons certes d’une représentation politique à une conception religieuse de la communauté nationale, mais la référence nationalitaire n’en demeure pas moins au coeur des luttes politiques de 1870 à 1960.

Je voudrais en terminant faire part d’un certain malaise à propos du titre de l’ouvrage. Le livre s’intitule Brève histoire des idées au Québec. Or, il est clair que, pour l’essentiel, on n’y traite que des idées qui se sont imposées en milieu francophone. Je suis loin de lancer la pierre à Yvan Lamonde à ce propos, puisqu’il s’agit d’un biais largement répandu y compris par l’auteur de ce compte rendu. Il me semble cependant que tout le milieu de l’édition devrait prendre acte du fait que le Québec a effectivement changé !