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« À ce jour, aucune étude produite au Québec n’a porté sur le rôle joué par les femmes au sein des bibliothèques, que ce soit dans une perspective historique ou contemporaine » (p. 2). C’est en ces mots que les responsables de ce recueil d’études expliquent la pertinence de leur entreprise, qui dresse le portrait de huit femmes ayant eu un parcours notable dans les bibliothèques ou dans l’enseignement du métier de bibliothécaire : Éva Circé-Côté, Mary Sollace Saxe, Marie-Claire Daveluy, Hélène Grenier, Paule Rolland-Thomas, Céline Robitaille-Cartier, Hélène Charbonneau et Louise Guillemette-Labory.

Ce champ inexploré exigeait au préalable une courte mise en contexte. Les responsables rappellent dans leur introduction qu’au 19e siècle « les bibliothèques engagent très peu de femmes » (p. 2), situation qui changera au début du siècle suivant, ce que le chapitre sur Circé-Côté démontrera d’entrée de jeu. Mais « c’est surtout à partir des années 1940 et 1950 que le nombre de femmes occupant des postes de direction ira en augmentant » (p. 3). Enfin, troisième constat liminaire, « on rencontre surtout les femmes confinées dans des postes de subalternes, pour ensuite gravir les échelons de la structure hiérarchique pour assumer des fonctions de dirigeantes » (p. 4).

Il revenait à Andrée Lévesque, auteure de Éva Circé-Côté, libre-penseuse (2010), de présenter cette femme qui mena de front deux carrières : celle de bibliothécaire et celle de journaliste. Éva Circé (1871-1949) a été la première bibliothécaire de la Ville de Montréal, occupant ce poste à la Bibliothèque technique de Montréal de 1903 à 1932, poste qui semblait précaire au début : « plus tard, lorsque les besoins du service l’exigeront, on nommera un homme », précise le journal La Presse (p. 9). Le ton est donné, et Andrée Lévesque décrit ensuite avec soin les conditions matérielles d’un tel emploi, les entraves mises par le clergé pour le choix des livres, le souci pour Circé-Côté que les enfants aient accès à la bibliothèque, entre autres. Elle résume bien ce véritable apostolat, laïque faut-il le préciser, auquel se livre la « libre penseuse » : « La bibliothèque est donc essentielle au progrès et à la régénération de la société pour les mêmes raisons que l’éducation, pour s’ouvrir au monde et aiguiser son jugement » (p. 13).

Lévesque affirme, en exagérant quelque peu, que Circé-Côté est tombée dans l’oubli. Marcel Lajeunesse aurait pu en dire autant de Mary Sollace Saxe, dont il fait pourtant « une figure de proue dans le monde des bibliothèques publiques au Québec » (p. 29). Mon ignorance aura disparu à la fin de ce chapitre. L’ouverture de la bibliothèque publique de Westmount a eu lieu au mois de juin 1899. Mary Sollace Saxe (1868-1942) n’a pas été retenue parmi les 250 candidats au poste de bibliothécaire. Qu’à cela ne tienne, elle suit un programme de perfectionnement et l’obtient en 1901, à la suite de la démission de Béatrice Moore. Elle occupera cet emploi jusqu’en 1931. L’une de ses contributions les plus notables a été une bibliothèque pour enfants.

L’article le plus fouillé porte sur Marie-Claire Daveluy (1880-1968). Il faut dire que celle-ci est déjà connue comme pionnière de la littérature pour la jeunesse avec ses Aventures de Perrine et Charlot (1923), comme biographe de Jeanne Mance et comme fondatrice principale de l’École des bibliothécaires. Johanne Biron retrace avec soin les étapes de la vie de cette femme des plus prolifiques, surtout à la Bibliothèque de la Ville de Montréal et à l’École des bibliothécaires, et elle relève avec raison qu’elle « a contribué dans une large mesure à la professionnalisation du rôle de bibliothécaire au Québec » (p. 48). Ce chapitre trace un excellent portrait de cette vie tout entière consacrée au livre et à la lecture.

Éric Leroux retrace ensuite la « carrière en deux temps » (p. 79) d’Hélène Grenier (1900-1992) à la Commission des écoles catholiques de Montréal. En 1931, elle y constitue une Bibliothèque des instituteurs, à laquelle elle travaillera pendant vingt ans. Et en 1952, elle prend pour dix ans la direction du Service des bibliothèques scolaires de la CECM. Cette étude prouve hors de tout doute son rôle majeur dans la mise en place des bibliothèques scolaires et, partant, dans l’éducation de la jeunesse. Comme ses collègues qui l’ont précédée, elle a aussi milité « pour une meilleure reconnaissance de la profession de bibliothécaire » (p. 103).

Le chapitre suivant, sur Céline Robitaille-Cartier (1930-2017), prend un ton différent puisque son auteur, Claude Bonelly, a connu personnellement son sujet. Elle est la première femme à occuper un poste de cadre supérieur à l’Université Laval, en l’occurrence à la direction du Service des bibliothèques, en 1978. L’histoire qui nous est racontée au sujet de sa présence non grata au Conseil universitaire, pour protester contre les coupes, en dit long sur sa détermination. L’article permet de suivre son engagement durant ces décennies marquantes pour les bibliothèques, tant en raison des changements technologiques qui s’annoncent, qu’elle prévoit très bien, que de la création de la Grande bibliothèque du Québec.

Je passe plus rapidement sur les deux derniers textes, plus courts. Michèle Hudon présente Paule Rolland-Thomas (1929-), spécialiste du traitement documentaire et professeure à l’École de bibliothéconomie. Elle nous présente ses contributions scientifiques, de même que son travail de gestionnaire. Elle conclut que Rolland-Thomas « n’a pas joui au Québec de la visibilité qu’elle aurait méritée » (p. 139). À voir la bibliographie de ses articles qui suit, on comprend qu’Hudon ait voulu corriger cette situation…

Marie D. Martel aborde, pour clore l’ouvrage, un projet qui est sien, fait avec Lëa-Kim Châteauneuf, celui « d’une histoire orale nationale des bibliothécaires » (p. 146). Ce chapitre fait la synthèse de deux rencontres organisées à cette fin, avec Hélène Charbonneau (1929-) et Louise Guillemette-Labory (1953-). C’est faire oeuvre nécessaire que cette histoire, afin de garder la mémoire du rôle de Charbonneau « dans la structuration et le déploiement des services pour enfants au sein du réseau montréalais » (p. 158) : sait-on qu’elle a mérité entre autres la médaille de l’Assemblée nationale et le prix Fleury Mesplet ? Quant à Louise Guillemette-Labory, impossible ici de résumer les nombreux faits qui jalonnent sa carrière ; mais on sera frappé par l’importance qu’elle accorde au rôle social de la bibliothèque, en particulier « pour soutenir les populations exclues » (p. 171).

Il y a une part d’ingrat et d’ingratitude à faire ce compte rendu. Ces études décrivent des parcours, des engagements et, en cela, elles sont très factuelles. Il m’est pénible de choisir, de rejeter, donc, plusieurs accomplissements, voire des « faits d’armes » ; et de ce côté ingrat de la tâche découle l’ingratitude, celle de l’impossibilité de rendre justice à ce foisonnement de connaissances qui contribuent entre autres à un grand objectif, que l’on retrouve presque à chaque contribution : « valoriser la profession de bibliothécaire » (par exemple p. 113, à propos de Céline Cartier). Au mois de mai 2021 s’est tenu à la Grande Bibliothèque un colloque intitulé « Profession historienne ? ». Il faut voir là sans doute le même effort en faveur d’une sociologie des professions du point de vue des femmes, et c’est en cela que cet ouvrage sur les bibliothécaires intéresse de manière plus large, en plus des études individuelles très bien menées.