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Il est difficile, au lendemain de la tumultueuse présidence de Donald Trump, de penser l’Amérique du Nord autrement qu’à travers les rapports de pouvoir liant le Canada et le Mexique aux États-Unis. C’est pourtant ce que nous proposent Maurice Demers (Université de Sherbrooke) et Catherine Vézina (Centro de Investigación y Docencia Económicas de Mexico) dans cet ouvrage collectif, fruit d’un projet réalisé dans le cadre du Groupe de travail Québec-Mexique, vecteur de diplomatie publique créé en 1982 et coordonné par le ministère des Relations internationales et de la Francophonie du Québec et par le Secrétariat des relations extérieures du Mexique. Le livre rassemble sept spécialistes des deux pays, « voisins du voisin » (p. 2), afin de jeter un nouvel éclairage sur ce qui les rapproche au-delà des liens économiques et politiques découlant de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA) et de l’Accord Canada– États-Unis–Mexique (ACEUM).

S’il est vrai que ces traités de libre-échange ont permis au Canada, au Mexique et aux États-Unis de se constituer en « région » (p. 1), il n’en demeure pas moins que les laborieuses négociations entourant l’ACEUM ont mis à l’épreuve les dynamiques d’échanges et d’intégration entre les trois pays. Conçu durant cette période, soit entre 2017 et 2019, L’Amérique du Nord. Une histoire des identités et des solidarités témoigne du rôle significatif que peuvent jouer universitaires et membres de la société civile, en partenariat avec des acteurs étatiques, dans l’avancement des relations internationales et interculturelles du Canada, mais aussi du Québec.

Le but déclaré de cet ouvrage est de mettre en oeuvre connaissances et perspectives historiques, en abordant l’histoire de l’Amérique du Nord « depuis ses marges septentrionales et méridionales » (p. 3), pour resserrer les liens fragilisés du triangle Mexique-Canada-Québec. Bien qu’ils s’imbriquent difficilement les uns avec les autres, chacun des chapitres contribue au récit d’une « histoire transnationale commune » (p. 2), notamment du point de vue de l’expérience du territoire et de la culture politique.

Jean Meyer nous transporte au 19e siècle, loin en amont de l’ACEUM, là où les frontières — imprécises et poreuses, voire contestées — ne suffisent pas à freiner la circulation des idées et des individus ; elles ne permettent pas non plus d’éviter les violences coloniales de part et d’autre du continent. Julián Durazo Herrmann s’attarde aux motifs ayant mené à l’adoption du fédéralisme au Canada et au Mexique, soit la quête d’un « moyen de garantir la survie de l’ensemble, et ce, autant par l’intégration politique d’un territoire très étendu que par son peuplement » (p. 35). Les limites et les possibilités de ce système politique, en ce qui a trait aux revendications autochtones et aux débats sur les compétences entre paliers gouvernementaux, sont aujourd’hui un facteur de rapprochement et de dialogue entre les deux pays. Laura Macdonald examine un tout autre partage d’idées et d’expériences, celui des organisations non commerciales de la société civile regroupant, entre autres, des syndicalistes, des environnementalistes et des activistes pour la justice sociale. Son chapitre situe le militantisme des opposants au libre-échange dans son contexte transnational tout en soulignant la capacité qu’ont les acteurs non étatiques d’influencer les politiques régionales. Quant à Maurice Demers, son chapitre s’inscrit dans la suite de son Connected Struggles. Catholics, Nationalists, and Transnational Relations between Mexico and Quebec, 1917-1945 (2014). Il examine ici l’impact des idées progressistes véhiculées dans un centre de formation, le Centro intercultural de documentación, sur les missionnaires québécois de passage au Mexique durant les années 1960 et 1970. Un transfert du Sud global vers le nord, plutôt que l’inverse. Catherine Vézina soutient pour sa part que le tourisme, une forme de paradiplomatie (publique) impliquant gouvernements et groupes de la société civile, y compris les snowbirds, non seulement s’accompagne d’importantes retombées économiques, mais il contribue aussi depuis les années 1940 à une meilleure compréhension des réalités sociales et culturelles. Finalement, Montserrat Galí Boadella s’arrête sur l’artiste René Derouin, dont l’oeuvre « se développe en dialogue constant avec le Mexique » (p. 102), alors que Mathieu Arès s’intéresse à l’effet de la concurrence chinoise sur les processus d’intégration en Amérique du Nord.

Ces sept chapitres ratissent un large territoire sous plusieurs angles et révèlent une image quelque peu bigarrée des liens entre le Canada et le Mexique. Il est donc dommage que l’ouvrage ne comporte ni conclusion ni postface. En outre, il aurait été souhaitable de théoriser davantage certains concepts clés, tout particulièrement ceux d’identité et de région, de manière à préciser l’apport du projet à l’historiographie des relations culturelles internationales et transnationales du Canada et du Québec. À cet égard, il faut s’interroger sur les fondements et la nature des rapports de pouvoir asymétriques qui déterminent la circulation des individus en provenance du — ou vers le — Mexique, qu’ils soient touristes ou travailleurs agricoles temporaires. La mort tragique en 2020 de migrants piégés en pleine éclosion de COVID-19 en Ontario rappelle que les correspondances entre identités et privilège ont une portée réelle.

Ce livre nous invite à repenser les dynamiques triangulaires Mexique-Canada-Québec sur une plus longue durée et en dehors des relations que chaque partie entretient avec son puissant voisin. Il donne matière à réflexion. Il nous aiguille aussi sur les pistes à suivre — théoriques et concrètes — pour continuer le dialogue.