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La publication en 2015 du rapport final de la Commission vérité et réconciliation (CVR) sur le scandale de l’assimilation forcée des enfants autochtones dans les pensionnats au Canada a créé une onde de choc et de honte, accompagnée par les larmes publiques de dirigeants politiques. Or, avec quelques années de recul, il convient de poser de nouvelles questions. Entre les plus de 130 internats implantés dans l’Ouest et les Prairies canadiennes, depuis la seconde moitié du 19e siècle, et les six internats québécois créés un siècle plus tard et ayant connu pour la plupart une existence beaucoup plus courte, s’agit-il d’un seul et même phénomène ?

Le rapport de la CVR ignorant largement la particularité québécoise (comme l’a signalé Brian Gettler en 2017 dans la Canadian Historial Review), les auteurs des nouveaux manuels d’histoire au Québec, obligés, à la dernière minute, de mieux tenir compte de la perspective autochtone[2], se sont trouvés devant un état de la recherche lacunaire. Seule l’étude pionnière d’Henri Goulet permettait alors de se faire une idée de la spécificité des pensionnats québécois[3].

L’ouvrage collectif sous la direction de Bousquet et Hele vient combler certaines de ces lacunes. Dix-huit auteurs autochtones et non autochtones y abordent les finalités des pensionnats, le vécu des pensionnaires, les procédures d’indemnisation et de la « réconciliation » et enfin, dans une annexe, l’action du Projet Wampum, fondé en 2012 pour favoriser de plus justes rapports entre Autochtones et non-Autochtones. Devant l’impossibilité de commenter adéquatement chacun de ces éléments, seuls certains seront retenus ici.

Les deux premières contributions illustrent la grande diversité des approches : il s’agit de l’introduction scientifique par les éditeurs de l’ouvrage et de l’avant-propos troublant de Maurice J. Kistabish, qui a subi les agressions sexuelles d’un ancien pensionnaire et se considère par conséquent une « victime collatérale » et un « survivant » du pensionnat, même s’il ne l’a jamais fréquenté. Brieg Capitaine le rejoint dans cette posture, en défendant contre toute critique l’emploi de tels termes empruntés au contexte de la Shoah.

Paul Charest souligne, à propos de l’internat de Sept-Îles/Maliotenam, que la plupart des enfants autochtones fréquentaient des écoles de jour et non des pensionnats. Les missionnaires qui y oeuvraient étaient loin de vouloir les couper de la culture de leurs parents. Les familles autochtones, au 19e siècle, étaient d’ailleurs alphabétisées et transmettaient ces savoirs avec la culture traditionnelle. C’est l’industrialisation rapide après 1945 qui crée le besoin d’une formation professionnalisante, qui sera assurée par les Oblats, alors que le gouvernement canadien se détourne déjà des « écoles résidentielles » (jugées trop coûteuses). Dès l’ouverture, en 1952, les parents innus y inscrivent massivement leurs enfants, sans y être contraints. Le but des oblats était l’évangélisation, bien entendu, mais tout en respectant la culture et la langue autochtones, que les enseignants étaient censés d’apprendre. Une rencontre d’anciens pensionnaires à Maliotenam en 1997 a eu pour but explicite « de contrer l’image négative maintenant attachée aux pensionnats autochtones à travers le Canada, et à celui de Maliotenam plus particulièrement » (p. 58).

Marie-Pierre Bousquet retient, à propos de l’internat d’Amos (1955-1972), que le désir des parents autochtones de voir leurs enfants acquérir une qualification moderne servait bien les visées des Blancs pour qui « les Amérindiens devaient devenir des êtres productifs pour le pays » (p. 113). Or, souvent, les études dans ces établissements ne sont pas à la hauteur des attentes des parents et qu’il s’agissait, dans une perspective assimilationniste, de favoriser la sédentarité et des dispositions morales conformes aux besoins de l’économie. La fermeture du pensionnat d’Amos en 1972 sera suivie par des initiatives autochtones pour reprendre en main l’éducation comme le préconisait la Fraternité des Indiens du Canada dans le document d’orientation « La maîtrise indienne de l’éducation indienne », publié la même année.

Emanuelle Dufour affirme également que le projet d’un pensionnat pour Betsiamites correspond à la volonté des Autochtones. L’étude des écrits de la congrégation des Oblats de Marie Immaculée révèle des éléments étonnants. Le père André Renaud directeur des études à la Commission des affaires indiennes et esquimaudes (1954-1963), s’oppose vigoureusement à « l’imposition d’une éducation scolaire à la blanche » et exige de « conserver à nos enfants leur mentalité indienne » (p. 72). Pour lui, les Autochtones sont « des humains ayant droit plus que tout autre homme au titre de Canadien ». Leur « injuste situation » résulterait de « 200 ans de domination européenne » (p. 70) et devrait être redressée au plus vite. Renaud participera à des initiatives d’éducation autochtone autogérée, comme la création du Collège Manitou (1973-1976), prédécesseur de l’actuel Institut Kiuna.

Bien entendu, la critique d’un père Renaud ne change rien au fait que les églises chrétiennes avaient bel et bien mis en oeuvre, dans leurs pensionnats, les buts assimilationnistes du gouvernement canadien depuis le 19e siècle et qu’ils se trouvent confrontés à l’exigence de demander pardon, sujet qu’aborde Jean-François Roussel dans sa contribution.

La situation des Inuits jusqu’à l’autonomie au sein de la Commission scolaire Kativik est traitée par Francis Lévesque, Mylène Jubinville et Thierry Rodon. Joel Montanez étudie les expériences vécues par une vingtaine d’anciens pensionnaires inuits. Ils et elles évoquent la douleur de la séparation et la discipline stricte qui régnait, mais aussi le plaisir d’apprendre et les amitiés. Aucun ne se souvient d’avoir subi personnellement des agressions sexuelles. Bien que l’enquêteur hésite à les croire sur ce point, la plupart des témoins tirent un bilan positif de leur expérience, même quand il leur demande explicitement de se souvenir d’expériences douloureuses. La plupart confieraient leurs propres enfants à un pensionnat ; un seul l’exclut catégoriquement.

Karine Vanthuyne et Anne-Marie Reynaud étudient les circonstances dans lesquelles d’anciens pensionnaires font valoir leur droit à une indemnisation et constatent les frustrations engendrées par les procédures, mais aussi les ressources de la résilience. Plusieurs sont déçus de constater que seules leurs expériences dans les pensionnats semblent compter, et non les véritables enjeux : leurs droits territoriaux ancestraux et l’autonomie. Les larmes à propos des écoles résidentielles leur paraissent une compensation bien légère pour les siècles d’expropriation et de discrimination. Mais cela n’est sans doute pas une spécificité québécoise… En résumé, ce livre allie le regard sur l’histoire à l’attitude des responsables et au vécu d’anciens pensionnaires. Toutes ces pistes méritent d’être poursuivies.