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L’ouvrage du sociologue Leyla Sall intitulé L’Acadie du Nouveau-Brunswick et « ces » immigrants francophones : entre incomplétude institutionnelle et accueil symbolique s’inscrit dans la lignée de travaux sur les discriminations raciales en situation d’immigration. Ses recherches révèlent les difficultés d’intégration souvent dissimulées que vivent les immigrants francophones au Nouveau-Brunswick. Dans ce livre, l’auteur propose une réflexion sur la capacité de l’Acadie du Nouveau-Brunswick à remplir ses fonctions de société d’accueil et sur la cohérence entre les discours des associations acadiennes qui promeuvent l’immigration francophone et le processus d’intégration socioprofessionnelle de « ces » immigrants. Un des points forts de cet ouvrage réside dans la richesse de la méthodologie adoptée par l’auteur : outre 78 interviews effectuées auprès de neuf types d’acteurs sociaux différents dans le domaine de l’immigration francophone en Acadie dont des immigrants, des employeurs et des militants acadiens, il s’appuie sur des observations et des conversations informelles lors des salons de l’emploi du Grand Moncton ainsi que sur deux groupes de discussion auxquels des militants acadiens et des immigrants ont participé.

Le livre est constitué de sept parties précédées d’une introduction dans laquelle l’auteur contextualise la question de l’immigration francophone en Acadie. Ce besoin d’accueillir des immigrants francophones est directement lié aux défis démographiques, linguistiques et économiques de la province résultant du vieillissement de la population, de l’exode des jeunes vers les autres provinces canadiennes et du problème des transferts linguistiques.

Dans la première partie, l’auteur distingue trois types de classement des communautés d’accueil, soit par leur situation macroéconomique, spatiale ou institutionnelle. Il utilise la troisième classification basée sur la complétude ou l’incomplétude institutionnelle en matière d’immigration de la communauté en question, ce qui renvoie à sa capacité sociétale et économique d’accueillir et d’intégrer des immigrants. Selon Sall, l’Acadie présente une incomplétude institutionnelle pluridimensionnelle. D’un point de vue spatial, son incomplétude s’explique par son caractère rural et son déficit d’attractivité aux yeux des immigrants. Cette incomplétude est également d’ordre linguistique puisque l’intégration économique des immigrants francophones est tributaire de leur maîtrise de l’anglais. Sur le plan politique, étant donné que l’Acadie n’a pas le pouvoir de décider des critères de sélection des immigrants et du nombre qu’elle peut accueillir, son rôle se limite à son militantisme et à la promotion de l’immigration francophone.

Dans la deuxième partie de l’ouvrage, l’auteur discute du cadre juridique et des politiques publiques de l’immigration francophone en Acadie du Nouveau-Brunswick. Le gouvernement canadien s’est engagé à accueillir des immigrants francophones dans les communautés francophones minoritaires. Des activités de promotion comme Destination Acadie et Destination Canada sont organisées à cet effet. Plusieurs programmes d’immigration sont également mis en place pour faciliter l’obtention de la résidence permanente des demandeurs francophones (Entrée Express, projet pilote d’immigration au Canada atlantique, programme de mobilité francophone). Or, comme le fait ressortir Sall, l’objectif de la province quant au nombre d’immigrants francophones n’a pas été atteint en dépit des politiques publiques d’immigration francophone. Ces politiques publiques rencontrent cependant un succès symbolique auprès des communautés francophones par la reconnaissance du rôle de l’immigration, par les discours militants des élites et des institutions acadiennes et par la valorisation de la diversité sur le marché du travail.

Dans la troisième partie, l’auteur présente trois groupes d’immigrants francophones différents : les étudiants internationaux, les immigrants franco-belges et les réfugiés congolais. D’abord, les étudiants internationaux sont considérés comme des immigrants potentiels en raison de leur jeunesse, de leur formation locale et de leur facilité d’intégration sur le marché du travail. Ensuite, le monde franco-belge se caractérise par l’immigration en famille, le rejet des grandes métropoles canadiennes et l’intérêt pour l’anglais. Le motif de leur émigration n’est pas économique, mais familial. Enfin, les réfugiés congolais se distinguent par leur facilité à s’intégrer sur le plan économique : en plus des différences concernant leurs niveaux d’études, ceux qui ont transité dans un pays anglophone ont plus d’aisance à s’intégrer professionnellement par rapport à ceux qui sont d’abord passés par un pays francophone.

Dans la quatrième partie, Leyla Sall explique les deux niches d’emplois dans lesquelles les immigrants francophones s’insèrent en Acadie du Nouveau-Brunswick. La niche d’emplois structurelle se caractérise par le manque chronique de main-d’oeuvre locale et l’exigence relativement basse de la maîtrise de l’anglais. Elle regroupe les emplois dans les foyers de soins pour personnes âgées, dans la manufacture de produits hygiéniques Irving, dans les industries de transformation de poissons et de fruits de mer, dans l’hôtellerie et dans les centres d’appel. La niche d’emplois conjoncturelle quant à elle regroupe les succursales de banques et les compagnies d’assurance. En opposition à la niche structurelle, elle ne connaît pas de pénurie de main-d’oeuvre chronique, et la diversité est valorisée pour son pouvoir d’attraction d’une clientèle diversifiée. Certains immigrants ont choisi l’entrepreneuriat pour réactiver une tradition entrepreneuriale familiale et pour être autonomes, à la différence du salariat.

La cinquième partie expose les obstacles à l’accès à des emplois en français et à des emplois de qualité et illustre les stratégies utilisées par les immigrants pour les contourner. Ces obstacles sont principalement l’exigence de maîtriser l’anglais, les problèmes de déplacement, la peur de quitter sa zone de confort pour chercher un emploi de qualité. Pour y remédier, certains immigrants mettent en oeuvre des stratégies individuelles comme l’autoformation linguistique ou des stratégies collectives comme l’adhésion aux diverses associations qui peuvent les aider à accéder à de meilleurs emplois.

La sixième partie fait état des discriminations raciales vécues par les immigrants francophones en Acadie du Nouveau-Brunswick au cours de leur formation et de leur insertion professionnelle. Selon les enquêtes de l’auteur visant à mieux cerner les barrières qui empêchent l’accès à des emplois de qualité, le climat de travail et l’adaptation des immigrants dans leur nouveau milieu de travail, les secteurs d’emplois les plus fermés sont celui de l’éducation en français et de la santé. Pour lutter contre ce phénomène en Acadie, l’auteur propose l’instauration de quotas de recrutement dans les entreprises, en plus de la promotion des bienfaits économiques et démographiques de l’immigration francophone au sein des communautés acadiennes.

Dans la dernière partie, l’auteur soulève la question de la cohésion sociale et propose divers modèles qui pourraient servir à l’Acadie du Nouveau-Brunswick afin de dépasser le stade de l’accueil symbolique se limitant aux discours de certaines élites et des organismes acadiens. Sall explique que les comportements liés à la protection identitaire peuvent entraîner une attitude moins inclusive et moins favorable à l’intégration sociale et économique des nouveaux arrivants. Cette exclusion engendre des répercussions négatives sur le développement d’un sentiment d’appartenance à la communauté d’accueil chez les immigrants. Les participants aux entretiens menés par l’auteur ont proposé que la désethnicisation des rapports sociaux et la cohésion sociale en Acadie au xxie siècle passent par la sensibilisation de la population acadienne aux bienfaits de l’immigration par l’événementiel et par l’inclusion des immigrants aussi bien dans les institutions acadiennes que sur le marché du travail en français.

Ce livre est une contribution importante au champ des études acadiennes puisqu’il s’agit de la première monographie de type empirique destinée au grand public dans ce domaine bien que d’autres chercheurs aient exploré la question de l’immigration en Acadie sous forme d’essai (Belkhodja, 2011) et de thèses (Tending, 2014; Violette, 2010). Leyla Sall a le mérite de montrer ouvertement l’existence de la discrimination raciale en Acadie qui se manifeste essentiellement dans la difficulté d’intégrer les immigrants sur le plan professionnel. Cependant, la discrimination raciale ne se limite pas à l’exclusion des immigrants sur le marché du travail. Le choix des pays où les activités de promotion de l’immigration se déroulent (en France et en Belgique) et les politiques de sélection des immigrants qui favorisent les immigrants européens blancs plus que les autres demandeurs révèlent déjà une inégalité (Perroco, 2021 : 24). La comparaison avec diverses formes de discrimination raciale en matière d’immigration dans d’autres communautés à travers le monde peut nous donner une meilleure idée de la situation en Acadie. C’est ce que permettent les articles recueillis dans l’ouvrage Visages du racisme contemporain : les défis d’une approche interculturelle, paru en mars 2021.