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« Vivre à la Baie » est le titre de l’une des chansons du groupe musical 1755, dont l’un des couplets se lit comme suit : « La Baie Ste Marie c’est mon ptit coin d’pays / Ça vaut la peine de l’voir allons y ». Si cela vaut la peine d’y aller voir, ceux et celles qui étudient l’Acadie tendent souvent à limiter leur intérêt au seul Nouveau-Brunswick. C’est l’une des manifestations de la logique centre-périphérie qui est reproduite au sein de la francophonie acadienne alors même qu’elle est tant décriée dans la francophonie canadienne et mondiale. Le Nouveau-Brunswick et, plus précisément, la région de Moncton concentrent en effet une bonne part de la recherche actuelle en études acadiennes. Dans son introduction, l’autrice l’avoue sans ambages, avant son terrain, elle n’avait pas pleinement conscience de la singularité de la situation de la baie Sainte-Marie, région historiquement acadienne et qui perpétue son héritage francophone dans un contexte provincial très anglo-dominant.

La grande singularité qui touche la chercheuse originaire de Tracadie (en contexte franco-dominant) et alors étudiante à l’Université de Moncton (en milieu bilingue) est l’omniprésence des questions linguistiques. Toujours dans son introduction, l’autrice indique que ces questions semblaient se poser « dans toutes les sphères de la vie communautaire » (p. 19), s’actualisant dans des discours en tension au sein de la communauté sur la valeur des langues et des variétés. Une telle situation appelait nécessairement un regard sociolinguistique sur ce terrain, jusque-là étudié uniquement selon des approches descriptives des formes linguistiques. Une fois le livre lu, il paraît évident que la discipline a pu trouver là un terrain de premier plan à l’application de notions théoriques majeures, telles que celles de représentation, d’idéologie et d’insécurité linguistiques (exposées au chapitre 1). Il ne faut pas oublier cependant que c’est grâce à maintes observations de terrain, à une vaste collecte de données, à l’adoption d’un regard ethnographique acéré et, enfin, à une écriture précise et fluide que l’ouvrage que nous lisons a patiemment pris forme.

La lecture de Dans l’accent de la Baie donne l’impression qu’une rencontre fructueuse s’est produite entre la chercheuse, sa subjectivité, son orientation théorique, ses manières de faire (le tout étant lié) et le terrain à un moment donné. En effet, il est remarquable que cette jeune sociolinguiste, travaillant dans une orientation critique au fait des questions de luttes de pouvoir non seulement entre les communautés, mais aussi au sein d’une communauté, se soit retrouvée sur ce terrain à un moment aussi propice (les années 2000 à 2005). Plusieurs changements sont alors en cours dans la communauté, des changements de nature à bouleverser son écologie linguistique puisqu’ils touchent à des secteurs (éducation, médias, économie locale) de première importance pour le maintien et la reproduction d’une communauté linguistique minoritaire. Ces changements offrent autant d’événements discursifs (Guilhaumou, 1996) qui permettent de « voir en action » bien des dynamiques sociales, politiques et ici linguistiques, autrement sous-jacentes.

Premier bouleversement, au moment où LeBlanc arrive à la Baie, « l’école homogène de langue française », selon les mots en usage, est en train de s’implanter pour remplacer l’école bilingue, entraînant certaines dissensions dans la population locale. L’école est donc le premier site d’enquête de la chercheuse (chapitre 3). Parents et autres acteurs du monde scolaire ne sont pas tous sûrs de la pertinence de ce nouveau modèle. Les tenants y voient une vraie victoire et la possibilité d’affermir le vivre en français à la Baie, de même que la qualité de la langue de leurs enfants (par un plus grand accès au français standard). Les opposants, favorables au bilinguisme, ont peur que leurs enfants perdent cette habileté. LeBlanc souligne surtout que, d’un côté comme de l’autre, la valeur du français n’est jamais remise en cause, toutefois les tenants de l’école en français valorisent la variété standardisée, là où ses opposants mettent l’accent sur l’importance de la variété locale, l’acadjonne, à forte valeur identitaire.

Cet acadjonne règne en maître sur les ondes de la radio CIFA, qui vise à offrir aux gens de la Baie un son qui leur ressemble. La part du roi accordée au vernaculaire à la radio est loin de faire l’unanimité. Cet autre lieu de tension est le deuxième terrain exploré par LeBlanc (chapitre 4). La chercheuse revient sur l’histoire de la mise en place des radios communautaires dans la francophonie canadienne, elle en rappelle la mission première, soit « d’être un outil de francisation permettant de créer des liens avec les autres communautés francophones au pays » (p. 182). Dans ce contexte, la promotion active de l’acadjonne sur les ondes de CIFA place celle-ci en porte-à-faux. Toutefois, cette place privilégiée dévolue au parler local n’est jamais construite explicitement comme une forme de bannissement du français standard à l’antenne. Sans politique linguistique déclarée, les artisans de la radio locale évitent les critiques explicites. Pour eux, le projet de CIFA va bien au-delà de la volonté d’offrir à chacun la possibilité de s’exprimer dans une variété de français locale; il s’agit de se démarquer par la langue. Les longs extraits d’entretien avec des artisans de cette radio montrent un véritable projet de vernacularisation.

Se démarquer par la langue, se retrouver inclus dans un grand tout justement en assumant sa différence, jusqu’à la souligner à gros traits, c’est justement sur cela que mise une forme de tourisme alors en plein essor, le tourisme patrimonial. Au moment de l’enquête, la Baie se prépare en vue de deux événements majeurs : les célébrations du 400e anniversaire de la présence francophone en Amérique du Nord et la tenue du 3e Congrès mondial acadien. Le secteur touristique sera ainsi le troisième site étudié par la sociolinguiste (chapitre 5). La recherche d’un débouché économique dans cette communauté où, à l’instar de bien d’autres, on peine à passer d’une économie primaire d’extraction des ressources naturelles à une économie tertiaire de services, est soutenue par les bailleurs de fonds gouvernementaux provinciaux et fédéraux. L’histoire, la culture particulière de la Baie sont vues alors comme un capital à exploiter. Au-delà des revenus financiers potentiels, plusieurs personnes participant à l’enquête soulignent des gains sur le plan symbolique, une manière de retrouver « le sens d’être faraud » peut-être perdu si l’on suit l’une des personnes interviewées (cité p. 264). Dans cette logique, le français local devient un « patrimoine » à conserver, mais aussi à promouvoir dans des activités touristico-culturelles : théâtre, musique, scènes de vie du passé recréées dans des écomusées. Ce français, dont on exhibe les particularités, est un moyen de se démarquer, de construire une identité acadienne différente, de mettre en évidence ce que LeBlanc appelle « une vision “acadjonne” de la communauté » (p. 298).

Finalement, tout en étant spécifique, la situation de la Baie rejoint celle de bien d’autres communautés francophones minoritaires du Canada touchées tout au long du xxe siècle et encore aujourd’hui par des transformations économiques, sociales, politiques, culturelles qui les conduisent à se redéfinir autrement. Tous les acteurs et actrices des réseaux institutionnels majeurs – oeuvrant à l’école, dans les médias, dans divers secteurs de l’économie et formant une « élite définitrice » (Landry, 2015) – s’entendent sur ce point : la construction de l’identité acadienne passe en grande partie par la langue française. Toutefois, une division apparaît entre les tenants du français standard comme moyen de se légitimer et les tenants de l’acadjonne. Ce dernier groupe parle plus fort dans l’enquête de LeBlanc.

Dans les années qui suivront cette enquête, les tenants de l’acadjonne se verront en bonne partie confortés dans leur position puisque c’est par leur différence linguistique assumée, pratiquée, parfois surmarquée que des artistes de ce coin de pays ont connu un succès retentissant. On pense à la poétesse Georgette LeBlanc ou encore au groupe rap Radio Radio (dont l’un des membres est originaire de la région). Et, pour finir, comme on a commencé, par une chanson, citons le jeune artiste Jacques Surette qui propose « d’aller back à la Baie ». À lire l’étude de Mélanie LeBlanc, on voit bien toute la portée heuristique que ce terrain peut offrir aux études acadiennes et minoritaires.