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Existe-t-il une norme du français québécois du point de vue grammatical? Cette norme est-elle différente de celle qui est préconisée par les outils de référence fondés avant tout sur le français châtié européen? Peut-on promouvoir un français québécois standard d’un point de vue grammatical, une langue québécoise définie à partir des pratiques des élites en situation surveillée, tout en maintenant une forte continuité communicationnelle avec le reste de la francophonie? Finalement, les pratiques langagières de cette élite québécoise sont-elles relativement proches de celles de leurs homologues européens du point de vue grammatical?

De telles questions, qui se recoupent toutes, ont longtemps été jugées sans intérêt, d’aucuns tenant les réponses pour trop évidentes (respectivement non, oui, non et oui). C’est pourtant à y répondre que Davy Bigot s’attelle dans cet ouvrage. On verra en conclusion que ses réponses sont tout autres.

Ce sociolinguiste formé au variationnisme, notamment par Robert Papen qui signe une préface fort instructive dans la mesure où elle expose la genèse même du travail présenté, se base pour ce faire sur les grands principes méthodologiques de cette école qui a connu et connaît au Québec un succès important. C’est ainsi à partir d’un corpus de français parlé au Québec en contexte formel, en l’occurrence le corpus Le point (voir infra), et de l’observation du comportement de plusieurs variables morphosyntaxiques (voir également plus loin) à l’intérieur de ce corpus que s’opère le travail présenté ici.

Soulignons aussi, comme le rappelle l’auteur dans son introduction, que ce travail amène sur le terrain de la grammaire la réflexion sur la norme du français québécois qui « a essentiellement tourné [et tourne encore] autour du lexique et de l’importance de créer un véritable dictionnaire québécois » (p. 2).

Matériellement, l’ouvrage s’organise en trois longs chapitres dont les deux premiers servent à présenter le contexte que ce soit du point de vue théorique (arrêt sur la notion de norme), méthodologique (présentation des attendus du courant variationniste) que sociohistorique (aperçu de la situation du français au Québec à travers l’histoire). Le troisième chapitre, qui sera plus amplement commenté, présente les résultats d’une recherche originale.

Le premier chapitre, « La norme : aspects sociologiques, historiques et sociolinguistiques » (p. 7-48), se donne pour tâche de définir la notion de norme, une notion à la fois linguistique, historique et sociale. Davy Bigot rappelle d’abord que la norme, d’un point de vue sociologique, est un élément garant de la vie sociale. Il rappelle ensuite que, puisque la langue « permet aux individus d’interagir à partir d’un système […] codifié selon des règles précises, […] [elle] est un phénomène social inévitablement confronté au problème de l’existence d’une ou de plusieurs normes langagières » (p. 13). Pour conclure ce premier chapitre, l’auteur expose la façon dont différents facteurs dits sociostructuraux (la classe, le sexe et l’âge, mais aussi le système de valeurs du marché linguistique) peuvent agir sur la norme linguistique. Pour mener sa démonstration, Bigot se réfère à plusieurs études majeures inspirées de la linguistique variationniste. Par son contenu, ce chapitre peut constituer une base utile pour une discussion sur la norme linguistique dans le cadre d’un cours de sociolinguistique, par exemple.

Le deuxième chapitre, « La norme au Québec : perspectives historiques et sociolinguistiques » (p. 49-122), revient, comme son titre l’indique, sur divers aspects historiques et sociolinguistiques propres à la province québécoise. Ce chapitre débute par trois sections retraçant l’histoire du français au Québec : sous le régime français; du régime britannique à la Révolution tranquille; et, enfin, de cette grande période de changements à nos jours. L’exercice de synthèse est réussi et permet à des lecteurs et lectrices peu familiers des dynamiques linguistiques franco-canadiennes de se faire une bonne idée de la situation. Davy Bigot développe pour finir une réflexion, qui revient à plusieurs reprises dans l’ouvrage (dès son introduction, mais aussi dans la préface et la quatrième de couverture), sur la notion de norme linguistique au Québec, qui se résume essentiellement aux aspects lexicaux (notamment grâce à la création de dictionnaires locaux) et, de façon plus accessoire, aux aspects phonétiques. Que la grammaire ait été la grande oubliée de la réflexion sur la variation linguistique, surtout quand il s’agit de proposer une norme linguistique différente, ne surprendra pas les spécialistes, mais il est bon de le rappeler tellement l’idée que tout écart en cette matière constitue une faute est ancrée, y compris chez les linguistes. C’est sans doute pour cette raison qu’un travail comme celui de Davy Bigot a mis si longtemps à voir le jour dans une société où, par ailleurs, les questions de langue, de variation et d’aménagement linguistiques sont parmi les mieux traitées de tout l’espace francophone.

Le troisième chapitre, « La grammaire orale du français québécois soutenu » (p. 123-191), constitue le coeur de l’ouvrage. Bigot rappelle d’abord que l’existence même d’une grammaire spécifique du français québécois en contexte oral soutenu a longtemps été niée. Seul un article de Philippe Barbaud (1998) (collègue de Papen cité par ce dernier dans sa préface) y a été consacré et sa conclusion, il y a plus de deux décennies, était alors sans appel : les divergences entre les pratiques des élites, d’un côté et de l’autre de l’Atlantique, sont assez considérables et « toute tentative d’élaborer une norme authentiquement québécoise [sur le plan syntaxique] […] [conduirait] à une impasse généralisée sur le plan communicationnel » (Barbaud, 1998 : 107). Bigot se propose alors de montrer divers problèmes posés par l’analyse de son prédécesseur, notamment le fait que le travail se fonde sur des faits de langue certainement constatés, mais « non regroupés dans un corpus sociolinguistique dûment constitué, c’est-à-dire une base de données linguistique représentative de l’usage réel et typique de la population observée permettant une analyse variationniste à partir de tests statistiques » (p. 127). C’est précisément muni d’un tel corpus et en le soumettant à une telle analyse que Davy Bigot a mené le travail dont il présente les résultats dans son ouvrage.

Rappelons que l’objectif de la recherche était de rendre compte des usages réels des élites sociales et culturelles québécoises en situation de communication formelle. Pour ce faire, le corpus a été constitué à partir d’entrevues journalistiques diffusées à l’émission Le point sur les ondes de Radio-Canada. Ce corpus est représentatif des pratiques linguistiques de l’élite québécoise pour plusieurs raisons : l’entretien de plateau est considéré comme une situation de communication formelle assurant un degré maximal d’autosurveillance et d’autocorrection chez la personne interviewée, cette dernière fait partie des élites sociales et culturelles du Québec, les sujets traités sont abordés de façon formelle. Bigot rappelle aussi à quel point Radio-Canada est considéré comme la référence linguistique de l’industrie médiatique, ce qui conduit les acteurs impliqués dans l’entrevue à favoriser l’usage de variantes normatives. En se basant sur ce corpus, Bigot a cherché à décrire selon un point de vue statistique les particularismes grammaticaux non standard (en prenant comme référence la 16e édition du Bon usage), mais fortement présents dans l’usage québécois (et bien connus en raison des nombreuses recherches menées au Québec). Il s’avère que, pour une large part (13 des 18 variables vernaculaires observées, telles que l’emploi de l’auxiliaire avoir devant des verbes de mouvement conjugués à des temps composés, l’emploi d’une double négation de type « I veut pas rien dire », …), se font rares dans le corpus (affichant un taux d’usage de 10 % ou moins), trois des autres variables (comme la forme j’vas pour je vais) ne sont présentes que dans des proportions allant de 20 à 24 %. Enfin, les formes vernaculaires les plus utilisées (comme c’est + un argument pluriel) sont celles qui ne font pas vraiment l’objet de sanction de la part de l’ouvrage normatif pris comme référence et qui sont communes au reste de la francophonie. En fait, conclut l’auteur, les locuteurs et locutrices du corpus font preuve d’une grande convergence vers le modèle standard préconisé dans Le bon usage. Le français québécois standard sur le plan grammatical est donc proche du français « standard de référence ». Il n’en reste pas moins qu’il fallait le montrer. Ce faisant, cet ouvrage contribue à enrichir le débat linguistique au Québec où les questions de qualité de la langue soulèvent souvent les passions et sont idéologiquement orientées plutôt que nuancées et fondées sur des faits.