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Introduction

Le concept de spiritualité est aujourd’hui incontournable en sciences des religions. En effet, il est devenu pratiquement impossible de discuter de religion en Occident sans en tenir compte. Or, la principale caractéristique de ce concept est le manque de consensus en ce qui concerne sa définition, et ce qu’elle soit émique (Barker 2004, 44), ou étique. Ainsi, dans la littérature, la spiritualité est parfois définie comme « the deepest values and meanings by which people seek to live » (Sheldrake 2007, 1-2); une « privatized experience-oriented religion » (Streib et Klein 2016, 79) ; « a basically romanticist conception of the self that is intrinsically connected to an immanent conception of the sacred » (Houtman et Aupers 2007, 307) ; « the force, energy, or vitality that sustains us. It has to do with our natural goodness and wisdom. It is the life we are born with [...] » (Heelas 2011, 759), etc. À la lecture de ces définitions de la spiritualité, il apparait clairement que les auteurs employant ce concept ne réfèrent pas au même objet. Est-il question de valeurs et de sens, du sacré ou d’une énergie ? Est-ce une entité distincte de la religion ou simplement une de ses formes ? Est-ce neutre ou intrinsèquement bien ? Ainsi, ce qu’est la spiritualité dépend du chercheur à qui on pose la question[1]. Cette hétérogénéité des définitions de la spiritualité est quelque peu surprenante étant donné qu’il s’agit essentiellement d’un concept chrétien[2] qui ne s’applique réellement qu’au contexte occidental[3]. Le phénomène que les chercheurs précédemment cités tentent de cerner par ce concept est donc relativement précis et restreint. Dans ce cas, pourquoi n’arrivent-ils pas à s’entendre sur les caractéristiques de l’objet qu’ils étudient? Qu’est-ce qui explique cette diversité de points de vue ?

J’avancerai dans cet article que, pour comprendre la cause de cette diversité de point de vue, il faut examiner la tendance des auteurs en sciences humaines et sociales à utiliser ce que Rouse (2002, 63) appelle des morts-vivants philosophiques – c’est-à-dire la tendance à décontextualiser les concepts qu’ils emploient en ne tenant pas compte des débats antérieurs dans lesquels ceux-ci ont été critiqués (voire décrédibilisés) ou des processus qui les ont formés –, ce qui les conduit à ensuite bâtir leurs recherches sur des fondations d’argile. En ce qui concerne la spiritualité, cela signifie que les différentes interprétations de celle-ci qui coexistent aujourd’hui n’ont pas nécessairement les mêmes fondements théoriques, ce qui les rend intrinsèquement incompatibles.

Cette hypothèse implique que la spiritualité n’est pas comprise ici comme une entité sui generis. Plutôt, je la traiterai comme une catégorie historiquement constituée contenant des positions et des traditions intellectuelles, culturelles et religieuses plus ou moins assumées (Huss 2014, 56, 58 ; Westerink 2012, 5-6). Ainsi, il devient possible de réaliser une généalogie de ces différentes définitions afin de mettre afin de mettre en valeur les débats qui lui ont ajouté des couches de signification. Nous pourrons alors comprendre non seulement pourquoi les différentes définitions de la spiritualité sont aussi hétérogènes aujourd’hui, mais aussi en quoi elles le sont. Cela dit, tous les débats qui ont eu une influence sur les définitions contemporaines de la spiritualité ne seront pas couverts ici[4]. Cet article ne vise pas à être exhaustif, mais à démontrer comment les compréhensions que nous avons de ce concept doivent leur existence à des débats historiquement situés. Je crois que ce qui sera survolé ici sera suffisant pour démontrer le bien-fondé de cet argument.

1 La critique de la religion faite par les Lumières et ceux qui y ont réagi

1.1 Les Lumières

L’expression « Les Lumières » désigne généralement une période (s’étendant approximativement du XVIIe au tournant du XIXe siècle) d’intenses transformations en Europe (particulièrement en France et en Angleterre). Ces transformations ont amené les individus à reconsidérer la connaissance qu’ils avaient d’eux-mêmes et la place qu’ils pensaient occuper dans l’univers. Ils ont alors développé l’idée que chaque être humain possédait la raison et pouvait dès lors formuler ses propres opinions. Ces transformations des schèmes interprétatifs, et une profanisation parallèle du sacré en art, ont permis aux systèmes de valeurs européens de s’émanciper de la religion, ce qui a entrainé un accent sur la personne comme étant responsable de ses actes et de son sort (Grätzel 2006, 590-1). Il était dès lors possible de comprendre les êtres humains comme étant hors de la religion, ce qui a ouvert la possibilité d’entretenir un discours sur cette dernière ne relevant pas de la théologie, mais uniquement de la raison et de la science (Junginger 2006, 9).

Ce sont ces développements qui ont donné la possibilité à Kant d’émettre une critique rationaliste sur la possibilité de la connaissance de Dieu. Sommairement, celui-ci avançait que nous ne pouvons connaitre que les phénomènes (les choses telles qu’elles apparaissaient dans les formes du temps et de l’espace). Les choses en soi, quant à elles, sont inconnaissables : nous ne pouvons leur appliquer les catégories de l’entendement (la substance, la causalité, etc.) et espérer en tirer une véritable connaissance. Comme Dieu n’est pas un phénomène (au sens où il n’affecte pas notre sensibilité), il transcende les catégories de l’entendement qui seules nous permettent de connaitre. Par conséquent, Dieu était, aux yeux de Kant, hors de la portée de la connaissance humaine (Jensen 2006, 698).

Les Lumières et la critique kantienne de la possibilité de connaitre Dieu ont considérablement miné la pensée théologique qui prédominait jusqu’alors. Cette situation a suscité deux postures radicalement opposées chez les intellectuels européens de cette époque : les premiers ont embrassé la possibilité qui s’ouvrait à eux d’étudier la religion avec les outils de la science, alors que les seconds ont essayé de maintenir la possibilité d’entretenir un discours théologique. Ces deux réactions ont engendré des interprétations très différentes de ce qu’était la religion et de son avenir.

1.2 Interprétation sociologique de la religion

Afin d’étudier la religion, ceux qui ont adopté les thèses des Lumières ont pris pour modèle les sciences naturelles. Ils se sont donc réapproprié leurs principes de base et ont tenté de les appliquer au religieux. Ainsi, l’interprétation qu’ils ont faite de cet objet était nomothétique et évolutionniste. La loi des trois états d’Auguste Comte, père de la sociologie, en est un exemple flagrant. Selon cet auteur, la connaissance humaine passe nécessairement par trois états distincts, caractérisés par des « méthodes de philosopher » particulières. Le premier, l’état théologique, est marqué par la croyance en l’action d’agents surnaturels sur le monde. Dans le second, l’état métaphysique, ces êtres sont remplacés par des forces, des abstractions personnifiées, engendrant tous les phénomènes visibles. L’humanité n’atteint toutefois le troisième état, l’état positif, que lorsqu’elle accepte l’impossibilité de connaitre les « causes intimes des phénomènes ». Elle peut alors plutôt se dévouer à la découverte, par le raisonnement et l’observation, des lois régissant l’univers (Comte 2002, 21-4). En somme, Comte ne croyait pas que la science arriverait à expliquer Dieu. Plutôt, il prévoyait que les êtres humains se désintéresseraient de cette question.

Ainsi, la théorie de Comte était marquée par une posture évolutionniste, universaliste et téléologique. Selon lui, la pensée humaine avançait inéluctablement vers l’état positif. Par conséquent, les êtres humains étaient condamnés, par une loi aussi intransigeante que celle de la gravitation, à délaisser le religieux. Cette loi de Comte ne s’est toutefois pas vérifiée et n’a jamais occupé un statut égal à celles de Newton. Cependant, sa tentative de développer des lois universelles à propos de la religion à l’aide des outils de la science et de la raison a été une source d’inspiration pour un grand nombre de sociologues qui l’ont suivi.

1.3 Interprétation expérientielle et sentimentale de la religion

Parallèlement aux tentatives sociologiques de fonder une science du religieux, les Lumières ont aussi engendré une réaction plus défensive dans les milieux théologiques. La critique kantienne sur la possibilité de connaitre Dieu, puisqu’elle rendait futiles toutes tentatives de réfléchir sur le divin, remettait en question la survie de cette discipline. Il lui était alors nécessaire d’identifier un coeur, un fondement, à la religion justifiant son entreprise. C’est pourquoi Schleiermacher a proposé une définition de la religion ne reposant pas sur un ensemble de croyances (donc sujette à la catégorisation), mais sur un sentiment particulier de l’infini ou une expérience survenant de façon immédiate, intuitive et passive. Selon Schleiermacher, ce sentiment, puisqu’il se produit avant la catégorisation, permet de « connaitre » le divin, ce qui permet à nouveau de construire des dogmes et des doctrines sur cette base (Jensen 2006, 698-9 ; Streib et Hood 2011, 446-7 ; Westerink 2012, 9).

Si le sentiment religieux était important (mais pas nécessairement valorisé [voir Vecoli 2018, 50]) dans le christianisme auparavant, notamment dans sa branche mystique, la proposition de Schleiermacher le rend incontournable : il devient le coeur de la religion et le fondement du reste de la vie religieuse. C’est cette idée de coeur expérientiel et sentimental de la religion qui a ensuite été reprise par Otto[5] et la phénoménologie de la religion (Junginger 2006, 9). Ainsi, la réponse de Schleiermacher à la critique kantienne a mené à l’identification d’un coeur expérientiel et sentimental à la religion. Cette interprétation a introduit une distinction entre ce qui était vraiment religieux (c’est-à-dire l’expérience du sacré) et ce qui n’était qu’un phénomène secondaire (les rituels, la liturgie, etc.) au sein de cet objet, créant ainsi un nouvel espace conceptuel.

Cette compréhension de la religion s’est aussi introduite dans l’étude scientifique du religieux à la fin du XIXe siècle grâce à la psychologie des religions. Jusqu’alors, les tentatives sociologiques d’élaborer des lois universelles n’étaient que d’un intérêt limité pour cette nouvelle science qui mettait plutôt l’accent sur l’individu au détriment des liens sociaux (Pargament 1999, 5). C’est la venue de la définition de Schleiermacher – parce qu’elle met au coeur de la religion l’expérience, les sentiments, les sens et les intuitions des personnes – qui a donné un objet à étudier à cette discipline (Westerink 2012, 9). C’est d’ailleurs grâce à cette compréhension du religieux que William James a pu décrire l’expérience comme le fondement de la religion et les autres aspects de l’Église (la théologie, la liturgie, les rituels, etc.) comme des phénomènes secondaires en dérivant (Fuller et Parsons 2018, 16-7). La psychologie des religions a donc été marquée, dès ses débuts, par l’interprétation théologique de l’expérience comme étant le coeur du religieux.

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Ainsi, les Lumières ont permis l’émergence de deux nouveaux espaces conceptuels, le hors religieux et le coeur religieux, qui répondaient à deux programmes radicalement opposés : le premier ayant pour objectif de démystifier le religieux en l’observant, alors que le second permettait plutôt de placer la religion à l’abri des critiques. Ces deux espaces se sont généralement maintenus jusqu’à la seconde moitié du XXe siècle. C’est alors que l’Occident a connu des transformations qui ont profondément bouleversé son paysage religieux. Effectivement, durant les années 1960, l’Europe et l’Amérique du Nord ont été marquées par une accélération du dépeuplement des églises (particulièrement aux États-Unis et en Grande-Bretagne) (Heelas et Woodhead 2005, 139 ; Zinnbauer et coll. 1999, 890-1) et par l’apparition de nouvelles formes de croyances et de mouvements religieux, sociaux et politiques (Zinnbauer et coll. 1999, 891), ce qui a été interprété très différemment selon les disciplines.

En sociologie, les premières analyses de ces phénomènes étaient encore considérablement influencées par les théories positivistes du XIXe siècle. De ce fait, le déclin des congrégations religieuses était surtout perçu comme une expression de la sécularisation. Il s’agissait donc de la continuité de ce qui avait été engendré par les Lumières, soit le recul inéluctable de la religion chrétienne et de ses valeurs face à une vision du monde rationaliste (Houtman et Aupers 2007, 308 ; Sheldrake 2007, 205). Cette interprétation reposait sur la conviction que la religion ne pouvait être l’objet d’une analyse scientifique que si elle était organisée et institutionnalisée. C’est pourquoi religion et Église étaient synonymes pour les sociologues (Luckmann 1967, 22-3). Ainsi, le travail de la sociologie des religions se limitait à la description du déclin des institutions ecclésiastiques dans les sociétés modernes (Luckmann 1967, 18, 22-3). Ce n’est qu’à la fin des années 1960, notamment avec la publication de The Invisible Religion de Thomas Luckmann (1967), que cette interprétation a véritablement été remise en question.

2 Les théories sociologiques de la spiritualité

2.1 L’interprétation du concept de spiritualité comme étant une étape vers la sécularisation

Contrairement à la plupart des sociologues qui l’ont précédé[6], Luckmann (1967, 23, 90-1, 103) croyait que l’étude du déclin des institutions religieuses ne brossait qu’un tableau incomplet de la religion dans les sociétés modernes. En effet, selon cet auteur, une nouvelle forme religieuse – caractérisée par son consumérisme, son accessibilité directe (sans médiation) et son aspect privé – était en train de prendre la place laissée vacante par les Églises. Ainsi, ce déclin n’était pas un symptôme de la disparition du religieux, mais plutôt de sa transformation. Il ne s’agissait donc pas d’un passage de la religion au séculier ; mais des religions institutionnalisées à une nouvelle forme religieuse, qui a pris au fil des ans le nom de « spiritualité[7] ».

Cette proposition de Luckmann a profondément marqué l’étude sociologique des religions. Après la publication de son livre, rares étaient les auteurs qui ne considéraient pas la spiritualité comme une forme religieuse caractérisée par le consumérisme, la privatisation et l’absence de médiation (Aupers et Houtman 2006, 201-2). Certains chercheurs ont alors interprété la spiritualité comme une forme de bricolage incohérent trahissant l’individualisme des sociétés modernes. Aux yeux de ces auteurs, il ne s’agissait alors que de la combinaison idiosyncrasique de traits appartenant aux différentes religions en un tout réservé à un seul individu (Aupers et Houtman 2006, 201, 203 ; Hill et coll. 2000, 60 ; Houtman et Aupers 2007, 306). En ce sens, la spiritualité, puisqu’elle ne concernait qu’une personne, ne pouvait être partagée et transmise. Ainsi, elle n’avait pas de signification sociale (Houtman et Aupers 2007, 306).

À la lumière de cette compréhension, certains auteurs, dont Voas et Bruce (2016, 44, 52, 53), ont avancé que la spiritualité n’était tout simplement pas une nouvelle forme religieuse. À leurs yeux, elle est l’expression d’un individualisme postmoderne, c’est-à-dire un épiphénomène de la sécularisation. Pour eux, ce qui est venu remplir l’espace laissé par la désintégration du consensus chrétien – la spiritualité – n’est qu’un état transitoire entre la religion et la sécularité. Les théories sociologiques téléologiques du XIXe siècle n’avaient donc pas eu tort lorsqu’elles prévoyaient la fin de la religion ; elles n’avaient simplement pas prévu cette étape intermédiaire qu’était la spiritualité.

2.2 L’interprétation entitative du concept de spiritualité

Cette interprétation du concept de spiritualité comme étant une étape vers la sécularisation a été dominante en sociologie des religions durant les dernières décennies du XXe siècle. Toutefois, au tournant des années 2000, celle-ci a commencé à être sérieusement critiquée. Ce n’était toutefois pas la réalité du bricolage spirituel qui était remise en question, mais plutôt la superficialité de cette analyse (Aupers et Houtman 2006, 203). En effet, selon ces critiques, malgré leur individualisme émique, les personnes s’identifiant comme spirituelles partagent des doctrines normatives concernant l’être et le bien-être (Melvaer 2015, 7-8 ; Aupers et Houtman 2006, 205-6, 218-9 ; Heelas 2011, 764), et ce dans des cadres associationnels (Heelas et Woodhead 2005, 135). Sous ses aspects hétéroclites, il existe donc une certaine homogénéité dans les croyances et les pratiques au sein des milieux spirituels (Barker 2004, 44-5 ; Houtman et Aupers 2007, 306, 317).

Pour ces auteurs, la cohérence de la spiritualité est assez grande pour que nous puissions la traiter comme une entité à part entière, et ce au même titre que la religion. Toutefois, cela ne signifie pas qu’elles dépendent l’une de l’autre : les deux appartiennent plutôt à des mondes distincts[8], notamment à cause de leur conception très différente de l’autorité[9] (Heelas et Woodhead 2005, 31). La spiritualité ne serait donc pas un signe de la sécularisation, mais une troisième voie pour ceux voulant quitter la religion, sans pour autant abandonner le sacré (Houtman et Aupers 2007, 307, 315, 317).

Puisqu’elle est une entité, la spiritualité recèle nécessairement des caractéristiques distinctives. Pour les identifier, les auteurs adoptant une interprétation entitative du concept de spiritualité s’appuient généralement sur des données émiques – les discours des individus se disant spirituels – et tentent d’y déceler des motifs communs (Ammerman 2013, 265-6). Trois grandes caractéristiques de cette entité ressortent habituellement de ce type d’analyse. D’abord, la spiritualité est holistique. Ainsi, elle est considérée comme une partie intégrante de la vie facilitant le contact avec ce qui sert le mieux le tout (Heelas et Woodhead 2005, 25-6). Cette insistance sur la totalité amène les individus adhérant à la spiritualité à être sceptiques face aux tentatives d’arriver à la vérité grâce à des découvertes fragmentaires, c’est-à-dire grâce à la science (Flere et Kirbiš 2009a, 162).

Ensuite, la spiritualité sacralise (voire divinise) l’individu (Aupers et Houtman 2006, 204). Selon cette croyance, il existe en chaque personne un soi authentique distinct de la personnalité qu’elle affiche dans son quotidien, c’est-à-dire le soi social (Flere et Kirbiš 2009a, 162 ; Herman 2014, 168-9 ; Houtman et Aupers 2007, 307). L’objectif des pratiques spirituelles est alors d’atteindre ce soi afin de sortir de l’état d’aliénation qu’impose la vie en société ; ou, plus précisément, de devenir véritablement soi-même (Heelas et Woodhead 2005, 27, 30 ; Houtman et Aupers 2007, 307). Cette logique repose sur l’idée que tous les êtres humains sont uniques. Par conséquent, personne ne connait mieux une personne que cette personne elle-même, c’est-à-dire son soi intérieur et véritable qui n’a pas été pollué par le monde. Seul ce soi est alors en mesure d’offrir des solutions aux problèmes uniques auxquels fait face chaque individu. Il serait ainsi la seule source d’autorité valable aux yeux des personnes spirituelles (Heelas et Woodhead 82-3 ; Aupers et Houtman 2006, 204).

Enfin, tout ce qui n’est pas le soi authentique est considéré comme contaminé et moindre par ceux adhérant à la spiritualité (Aupers et Houtman 2006, 204-5 ; Flere et Kirbiš 2009b, 179). Ceci s’applique particulièrement à l’endroit de la religion qui se résume, selon eux, à la subordination des êtres humains à des sources d’autorité externes et transcendantes (Heelas et Woodhead 2005, 5, 14 ; Heelas 2011, 758). Sous cet angle, la religion incarnerait l’oppression, le vide et le mal ; alors que la spiritualité marquerait la liberté, le sens et le bien (Houtman 2006, 205 ; Heelas 2011, 758). Selon ces auteurs, la spiritualité est donc une entité caractérisée par la pensée holistique, la sacralisation du soi et l’opposition au monde (principalement à la religion). De ce fait, elle n’est ni religieuse (puisqu’elle est libre des autorités extérieures) ni séculière (puisqu’elle n’est pas une simple expression de l’individualisme). Elle est sa propre chose.

2.3 L’interprétation pratique du concept de spiritualité

Pour certains auteurs, l’interprétation entitative du concept de spiritualité est inadéquate. D’abord, ils avancent que l’utilisation de compréhensions émiques de la spiritualité pour la définir pose des problèmes importants. En effet, celles-ci sont trop vagues pour déterminer les caractéristiques d’une entité. De plus, elles sont très souvent apologétiques et placent la question de la spiritualité hors de la portée de la sociologie. Il ne faut donc pas les utiliser tels quels, mais plutôt en faire l’analyse. Sinon, nous courrons le risque de répliquer leurs imprécisions et leurs biais dans nos appareils théoriques (Herman 2014, 164, 167 ; Ammerman 2013, 259, 275).

Ensuite, Ammerman (2013, 273, 275) souligne que l’Autre religieux en opposition duquel se définit la spiritualité n’existe pas réellement. Effectivement, la façon dont les membres des milieux spirituels avaient caractérisé la religion n’avait rien à voir avec la façon dont les membres des organisations religieuses se percevaient. De ce fait, le terme « spirituel » agissait surtout comme une catégorie morale, permettant de faire des comparaisons selon des qualités considérées vertueuses (la bonne spiritualité contre la mauvaise religion).

Enfin, d’autres auteurs indiquent que l’interprétation entitative universalise le phénomène spirituel en le substantifiant. En effet, le spirituel était souvent compris par ceux qui y adhéraient comme quelque chose se retrouvant sous une forme ou une autre dans toutes les cultures humaines (Huss 2014, 52, Herman 2014, 166). Or, présenter la spiritualité comme un phénomène sui generis présent dans tous les contextes mène généralement à interpréter inadéquatement ces derniers, c’est-à-dire à leur imposer des logiques qui ne sont simplement pas les leurs[10] (Herman 2014, 166-7), ce qui s’est déjà produit avec le concept de religion[11] (Huss 2014, 54).

Afin d’éviter ces écueils, certains chercheurs[12] ont proposé de comprendre la spiritualité comme une pratique d’une religion populaire – une pratique religieuse (ou un habitus religieux) qui a lieu et à l’intérieur et à l’extérieur des institutions, en relation dialectique avec les modèles religieux normatifs des élites – propre à l’Occident (Flere et Kirbiš 2009a, 167 ; Huss 2014, 52 ; Sutcliffe 2006, 298-9). Elle ne serait donc pas une entité substantive universelle se distinguant du religieux, mais plutôt un exemple de la façon dont les individus « religionnaient », c’est-à-dire pratiquaient et vivaient leur religion (Sutcliffe 2006, 299, 301). La spiritualité étant l’expression d’une pratique (se systématisant en habitus), il s’ensuivait que le quotidien « séculier » était rempli d’actes « spirituels ».

Cette reconceptualisation remet en question la distinction moderne entre la sécularité et la religion, et la distinction récente entre la religion et la spiritualité. Effectivement, d’un côté, la spiritualité, parce qu’elle est pratiquée au quotidien, ne peut jamais pleinement être hors du monde, et donc complètement opposée au séculier (Huss 2014, 51). De l’autre côté, parce qu’elle est populaire, cette pratique existe à la fois dans et hors des institutions, ce qui brouille la frontière entre spiritualité privée et religion institutionnelle (Ammerman 2013, 276). De ce fait, la spiritualité fait le pont entre le religieux et le séculier, ce qui demande une révision de ces deux entités construites en opposition l’une à l’autre (Huss 2014, 56 ; Mossière 2018, 61).

Ainsi, la spiritualité n’est pas seulement une construction occidentale, mais elle ne peut avoir un sens que dans un contexte occidental ou occidentalisé. Effectivement, sa nouveauté n’était pas la pratique hors institution (ce qui est une réalité largement répandue [Sutcliffe 2006, 295-6]), mais la remise en question des catégories sur lesquelles la modernité occidentale s’est construite (et qui n’existent pas nécessairement dans toutes les cultures [Taras 2013, 423-4]). Par conséquent, l’émergence de la spiritualité dans les sociétés occidentales n’indiquait pas la transformation du religieux, mais plutôt la transformation des catégories avec lesquelles les individus appréhendaient le monde (Huss 2014, 53). Selon les critiques de l’approche entitative, la spiritualité est donc une pratique populaire, issue de transformations socio-économiques récentes, remettant en question nos concepts de religion et de sécularité, c’est-à-dire les catégories sur lesquelles s’est construite la modernité occidentale.

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Dans les milieux sociologiques, la spiritualité est ainsi venue remplir le vide conceptuel du hors religieux engendré par les Lumières. Cette caractérisation n’était toutefois pertinente que dans le contexte de cette discipline. En effet, en psychologie des religions – dont l’objet n’a jamais été l’institution religieuse, mais l’expérience religieuse – le hors religieux n’était pas un espace qui avait à être expliqué. C’est pourquoi les théories sociologiques appréhendant la spiritualité comme une étape vers la sécularisation, avec son insistance sur la désaffiliation institutionnelle, n’avaient qu’un intérêt limité pour la psychologie des religions.

Cependant, l’émergence d’une interprétation entitative du concept de spiritualité, avec ses fondements émiques, a donné à la psychologie des religions un objet spirituel à étudier. Elle était la preuve que les croyances et les expériences religieuses pouvaient exister hors des organisations traditionnelles (Zinnbauer et coll. 1999, 899). Ainsi, le coeur expérientiel de la religion, qui avait été l’objet principal de cette discipline, était arraché du cadre institutionnel qui l’avait vu naitre et existait dorénavant par lui-même (Westerink 2012, 8). C’est la raison pour laquelle le hors religieux a commencé à être intéressant pour les psychologues des religions : non pas en lui-même, mais parce que le coeur religieux qu’ils étudiaient s’y est déplacé[13]. Ainsi, la spiritualité est aussi devenue un sujet incontournable dans cette discipline.

Parallèlement aux discussions qui avaient lieu dans les milieux sociologiques, le concept de spiritualité a donc été l’objet de théorisations propres à la psychologie des religions. Ceci lui a ajouté de nouvelles couches de significations, ce qui a rendu encore plus difficile l’atteinte d’un consensus quant à sa définition. C’est ce que nous aborderons dans la prochaine section.

3 Les théories psychologiques de la spiritualité

3.1 L’interprétation du concept de spiritualité comme étant le penchant positif de la religion

Avant le milieu du XXe siècle, le coeur religieux n’était pas considéré comme une entité distincte en psychologie des religions. Cependant, comme nous l’avons vu précédemment, celui-ci s’est autonomisé au cours de la deuxième moitié du XXe siècle. C’est à ce moment que certaines caractéristiques de la religion en lien avec l’expérience personnelle ont commencé à être perçues comme lui étant étrangères. Ainsi, parallèlement à la formation du concept de spiritualité, le concept de religion, auquel l’aspect sentimental et expérientiel était arraché, s’est redéfini (Zinnbauer et coll. 1999, 900-1).

À la suite de ces redéfinitions, aux yeux de nombreux psychologues, la religion se résumait aux institutions, aux rituels et à l’idéologie. Au mieux, elle était considérée comme une entité statique et inerte ; au pire, un obstacle pour la quête spirituelle (Pargament 1999, 5-6). Par opposition, la spiritualité était associée à l’expérience personnelle (Hill et coll. 2000, 58), aux valeurs humaines et états mentaux positifs (Koenig 2008, 350), et à la transcendance (Pargament 1999, 6). Elle était alors comprise comme le véhicule permettant aux individus d’atteindre leur plus haut potentiel (Pargament 1999, 6 ; Zinnbauer et coll. 1999, 902). Ainsi, les psychologues des religions ont construit la spiritualité en opposition à la religion : la première était personnelle et positive, alors que la seconde était institutionnelle et négative.

3.2 L’interprétation psychologique du concept de spiritualité comme étant le coeur de la religion

Comme en sociologie, ce n’est qu’au tournant du XXIe siècle que cette interprétation du concept de spiritualité a été véritablement contestée. D’abord, plusieurs auteurs ont souligné que l’imperméabilité de la frontière entre religion et spiritualité avait été exagérée. Ils ont d’ailleurs mis en relief leurs nombreux points de convergence : ces deux entités s’exprimaient dans des groupes (Pargament 1999, 9), possédaient des aspects normatifs (Hill et coll. 2000, 53-4), avaient trait à l’affect et aux émotions (Hill et coll. 2000, 54, 58 ; Pargament 1999, 8-9), pouvaient être dommageables ou bénéfiques pour les individus (Pargament 1999, 9-10), etc. Ainsi, du point de vue étique, la religion et la spiritualité ne s’opposaient pas réellement (Streib et Klein 2016, 78). De plus, même au niveau émique, certains auteurs ont constaté que la dichotomie n’était pas si nette. Par exemple, la majorité des États-Uniens se considéraient à la fois comme religieux et comme spirituels et voyaient peu de différences entre les deux concepts (Hill et coll. 2000, 61-2 ; Streib et Hood 2011, 440 ; Streib et Klein 2016, 74).

Ensuite, plusieurs auteurs ont mis en garde leurs collègues contre les jugements de valeur contenus dans cette interprétation de leur objet d’étude. En effet, selon ceux-ci, dichotomiser en termes de bien et de mal la spiritualité (comme expérience personnelle) et la religion (comme institution) avait pour conséquence d’occulter les situations où la première était destructrice et où la seconde apportait du réconfort (Zinnbauer et coll. 1999, 904-5). Koenig (2008, 350), quant à lui, s’est inquiété des études qui tentaient de démontrer une corrélation entre le bien-être et la spiritualité en utilisant une définition méliorative de cette dernière. Ceci assurait l’obtention d’une corrélation positive (puisque tautologique), mais rendait leurs conclusions plutôt inutiles.

En raison de ces problèmes, certains chercheurs ont tenté de reconceptualiser la spiritualité. Critiques de l’interprétation pratique développée par les sociologues, ils ont toutefois préféré emprunter une autre voie. En substance, ces psychologues voulaient éviter de réduire cet objet à un processus ou une fonction, puisque, selon eux, le désubstantialiser ainsi aurait rendu impossible son identification. Il n’aurait alors plus été possible de distinguer la spiritualité des recherches philosophiques, des questions existentielles, des valeurs personnelles, etc., ce qui aurait fait perdre à la psychologie des religions son objet d’étude, soit son coeur et son identité (Zinnbauer et coll. 1999, 902, 904 ; Pargament 1999, 11).

Aussi, plusieurs psychologues des religions ont tenté d’atteindre un équilibre entre une définition substantive et une définition fonctionnelle de ce concept. Ceux-ci ont donc proposé de saisir la spiritualité – c’est-à-dire la recherche du sacré – non plus comme une chose distincte de la religion, mais plutôt comme sa fonction centrale et essentielle (Hill et coll. 2000, 66, 70 ; Pargament 1999, 11-2 ; 2013, 271-2). La religion était alors pensée comme un ensemble plus large que la spiritualité, puisqu’elle contenait également les activités dont les fins n’étaient pas sacrées, alors que les moyens l’étaient. Ainsi, la spiritualité évoluait toujours au sein de forces religieuses, sociales et culturelles la dépassant (Pargament 2013, 278). Pour ces psychologues des religions, il n’existait donc pas de spiritualité hors de la religion, mais il n’existait pas non plus de religion dont le coeur n’est pas la spiritualité (Hill et coll. 2000, 70). Ces deux objets étaient donc intrinsèquement liés et ne se distinguaient (potentiellement) que par leurs fins.

Cela dit, pour ces auteurs, le sacré ne se limitait pas au divin, mais comprenait aussi la « réalité ultime » ou la « vérité ultime » telle que perçue par les individus[14] (Hill et coll. 2000, 66). En ce sens, ce qu’était le sacré n’était pas fixe et tout objet pouvait potentiellement être sanctifié ou spiritualisé (Pargament 2013, 271). Par conséquent, pour les individus ayant sacralisé l’ensemble de leur environnement (ce qui serait souvent le cas au sein des religions organisées), il n’y avait que peu de différence entre le religieux et le spirituel (Zinnbauer et coll. 1999, 910-1 ; Pargament 1999, 12).

Ce rapprochement du religieux et du spirituel a mené Streib et Hood (2011, 444) à remettre en question l’utilité d’entretenir deux concepts distincts. En effet, selon ceux-ci, bien que le concept de spiritualité soit émiquement utile, le terme religion était suffisant en lui-même pour les questions éthiques (Streib et Hood 2011, 448-9 ; voir aussi Koenig 2008, 354). Pour ces auteurs, le problème définitionnel auquel leur champ faisait face ne concernait pas la spiritualité, mais plutôt la religion. Plus précisément, ceux-ci ont avancé, en s’inspirant de la définition de James, qu’il fallait reconceptualiser la religion de façon à ce qu’elle inclut l’expérience spirituelle (Streib et Hood 2011, 446). Ainsi, la spiritualité était, à leurs yeux, la face privatisée et orientée vers l’expérience de la religion (Streib et Hood 2011, 448 ; voir aussi Streib et Klein 2016, 79).

3.3 L’interprétation psychologique du concept de spiritualité et ses liens avec la théologie

Selon Westerink (2012, 8, 11-2), cette tentative de définir la spiritualité comme le coeur ou un aspect de la religion marquait le retour de la psychologie des religions à ses racines théologiques, puisqu’il s’agissait surtout d’une reprise de la notion de coeur expérientiel du religieux élaborée par Schleiermacher (ce que note aussi Vecoli [2018, 48-9]). Pour cet auteur, cela posait problème puisque, en adoptant une définition théologique de la spiritualité, la psychologie des religions était aussi en train de s’approprier les biais contenus dans son élaboration, notamment la volonté d’identifier un coeur pouvant résister aux critiques séculières de la religion. En somme, en défendant cette interprétation du concept de spiritualité, la psychologie des religions relayait sans le savoir les objectifs spécifiques de la théologie.

Cette remarquable ressemblance des concepts soulignée par Westerink est d’autant plus évidente lorsque nous étudions les définitions de la spiritualité développées par les théologiens. Par exemple, Principe (1983, 139) définit la spiritualité comme « those aspects of a person’s living faith or commitment that concern his of her striving to attain the highest ideal or goal » et l’incluait dans une histoire plus générale de la religion. Pour Sheldrake (2007, 1-2, 11 ; 2012, 38 ; 2014, 8, 13-4), elle est une vision de l’esprit humain – c’est-à-dire, les valeurs et sens selon lesquels nous croyons que nous devrions vivre – et les moyens identifiés pour la réaliser, permettant ainsi d’atteindre son plein (ou transcendant) potentiel. Elle s’incarne alors dans des traditions spirituelles (des religions) offrant non seulement un cadre à la quête spirituelle, mais aussi des pratiques spirituelles reflétant certaines valeurs fondamentales et permettant la transmission d’enseignements spirituels. Quant à Schneiders (2003, 166, 169), elle définit la spiritualité comme « the experience of conscious involvement in the project of life-integration through self-transcendence toward the ultimate value one perceives ». Selon cette théologienne, la spiritualité et la religion sont intrinsèquement liées, mais la nature de cette relation varie en fonction de la définition donnée à la religion : une posture de vie fondamentale d’une personne croyant en une réalité transcendante, une tradition spirituelle, ou une formulation institutionnelle de cette tradition. Cela dit, dans la majorité des cas, c’est la spiritualité qui est au coeur de la religion. Ainsi, comme les psychologues des religions, les théologiens tendent à percevoir la religion comme étant définie par son coeur spirituel.

Deux traits de ces définitions sont problématiques pour une utilisation en sciences humaines : elles sont universalisantes et apologétiques. D’abord, selon celles-ci, la spiritualité était l’aspect fondamental de toutes les formes religieuses. En effet, en reconceptualisant les religions comme des traditions spirituelles, ce qui les caractérisait n’était pas leur culte, leurs rites, leurs croyances et ainsi de suite, mais plutôt la spiritualité qu’elles contenaient, c’est-à-dire la voie qu’elles ont tracée pour atteindre certaines « valeurs ultimes[15] ». La spiritualité constituait donc la réalité fondamentale que toutes les traditions partageaient, malgré les formes variées que cette réalité prenait (Schneiders 2003, 168 ; Sheldrake 2014, 12). Or, cette caractérisation pose problème puisqu’il s’agit d’une interprétation très chrétienne de ce terme qui n’est pas nécessairement reconnue par ceux pratiquant une autre religion (Rose 2001, 198-200). De ce fait, lorsqu’il est question des contextes non occidentaux, l’usage de ce concept s’apparente davantage à une projection qu’à une description[16].

Ensuite, en décrivant la finalité de la spiritualité comme l’atteinte des plus grands idéaux, de son plein potentiel ou des valeurs ultimes, cette construction de la spiritualité est apologétique. Par exemple, pour Schneiders (2003, 167, 171-172), étant donné l’accent qu’elle met sur les valeurs ultimes, la spiritualité avait nécessairement une direction positive. Les expressions narcissiques, autodestructrices et violentes ne constituaient donc pas des spiritualités authentiques même si elles impliquaient l’ensemble de l’être d’une personne. De ce fait, selon cette auteure, les spiritualités non institutionnelles, donc non authentiques, étaient plus souvent sujettes à l’extrémisme et à l’instabilité. Par conséquent, afin de s’assurer l’accès à une spiritualité authentique, ayant fait l’objet des critiques correctives d’une communauté historiquement testée, l’entrée dans une tradition religieuse était nécessaire. Cette interprétation du concept de spiritualité invitait donc les individus à rejoindre une organisation religieuse, ce qui laissait transparaitre un objectif apologétique.

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À la suite de ce survol, nous pouvons constater qu’une des définitions de la spiritualité de la psychologie des religions – et la recherche du sacré, comprise comme la recherche de la vérité ultime telle que perçue par l’individu – s’apparente effectivement aux définitions théologiques de ce terme – la poursuite des valeurs ultimes –, puisqu’elle reprend l’idée de Schleiermacher selon laquelle la religion possède un coeur authentique duquel découle le reste de l’édifice religieux. Ainsi, en psychologie des religions et en théologie, c’est la spiritualité qui est venue remplir le second espace conceptuel engendré par les Lumières, soit le coeur religieux.

Conclusion

Dans cet article, j’ai tenté d’esquisser une généalogie des débats concernant le concept de spiritualité. Nous avons alors vu que certaines de ses interprétations ont émergé en réaction à des critiques précises et historiquement situées (par exemple, l’interprétation entitative du concept de spiritualité était une réponse aux théories de la sécularisation héritées des pères de la sociologie), alors que d’autres compréhensions de ce concept étaient plutôt des prolongements d’interprétations précédentes (par exemple, les interprétations théologiques et psychologiques du concept de spiritualité étaient informées par la redéfinition de la religion opérée par Schleiermacher). Ainsi, toutes ces interprétations du concept de spiritualité sont interreliées et trouvent leur origine, au moins en partie, dans un événement occidental, soit les Lumières et les réactions qu’elles ont suscitées.

Il est important de souligner que la plupart des concepts de spiritualité élaborés depuis la seconde moitié du XXe siècle et discutés ici sont encore utilisés et défendus dans les débats actuels[17]. Cependant, il est rare que ceux qui y ont recours tiennent compte des critiques dont ils ont fait l’objet ou des fondements théoriques et historiques sur lesquels ils ont été construits[18]. C’est pourquoi les discussions sur le concept de spiritualité ne semblent pas mener à l’élimination de certaines de ses utilisations[19]. Ainsi, ces dernières subsistent toutes dans les débats actuels, et ce malgré les critiques capitales qui leur ont été adressées, mais auxquelles les auteurs ne répondent simplement pas. La plupart des concepts de spiritualité que nous retrouvons actuellement dans les débats en sciences des religions ressemblent donc bien aux morts-vivants décrits par Rouse (2002, 63). C’est ce qui, je crois, explique cette surabondance de définitions de la spiritualité aujourd’hui.

La plupart des auteurs qui ont écrit après la seconde moitié du XXe siècle et qui ont été mentionnés dans cet article reconnaissent que la spiritualité est un phénomène situé. Cependant, ceux-ci ne prennent pas assez au sérieux le fait que les concepts aussi ont une histoire et ont émergé dans un contexte précis. Tant que les sciences des religions continueront d’appeler spiritualité des concepts intrinsèquement opposés, il leur sera difficile de construire un discours cohérent et convaincant sur le sujet. Afin d’assainir nos débats, il m’apparait donc nécessaire qu’une plus grande attention soit apportée à la contextualisation de nos concepts dans nos travaux, ce qui ne peut être qu’au bénéfice de tous.