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1 Introduction

Le principe de neutralité est devenu un élément central dans les débats sur la légitimation politique, notamment en raison du pluralisme moral qui caractérise les sociétés démocratiques contemporaines. L’idée souvent défendue est que la neutralité permet d’arriver à un type de consensus qui favorise la légitimité politique, car elle tient compte de l’existence de désaccords moraux et de différences souvent irréconciliables. Étant donné que le recours à l’imposition de croyances morales et métaphysiques est considéré comme illégitime, les tenants de la neutralité défendent souvent l’idée d’un consensus devant être trouvé sur la base de points de vue différents. Le principe de neutralité partirait donc d’une prémisse égalitaire, il s’agirait d’une manière de manifester du respect à l’égard des personnes et des choix qu’elles réalisent. Autrement, en favorisant certaines conceptions du bien plutôt que d’autres, l’État signalerait que les conceptions défavorisées ne méritent pas son respect (Galeotti 2002, 38-39). Bien qu’il n’existe pas d’unanimité en ce qui concerne les principes sur lesquels la neutralité libérale repose, les justifications fondées sur les principes d’autonomie et d’autodétermination semblent largement partagées : puisque ces principes vont de pair avec le respect des conceptions du bien choisies par les individus, l’État a le devoir d’être neutre par rapport à ces conceptions (Mason 1990, 431).

Or, comment résoudre la tension entre, d’une part, la neutralité comprise en tant qu’abstention de l’État d’imposer des conceptions du bien à ses citoyens et, d’autre part, le devoir de l’État de veiller à ce que ces derniers puissent développer librement leurs conceptions du bien dans un contexte où, « inévitablement », l’État promeut « certaines identités culturelles qui, par là même, portent préjudice aux autres » (Kymlicka 2001, 158) ? L’État définit, par exemple, quels sont les jours fériés ; or, ce faisant, il favorise ainsi la religion chrétienne (par exemple, Pâques et Noël) au détriment d’autres fêtes et valorise des symboles qui favorisent nécessairement des intérêts culturels spécifiques. Cette question a reçu différentes réponses, notamment dans le cadre de la théorie politique contemporaine. Dans le cadre du libéralisme égalitariste, les multiculturalistes ont avancé différents arguments pour soutenir que les États démocratiques ne doivent pas se contenter de défendre l’ensemble des droits civils et politiques couramment protégés par les démocraties libérales. Il leur faut également adopter des droits et des politiques visant la reconnaissance et l’accommodement des besoins distinctifs des groupes ethnoculturels (Kymlicka 1998, 148-49), ces besoins découlant souvent du formatage culturel des institutions publiques. Les défenseurs de la « neutralité bienveillante » (Brighouse 1998 ; Kukathas 2003) ont pour leur part soutenu que l’État ne doit accorder aucune aide à ces groupes[1]. Ainsi, grâce à la liberté d’association, les individus peuvent pratiquer la religion de leur choix. Et du fait qu’ils disposent de la liberté d’exercer le prosélytisme, la sauvegarde de leur religion dépend de leur propre capacité à la maintenir vivante. L’État, fondé comme il l’est sur le principe libéral de séparation entre l’Église et l’État, n’a donc pas à soutenir les religions et, de la même manière, il doit se fonder sur un principe de séparation de l’État et de l’ethnicité. L’idée est que si l’État ne doit ni financer ni soutenir la moindre religion officielle, il doit adopter un comportement similaire lorsqu’il s’agit de la culture.

Si, pour certains, le principe de neutralité implique la non-intervention de l’État dans la sphère de la diversité culturelle et religieuse, tandis que pour d’autres la neutralité est tout simplement une chimère (Raz 1986, 121), le principe de neutralité peut-il servir de base aux exemptions religieuses ? La théorie neutraliste proposée par Alan Patten (2012, 2014b, 2017b, 2017c) répond à cette question par l’affirmative. Cette théorie a non seulement été considérée comme une contribution significative au débat sur la neutralité libérale et la reconnaissance de minorités culturelles et religieuses (Gianni 2017, 88), mais surtout comme la tentative systématique la plus significative de faire émerger une théorie du droit des minorités à partir des principes fondamentaux du libéralisme (Weinstock 2016), une défense sophistiquée du culturalisme libéral (Maclure 2015) et le traitement le plus philosophiquement nuancé et sophistiqué des droits des minorités (Quong 2015).

Dans ce qui suit, nous examinons les arguments avancés dans le cadre de cette théorie qui fait de la neutralité le principe libéral qui justifie les exemptions religieuses dans une perspective multiculturaliste. Cet article débute par une typologie des différentes approches neutralistes, pour ensuite se pencher sur certains aspects qui permettent de clarifier la spécificité de la théorie neutraliste dont il est question, à savoir la neutralité de traitement. Après une analyse des fondements de la neutralité de traitement, nous discuterons la théorie de la reconnaissance de Patten, en nous concentrant sur le traitement qui est réservé à la religion[2]. La dernière section soulève certains aspects de la théorie de Patten qui méritent d’être repensés. L’objectif est donc de présenter une synthèse analytique de la théorie neutraliste défendue par Alan Patten, puis d’en proposer une critique.

2 La neutralité de traitement

Si de nombreux libéraux défendent le principe selon lequel l’État doit rester neutre face aux conceptions rivales du bien existant dans la société, ce principe est susceptible d’être défini différemment, notamment lorsqu’il s’agit de savoir ce qui, précisément, doit être neutre. Voici plusieurs types de neutralités qui sont souvent abordés dans la littérature (Raz 1986, 110-33 ; Koppelman 2004 ; Galston 1991 ; Kymlicka 1989 ; Franken 2016 ; Merrill 2007 ; De Marneffe 1990) :

La neutralité d’opportunités : cette conception se fonde sur une prémisse égalitariste, pour soutenir que tous les modes de vie doivent bénéficier des mêmes occasions de se réaliser. En général, ce type de neutralité est rejeté par les libéraux, notamment parce que certains modes de vie peuvent causer du tort aux personnes, le libéralisme ayant pour fondement le respect des droits individuels.

La neutralité des effets : selon cette conception, aussi appelée neutralité des conséquences, les politiques gouvernementales doivent chercher à avoir le même impact sur toutes les conceptions du bien. Elles ne doivent ni favoriser ni défavoriser aucune de ces dernières. Par conséquent, on soutient souvent qu’une politique est neutre lorsqu’elle ne produit pas des effets inégaux sur les différentes conceptions du bien. La neutralité des effets  est rejetée par les libéraux qui estiment, en général, qu’elle est impraticable, car de toute évidence, il est impossible qu’une même politique produise les mêmes effets pour tous les styles de vie ou pour toutes les conceptions du bien.

La neutralité des intentions : dans cette conception l’on affirme que l’État ne doit pas se donner pour but de favoriser une conception du bien au détriment des autres et, comme le soutient Rawls, que l’État ne doit rien faire dans le but de rendre plus probable l’adhésion à une conception particulière plutôt qu'une autre, à moins qu’on adopte des politiques compensatoires.

La neutralité de justification : aussi appelée neutralité procédurale, elle interdit à l’État de justifier ses politiques ou ses actions sur la base d’une conception du bien ; ceci implique que l’État ne doit pas prendre position sur une conception du bien en la considérant comme meilleure que les autres ou en se référant à sa valeur intrinsèque.

Dans ses travaux, Patten regroupe la neutralité des intentions et celle des justifications afin de les situer à l’intérieur de la neutralité des intentions. Il rejette cette dernière, car elle rend possible l’adoption de politiques non neutres tout en les justifiant de manière neutre[3]. Le cas mobilisé est celui dans lequel l’État avantage une religion particulière. Si la séparation entre l’Église et l’État est le cas paradigmatique de la neutralité, la neutralité des intentions donne pour sa part la possibilité de justifier l’établissement d’une religion sur des bases neutres. Il est clair que si l’État adopte une religion en la considérant comme intrinsèquement supérieure aux autres conceptions du bien, il s’avère impossible de justifier une telle adoption sur des bases neutres. Mais, qu’en est-il lorsque, au lieu de justifier la religion de l’État au nom de sa valeur intrinsèque, on le fait au motif qu’une telle prise de position engendrera des conséquences sociales souhaitables, contribuant par exemple à la paix civile ou au renforcement de la légitimité de l’État aux yeux d’une grande majorité de citoyens ? Dans ce cas précis, l’intention serait neutre (Patten 2012, 256), toutefois la politique contribue tout de même à favoriser une religion particulière, et il sera difficile de soutenir qu’elle est neutre.

Il est important de souligner qu’au lieu de se concentrer sur les intentions ou sur les effets des politiques, la théorie neutraliste de Patten se concentre sur les politiques elles-mêmes. Selon cette théorie, ce ne sont pas les intentions à l’origine des politiques ou des effets de ces dernières sur les différentes conceptions du bien qui sont déterminantes de la neutralité de l’État. Un État est neutre lorsqu’il assiste ou entrave de manière équivalente les conceptions rivales du bien. La formulation avancée par Patten (2012, 257 ; 2014b, 114) est la suivante :

Neutralité du traitement. L’État viole cette exigence lorsque ses politiques sont plus accommodantes, ou moins accommodantes, envers certaines conceptions du bien que pour d’autres.

La notion d’accommodement, centrale dans cette formulation, fait référence au fait de rendre les conceptions du bien plus susceptibles de se réaliser. Ainsi, lorsque l’État adopte une politique dans le but de favoriser la réalisation d’une conception du bien au détriment des autres, sa politique serait alors, selon la définition de Patten, plus accommodante envers cette conception. Il en résulte qu’un État qui se veut neutre ne peut pas se permettre de poursuivre une politique accommodante d’une conception particulière du bien sans offrir ce même traitement aux conceptions rivales. La neutralité de traitement s’avère donc essentiellement égalitariste. Mais ceci ne signifie pas pour autant qu’un État qui fonde ses politiques sur la neutralité de traitement, en offrant un égal accommodement des différentes conceptions du bien, doive chercher à obtenir les mêmes effets pour chaque conception du bien. Il n’est pas responsable de la réussite de ces dernières, voire de l’impact des accommodements qu’il leur fournit.

Patten (2014b, 131-133) distingue deux types de raisons permettant de justifier la prise en compte par l’État de l’importance des conceptions du bien pour les individus : les raisons générales et les raisons spéciales. Une raison générale se fonderait sur la relation entre l’autonomie et le bien-être. Il s’agit là du type d’argument avancé par Raz (1986, 372-78), selon lequel le fait qu’il existe de multiples options s’ouvrant aux individus ne suffit pas, mais qu’il est essentiel que ces options aient une signification particulière pour les individus et qu’elles se rapportent aux conceptions du bien de ces derniers. Lorsque l’on donne aux individus des circonstances opportunes telles que des ressources et la liberté nécessaire à la réalisation de leur conception du bien, on promeut leur bien-être. De même, le bien-être se retrouve compromis lorsqu’on leur refuse ces circonstances. Cela dit, Patten rejette l’interprétation perfectionniste de cet argument, justifiant l’intervention étatique qui, certes, vise à favoriser le bien-être, mais souvent au prix de l’imposition de contraintes aux conceptions du bien que l’État juge indésirables. En somme, favoriser le bien-être implique de favoriser l’autodétermination, en tant que condition de l’autonomie[4], mais pas nécessairement l’autonomie en tant que valeur substantive, étant donné les risques que la promotion de cette dernière implique.

Un autre type de raison générale est celle soutenant que l’autodétermination a une valeur intrinsèque. Un tel argument ne prétend pas que l’autodétermination est intrinsèquement lié au bien-être; il affirme plutôt qu’il est important que les individus soient autonomes, et par là même, qu’ils puissent s’autodéterminer – l’autodétermination étant, rappelons-le, une dimension de l’autonomie. Tout comme pour l’argument précédent, cette idée risque d’être interprétée de manière perfectionniste. Là où le perfectionniste exige que l’État garantisse l’existence d’une gamme d’options permettant aux individus de réaliser leur autonomie, Patten se contente pour sa part de signaler que les sociétés contemporaines comptent sur une gamme infinie d’options sans que l’État n’ait à intervenir pour favoriser certaines plutôt que d’autres. Il est bon de rappeler que nous sommes face à une théorie neutraliste égalitariste fondée sur le principe d’autodétermination. Il suffit donc que l’État fournisse un même traitement aux différentes conceptions du bien, et non qu’il garantisse les options permettant aux individus de vivre leur conception du bien.

Au-delà des raisons générales, qu’il s’agisse de la relation entre l’autodétermination et le bien-être ou de la valeur intrinsèque de l’autodétermination, figurent les considérations spéciales. Elles font référence à l’importance de l’autodétermination lorsque certains « engagements spéciaux » dans la conception d’une personne sont présents. Ces considérations, sur lesquelles nous allons revenir, sont assez intuitives d’un point de vue libéral : refuser à une personne qu’elle honore ses engagements religieux, par exemple, causerait un préjudice à cette dernière. Le fait de pouvoir vivre selon nos propres valeurs, croyances et engagements revêt une importance particulière étant donné la place que ces valeurs, croyances et engagements occupent dans notre vie, c’est-à-dire la signification qu’ils ont pour nous, d’où le caractère « spécial » de ces engagements.

Ne pas pouvoir accomplir ces engagements peut susciter chez l’individu le sentiment de les trahir. Dans certaines circonstances, lorsque l’État nie aux individus la possibilité équitable de réaliser ces engagements, ce refus est reçu comme un message d’exclusion et de traitement inégal. La nature spéciale de ces engagements exige donc de l’État libéral qu’il les prenne en compte, faute de quoi il risque de rendre les personnes malheureuses, incapables de vivre en accord avec leurs convictions et croyances. Il doit donc exister une raison particulièrement forte pour que l’État puisse justifier un éloignement de la neutralité de traitement. Les politiques qui privent les individus de la possibilité de remplir leurs engagements religieux seraient donc particulièrement néfastes. Un tel déni a lieu lorsque l’État refuse de prodiguer une assistance à certaines conceptions du bien, tout en favorisant, ne serait-ce qu’indirectement, d’autres.

Patten défend un « procéduralisme complet » (full proceduralism) qu’il oppose au procéduralisme « de base » (basic proceduralism). Selon Patten (2014b, 152-54), là où le procéduralisme de base demeure indifférent à la reconnaissance des minorités culturelles et religieuses – estimant que respecter les droits démocratiques est une condition suffisante pour rendre justice –, le procéduralisme complet demande à l’État d’attacher de l’importance au traitement neutre des conceptions du bien de ces citoyens. L’ensemble des normes libérales traditionnelles ne suffirait pas pour rendre justice (Patten 2017a, 129), une autre condition étant nécessaire : les institutions publiques doivent veiller à ce que les différents engagements et attachements des citoyens se voient accorder un traitement neutre. Ainsi, l’État libéral doit adopter une forme de procédure qui soit adéquate, c’est-à-dire qu’il doit s’engager à la reconnaissance égale de ces conceptions du bien. Il existerait donc un lien d’implication entre la neutralité de traitement en tant que politique d’État et l’égale reconnaissance que ce dernier étend aux conceptions du bien.

Il convient, sur ce point, de préciser la conception de la reconnaissance qui se trouve ici en jeu. Reconnaître les diverses conceptions particulières du bien équivaut, dans cette théorie, à les accommoder. On est face à un État reconnaissant lorsque ce dernier établit une règle qui peut avoir un impact positif sur le succès d’une conception particulière du bien. Pourtant, si Patten se contentait de définir ainsi la reconnaissance, il s’exposerait à de sérieuses objections. Il serait, par exemple, difficile de savoir si l’État est en train de reconnaître certaines conceptions du bien lorsqu’il fournit un service sur la base d’une règle dont les conséquences les favorisent. C’est pourquoi il faut également qu’un accommodement soit adapté afin qu’il corresponde aux caractéristiques spécifiques de la conception du bien en question. Le cas des calendriers religieux qui rythment officiellement la vie publique constitue en ce sens une forme d’accommodement : lorsque les institutions publiques ferment leurs bureaux les jours ayant une connotation religieuse particulière, on est en train d’accommoder les croyants qui respectent ces jours, et cet accommodement constitue une forme de reconnaissance. Par conséquent, permettre aux employés de s’absenter du travail les jours qui sont associés à leur religion minoritaire constitue, dans cette perspective, une manière égalitaire d’accorder une reconnaissance à leur religion, ce qui n’est pas le cas lorsqu’on leur permet de s’absenter durant les jours associés à la religion majoritaire. Ce qui importe, il convient de le signaler, c’est que les membres d’une religion minoritaire puissent s’absenter du travail les jours ayant une signification religieuse particulière pour eux, tout comme le font les membres de la religion majoritaire.

Une autre condition permettant d’identifier les formes de reconnaissance des conceptions du bien a trait au caractère de cette dernière : elle ne peut pas être une simple préférence ; elle doit être liée à l’identité de la personne. Selon Patten, il existe deux caractéristiques principales permettant de définir une préférence reliée à l’identité de la personne. Selon la première, la préférence en question doit être liée d’une manière particulière aux autres croyances et préférences qui font partie de la conception du bien de la personne. Autrement dit, elle ne doit pas être une simple préférence. Selon la seconde, la préférence doit se fonder non seulement sur le fait que l’individu qui la détient s’identifie à un groupe culturel ou à sa communauté religieuse, mais aussi qu’il valorise cette identification. Ces deux conditions étant remplies, on peut facilement imaginer les conséquences d’un traitement inégalitaire de la part de l’État, en particulier, comme le rappelle Patten, lorsqu’un tel traitement s’avère défavorable à des préférences qui sont au centre (leur caractère étant non négociable) des finalités de l’individu défavorisé. Inversement, il est aisé de constater pourquoi il est important que l’État traite avec respect ce type de préférences. Examinons de plus près le type de traitement que la théorie neutraliste défendue par Alan Patten réserve aux conceptions religieuses.

3 Une conception inclusive de la signification particulière de la religion

Du fait que, dans la perspective ici examinée, la neutralité est un élément important de la justice libérale, en particulier lorsqu’une telle neutralité est appliquée à des conceptions du bien présentant certaines caractéristiques, l’État libéral a l’obligation de répondre de manière égale aux intérêts de tous ses citoyens et pas seulement à ceux des membres de la majorité (Patten 2014b, 167). Une telle réponse implique, comme nous l’avons vu, de permettre aux citoyens de jouir de circonstances équitables pour la réalisation de leurs conceptions du bien. Lorsque la conception du bien, ou un élément d’une telle conception, revêt une importance particulière pour la personne, ils doivent être considérées comme particulièrement importantes (Patten 2014b, 168). Les demandes de nature religieuse peuvent être situées parmi ces conceptions du bien ayant une importance spéciale.

Il ne s’agit pas de nier l’importance des attachements culturels (p. ex. à la langue ou à la communauté culturelle d’origine), mais d’insister sur l’importance particulière des conceptions religieuses. On ne peut aisément nier que trahir les engagements religieux équivaut très souvent à trahir quelque chose de non négociable, voire d’obligatoire (Patten 2014a, 371) de notre identité, qui n’a aucune commune mesure avec le fait de devoir renoncer à parler sa langue maternelle dans la société d’accueil. C’est peut-être la raison pour laquelle les jugements sur la religion sont particulièrement au centre de l’autonomie des individus. Les conceptions religieuses du bien seraient, dans cette approche, peut-être les cas les plus forts, ceux pour lesquels il existe des raisons de penser que l’intérêt de l’individu à réaliser ses propres croyances est particulièrement important. La religion a donc une signification spéciale.

La question concernant le statut spécial de la religion a été très largement discutée dans la littérature académique (Gey 1990 ; Eisgruber et Sager 1994 ; Greene 1994 ; Ellis 2006 ; Koppelman 2006 ; Bloch 2008 ; Laborde 2015; 2017a). Selon certains, rien dans la religion ne justifie qu’on lui accorde un traitement spécial. Eisgruber et Sager (1994), par exemple, comparent l’appartenance religieuse aux handicaps physiques : aussi bien les obligations religieuses que les incapacités physiques rendent souvent difficile le respect des lois. Les exigences religieuses sont spéciales, dans le même sens que les personnes handicapées le sont, le bien-être individuel se trouvant, dans les deux cas, compromis par des facteurs externes. Mais cette ressemblance ne rend pas, selon Eisgruber et Sager (1994, 1267), les croyances religieuses ou les handicaps intrinsèquement précieux. Bien au contraire, ils concluent que la religion ne devrait pas être privilégiée par rapport à d’autres préoccupations profondes et précieuses. Elle ne devrait être protégée que contre la discrimination. Ainsi, l’idée selon laquelle les pratiques religieuses devraient être privilégiées, étant donné leur caractère spécial, des arguments de poids dans le contexte d’une démocratie libérale (Eisgruber et Sager 1994, 1283).

La position d’Eisgruber et Sager sur la religion a ses détracteurs. Tel est le cas de Garvey (1996), d’après lequel la religion mérite un traitement spécial : les préjudices auxquels font face les croyants sont plus graves (on risque de perdre la récompense spirituelle ultime de l’après-vie à laquelle on croit, par exemple) et plus durables (car les adeptes croient souvent qu’ils seront confrontés à des maux éternels s’ils ne remplissent pas leurs obligations) que pour les autres engagements moraux ou difficultés physiques. Forcer une personne à violer les codes moraux propres à ses devoirs religieux s’avère inacceptable. Pour sa part, Koppelman (2006) reprend la notion d’« évaluations fortes », proposée par Charles Taylor (1989 ; voir également Anderson 1996 et Laitinen 2008), selon laquelle lorsque l’on discrimine ce qui est bon par rapport à ce qui est mauvais, on le fait souvent de manière indépendante de nos désirs. Ces évaluations représentant des buts qui ont une valeur intrinsèque offrent les normes à partir desquelles nos désirs doivent être jugés. La religion serait l’un des objets d’évaluation forte. Cependant, la religion ne serait pas le seul type d’objet ayant un tel statut. Le désir de protéger l’environnement, pour ne nommer que ce dernier, figure parmi les objets d’évaluation forte recevant un traitement particulier ou, plus précisément, une protection particulière de la part du gouvernement.

Comme nous l’avons vu plus haut, Patten se situe du côté de ceux qui estiment que la religion est spéciale. Il établit cependant une distinction qui élargit le type de conceptions du bien qui entrent dans la catégorie du spécial, ce qui lui permet de donner un meilleur cadre aux justifications qu’il avance en faveur de certaines exemptions religieuses – nous allons le voir dans la section suivante. Le premier argument en faveur de ce statut spécial consiste à considérer que la nature et les attributs de la religion motivent (justifient) la création d'une catégorie qui lui est propre. On reconnaît ici la position de Garvey présentée plus haut. Les engagements religieux appartiendraient à une classe particulière, qui ne peut être comparée à d’autres engagements moraux. Selon le second argument, il existerait une catégorie plus générale à l’intérieur de laquelle se situent les engagements religieux. Cette catégorie inclut les engagements spéciaux, qu’ils se situent par rapport à une autorité normative ou qu’ils occupent une place significative dans l’identité personnelle (Patten 2017b, 212). Cet argument emprunte la position de Koppelman comme nous l'avons vu plus tôt. Étant donné que ces engagements revêtent une importance particulière et qu’ils ne sont pas nécessairement religieux, cette position peut être considérée comme inclusive.

Notons que considérer ou non que la religion est spéciale peut avoir des conséquences sur les justifications avancées en faveur ou à l’encontre des exemptions religieuses. Selon certains, soutenir que la religion est spéciale implique que l’État doit accorder des exemptions aux lois qui représentent une charge pour les engagements religieux, à moins qu’il existe une raison exceptionnelle pour contrebalancer la demande religieuse. Autrement dit, en conférant un statut spécial à la religion, il est, par conséquent, illégitime d’imposer un fardeau aux croyants ; aussi, certaines lois représentant un tel fardeau doivent être reconsidérées, ou tout du moins des exemptions à celles-ci doivent être accordées. Selon d’autres théoriciens, puisque la religion n’a rien de spécial, le principe de non-discrimination suffirait pour protéger les engagements religieux : aucun traitement spécial ne doit être accordé à la religion. Il en résulte que les exemptions religieuses n’ont pas de place dans une conception libérale de la justice. C’est avec ces débats à l’esprit que Patten (2017b; 2017c) mobilise l’un des principes qui se trouvent à la base de sa théorie, afin de répondre à la question de savoir si les exemptions religieuses sont justifiées d’un point de vue libéral, en particulier neutraliste, ce qui revient à considérer les limites légitimes de la liberté religieuse.

4 Le principe d’opportunité équitable d’autodétermination et les exemptions religieuses

Dans la section consacrée aux fondements de la neutralité de traitement, nous avons exposé que l’autodétermination est l’une des valeurs libérales qui en constitue le socle. Plusieurs types de justifications ont alors été avancés en faveur de la défense de cette valeur. D’une part figurent les raisons générales, qu’elles soient instrumentales (mettant l’accent sur la contribution de l’autodétermination au bien-être individuel), ou intrinsèques (insistant sur la valeur en soi de l’autodétermination). D’autre part, les considérations spéciales renvoient à l’importance de l’autodétermination lorsque certains engagements « spéciaux » sont présents dans la conception du bien des individus. Nous venons de voir, dans la section précédente, qu’il existe différentes positions par rapport à la question à savoir si la religion est spéciale et mérite, par conséquent, une protection tout aussi spéciale. Dans ce cadre, nous avons montré que Patten s’inscrit dans la ligne des auteurs qui accordent un statut spécial à la religion, son approche étant inclusive, en ce sens que la catégorie de religion n’est que l’un des engagements possibles de type spécial. La présente section examine la manière dont le principe d’opportunité équitable pour l’autodétermination (POEA) encadre les demandes d’exemptions religieuses. À cette fin, il convient de commencer par expliciter ce principe.

Principe d’opportunité équitable d’autodétermination –Fair Opportunity for Self-Determination – que nous désignerons par la suite par POEA) : tout individu peut revendiquer légitimement de poursuivre et remplir ses objectifs de vie et devrait disposer de la plus vaste possibilité en ce sens – dans les limites des revendications raisonnables des autres.

Nous avons déjà examiné la première partie de cet argument. Elle se fonde sur les intérêts qu’ont les individus à poursuivre leurs propres finalités, ainsi que sur la prise en compte de ces intérêts par un État libéral. En effet, tout du moins dans la perspective égalitariste, un État libéral légitime est précisément celui qui prend en compte les intérêts de tous les individus et pas seulement de ceux d’une classe privilégiée. Mais qu’en est-il de la seconde partie, qui limite le droit à l’autodétermination, ce dernier se trouvant conditionné par les revendications raisonnables des autres ? Plus précisément, quels sont les types de revendications qui permettent de limiter l’autodétermination d’un individu ?

Premièrement, les revendications, même si elles invoquent le principe d’autodétermination, ne peuvent pas être irraisonnables. Lorsque des considérations morales entrent en jeu, par exemple lorsqu’une demande implique la soumission d’autres individus ou la violation de droits, on peut établir que cette demande est irraisonnable. La possibilité de jouir de l’autodétermination doit être équitable. Personne ne peut limiter l’autodétermination d’une autre personne simplement au nom de sa propre autodétermination. Une telle catégorie recoupe l’exigence avancée par d’autres libéraux culturalistes qui rejettent le droit des communautés ou d’individus en position de pouvoir d’opprimer certaines catégories de personnes.

En second lieu, les demandes d’exemptions religieuses peuvent être refusées ou limitées lorsqu’il existe des normes d’équité indépendantes du conflit, comme c’est le cas quand les projets de deux conceptions rivales dépendent de l’utilisation de ressources rares. Dans un contexte marqué par la rareté matérielle, les conceptions rivales doivent respecter les critères et les normes de distribution (Patten 2017b, 209). Dans des contextes où il existe des règles équitables de distribution des ressources ou d’opportunités ainsi que des normes d’accès équitables à ces ressources et opportunités, personne ne peut faire valoir le poids spécifique de sa propre conception religieuse, pour dénoncer un acte injuste. Dans cette catégorie, pour illustrer ce conflit de conceptions rivales, prenons le cas hypothétique suivant : si un musulman et un juif se présentent à un concours pour un emploi, et que l’un des deux est choisi, au moyen d’une procédure équitable, l’autre ne peut avancer que son autodétermination a été violée. Il se peut, en effet, que ne pas obtenir l’emploi en question ait des conséquences sur son autodétermination (il aura moins de ressources afin de mener à terme les activités ayant de la valeur à ses yeux), mais dans ce cas, cette limitation de son autodétermination s’avère valide, car elle se fonde sur des procédures équitables.

Enfin, il est possible que la situation concrète nécessite la recherche d’un équilibre entre des revendications ou des exigences concurrentes, chaque demande pouvant être raisonnablement limitée pour laisser de la place à l’autre. Patten appelle cette catégorie de cas « l’équilibrage pur » (pure balancing)[5]. Dans ce type de contexte, il est possible que les objectifs des deux parties ne soient pas complétement atteints, mais la solution apportée doit passer par la recherche d’un équilibre équitable. Le point à retenir ici est que, dans la conception de Patten, il existe des cas où l’équilibrage est la meilleure manière d’examiner les demandes d’exemptions religieuses à la loi, en particulier lorsque cette dernière impose un poids aux préférences liées à des conceptions religieuses qui n’est pas comparable à celui exigé pour les conceptions ordinaires. Même s’il existe des lois considérées comme justes, s’appliquant à tous les citoyens de manière similaire, elles peuvent avoir un impact négatif sur certaines catégories « spéciales » de conceptions, comme c’est le cas des conceptions religieuses.

L’idée n’est pas que le POEA est un principe général pouvant s’appliquer en toutes circonstances, mais que le poids de ce principe est tributaire de l’importance accordée à l’autodétermination. Le poids du POEA serait, pour ainsi dire, directement proportionnel à la valeur de l’autodétermination pour les individus, notamment lorsque les finalités de ces individus revêtent une importance particulière. Lorsqu’une loi a de lourdes conséquences sur certaines conceptions spéciales et que les demandes d’exemption ne sont pas irraisonnables et ne sont pas faites lorsqu’il existe des normes d’équité indépendantes, il est possible et souhaitable d’équilibrer les revendications[6]. Ainsi, puisque le POEA devient l’outil théorique à l’aide duquel on peut juger les revendications religieuses, au moyen de l’équilibre entre revendications raisonnables, on est en présence d’un équilibrage de type interne.

Si le POEA ne s’applique pas en toutes circonstances, c’est qu’il n’est pas absolu. À l’instar de la neutralité et de la reconnaissance identitaire, il n’est qu’une exigence pro tanto de la justice. Autrement dit, si le POEA est le critère à l’aune duquel il convient de juger la validité des restrictions religieuses, il n’est pas le seul principe en jeu lorsqu’il s’agit de prendre une décision de la sorte. Un équilibrage de type externe, c’est-à-dire lorsque le POEA doit être contrebalancé par des considérations externes à ce principe, s’avère souvent nécessaire. Il se peut, par exemple, qu’en raison du format des politiques publiques, les obligations et avantages distribués aient un impact différent sur les diverses conceptions religieuses et que de telles politiques favorisent certains citoyens et non d’autres. Ceci n’est pas difficile à comprendre, car de telles politiques ont nécessairement lieu dans des contextes culturels particuliers. Ainsi, là où une solution impartiale n’est pas possible et si le coût de la demande religieuse s’avère trop élevé, le gouvernement a le droit de refuser la demande, même si une telle position a un effet considérable sur l’autodétermination du demandeur. En fait, dans certains cas il revient aux individus ayant des engagements religieux trop coûteux d’avoir à faire le choix entre supporter le fardeau que représente la loi pour eux ou d’ajuster leurs conceptions religieuses[7].

Dans d’autres cas, des considérations pragmatiques peuvent l’emporter sur le principe d’autodétermination. À ce sujet, Patten (2017b, 209 10) présente le cas hypothétique où une majorité religieuse refuserait de soutenir les institutions publiques lorsque ces dernières ne reflètent pas leur religion. Dans ce cas, il y aurait, selon Patten, une raison pragmatique de l’accommoder. La raison en est qu’il serait catastrophique que les institutions gouvernementales deviennent inefficaces, qu’elles perdent le soutien de la population majoritaire. L’État manifesterait, bien évidemment, une préférence qui viole le principe d’équité d’autodétermination, parce que certains citoyens (ceux qui ne sont pas membres de la religion majoritaire) seraient moins accommodés que d’autres.

5 La neutralité de traitement : aspects à repenser

L’effort déployé par Patten afin de nuancer les potentielles implications de la neutralité de traitement s’avère, à chaque fois, considérable. Néanmoins, certains aspects de sa théorie méritent d’être repensés. Un premier aspect concerne les cas de violation du principe de neutralité qui sont admissibles pour des raisons pragmatiques, car il ne nous dit pas quelles sont les limites à observer dans les cas de demandes autorisées pour ces raisons. Il est en effet possible que ces raisons pragmatiques mettent en péril la sauvegarde des principes libéraux, dans le cas, lui aussi hypothétique, où la majorité religieuse ne se contente pas d’exiger de voir sa religion se refléter dans les institutions publiques, mais qu’elle demande également à l’État de ne pas accorder d’accommodements aux conceptions religieuses rivales. Dans un tel cas, ce n’est pas l’aspect égalitaire du POEA qui se trouverait menacé, mais un aspect plus fondamental, à savoir le principe même d’autodétermination. Pour les minorités religieuses, il ne serait peut-être pas difficile d’accepter que la religion majoritaire se trouve reflétée dans la sphère publique, mais il en irait autrement s’il était question pour elles de se voir retirer des conditions rendant possible leur droit à l’autodétermination pour la simple raison qu’il s’agit là d’une exigence majoritaire. Et même si l’on pouvait situer une telle demande dans la catégorie des demandes irraisonnables, étant donné que le droit à l’autodétermination des uns l’emporterait sur les droits des autres, Patten n’offre aucun critère permettant de contrebalancer les raisons pragmatiques afin de protéger de manière plus exigeante le droit à l’autodétermination.

Dans une section précédente, nous avons vu que Patten rejette certains types de neutralité en partie parce qu’ils peuvent rendre possible l’adoption de politiques non neutres tout en les justifiant de manière neutre. Ainsi, la neutralité des intentions donne la possibilité de justifier l’établissement d’une religion sur des bases neutres, par exemple au motif qu’un tel établissement contribuerait au renforcement de la légitimité de l’État aux yeux d’une majorité de citoyens. Même si l’intention et la justification d’une telle politique restent neutres – car dans ce cas on ne considère pas la religion comme étant intrinsèquement supérieure aux autres conceptions du bien –, il est, selon Patten (2012, 256), difficile de soutenir que cette politique est neutre. Or, puisque, comme nous venons de le voir, Patten est prêt à accepter que, dans le cadre de la neutralité de traitement, certaines considérations pragmatiques peuvent l’emporter sur le principe d’autodétermination, et que ce principe constitue précisément la base de sa conception de neutralité préférée, il accepte implicitement des violations de la neutralité par des raisons pragmatiques. Sur ce point, on ne voit pas de différence entre la position adoptée par la neutralité de traitement et celle de justification. En fait, Patten semble avoir recours à la neutralité de justification, et non à celle de traitement, afin de rendre légitime la violation du principe de neutralité par le biais de raisons pragmatiques.

Un autre problème de la théorie de Patten tient à la défense du principe d’autodétermination en tant que critère permettant d’accorder une reconnaissance aux groupes culturels et religieux. Sa position s’avère, certes, plus nuancée que celle de Raz, car il ne demande pas aux individus de se montrer autonomes, mais d’avoir la possibilité de choisir la vie qu’ils souhaitent mener, même si cette vie implique de renoncer au principe d’autonomie à l’intérieur de ces groupes. Autrement dit, Patten ne défend pas directement le principe d’autonomie en tant que critère ultime, mais comme l’une des conditions nécessaires à l’autodétermination. Il aurait été souhaitable que Patten développe davantage la distinction entre autodétermination et autonomie, car ces deux concepts sont couramment utilisés de façon interchangeable[8]. Cependant, si nous interprétons correctement sa position, l’autodétermination, telle qu’elle est comprise par Patten, est moins exigeante que le principe d’autonomie : il suffit que l’intérêt et la capacité des individus à vivre selon leurs croyances au sein d’une communauté soient respectés.

Mais comment peut-on savoir si les individus qui vivent selon les normes de leurs communautés culturelles ou religieuses sont guidés par leur propre intérêt et en exerçant pleinement leur capacité à choisir cette vie ? Peut-on être sûr que tous ceux qui ont été élevés au sein de communautés illibérales mènent la vie qu’ils souhaitent vivre ? La solution libérale à cette question consiste, en général, à mobiliser le droit de sortie comme critère du choix de l’appartenance : les individus doivent pouvoir quitter leur religion, abandonner leurs pratiques culturelles, réviser leur conception du bien et opérer des choix librement ; ce qui implique qu’une fois ce principe assuré, si les individus demeurent à l’intérieur d’une communauté culturelle ou religieuse, c’est parce qu’ils le souhaitent. Néanmoins, cette réponse demeure insatisfaisante. Même si on laisse de côté que les individus puissent être limités dans leur choix par une fausse conscience découlant de l’endoctrinement culturel ou religieux, il reste au moins deux autres problèmes à résoudre. Le premier concerne les réelles possibilités pour les individus de quitter leurs communautés sans être pénalisés (par exemple, par leurs familles) et le second a trait aux réelles difficultés que ces individus sont susceptibles de rencontrer pour vivre au sein d’une société qui souvent les rejette, ou tout du moins, ne leur offre pas de possibilités d’intégration en tant que membres à part entière de cette même société. Même si l’individu est prêt à briser ses liens émotionnels avec les autres membres de sa communauté afin de mener une vie librement choisie, il est probable qu’il rencontrera des obstacles – dont certains pouvant s’avérer difficiles à surmonter – pour s’intégrer à la société en tant que citoyen à part entière. Dans cette optique, défendre le principe d’autodétermination est certes une exigence morale, mais il faudrait fournir des bases théoriques réalistes concernant les conditions de sa réalisation au lieu de tenir pour acquis que tous ceux qui suivent des pratiques culturelles ou religieuses à l’intérieur une communauté le font en vertu du principe d’autodétermination.

La neutralité de traitement ne permet pas, en outre, de répondre à certains cas difficiles même si le principe d’autodétermination est en jeu. Prenons par exemple le cas de Mozert v. Hawkins County Board on Education. Largement débattu par la littérature spécialisée, ce cas concerne la plainte d’un parent chrétien selon qui les cours de lecture reçus par son enfant à l’école publique contredisaient ses propres croyances religieuses. Le tribunal a considéré que ces cours faisaient partie de l’instruction civique requise pour tout étudiant et, par conséquent, a rejeté la plainte de Bob Mozert. Certains libéraux ont soutenu la décision du tribunal, arguant qu’un minimum d’éducation civique était nécessaire à la formation à la citoyenneté. L’éducation à l’autonomie devrait, selon eux, faire partie de tout enseignement scolaire. Malgré l’effet que ces cours peuvent avoir sur les croyances des élèves, les cours de lecture devaient ainsi continuer. On ne voit pas clairement comment la neutralité de traitement s’avère utile ici, même si l’on doit trancher entre une conception religieuse du bien, défendue par le parent, et une autre, défendue par l’État, fondée sur l’éducation à l’autonomie et à la citoyenneté. On pourrait arguer que les deux types de conception ne sont pas des conceptions rivales. Mais les parents des enfants pour qui certains enseignements séculiers ne représentent pas une menace pour leurs traditions religieuses n’ont pas à faire face aux mêmes défis que ceux qui, comme Mozert, considèrent que certains types de contenu séculier contredisent le type d’éducation qu’ils souhaitent transmettre à leurs enfants. Il est difficile de voir comment la neutralité de traitement peut guider la réflexion pour prendre une décision dans ce cas, ne serait-ce que parce que ce sont d’autres considérations qui prennent préséance (l’éducation à la citoyenneté et à l’autonomie, par exemple). Il est possible que si l’enfant n’a pas accès à certains contenus enseignés à l’école, il ne soit pas bien outillé pour prendre des décisions éclairées dans le futur, ce qui affecterait éventuellement son autodétermination. Or, la théorie de Patten se donne pour tâche d’accommoder des conceptions rivales, fondée sur le principe d’autodétermination, sans se questionner sur les conditions de possibilité de cette autodétermination. Il est possible que certains demandeurs d’accommodement aient été élevés dans des communautés fondamentalistes qui rejettent les valeurs séculières qui sont transmises à l’école. Puisque Patten fait l’économie d’une réflexion sur comment on devient un être autonome, la neutralité de traitement ne semble pas outillée pour trancher dans un cas comme celui de Mozert v. Hawkins County Board on Education. Pour résumer, le principe de neutralité de traitement ne semble pas outillé pour répondre à certains cas d’accommodement, soit parce que d’autres principes sont plus adéquats pour résoudre la situation, soit parce les conditions de possibilité de l’autodétermination ne sont pas suffisamment interrogées afin d’assurer qu’elle puisse se concrétiser.

Nous avons vu que, chez Patten, les considérations spéciales renvoient à l’importance de l’autodétermination lorsque certains engagements « spéciaux » se trouvent présents dans la conception du bien des individus. Patten accorde donc un statut spécial à la religion, la religion étant l’un des engagements possibles de type spécial. Mais, comme le soutient Laborde (2018), il y a une certaine ambiguïté dans l’idée selon laquelle la neutralité s’applique de manière plus robuste aux intérêts de type spécial. La neutralité semble inopérante lorsqu’il s’agit d’équilibrer un intérêt important et un intérêt non important. La neutralité de traitement devient ainsi évanescente à mesure que l’on se rapproche des cas difficiles concernant la place de la religion dans l’État libéral. D’une part, souvent, il y a différents types de solutions acceptables, selon le contexte, les intérêts en jeu ne pouvant être mesurés en prenant comme critère l’égalité de traitement. D’autre part, lorsqu’on souhaite traiter de la même façon les conceptions religieuses et non religieuses, la place de la neutralité est plutôt modeste. Doit-on financer les écoles confessionnelles au même titre que les écoles laïques ? L’enseignement du dessein intelligent devrait-il être traité sur un pied d’égalité avec l’enseignement de l’évolution darwinienne ? Doit-on accorder plus de privilèges aux associations religieuses qu’aux associations non religieuses ? Comme le soutient Laborde, même si l’on accepte que la religion et la non-religion ne sont pas rivales, « au sens pertinent », la neutralité devient évanescente dans les controverses sur la juste place de la religion dans l’État libéral.

Un autre aspect qui mérite d’être repensé dans le cadre de la neutralité de traitement est celui concernant la distinction entre les engagements spéciaux et les simples préférences, la neutralité de traitement s’appliquant davantage au premier. Aurélia Bardon (2015) a énoncé deux objections à cette distinction. La première est qu’elle confond une distinction objective (basée l’objet de la préférence), avec une distinction subjective (basée sur l’importance ou sur l’intérêt que l’individu pourrait avoir dans la réalisation de cette préférence). La distinction objective prendrait pour acquis que les engagements spéciaux et les préférences sont normativement différents, tout simplement parce les premiers portent sur la religion ou la conscience, tandis que les préférences porteraient plutôt sur les loisirs. La distinction subjective, quant à elle, présupposerait que les engagements spéciaux et les préférences sont normativement pertinents en raison de ce qu’ils signifient pour l’individu. Ainsi, tandis que les engagements spéciaux seraient non négociables, les préférences ne joueraient pas un rôle aussi important dans leur vie, leur conception du bien ou leur identité. Or, il est possible qu’une préférence sportive ou récréative puisse jouer un rôle central dans la conception du bien d’un individu, ce dernier lui accordant une importance non négociable. Inversement, il est possible de ne pas considérer sa religion comme un engagement particulièrement exigeant.

La deuxième objection de Bardon est que la conception de neutralité de Patten n’est pas assez exigeante, car elle donne plus de poids aux engagements spéciaux qu’aux préférences. Plus précisément, Bardon ne voit pas pourquoi les exigences de conscience devraient être plus importantes que des préférences, ce qui implique un biais en faveur de la protection de la conscience qui ne serait pas directement lié aux principales revendications du libéralisme. Les raisons pour lesquelles un individu doit vouloir faire quelque chose ne doivent pas compter pour décider s’il doit être autorisé à le faire ou non. L’État ne devrait pas (pour reprendre son exemple) accommoder les personnes qui sont végétariennes en raison d’engagements profonds (religieux ou non) tout en refusant le même accommodement à celles qui n’aiment tout simplement pas le goût de la viande. Cette différence de traitement impliquerait que l’État ne traite pas les personnes comme étant égales ou comme ayant les mêmes droits.

La première objection de Bardon nous semble correcte dans la mesure où la conception de Patten ne permet pas de déterminer sans ambiguïté le poids moral des différentes revendications. Cela soulève la question à savoir, par exemple, si la religion est plus propice que la culture aux fins d’exemptions, la première ayant des dimensions obligatoires tandis que la deuxième laisse plus de place aux préférences individuelles. Mais ce n’est pas, nous semble-t-il, une objection fondamentale. Dans le cadre de la théorie neutraliste, il est possible de faire plus de place au rôle de l’intégrité morale des individus comme critère permettant de briser la dichotomie entre les distinctions objective et subjective. D’une part, les revendications religieuses ne concernent pas nécessairement des obligations religieuses, les dimensions non obligatoires de la religion pouvant également être essentielles à l’intégrité de la personne (Laborde 2017b). D’autre part, les dimensions non religieuses de la personne peuvent s’avérer importantes, voire spéciales, selon leur rôle dans l’intégrité morale des individus. En fait, certaines pratiques sont étroitement liées à l’identité des individus sans être nécessairement essentielles ou obligatoires (Leyva 2019). On pourrait objecter qu’un tel élargissement des conceptions spéciales laisse sans solution la seconde objection, soit celle concernant le poids accordé aux engagements spéciaux. Cependant cette objection manque la cible nous semble-t-il, dans la mesure où toutes les préférences n’ont pas le même poids moral ou un rôle dans l’identité morale des individus. Refuser de modifier un menu dans une école publique n’a pas les mêmes conséquences pour les croyants qui ont des restrictions alimentaires que pour ceux qui n’aiment tout simplement pas les choix qui leur sont offerts.

6 Conclusion

Cet article a examiné la théorie neutraliste défendue par Alan Patten afin de montrer la manière dont le principe de neutralité libéral a été réinterprété pour justifier les exemptions religieuses dans le cadre du multiculturalisme libéral. Après avoir situé la neutralité de traitement par rapport à d’autres d’approches neutralistes et analysé ses fondements théoriques, l’article s’est penché sur les raisons pour lesquelles la religion a une la signification spéciale dans la perspective de Patten. Puisque d’une part, les considérations spéciales renvoient à l’importance de l’autodétermination lorsque certains engagements « spéciaux » se trouvent présents dans la conception du bien des individus et, d’autre part, le principe d’autodétermination constitue l’un des fondements de la neutralité de traitement, Patten mobilise le principe d’opportunité équitable d’autodétermination afin d’encadrer les demandes d’exemption religieuse.

Nous avons aussi exploré certains aspects qui méritent d’être repensés dans le cadre de cette théorie, parmi lesquels se trouvent : a) les limites de la violation du principe de neutralité pour des raisons pragmatiques ; b) l’absence de bases théoriques concernant les conditions de réalisation du principe d’autodétermination ; c) les limites de la neutralité face à certains cas difficiles ; et d) les difficultés pour distinguer avec exactitude ce qui relève des engagements spéciaux et ce qui relève des préférences[9].