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Le 18 octobre 2017, le théologien canadien d’origine allemande Gregory Baum s’éteignait à Montréal, après une longue vie, une féconde carrière et la production d’une oeuvre abondante.

Si on appréhende la théologie non pas comme la formation des séminaires visant à transmettre des doctrines et des savoir-faire, mais comme une discipline universitaire qui développe des problématiques, élabore des analyses critiques et développe des modèles de transformation, on peut dire que la naissance de la théologie québécoise coïncide avec l’avènement de la Révolution tranquille et du Concile Vatican II. Cependant, 60 ans se sont écoulés depuis lors et les premiers représentants marquants de cette théologie nous ont quittés. Ces dernières années, entre autres figures marquantes, ce sont Jacques Grand’Maison (2016) et Monique Dumais (2018) qui ont tiré leur révérence : ils avaient construit des oeuvres marquantes, l’un en théologie pratique et en sociologie du christianisme québécois, l’autre en théologie féministe. Le décès de Gregory Baum a marqué le départ d’un autre penseur important. Il nous semble important de lui consacrer un volume de Théologiques

L’itinéraire existentiel et théologique de Baum reflète des moments-clés et des tournants de son époque, tant sur le plan social, politique, géopolitique, culturel que religieux. Il a réalisé cette oeuvre à partir de contextes spécifiques : le Canada anglais de l’après-Vatican II ; le Québec du virage néolibéral, du nationalisme puis de l’interculturalisme ; la théologie universitaire, puis les mouvements chrétiens et citoyens, des années 1980 aux années 2010.

Plusieurs cercles de l’Église ont trouvé dans les oeuvres de Baum des points de repère pour leur pensée et pour leur agir. C’est notamment le cas du Centre Justice et Foi (CJF) de Montréal qui organisait en octobre 2018, avec la Société canadienne de théologie (SCT), un colloque à sa mémoire, en forme d’hommage et de bilan. La plupart des textes de ce numéro sont issus de ce colloque.

Gregory Baum est né à Berlin en 1923. À 17 ans, il dut quitter sa terre natale pour échapper au nazisme, car sa mère était juive. Arrivé au Canada, il amorça l’âge adulte dans des camps d’internement au Québec et au Nouveau-Brunswick. En 1946, transformé intérieurement par la lecture des Confessions d’Augustin, il se mit à la recherche d’une famille spirituelle. Né d’un père protestant, il préféra passer au catholicisme, pour des raisons intellectuelles mais aussi en raison de circonstances historiques et personnelles[1]. Il entra plus tard dans la congrégation des Augustins, réalisa de longues études en théologie et devint professeur de théologie au Collège St. Michael, affilié à l’Université de Toronto, en 1959. Par la suite, il fut expert au Concile Vatican II. Déjà attentif à l’oecuménisme chrétien, il fut nommé peritus au Secrétariat pour l’unité chrétienne. Il oeuvra aussi sur le chantier du dialogue interreligieux, encore embryonnaire du côté catholique, en rédigeant la première version de la déclaration Nostra Aetate sur les religions non chrétiennes (voir Kirkpatrick).

La pensée de Maurice Blondel fut déterminante dans son cheminement intellectuel (voir Mette, Cormie). Elle marque un de ses ouvrages les plus marquants, Man becoming : God in Secular Language. Le rejet blondélien d’une conception purement transcendantale de Dieu, « extrincéciste » et caractéristique du néo-thomisme, au profit d’une approche phénoménologique et immanentiste, est une « révolution copernicienne » pour Baum. Elle se traduit par une attention aux faits mondains, historiques et sociaux comme lieux premiers d’une révélation de Dieu (voir Schweitzer). L’étude des vues de Blondel – précurseur à cet égard de la théologie fondamentale d’un Rahner – a conduit Baum à l’idée voulant que dans le Christ, c’est l’ensemble de l’humain qui est divinement honoré. Dieu n’agit pas ailleurs que dans l’histoire humaine[2]. C’est encore Blondel qu’il évoque dans son avant-dernier ouvrage pour caractériser le caractère expérientiel de la théologie québécoise (voir Roussel).

En 1986, Baum accepta une invitation à poursuivre ses recherches en éthique sociale à la Faculté d’études religieuses de l’Université McGill. Il y poursuivit et y termina sa carrière universitaire. Sa pensée fut beaucoup influencée par la rencontre avec la gauche chrétienne du Québec, au tournant des années 1970, qui lui conféra « un accent québécois » (Beaudin). Il prit part à cette mouvance, sous le signe de l’enseignement social de l’Église catholique, de l’option pour les pauvres et de l’École de Francfort. C’est aussi à cette époque qu’il quitta sa congrégation, avant de se marier quelque temps après. Après avoir pris sa retraite de l’enseignement universitaire, il poursuivit son travail de théologien essentiellement dans des organismes chrétiens consacrés à l’analyse sociale : en premier lieu le Centre Justice et Foi et sa revue Relations, de 1986 à la fin de sa vie. En plus, il devint membre du parti politique Québec solidaire, fortement positionné comme altermondialiste, inclusif, écologiste et souverainiste. Les deux contributions de Michel Beaudin retracent les lieux de cette pratique.

On l’aura compris, Baum aimait sortir des zones assignées : il fut l’un des très rares théologiens anglo-canadiens à participer assidument aux travaux de la Société canadienne de théologie, qui est une organisation francophone. Il étudia et se laissa déplacer intellectuellement et politiquement par le nationalisme québécois, que ses années à Toronto ne l’avaient guère préparé à apprécier (voir Seljak). Il s’engagea aussi dans l’oecuménisme et le dialogue interreligieux (voir Kirkpatrick).

Si l’on parcourt son oeuvre aujourd’hui, comme l’on fait les autrices et auteurs des contributions à ce numéro de Théologiques, elle laisse une double impression. D’abord, elle porte les traces de son époque, soit le temps de Vatican II, de ses réformes, de son épuisement par le néoconservatisme de Jean-Paul II : oecuménisme, posture « progressiste » dans la loyale critique du Magistère ; infinies variations sur le thème de la liberté théologique dans le respect d’une tradition catholique plus riche que sa représentation néo-thomiste et néoconservatrice, et qui n’a pas dit son dernier mot. Ces traces se font également sentir dans l’omniprésence des références personnalistes, immanentistes, qui soutiennent les appels à une pensée chrétienne incarnée et audacieuse. Ou encore, il repère des « signes des temps » dans des thèmes bien présents à cette époque, tels que la démocratie, la théologie de la libération, le dialogue oecuménique, interreligieux et spécialement islamo-chrétien, et la place des femmes dans l’Église, le nationalisme québécois, l’éthique sexuelle. Autre reflet de cette époque, Baum ne cesse de témoigner sa sympathie envers l’Église de la base, à laquelle il a participé de maintes manières dès son arrivée au Québec. Enfin, notre théologien fait abondamment référence aux sciences sociales : il étudié la sociologie, intégré l’influence de l’École de Francfort et s’est intéressé à l’économie par le biais de la pensée de Karl Polanyi.

Deuxièmement, l’oeuvre comporte aussi l’exploration de chemins de traverse où Baum a parfois entraîné son public de manière inattendue. Ainsi l’insertion dans les mouvances sociales québécoises, nationaliste (voir Seljak), altermondialiste, pro-palestinienne, et dans une théologie québécoise qu’il se mettait en frais d’expliquer au public anglo-canadien ; il en résulte une interprétation générale de la théologie québécoise depuis les années 1960, vue comme l’enfant de Vatican II et de la Révolution tranquille, d’une cohérence qui se dessine après-coup, y compris dans la manière dont Baum fait des rapprochements entre celle-ci et les traditions philosophiques et théologiques européennes (voir Roussel).

Contextuelle, l’oeuvre de Baum est délimitée par des conditions historiques qu’il ne cherche pas à dépasser, mais qu’il place au centre de sa réflexion. Pourtant, en diverses dimensions elle est susceptible d’inspirer la théologie ainsi que les débats sociaux d’aujourd’hui. Nous songeons notamment au tournant de 1990 où la première guerre du Golfe introduit le thème d’un âge de ténèbres (dark age), avec ses défis pour une militance sociale et chrétienne de gauche portée jusque-là par une vision optimiste, voire utopique ; au potentiel de la relecture de ce passage historique sous l’éclairage de crises de l’histoire chrétienne et de l’oeuvre d’Augustin. Nous pensons à la crise écologique et au tournant culturel et spirituel qu’elle prépare. Ou encore à la perspective de l’École de Francfort, proposée par Baum comme un chemin à suivre pour s’engager dans une pensée dialectique qui apprend à rencontrer la thèse de l’autre et à en récupérer la part valable, plutôt que de se contenter de la répudier dans la logique antagonistique qui aujourd’hui pollue nos esprits et fait dérailler nos débats de société.

1 Les contributions

Deux premiers articles du présent numéro de Théologiques présentent des perspectives d’ensemble sur l’oeuvre de Baum. Le premier, écrit par son collègue théologien et ami Norbert Mette, résume la vie et l’oeuvre de Gregory Baum. Il est de l’ordre du témoignage tout en mettant en exergue quelques lignes de force de l’oeuvre de celui que l’auteur considère comme l’un des théologiens les plus importants de son époque. Dans le second, Lee Cormie invite à approcher la théologie de Baum comme un discours qui invite un engagement qui n’est pas uniquement sur le plan théorique et abstrait. Cormie soutient que Baum a suivi un processus théologique dialogal tout au long de ses cinquante années de publications. Soucieux de rendre compte d’un monde en transformation profonde, il s’efforçait de le faire à partir de sa foi et en essayant de mettre en relief les voix marginalisées. Cormie se penche sur sept moments clés ayant contribué à la transformation du théologien Baum et témoignant de son travail dialogal permanent.

Dans une perspective quelque peu apparentée et qui montre à l’oeuvre cet engagement dialogal, Donald Schweitzer examine la contribution du théologien à la revue The Ecumenist, qu’il avait fondée et dirigée. Cet article analyse les nombreuses façons dont Baum a contribué à The Ecumenist, en tant qu’éditeur et auteur. Ce faisant, il offre un aperçu de la façon dont la pensée théologique de Baum a mûri chaque fois qu’il a étudié un aspect de la réalité du monde. Pour Schweitzer, les perspectives éthiques et théologiques de Baum ont toujours émané de l’engagement concret avec des situations de la vie réelle. The Ecumenist a ainsi rendu possible une sorte de dialogue. Baum a constamment juxtaposé le monde et l’Église, de sorte que ni l’un ni l’autre n’ont échappé à son oeil critique, et il croyait que les deux pourraient entrer en dialogue à leur mutuel avantage. À bien des égards, le lecteur peut commencer à voir comment The Ecumenist a constitué un forum propice à un dialogue fructueux entre des perspectives habituellement considérées comme opposées.

Par la suite, Patricia G. Kirkpatrick traite du travail de Baum dans le domaine de l’oecuménisme et du dialogue interreligieux. Elle observe une progression logique dans la pensée de Baum concernant l’oecuménisme. En effet (s’adressant alors à un public catholique), Baum insiste pour dire que ce dialogue ne saurait rester l’apanage de la Curie romaine. À cet égard, le rôle qu’il a joué dans la préparation de Nostra Aetate dans le cadre de Vatican II l’a influencé tout au long de sa carrière subséquente dans ses relations avec les personnes appartenant à des traditions autres que la tradition catholique. Sa volonté de dialogue avec des gens de tous les horizons de la Création aura toujours été respectueuse du magistère, même si, parfois, le théologien semble avoir outrepassé des lignes immuables.

Les 4 contributions suivantes ont la particularité de porter sur les rapports entre Gregory Baum et le Québec, sous des lorgnettes différentes. En un premier article, Michel Beaudin retrace la manière dont Baum a rencontré la société québécoise et les préoccupations qui traversaient celle-ci, au point de les faire siennes ou d’en faire une part majeure des questions qui allaient orienter ses engagements ainsi que son travail de théologien. Beaudin signe un deuxième article où il rend compte de la manière dont cette insertion allait déboucher sur des contributions aux questions qui intéressaient la société québécoise en ses composantes éprises de justice sociale.

Ensuite, David Seljak propose une étude de la pensée de Baum à propos du nationalisme, à partir du cas du Québec. Son étude retrace les interactions de Baum avec le nationalisme tout au long de sa vie Il met en lumière les différents points sur lesquels Baum est resté critique à l’égard de certains aspects du nationalisme. Cela dit, Seljak explique également que certaines formes de nationalisme étaient éthiquement acceptables selon Baum. Il soutient que la manière nuancée dont Baum a soupesé diverses formes de nationalisme, y compris le québécois, doit être considérée pour apprécier sa critique éthique correctement.

Jean-François Roussel, pour sa part, étudie la manière dont Baum a compris la théologie québécoise et l’interprétation qu’il en a proposée, pour le bénéfice de la théologie anglo-canadienne certes, mais aussi des théologiens et théologiennes francophones du Québec. Il met en relief les apparentements de cette « école du Québec » avec des sources européennes notamment blondélienne, puis l’importance que Baum accorde à la pensée de Fernand Dumont pour la comprendre.

2 Conclusion

Disons-le sans ambages, le présent numéro est écrit par des auteurs et autrices qui ont aimé Gregory Baum, l’homme comme la pensée. Il est de l’ordre de l’hommage et l’on n’aura pas tort de remarquer que la dimension critique s’y fait discrète. Du vivant de Baum, il aurait pu constituer un Festschrift. L’humble théologien aurait probablement été le premier à l’augmenter, en conclusion, d’une série de remarques sur les limites et les insuffisances de son oeuvre.

Notons une autre particularité de ce numéro d’une revue francophone : la majorité de ses textes sont écrits en anglais et seulement quatre en français (dont deux du même auteur et un autre traduit de l’allemand). Cela reflète un état de fait : la production académique de Baum a surtout été écrite en anglais (quoique souvent traduite en français) et élaborée en milieu universitaire anglo-canadien. Quant à sa production en français, force est de constater que si elle a fortement influencé la « mouvance sociale chrétienne », elle n’a pas connu une grande pénétration en milieu universitaire québécois francophone – et certainement pas davantage en milieu anglophone. Homme aux multiples saisons, passeur entre les solitudes, présentateur au Canada anglais d’oeuvres du Québec francophone (Fernand Dumont, Jacques Grand’Maison), Baum n’aura réussi à les réunir sur la même agora qu’en sa propre absence, lors du colloque posthume dont les textes de ce numéro sont originalement issus. La géographie de la théologie canadienne s’alignant sur ce clivage linguistique – de ses références conceptuelles à l’aménagement de ses sociétés savantes –, cette réunion en ces quelques pages représente en soi une heureuse exception.