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Au fil des années, le concept d’écosystème s’est progressivement substitué à celui d’industrie afin de caractériser l’émergence de groupes d’acteurs issus de la convergence de plusieurs industries et dont l’existence dépend du développement de complémentarités multilatérales, sans toutefois qu’un contrôle hiérarchique lie ces acteurs. Dans leur ouvrage intitulé “The business of platforms”, Cusumano, Gawer et Yoffie s’intéressent ainsi à une forme d’écosystème caractéristique de notre aire digitale : les plateformes technologiques. Ces plateformes, soutenues par quelques acteurs dominants tels que Microsoft, Facebook, Google, Amazon et Apple, ont rompu les règles traditionnelles et façonnent désormais notre économie, nos politiques et notre société en exerçant un contrôle global des flux d’information, de biens et de services. Au cours des trente dernières années, les auteurs ont accumulé une connaissance et une expérience riches de ces acteurs. Avec leurs regards d’experts, ils apportent au lecteur une compréhension fine des succès qui ont révolutionné nos modes de vie et démontrent que ces succès ne reposent pas uniquement sur des idées révolutionnaires. Au-delà des idées, ces géants ont développé le “platform thinking” : ils ne pensent plus produit, mais écosystème. La clé de leurs succès repose ainsi sur le développement d’innovations complémentaires qui exacerbent la valeur du produit au coeur de la plateforme.

Trois enjeux caractérisent les plateformes écosystème (chapitre 1). Tout d’abord, la plateforme connecte les différents acteurs du marché en commençant par un côté (eg acheteurs, utilisateurs) puis en se déployant progressivement à d’autres extrémités du marché (eg fabricants de matériel, développeurs de logiciels). En l’absence de plateforme, ces acteurs ne se retrouveraient jamais en interaction. Par exemple, Facebook commença par connecter les étudiants à leurs amis, puis s’est rapidement étendu aux amis de leurs amis et à leurs connaissances. Les annonceurs et les développeurs d’application tels que des producteurs de jeux et des analystes du comportement, se sont ensuite connectés à la plateforme, suivis par les fournisseurs de contenus (sites de musique, d’information…). Ensuite, la connexion des différents acteurs génère des effets de réseau. L’augmentation du nombre d’utilisateurs de la plateforme stimule les nouvelles connexions, créant un cercle vertueux autour de son adoption. L’utilité de la plateforme et sa valeur croissent de manière exponentielle. Enfin, pour amorcer les connexions et les effets de réseau, le leader de la plateforme doit identifier la partie du marché qui contribuera en premier à la création de valeur. Pour encourager les acteurs à rejoindre la plateforme et développer les complémentarités nécessaires à sa valorisation, le leader met ainsi à disposition quelque chose d’attractif, telle qu’une licence d’utilisation gratuite ou un kit de développement.

Le chapitre 2 présente les différents facteurs à l’origine du succès d’une plateforme. Dès les premières lignes, le lecteur est invité à dépasser l’acceptation générale selon laquelle les effets de réseau issus des manoeuvres de la firme propriétaire de la plateforme déterminent sa capacité à s’approprier la majeure partie des revenus du marché et à développer un leadership durable. En effet, la réalité a souvent montré que les bénéfices attendus de l’adoption croissante de la plateforme par les utilisateurs sont freinés voire anéantis par une fragmentation du marché qui peut avoir trois origines. Tout d’abord, la possibilité de se connecter simultanément à de multiples plateformes permettant des usages similaires – i.e. le multi-homing – soutient la volatilité des utilisateurs (par exemple utiliser conjointement Twitter, Facebook, Instagram et Snapchat pour partager ses préférences et ses projets personnels). Ces comportements limitent l’attrait de la plateforme pour les autres acteurs tels que les annonceurs et les fournisseurs d’innovations complémentaires. L’incapacité à bénéficier des effets de réseau indirects issus de la connexion des utilisateurs à ces acteurs et donc à en retirer des revenus menace d’autant plus le succès de la plateforme qu’à l’ère du digital ils constituent souvent la principale source de revenus. Au côté de ce défi propre aux plateformes, les firmes sont également confrontées à deux défis traditionnels. D’une part, les opportunités de différenciation et de développement de niches et d’autre part, des coûts initiaux faibles qui limitent les barrières à l’entrée et renforcent la compétition entre les fournisseurs de plateformes.

La construction d’une plateforme passe par quatre étapes (chapitre 3) : 1. L’identification des différentes parties du marché et la définition des rôles, 2. La résolution du dilemme de la poule et de l’oeuf, 3. Le design du business model, 4. L’établissement de règles et d’un système de gouvernance. Ces étapes indispensables à la construction de toute plateforme se traduisent par des actions et des décisions qui ne sauraient être uniques, et posent des défis spécifiques selon qu’il s’agisse d’une plateforme d’innovation ou d’une plateforme transactionnelle. Représentées par des exemples emblématiques tels que Windows de Microsoft, l’OS Android de Google et l’iOS d’Apple, les premières ont pour objectif de soutenir le développement de produits et de services complémentaires par des tiers dont les innovations sont indispensables à la croissance de la valeur de la plateforme. Les secondes prennent la forme de Market Places qui facilitent les échanges de biens, de services et d’informations en connectant les différentes parties du marché (au minimum des offreurs et des demandeurs). Derrière cette appellation, on retrouve des géants tels que Google Search, Facebook, Uber, Airbnb et Etsy. Les auteurs terminent en présentant des situations hybrides dans lesquelles les deux types de plateforme sont combinées afin de nourrir une stratégie puissante de création de valeur accrue.

Après la présentation des clés du succès et des règles de construction d’une plateforme, le chapitre 4 nous rappelle que lancer un marché ne garantit pas le succès (durable). De nombreux pionniers ont été détrônés : certains disparaissent, d’autres fusionnent et d’autres encore se réfugient sur une niche. Quatre erreurs sont ainsi fréquemment observées. Premièrement, l’arbitrage entre facturation et subventionnement des différents segments du marché à connecter doit soutenir l’attraction des ressources critiques et le maintien de leur engagement à l’égard de la plateforme. Deuxièmement, le contenu et le fonctionnement de la plateforme permettent (ou non) de développer la confiance entre les différents segments. Cette confiance a ainsi fait défaut à eBay lorsqu’elle a voulu conquérir le marché chinois. Troisièmement, il est illusoire de penser que la compétition entre plateformes s’arrête après la première victoire. Un excès de confiance en soi explique la chute de Microsoft et de son navigateur Internet Explorer qui, après avoir capté 95 % du marché en 2004, a relâché ses efforts d’innovation et ainsi perdu en une dizaine d’années sa position de leader. Quatrièmement, il ne faut pas arriver trop tard sur le marché et notamment après qu’il se soit stabilisé autour d’une ou quelques plateformes. Une proposition technique, aussi performante qu’elle soit, peut difficilement détrôner une firme qui a aligné les différentes pièces du puzzle autour de sa plateforme. Au-delà d’un certain laps de temps, la compétition ne se joue plus au niveau du produit principal et s’étend aux innovations complémentaires qui doivent être nombreuses et diversifiées.

Les auteurs s’intéressent ensuite, dans le chapitre 5, aux réactions des entreprises établies. Ils proposent trois stratégies : être présent sur une plateforme concurrente, racheter une plateforme ou développer sa propre plateforme. Ainsi, les entreprises choisiront de se positionner sur une plateforme concurrente lorsque la concurrence directe n’est pas possible et qu’elles peuvent tirer profit de ce positionnement tout en contrant une éventuelle ingérence. Deux exemples différents illustrant les bénéfices associés sont proposés. Celui de Pharmapacks qui vend ses produits sur Amazon et utilise un algorithme afin de s’assurer que ses produits seront bien mis en avant et celui des taxis londoniens qui ont résisté à l’arrivée d’Uber en coopérant avec d’autres plateformes. Le risque majeur que prennent ces entreprises réside dans la capacité de la plateforme à changer les règles du jeu et à leur faire concurrence en vendant des produits similaires par exemple. Afin de conserver leurs marges de manoeuvre, les entreprises établies peuvent choisir d’acquérir une plateforme. Il s’agit ici d’intégrer la technologie associée ainsi que les hommes talentueux. Ainsi, Walmart, pour concurrencer Amazon, a racheté une start-up maîtrisant un algorithme qui prend en compte les frais de livraison et conditions de remise des fournisseurs afin de proposer les prix les plus attractifs aux clients. L’intégration des salariés avec une culture organisationnelle spécifique devient un enjeu fondamental. Par conséquent, les acteurs majeurs d’un domaine peuvent plutôt choisir d’édifier leur propre plateforme à partir de leur base de ressources. Cette option nécessite cependant des investissements importants car de nouvelles connaissances doivent être maîtrisées. Elle peut également nécessiter des négociations ou concessions avec les clients sur des éléments tels que la protection des données.

Les plateformes qui obtiennent une position dominante peuvent être victimes de leur propre succès, ce qui est l’objet du chapitre 6. Ainsi, l’enthousiasme qui a caractérisé l’émergence de ces plateformes laisse peu à peu place à une certaine méfiance voire de la crainte de la part des utilisateurs, régulateurs et gouvernement. Les évènements récents ont montré les effets potentiellement négatifs des plates-formes en ce qui concerne la diffusion de « fake news », contenus violents ou manoeuvres de manipulation. Il leur est également reproché leur faible prise de responsabilité ou l’abus de leur position de pouvoir. Ainsi, certaines plateformes se définissent comme des « entreprises technologies » et se dédouanent ainsi des législations relatives à leur secteur d’activité. D’autres, à l’instar de Microsoft ou encore Google imposent leurs solutions à des fabricants ou fournisseurs de produits complémentaires et fixent des conditions afin de conserver leur monopole. Ces comportements, qui semblent inutiles au regard de l’avance technologique de ces entreprises, les exposent à des actions des autorités de concurrence. Les plateformes doivent également consentir des investissements importants afin de filtrer les informations diffusées et ainsi restaurer la confiance des utilisateurs et régulateurs en prévenant les comportements non éthiques ou illégaux. Par ailleurs, le business model de ces plateformes est majoritairement fondé sur la contractualisation avec des individus exerçant une activité professionnelle indépendante. Cependant, ce mode d’organisation pose les problèmes de la forte rotation de ces indépendants et de la requalification de leurs contrats de travail.

De façon plus générale, à l’heure où de nombreux gouvernements et organismes de régulations s’interrogent sur le statut des plateformes : une activité en soi ou une entreprise qui doit aux mêmes obligations que ses concurrents opérant dans l’économie traditionnelle, leurs leaders devraient anticiper les problématiques à venir et s’autoréguler. Les auteurs détaillent ainsi l’exemple de la modération des contenus violents mise en place par Youtube et de la prise en compte de la fiscalité locale par Amazon afin d’illustrer une certaine inflexion de la politique des grandes plateformes.

Finalement, les auteurs abordent dans le chapitre 7 la question de l’évolution des plateformes dans le futur. Ainsi, les plateformes semblent s’orienter vers des formes de plus en plus hybrides qui intègrent des fonctionnalités pour faciliter l’innovation, tout comme les transactions. Elles seront fortement impactées par les progrès dans les domaines de l’intelligence artificielle et du « machine learning » qui faciliteront l’apprentissage. Ces technologies favoriseront l’émergence de nouvelles plateformes tout comme elles questionneront les modèles d’entreprises établies comme Uber (face à des véhicules autonomes).

La crise sanitaire liée à la pandémie de la Covid-19 confère une résonnance toute particulière à cet ouvrage. Ainsi, de nombreux consommateurs se sont sentis solidaires des producteurs et commerces de proximité. Les mouvements de contestation contre les grandes plateformes, telles qu’Amazon, qui peuvent profiter de cette crise de par leur présence en ligne et puissance logistique, se sont, par conséquent, amplifiés. D’autres telles qu’Uber ou Airbnb ont dû avoir recours à des licenciements et ont recentré leurs activités, alors que la crise a accru la précarité des professionnels indépendants qui travaillaient pour ces plateformes. Le nombre d’individus en dessous du seuil de pauvreté a également fortement augmenté et une partie importante de la population dans les pays développés n’a plus les moyens de s’acheter les produits ou services diffusés sur les plateformes. La contestation s’amplifie donc contre la surconsommation qui se trouve exacerbée par les actions promotionnelles des plateformes. Il est encore trop tôt pour déterminer si la crise sanitaire va profondément transformer les modes de consommation. Cependant, certaines plateformes surfent sur cette tendance et tentent d’allier responsabilité sociétale et croissance économique. Ainsi, alors que l’achat de biens d’occasion est devenu une tendance socialement acceptable, des plateformes comme Leboncoin qui a réinventé la brocante en ligne, réaffirment leur volonté d’être un acteur responsable. D’autres stratégies solidaires, comme CoopCycle qui propose aux acteurs de la livraison à vélo un mode d’organisation sous forme de coopérative et l’utilisation d’un outil digital en open source, voient le jour afin d’offrir un statut pérenne aux forces vives des plateformes. La prise en compte des enjeux sociétaux et environnementaux apparaît, plus que jamais, crucial pour que les grandes plateformes continuent à prospérer.