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Des travaux récents analysent les formes multiples de ce que Sarazin, Cohendet et Simon (2017) regroupent sous le concept de communautés d’innovation. Les communautés d’innovation ne sont pas nouvelles mais un mouvement s’accélère et de nombreuses organisations se dotent de dispositifs de ce type pour renforcer des capacités de génération et de validation de concepts qui ont un potentiel d’innovation, pour mieux acculturer les équipes au raisonnement créatif, pour assurer un brassage à la fois plus large et mieux piloté des connaissances pour l’innovation.

Parmi les travaux sur les communautés d’innovation, une forme communautaire originale est portée par la notion de middleground, repérée comme centrale dans les villes créatives (Amin et Cohendet, 2004; Simon, 2009, Cohendet, Grandadam et Simon, 2010, Grandadam, Cohendet et Simon, 2012). Un middleground est une strate intermédiaire, « un contexte physique ou virtuel entre des structures de l’organisation que nous nommons upperground et l’ensemble des talents créatifs des communautés que nous nommons underground » (Sarrazin, Cohendet et Simon, 2017, p. 25).

Les middlegrounds, avec leurs « places, espaces, événements, projets » (Sarazin, Cohendet et Simon, 2017) sont donc, selon ces travaux, des entités intermédiaires centrales. Nous allons, dans cet article, pousser plus loin l’analyse en considérant que les middlegrounds sont au coeur d’une dynamique d’institutionnalisation intermédiaire dont nos sociétés ont besoin.

Des années 1980 au tournant des années 1990-2000, des sociologues ont alerté, précisément, sur la nécessité d’inventer des nouvelles institutions intermédiaires. Sainsaulieu (1983) dressait un programme de recherche-action pour de la création institutionnelle. Si, selon lui, les années de croissance ont apporté des compétences et des capacités d’apprentissage très importantes, la crise a produit, au contraire, stagnation et récession. Il appelle à concevoir le changement non « pas comme la gestion d’un mouvement lancé mais comme l’effort de création nécessaire pour que d’autres rapports sociaux puissent intégrer différemment les individus dans l’action collective. » (p. 10). Stimuler l’initiative et le partage responsable des risques, promouvoir une autre conception de la solidarité, tel est le programme d’urgence qu’il appelle de ses voeux.

Il rappelle cette urgence quelques dix-huit ans plus tard dans son ouvrage Des sociétés en mouvement - La ressource des institutions intermédiaires (2001). Dans les institutions intermédiaires à caractère productif, il faut dépasser les démarches classiques de rationalisation dans lesquelles l’humain reste la variable d’ajustement pour, dit-il, « situer les expériences individuelles et collectives du travail au coeur de l’invention de société » (p. 19). Il pointe la nécessité de « production de rapports sociaux complémentaires (de ceux existant) qui puisse instituer des processus, des structures et un lien social durable au sein des systèmes médiateurs » (p. 116). Il ajoute « qu’en apnée sociale, quand les repères, les solidarités ne sont plus claires, alors seuls les contacts immédiats, directs, avec les autres peuvent redonner du souffle social aux individus audacieux » (p. 118).

Sur les dynamiques entrepreneuriales en jeu, bien que des travaux récents et nombreux traitent, à partir de l’article initial de Di Maggio (1988), d’entrepreneuriat institutionnel, une référence fondatrice plus ancienne est possible avec les travaux d’Hauriou. Au fondement d’un projet, dit Hauriou, il y a une idée d’oeuvre à réaliser (Hauriou, 1925, in Mounier, 2000). Hauriou était juriste et son propos, dans La théorie de l’Institution et de la fondation, essai de vitalisme social, était de trouver un juste équilibre entre la responsabilité de l’administration et celle des agents : approcher l’institution en mouvement et considérer l’engagement de personnes autour d’idées. Pour cela, Hauriou crée le concept d’institution-personne qu’il différencie de l’institution-chose. L’institution-personne, à son degré zéro, est une idée d’oeuvre à réaliser : « L’idée directrice de l’oeuvre, qui dépasse les notions de but et de fonction, serait plus justement identifiée avec la notion d’objet, car l’entreprise a pour objet de réaliser l’idée. Elle est si bien l’objet de l’entreprise que c’est par elle et en elle que l’entreprise va s’objectiver et acquérir une individualité sociale » (Hauriou, p. 14, cité dans Mounier, 2000, p. 156).

Il serait simplificateur de considérer que ces institutions intermédiaires sont conçues et posées sans heurts. Même si l’idée d’oeuvre fédère, sa fabrique progressive ne se fait pas sans conflits : des désaccords apparaissent sur un chemin qui ne se révèle que progressivement et la force du collectif comme du projet viendront aussi de la capacité à utiliser les conflits de façon positive. Nous utiliserons ici une autre référence classique, celle du conflit simmelien : un conflit nécessaire et structurant dans une aventure collective.

L’analyse de Sainsaulieu s’arrête au début des années 2000. Les middlegrounds, avec leurs « places, espaces, événements, projets » ne seraient-ils pas des éléments centraux de concrétisation d’une nouvelle phase institutionnelle, portés par des institutions-personnes et des idées d’oeuvre spécifiques ? Plus fondamentalement encore, « travailler en mode middleground » constituerait l’une des intermédiarités nécessaires et pertinentes dans les mouvements de transformation actuels.

Cet article propose une exploration de cette hypothèse à partir de quatre études de cas : la Communauté d’innovation de Renault, où l’on trouve des réponses à des enjeux de mobilité à une époque où il faut repenser la ville et les espaces, et pas seulement pour les voitures (Levent et Touvard, 2017); le festival des Arts foreZtiers (ainsi écrit, nous reviendrons sur cette orthographe), un espace de créativité territoriale en milieu montagnard et d’engagement pour la forêt et le monde sauvage (Dallet, 2017); le Cercle de l’innovation de l’Université Paris Dauphine où l’on décrypte des innovations managériales et où l’on en invente tout en restaurant les fondamentaux oubliés (O’Connor, 2012; David, Hatchuel et Laufer, 2001; David, 2013), en espérant venir ainsi nourrir le tissu productif de nouvelles manières de ménager les ressources (David, 2016); les cafés numériques d’Orange où on apporte du souffle dans la manière de produire et d’améliorer des services (Mounier, in ANR, 2011) et des éléments d’humanités numériques (Beaudouin, 2018).

Dans un premier temps nous précisons les éléments centraux du cadre conceptuel mobilisé : middlegrounds, institutions intermédiaires, idées d’oeuvre, conflit simmelien. Une deuxième partie détaille la méthodologie retenue pour cette recherche. Nous exposons ensuite les quatre cas. Dans une troisième partie, nous discutons chacun des cas à partir du cadre conceptuel proposé. En conclusion, nous revenons sur la proposition initiale présentant le « travail en mode middleground » comme une recommandation pertinente pour accompagner les transformations contemporaines des mondes productifs.

Middlegrounds, institutions intermédiaires, idées d’oeuvre, conflit simmelien

Middlegrounds et collectifs créatifs

Prenons à la lettre le mot de middleground, littéralement « terrain du milieu ». Quand le mot middleground fait son apparition, c’est pour caractériser des formes de créativité en milieu urbain. Dans la ville créative, il y a l’upperground, l’underground et le middleground (Simon, 2009). L’upperground, ce sont « les terres du haut », le domaine des institutions instituées, pour ainsi dire : des universités, des entreprises, des instances territoriales. L’underground, ce sont les activités créatives et artistiques qui se déploient hors des cadres institutionnels établis. L’accent y est mis sur les activités d’exploration, sinon d’expérimentation, beaucoup plus que sur l’exploitation, souvent décriée comme dénaturant l’esprit même de l’underground (Simon, 2009, §7).

En effet, les middlegrounds sont créés par les uppergrounds pour « recueillir le miel créatif » (Sarrazin, Cohendet et Simon, 2017, p. 24) des communautés des undergrounds. Mais ce miel créatif ne se laisse pas récolter si facilement : la situation où l’upperground viendrait régulièrement récolter du miel dans l’underground s’apparenterait à une entreprise de « vol du savoir » (Lucas, Beslay, Dihouantessa, 1989). En outre, il ne suffit pas d’aller à la rencontre de créatifs pour « savoir récolter » : il faut pour cela avoir une certaine intimité avec les oeuvres, leurs auteurs et les communautés qu’ils forment. Sans échanges cognitifs, sans expériences sensibles, les mondes restent distants. Le middleground est donc un lieu de rencontre entre les mondes.

Les middlegrounds portent une intermédiarité institutionnelle particulière : ce sont des agents d’intermédiation qui ne sont pas de simples carrefours, mais des entités organisées autour de quatre piliers : des espaces physiques (places), des espaces cognitifs (spaces), des événements et des projets. Les espaces physiques sont les lieux effectifs de rencontre, et cela s’applique aussi à des espaces virtuels, des espaces en ligne, par exemple. Les espaces cognitifs sont des champs structurants et génératifs : des paradigmes scientifiques, philosophiques, littéraires, artistiques constituent des espaces à la fois fédérateurs et porteurs d’exploration. L’approche non-figurative en art, la logique quantique en physique, un manifeste féministe en politique, le paradigme de la conception dans différents domaines des sciences, constituent de tels espaces. Pour créer des conditions de rencontre et d’interaction, les middlegrounds conçoivent, accueillent, portent des événements (des rencontres, par exemple) et des projets (un festival, une exposition, un livre, etc.). Les middlegrounds, parce qu’ils sont des espaces intermédiaires, portés par une idée directrice et qu’ils cherchent à se pérenniser, sont des objets institutionnels intéressants pour notre analyse.

Ces middlegrounds, et les uppergrounds et undergrounds qui donnent sens et expression à leur intermédiarité, sont à considérer dans un univers de collectifs créatifs (Simon, 2009). Le schéma d’interaction entre les trois niveaux ne peut-être que marginalement transposé à des contextes d’où l’exploration serait absente, même si au sens le plus général ce schéma à trois étages pourrait s’appliquer à des processus plus politiques, par exemple de recherche de compromis dans des négociations. Les collectifs créatifs sont caractérisés par une forte connectivité, ils revendiquent une identité spécifique, ils fonctionnent sur la confiance, la cohésion est assurée par le défi de créer ensemble, les membres sont constamment connectés à leurs réseaux personnels et, surtout, ils ont une forte capacité d’absorption d’idées nouvelles. Ils sont d’ailleurs nativement faits pour cela. On retrouve ici les propriétés de groupes capables d’innovation : savoir manier et étendre des concepts, disposer d’outils spécifiques en support de l’activité créative et impliquer de nouvelles parties prenantes dans l’activité de conception : une capacité à explorer l’inconnu (Hatchuel, 2002).

Intermédiarité et créativité institutionnelle (Sainsaulieu, 1983, 2001)

Sainsaulieu défend une analyse des institutions basée sur les processus de transformation sociale qui s’opèrent « au coeur des organisations en crise de régulation » (1983, p. 10). Il retient le terme de « création institutionnelle » pour rendre compte non seulement de la transformation des structures organisées, mais aussi « de toute la vivacité de ces groupes humains qui, par l’analyse, le conflit et l’expérimentation, consacrent du temps et de l’énergie pour changer en profondeur les rapports organisés » (id., p. 17). Sainsaulieu pose dès 1983 la question de la créativité institutionnelle, et même d’une sociologie de l’institutionnalisation de la créativité sociale.

Les institutions intermédiaires ne se créent pas par hasard : elles émergent de jeux d’acteurs riches et complexes : « on ne passe jamais directement de la structure passée à celle de l’avenir, on doit traverser des jeux d’acteurs modifiés et des identités professionnelles bouleversées, au point de traverser des moments de désintégration culturelle, source de graves dysfonctions, même au sein des programmes de réorganisation ou de modernisation technique les mieux préparés » (Sainsaulieu, 2001, p. 128). La créativité institutionnelle n’aboutit que lorsque les acteurs ont intériorisé de nouvelles logiques au point qu’elles fondent une autorité dans les rapports sociaux.

Sainsaulieu explique quelles institutions intermédiaires ont été créées depuis 1945, pour chaque grande période, pour assurer les transitions (2001, chap. 2). La créativité institutionnelle intermédiaire de la période de la reconstruction s’est traduite par des formes de gestion paritaire, en France, ou de cogestion, en Allemagne. Les deux périodes suivantes ont vu apparaître à chaque fois deux types d’institutions intermédiaires, complémentaires, reflets de tensions. La période dite d’organisation s’est accompagnée du développement des sciences de l’organisation comme levier de la rationalisation productive, dans le souci de lutter contre les routines bureaucratiques. Mais le choc des générations de 1968 a fait naître aussi des expérimentations autogestionnaires. Dans la période dite de la modernisation, les entreprises ont été investies d’une mission institutionnelle intermédiaire, celle d’assurer une forme d’intégration, en même temps qu’elles sont devenues, avec la crise de l’emploi, des machines à exclure. Des institutions intermédiaires d’un nouveau genre – organismes publics, associations – ont alors explicitement été créées pour favoriser l’insertion ou la réinsertion. Enfin, dans la période de la mondialisation, sur fond d’espoir de construction européenne, l’impact institutionnel le plus fort est celui des entreprises globalisées, « institutions intermédiaires géantes porteuses de capacités d’invention réglementaire » (id. p. 77).

L’institution intermédiaire incarne et porte un lien social transformateur, de par son intermédiarité même. Elle constitue de fait un entre-deux, « une ternarité critique » (id, p. 131). Elle relie des unités séparées, divisées, elle les réintègre dans un mouvement porteur d’innovation, elle produit de la reliance, de la reconnaissance, de la réflexivité : elle mobilise des dynamiques de régulation sociale « conférant une légitimité particulière de créativité transitionnelle et de lien social entre acteurs du changement » (id., p. 133). Ces acteurs échangent, dans ce cadre institutionnel créatif, des moyens, des idées, des soutiens : « il faut y voir une vertu spécifique de l’institution intermédiaire, celle de faire basculer les jeux d’acteurs de la stratégie du pouvoir à l’échange des atouts au sein de collectifs riches en complémentarités » (id., p. 124).

Idée d’oeuvre et institutions en mouvement (Hauriou, 1925)[1]

Hauriou cherche à comprendre de l’intérieur la dynamique institutionnelle. Cette dynamique est, selon lui, composée de trois pôles : l’idée d’oeuvre, le pouvoir de gouvernement et les consentements et manifestations de communion. Une institution est, pour Hauriou, « une idée d’oeuvre ou d’entreprise qui se réalise et dure juridiquement dans un milieu social. Pour la réalisation de cette idée, un pouvoir s’organise qui lui procure des organes. D’autre part, entre les membres du groupe social intéressé à la réalisation de l’idée, il se produit des manifestations de communion dirigées par les organes du pouvoir et réglées par des procédures » (1925, p. 10). Dans la dynamique de création institutionnelle, les institutions-personnes sont centrales car engendrées par un principe d’action (par exemple, une association, un syndicat), par opposition aux institutions-choses, qui ne se personnifient pas et n’engendrent pas de corps social (par exemple une règle de droit, qui n’est « qu’un principe de limitation » (id. p. 10).

L’idée de l’oeuvre prime. C’est l’idée directrice, qui va au-delà du but ou de la fonction en ce qu’elle est, justement, interne : elle intègre un plan d’action, une organisation, un programme, et pas seulement un résultat, « c’est par elle que l’entreprise va s’objectiver et acquérir une individualité sociale » (id. p. 14). Cette idée a des porteurs, un groupe d’intéressés qui sont à son service et vont progressivement la réaliser. Elle ne s’institutionnalise que si elle est capable de générer autour d’elle de l’ordre et de la stabilité. Il faut, enfin, un milieu social réceptif, les porteurs de l’idée oeuvrent aussi à préparer le terrain, ou à voir dans certains terrains des opportunités d’installation de l’idée. L’idée peut paraître entourée d’un certain mystère, « l’objet d’une institution a aussi les dimensions d’une oeuvre culturelle » (Hauriou.net, « Les trois pôles de l’institution »). Pour que l’institution vive, il faut un pouvoir de gouvernement et des manifestations de communion. Ceci est vrai dès le début parce que, précisément, l’idée d’oeuvre est portée par ses entrepreneurs et une structure d’action existe dès ce moment.

Conflit simmelien et dynamique de création et d’intégration

Le conflit de Simmel date de 1908. Simmel prend autant ses exemples dans le domaine des relations interindividuelles que des relations entre les syndicats et les patrons ou même des Etats entre eux. Le conflit est un agent de transformation des acteurs : « l’expérience quotidienne montre qu’un conflit entre deux individus peut très facilement modifier l’un d’entre eux, non seulement dans sa relation à l’autre, mais aussi en lui-même », l’un d’entre deux et même chacun des deux. Il ajoute que les « modifications internes » sont « adéquates à la poursuite du conflit » (p. 108). Ainsi on peut se risquer à écrire que le conflit opère chez Simmel ce que la réponse circulaire produit chez Follett (1924) ou ce que la résonance opère chez Rosa (2018) : une transformation de soi autant qu’une transformation de la relation.

Comme chez Hauriou, on retrouve une attention pour ce qui se passe au plus profond d’un processus en train de se faire. Qui lutte dans un conflit doit « ‘rassembler’ ses esprits ou ses forces ». C’est Simmel qui met en exergue le verbe ‘rassembler’. C’est vrai au niveau personnel comme au niveau des groupes. Il donne en particulier l’exemple des compagnons tailleurs de Londres au XIXème siècle qui avaient une organisation différente selon qu’ils étaient en paix ou en guerre. Ces temps de ‘rassemblement’ prennent parfois des formes despotiques le temps qu’un combat soit mené. Si la partie adverse est fortement organisée elle aussi, le combat est plus concentré. Et chaque partie y trouve finalement son compte, « et elle réalise une chose apparemment contradictoire : que chaque partie transforme l’avantage de l’adversaire en avantage pour elle-même » (p. 113). En effet, les relations internes gagnent en clarté.

Une issue d’un conflit, quand il n’y a pas rupture, est le compromis. Sa face subjective est la réconciliation. Et « le degré d’intensité de la relation réconciliée dépasse (en italique dans le texte) celui de la relation qui n’a jamais été rompue » (p. 149). Les valeurs de la réconciliation « se détachent », sont comme mues au premier plan, évidentes désormais. Il y a comme une « nouvelle tendresse », « voire une nouvelle connivence non dite » (p. 150). Ainsi le compromis chez Simmel se comprend-t-il comme l’intégration chez Follett (1924) : un conflit constructif.

Le conflit est génératif, les parties prenantes sortent transformées. Des collectifs comme les cercles collaboratifs (Farell, 2001) ou les collectifs créatifs (Simon, 2009) ont éprouvé du conflit : par exemple, les impressionnistes ont expliqué contre quoi ils luttaient et oeuvraient. Ils ont eu besoin de s’épauler, non sans discussions, et les créations artistiques ont tout autant fait objet de critiques. Une force collective entreprend, prend entre les mailles de l’ordre établi, et à mesure que l’oeuvre grandit, des nouveaux chapitres de discussions s’ouvrent. Dans la durée, le rôle de chacun « peut devenir une histoire » (Lange et Schüssler 2018[2]), l’histoire des middlegrounds peut être racontée, dans ses conflits créateurs et ses conflits d’existence.

Le tableau 1 résume les quatre concepts qui constituent le cadre théorique à partir duquel nous allons décrire et analyser nos quatre cas.

Méthodologie

Nous avons choisi d’explorer notre hypothèse à partir d’études de cas qui permettent de montrer comment s’articulent concrètement les quatre concepts qui constituent le cadre théorique et d’étayer notre hypothèse de centralité institutionnelle des middlegrounds (Yin, 1989; David, 2005). Ces cas sont le festival des Arts foreZtiers, Dream Café, la Communauté d’innovation de Renault, le Cercle de l’innovation de la Fondation Dauphine.

Tableau 1

Les quatre concepts du cadre théorique

Les quatre concepts du cadre théorique

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Les quatre études de cas présentées ont un statut particulier en regard de l’implication des co-auteurs et plus généralement des « participations croisées » entre les quatre lieux. Le tableau 2 résume notre configuration de recherche.

Tableau 2

Configuration des participations des auteurs aux collectifs étudiés

Configuration des participations des auteurs aux collectifs étudiés

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Cette configuration est cohérente avec les logiques de créativité institutionnelle que nous étudions : des acteurs à la fois réflexifs, reliés et en reconnaissance (Sainsaulieu, 2001; Schön, 1984), engagés (Van de Ven, 2007), en recherche d’isonomie (égale attention portée à la parole de chacun) et de rationalité accrue (favoriser une meilleure adéquation entre la connaissance des faits et les relations que cela rend possible entre les acteurs, Hatchuel, 1994). Les acteurs créateurs des quatre dispositifs sont amenés en permanence à réfléchir à l’identité et aux stratégies possibles des collectifs créés, à en travailler la cohésion, la reconnaissance interne (comment les participants se reconnaissent comme tels, quelle représentation ils ont du collectif) et externe (comment ils sont perçus par des parties prenantes externes), la résonance entre ces collectifs et le monde (Rosa, 2018), l’intelligence du travail mené (Gomez, 2016).

De plus, on retrouve dans les réalités empiriques étudiées, ainsi que dans les rapports entre les créateurs et ce qu’ils ont créé, une conception du management comme « science de l’ajustement ou de l’intégration pour des conditions continûment nouvelles » (O’Connor, 2011, p. 4, à partir des travaux de Follett et de Barnard) et une sociologie de l’entreprise engagée en mode recherche-action (Sainsaulieu, Tillion) : ces créateurs sont des chercheurs entrepreneurs dans une posture de « participation observante » et à la « volonté d’intervention » (Lièvre et Rix, 2013) affirmée. Dans l’approche ethnographique de Lièvre et Rix, il y a un chercheur sur le versant collectif et un autre sur la compréhension des pratiques spontanées. Ici, il n’y a pas cette répartition-là des rôles mais comme eux, il y a retour sur les événements et les temps d’inflexion.

Nous avons procédé selon la méthodologie suivante. Des entretiens ont été conduits : avec la fondatrice et responsable des Arts ForeZtiers (deux entretiens, par l’un des co-auteurs), avec la fondatrice et responsable de la Communauté d’innovation de Renault (par l’un des co-auteurs), avec la responsable de Dream Café (par l’autre co-auteur), avec le responsable du Cercle de l’innovation (par l’autre co-auteur).

L’objectif de ces entretiens était de faire s’exprimer les fondateurs et responsables sur l’essence de leur création, sur leurs doutes chemin faisant, et sur les auteurs et les notions qui comptent pour eux et pour leurs actions. Dans la partie consacrée à la description des quatre cas, l’emploi de la première personne correspondra à des citations issues de ces entretiens.

Des données secondaires ont été utilisées : sites web des quatre entités étudiées et communications sur les réseaux sociaux le cas échéant, récits illustrés sur ces espaces web, rapports d’activité du Cercle de l’Innovation, chapitre consacré à la Communauté d’innovation de Renault dans Sarrazin, Cohendet et al. (2017) et dans lequel figurent aussi des extraits d’entretiens avec la fondatrice et l’animateur.

Une partie de la réflexion sur les collectifs étudiés provient du recul critique des auteurs sur leur propre vécu, tel qu’exprimé dans les entretiens croisés réalisés, mais aussi tel qu’il provient des nombreuses conversations internes et externes, orales ou par écrit, formelles ou informelles, sur l’identité, les trajectoires possibles et ce qui serait à réaliser. Ces conversations ont eu lieu avant et tout au long du développement de ces collectifs, à différents moments-clés parmi lesquels la résolution de tensions et conflits, l’organisation d’un événement important, l’élaboration d’une présentation synthétique pour la communication, la conception de nouveautés.

Exploration à partir de quatre études de cas

Nous exposons dans cette partie l’origine, les raisons de création et les grands traits du fonctionnement et des réalisations des quatre cas choisis, à partir des entretiens et analyses documentaires menés, et à partir de nos propres expériences de création, de pilotage, de participation à ces collectifs.

Les Arts foreZtiers

Précisons d’emblée pourquoi « foreZtiers » s’écrit ainsi, avec un z majuscule. Le z est le z de « lézard », animal symbole du monde sauvage et de la furtivité. Le z est aussi celui du Forez, espace de forêt montagnarde situé en Haute-Loire. Le festival des Arts foreZtiers a été fondé en 2010 à Chavaniac-Lafayette – village natif de Gilbert du Motier, dit Lafayette – par une professeure des universités en histoire culturelle et arts, fondatrice de l’Institut Charles Cros et native de la région. Elle s’intéresse aux territoires créatifs et avait monté dans les années 2000 un projet de recherche sur la créativité territoriale en milieu rural. La vie rurale, dit-elle, a besoin d’énergie créatrice combinant arts et créations culturelles, pour poursuivre des oeuvres du passé – à Chavaniac-Lafayette naturellement, l’oeuvre humaniste de Lafayette, expérimentateur physiocrate et héros de trois révolutions – et pour innover. L’énergie créatrice vient de la proximité de la forêt : « la forêt, lieu constitué d’arbres et symbole du monde sauvage, est un élément de civilisation ».

Le festival de création contemporaine Les Arts foreZtiers se tient en moyenne tous les deux ans autour d’un thème spécifique. « L’arbre du milieu du Monde », « Botaniques célestes », « Bestiaire enchanté », pour quelques expressions du passé, « La forêt nourricière » pour le festival de juillet 2020. Ces orientations thématiques fonctionnent comme des concepts inspirants capables de capter et d’orienter l’énergie créatrice des participants.

Pour qui y participe, c’est un engagement pour les forêts et de l’éloge pour notre naturalité d’humain : « une démarche philosophique pour changer le monde » affirme la fondatrice du festival. C’est tout autant une manière d’être ensemble entre personnes qui s’estiment et respectent le travail collectif, qui aiment ce qu’elles font ainsi que la région et ses paysages. Des choses qui ont du sens et des personnes en affinités électives sont deux ingrédients de base pour « faire et entendre »[3].

Le festival s’organise comme une combinaison d’expositions artistiques, de performances ou d’expérimentations et de conférences. Le tissage entre créations artistiques et conférences, et entre performances risquées et créations théoriques est essentiel dans ce qui fait l’âme des Arts foreZtiers. Ainsi, les Arts ForeZtiers constituent une sorte de recherche-création, comme le définit d’ailleurs le programme interdisciplinaire de recherche Ethiques de la création à l’Institut Charles Cros, également dirigé par la fondatrice des Arts ForeZtiers. Une artiste chinoise expose ses oeuvres et présente en conférence son travail de thèse, une peintre russe vit le festival comme un temps de résidence, une artiste venue du Mans tend une longue toile dans les arbres pour y peindre, une sociologue anime le site web des Arts foreZtiers et sa page Facebook puis organise une visite guidée pour le public, un chercheur en neurobiologie intervient sur l’intelligence animale, etc.

Il y a de l’entraide, dans une démarche de responsabilité et d’exploration inventive. Chacun doit s’y mettre en fonction des espaces et des affinités des oeuvres et des démarches, car les lieux investis ne sont pas habituellement des espaces d’exposition et doivent donc se métamorphoser. C’est comme si des artistes hackaient le village pour le transformer en lieu d’expositions et d’échanges artistiques et intellectuels, un hackage respectueux et grandissant des lieux au sens où ils sont justement des hauts lieux publics : la fontaine, l’église, l’ancien lavoir, la forêt voisine, la salle des fêtes, ou privés : la salle dite des Anciens, les garages municipaux, une grange. On retrouve ici ce qui est décrit par Lange et Schüssler (2018) à propos du DesignMai de Berlin : il y avait une part d’improvisation, et « DesignMai […] s’appuyait clairement sur des pratiques underground de transformation temporaire de lieux inconnus ou inutilisés dans une logique différente des utilisations habituelles ou attendues » (p. 7).

Des artistes se posent des questions sur les moyens de valoriser leur travail dans une communauté vivante, aux contours inconnus, et dont la trace grandit au fil des ans. Sils ont besoin de reconnaissance, ils ne sont pas là d’abord pour vendre mais pour porter des pensées en actes et en beauté. La fondatrice insiste pour dire que son rôle n’est pas d’être agent d’artistes. Pour elle, il est nécessaire, en tant que fonctionnaire de l’enseignement supérieur, de faire oeuvre publique, « de réconcilier création et patrimoine, spiritualité et foresterie, ruralité et culture contemporaine ».

Entre artistes et conférenciers, on se demande s’il faut « passer à la vitesse supérieure », on rêve le festival aussi couru que d’autres, ceux des villes. Le Festival des Arts ForeZtiers est ancré sur un territoire complexe, délaissé par les urbains. Parmi les participants, certains sont impliqués dans la région, avec des attaches fortes, ils y vivent à l’année ou sur des périodes données. Ils sont artistes et ils exercent un métier, ici ou ailleurs, à Saint-Etienne, à Lyon, au Mans, en Ile de France. Ils tissent des relations avec des acteurs locaux de la commune, de la communauté de communes, mais également avec les deux Conservatoires botaniques régionaux, idéalement situés sur la commune. D’autres sont des montagnards dans l’âme, aux talents multiples. Des spécificités propres au terrain montagnard (techniques, philosophiques, symboliques) orientent visiblement les créations, insiste la fondatrice : « Le montagnard », écrit-elle, « à une fierté particulière, à la fois liée à la contemplation et au souci constant de faire au mieux dans une Nature rude, parfois sauvage, à l’étymologie même du mot latin silva, la sylve. La spiritualité n’est jamais loin de ces contemplatifs énergiques, qui redoutent parfois confusément la ‘dissipation’ des villes ». Faire se rencontrer des artistes, des scientifiques et des forestiers suppose des dialogues délicats en amont et en aval, où le travail en commun reste une valeur fondatrice, évaluée à chaque instant et sur chaque parcelle du territoire. Cette conjugaison des temps à l’oeuvre (préparations, logiques d’usage, inattendus) vise à faire comprendre comment le vivant se recrée à travers un événement.

Comprendre les équilibres et les succès d’audience, année après année, est un exercice difficile, sans doute le plus complexe. Il est également intéressant de s’interroger sur la vie d’un village à la fois local et international, dans l’Histoire comme dans le présent. Il faut de la force et de l’esprit pour avoir convaincu des artistes chinois que ce village était le centre du monde ! Depuis 2013, ils en fréquentent régulièrement les paysages altiligériens, rejoints dans leurs découvertes par des artistes engagés d’Australie, de Taïwan, de Russie et d’Haïti, très attentifs à l’expérience. De plus en plus d’artistes et de collaboratrices femmes rejoignent également ce Festival, avec des regards différents sur les expressions sensibles de l’espace forestier. Le Festival fête ses dix ans d’existence, avec plus de cinquante artistes présents chaque année.

La fondatrice aime que chacun soit au Festival avec tout ce qu’il est dans la vie, vienne avec les différentes facettes identitaires et sa curiosité intacte : curiosité des oeuvres, des paysages et des créateurs. Cette attention est essentielle, dit-elle, pour créer de la transversalité et dialoguer avec le public : « c’est polycentrique, chacun dans son réseau peut entreprendre des choses ». Mais ceci n’est possible que si chacun s’engage avec ses compétences, ses talents et des savoir-faire solides. La seule volonté ne suffit pas. Il y a des fidèles de longue date et « des personnes que je ne connaissais pas il y a quelques mois, mais qui ont su restituer et faire naître des énergies ». La fondatrice est une figure complexe de manager, entre amie et philosophe, cheffe organisatrice qui sait sur quels agencements spontanés compter et qui regarde loin, regard inquiet, mais sans peur des risques, « la fluidité comme prise de risque constante » semble être comme sa devise.

La communauté d’innovation de Renault

Renault a créé en 2007 une communauté d’innovation « pour se décloisonner et penser le futur » (Levent et Touvard, in Sarrazin, Cohendet et Simon, 2017). Elle trouve ses racines dans le Club de Montréal, créé à la fin des années quatre-vingt pour réunir des chercheurs et des praticiens et monter des formations à la gestion de projet dans la logique les nouvelles structures dont le projet Twingo allait être emblématique. Ce club associait des salariés de Renault et d’autres entreprises. Touvard et Levent soulignent l’originalité du fonctionnement de ce groupe : « chaque membre du club s’était auto-proclamé président, ce qui permettait de s’exprimer librement, créant ainsi une utopie d’auto-organisation, voire une absence d’organisation », non sans un certain humour (id. p. 102). Les logiques de partenariat d’exploration (Segrestin, 2006) sont très présentes dans le principe initial du Club de Montréal.

Quelques années plus tard, le directeur, à l’époque, du projet Twingo, et membre du club de Montréal, invite une cinquantaine de personnes à venir « perdre un après-midi de travail mais de façon intelligente ». Avec celle qui deviendra l’animatrice de la Communauté d’innovation, ils retiennent d’une learning expedition à San Francisco trois principes : valoriser l’échec, renforcer la porosité des barrières professionnelles internes et externes et prendre des décisions dans des cadres informels. Ils construisent, sur ces bases, avec l’aide d’un ingénieur, alors directeur des opérations d’une spin-off d’une grande entreprise énergétique, et d’un philosophe, la Communauté d’innovation Renault, pour « penser différemment l’innovation ». C’est le succès d’un événement, combiné à l’esprit du club de Montréal, qui a amené à la création de la Communauté d’innovation de Renault conçue comme « une réponse à un des problèmes des années 2000 : la saturation, […] qui traduit le sentiment d’une impossibilité d’évoluer […] dans la manière de créer, de produire, de penser la création » (Levent et Touvard, 2017, p.103).

Voici comment fonctionne la Communauté. Il y a trois séances plénières par an, qui réunissent à chaque fois 50 à 100 personnes sur les 140 membres – ingénieurs, managers, consultants, chercheurs, autant en sciences de l’ingénieur qu’en sciences sociales ou en lettres. Les séances sont animées par un binôme et sont tracées avec des dessins agencés en une fresque, qui se constitue en direct au cours des séances. Il y a des projets qui durent sur plusieurs mois comme PL-U-I-E (PLateforme Urbaine Intermodale d’Echange en énergie électrique). Il y a une distillerie, sous le prisme de la philosophie. Chacun y devient philosophe ! Il y a trois types de livrables : trucs et astuces pour le court terme, idées et concepts pour le moyen terme et nouvelles questions pour le long terme. L’aboutissement de la distillerie est un magazine, fabriqué à la façon d’un carnet de voyage. Il y a du boxing, par exemple pour faire avancer un concept de plate-forme de nouveaux véhicules utilitaires électriques couplé à un nouvel écosystème pour Renault. Le terme boxing suggère que tout n’est pas calme dans cet univers créatif ! Il y a de la bagarre créative. Le principe d’une activité articulée principalement autour des séances plénières et des ateliers distillerie permet une participation à géométrie variable : ceux qui ne peuvent participer aux distilleries bénéficient quand même de la synthèse présentée lors de la plénière suivante.

La distillerie et le boxing sont des caractéristiques de la communauté de Renault et font partie « d’un ADN auquel il faut se tenir » (id., p. 117). Il y a une recherche de moments intensifs, propices à de la réflexion dense. Chaque membre est acteur et spectateur. Chaque membre donne et reçoit. Chaque membre est bienveillant et exigeant. Les personnes s’engagent intuitu personae. Pour rester, il faut avoir de la capacité à douter et de l’intelligence de situations.

Les échanges sont inspirés par la question de l’innovation et par celle de la mobilité. Les deux toujours absolument ensemble. On retrouve cette logique dans d’autres dispositifs créés plus récemment par Renault, comme Le Square, un espace collaboratif dédié « au futur des mobilités et aux nouvelles façons de travailler ». Innovation et mobilité sont des concepts qui se fertilisent mutuellement. Il importe de veiller à « prendre sa part dans les écosystèmes en marche » (ibid., p. 117). Concevoir les mobilités du futur est en soi un projet à impact social, au-delà du monde de l’automobile. La constance du thème fédérateur et son potentiel conceptuel permettent une mise en mouvement régulière des imaginaires et des énergies, pour une participation de chacun à un commun dont il récolte les fruits.

Un certain nombre de rituels, qui ont progressivement émergé des pratiques, viennent ponctuer les échanges, de façon à créer et maintenir un sentiment d’appartenance, à consolider l’identité de la communauté et à assurer son bon fonctionnement. Ces rituels incluent les séances plénières elles-mêmes, organisées à l’Ecole des Mines de Paris - et aujourd’hui au Square de Renault -, mais aussi le fait d’échanger en langue française, de faire intervenir deux philosophes pour commenter, provoquer, susciter le débat et proposer des synthèses originales. Les discussions, même à quatre-vingts ou cent personnes, ont la bonhommie de conversations de café, leur humour, voire un peu d’autodérision.

Le « philosophe d’astreinte » qui intervient à chaque séance en ponctuation finale, s’exprime ainsi sur la communauté de Renault : « Bien sûr la présence de grands expérimentés dans le domaine compte, bien sûr la présence et les interventions souvent pointues des universitaires sont essentielles, mais il me semble que c’est l’animatrice de Renault, en maîtresse fragile de cérémonie, qui y contribue le plus. Elle rend en permanence visible son insécurité et le travail qu’elle fait pour supporter cet inconfort » (Levent et Touvard, p. 118).

Dream Café, le café numérique d’Orange

Une première version de ce qui allait devenir Dream Café est née en 2007 dans une logique d’open innovation. Les laboratoires ouvraient leur porte et on créait des espaces de dialogues avec des clients et des utilisateurs. Le terme « café numérique » est apparu en 2011

Ainsi s’exprime la responsable de Dream Café : « Je suis responsable de Dream Café depuis 2011. J’en suis la recréatrice si j’ose dire. Auparavant, le site s’appelait Dream Orange. J’y ai fait mes armes pendant quatre années comme animatrice de bêta-tests ou bulletin boards. Ma première expérience d’enquête en ligne a eu lieu en 2007. J’avais conçu un guide d’aide au choix. La directrice de l’innovation commerciale de l’époque croyait en cet outil et me demandait à ce qu’il soit testé auprès de clients. Pourquoi pas en ligne ? Le site web Dream Orange venait d’être créé. C’est ainsi que j’ai animé le premier bulletin board de ma vie. Le recrutement des participants fut fait, le questionnaire rédigé, mes compétences acquises sur la pratique de l’entretien sociologique s’appliquaient naturellement à l’organisation des premières conversations, l’enquête était donc d’emblée collective et les conversations formaient d’entrée de jeu sa réalité pratique ».

Un souci d’émancipation collective, de constitution d’espace public (Paquot, 2009), de démocratie participative et de responsabilité guident le travail. « Je n’oublie jamais ma thèse intitulée La responsabilité au travail, la responsabilité au travail comme oeuvre à réaliser et phénomène de création institutionnelle. Mon maître en sociologie a été Renaud Sainsaulieu, créateur de la sociologie d’entreprise et sociologue engagé dans son temps. Deux autres figures me guident historiquement : Georg Simmel, surtout sur la transformation des formes sociales et le rôle agissant du conflit, et Germaine Tillion, surtout pour ses travaux en Algérie ».

Le café numérique est un concept avant de se matérialiser dans d’une refonte d’un site web communautaire. Il faut l’entendre comme une extension innovante des bêta-tests et des bulletin boards avec l’intégration d’autres types de travaux en ligne : ateliers de créativité, enquête socio-ethnographiques, dialogues avec les parties prenantes. « J’avais formalisé le concept de café numérique dans le cadre du projet de recherche ANR[4] intitulé L’entreprise face aux mondes virtuels. En 2011, j’ai pris la responsabilité du site et de sa refonte technique. Dans son nouveau design, apparaissaient les termes café numérique et caféthèque, ce dernier terme désignant la liste des cafés numériques. En 2015, profitant d’une nouvelle refonte de son design (un site web, tous les quatre ans, il faut le reconcevoir !), nous avons rebaptisé le site qui s’appelait encore Dream Orange en Dream Café. Autant que le mot café figure dans le nom du site puisque c’en est un ! »

Dans le même temps fut décrit un process de filtre à café. Trois collectifs coexistent au Dream Café : celui, au coeur du dispositif, formé par ceux qui conçoivent et animent l’ensemble et qui en assurent la pérennité, celui formé par les demandeurs de cafés numériques - donc les clients du Dream Café - et enfin, celui des dreamers, c’est-à-dire les personnes qui ont candidaté et qui ont été sélectionnées pour participer à tel ou tel café. Ce ne sont pas les mêmes informations et enseignements que nous laissons filtrer, le filtre à café organise ce qui filtre et vers qui.

Au Dream Café, on crée, par exemple un catalogue de formation au numérique, on imagine ce que les intelligences artificielles vont faire demain, on teste des maquettes de nouveaux services, des idées, on échange, sur les pratiques et les usages dans tous les domaines de notre vie devant des écrans. Chaque café numérique est d’ailleurs épinglé par ces verbes créer, imaginer, tester, échanger. Le temps d’une conversation stricto sensu de café dure souvent entre une et deux semaines. « Il y a des cafés qui se poursuivent par la réalisation d’un service, lesquels sont testés dans leurs phases successives. Ainsi avec eJam, une chorale virtuelle. Dans un café sur l’esprit maker au travail, on est allé jusqu’à imaginer les contours d’un fablab de l’image. » Pour animer un café, « il faut être joyeux, enthousiaste, c’est un état d’esprit. Lors du café Week-end à Paris (c’était sur de la réalité virtuelle dans le tourisme), nous avons été transformés collectivement par le sujet de la réalité virtuelle, on ne savait plus où on était. Il y a du plaisir, de la fierté, de la fatigue, de l’endurance parfois aussi ».

Tout café est précédé d’un travail de préparation dont le temps fort est le choix d’un titre de café, suivi d’une phase d’analyse des verbatim, de la rédaction d’une dizaine d’enseignements qui en ressortent, lesquels sont « martelés » (soumis à l’épreuve de la discussion) avec les personnes qui ont demandé à ce que le café soit organisé et qui ont participé à la conversation.

Différent d’un réseau social ou d’un forum, le Dream Café crée un espace privatif pour chaque café qui se révèle levier de confiance tant pour les dreamers que pour les clients des études. Cet univers digital se révèle être un vrai univers de socialisation et d’émancipation par la force des liens faibles, la contribution à des choses en train de se faire et, de façon plus réflexive, par la création de soi. L’expérience démocratique que l’on y vit se veut agréable, plusieurs personnes parties prenantes de cafés le disent et l’écrivent.

Les cafés numériques incarnent l’idée qu’on peut créer un cadre et avancer à l’intérieur en mode exploratoire, en univers en partie inconnu. Le responsable des cafés le dit : « Je me sens pleinement en phase avec Bertrand Folléa quand il écrit dans L’archipel des métamorphoses que le concepteur suit le site, mais pas au sens passif du terme : il le suit comme un chasseur suit une piste ». On évolue pour une part en univers inconnu alors j’aime cette analogie avec la chasse, au sens du chasseur d’images, tel Vincent Munier se donnant les moyens de photographier des panthères des neiges » (Tesson, 2019).

L’ambition maintenant serait, pour la responsable, une forme d’ouverture du Dream Café : qu’il soit à la main de beaucoup plus de personnes dans l’entreprise, des vendeurs par exemples, mais sans être en open bar. A cet égard, il y des discussions pour savoir s’il faut laisser des demandeurs de cafés numériques seuls animer. Ils disent qu’il ne le faut pas. Ils apprécient beaucoup cette manière d’être en contact direct avec des clients ou des utilisateurs, mais sont rassurés par le cadre et le fait que l’ensemble de la conversation soit tenu avec tact et culture.

Le Cercle de l’innovation de l’Université Paris Dauphine

Comme Dream Café, la création du Cercle de l’Innovation, en juillet 2013, commence par une « continuation et une amplification d’oeuvre », celle débutée vingt ans plus tôt avec l’IMRI (Institut pour le Management de la Recherche et de l’Innovation), une co-création entre l’Université Paris-Dauphine et le CEA. L’IMRI, fermé en 2012 suite à la fin du partenariat avec le CEA, avait des entreprises membres et hébergeait des chercheurs et des projets de recherche partenariaux sur la recherche et l’innovation.

Ainsi s’exprime le fondateur du Cercle : « J’étais formé depuis ma thèse, qui portait sur la coopération entre le marketing et les bureaux d’étude pour concevoir les véhicules futurs, à la recherche collaborative, qui associe l’institution académique et des entreprises partenaires sur des sujets de recherche d’intérêt commun. L’opportunité s’est présentée de créer une plateforme collaborative, sous l’égide de la Fondation Dauphine, avec des entreprises mécènes, autour du thème de l’innovation managériale ». Quelques entreprises membres de l’IMRI ont poursuivi la collaboration au sein du Cercle, mais la très grande majorité des treize partenaires qui ont progressivement, jusqu’à aujourd’hui, intégré le Cercle sont nouveaux. Une petite dizaine de chercheurs sont associés au Cercle.

Les institutions, hôte (l’Université Paris-Dauphine et sa Fondation Partenariale) ou partenaires (les 13 entreprises mécènes) sont fortement mises en avant. Elles sont contractuellement liées par une convention reconductible. Chacun affiche, communique, revendique, valorise le partenariat. Mais ce ne sont pas ces institutions, au sens de leurs états-majors, qui auraient « décidé » de créer le Cercle : ce sont des individus dans ces institutions, dotés d’une certaine liberté d’entreprendre, qui ont progressivement formé le Cercle. Il s’agit d’une liberté d’entreprendre « loyalement mise au service des institutions ».

Le Cercle de l’innovation porte une volonté de transformation animée par un certain rapport à la vérité : une approche ancrée dans des contextes pratiques, une vérité d’adéquation, de discernement, de mesure au sens de Fayol, un souci de transparence et de démocratie, « les alliés des réformateurs idéaux du système, que ces réformateurs existent ou non » (Lautman, in Colloque de Cerisy, 1992), avec des chercheurs intervenants et des managers réflexifs, auto-intervenants, confrontés à des situations de management qui ont un potentiel de recherche. « Dans ma discipline, le management, mes références sont Mary Parker Follett et Chester Barnard, qui placent au centre de leur pensée la « loi de la situation » et le principe d’interrelation réciproque (Follett) et le principe de responsabilité (Barnard) et Peter Drucker, qui considère le management à la fois comme une technologie et une humanité, et même, un art libéral ». La raison d’être du Cercle est de pratiquer et promouvoir une recherche sur l’innovation en management qui soit fondamentalement collaborative, qui soit conceptrice et pas seulement descriptive, et qui fasse progresser le collectif du Cercle, et, au-delà, jusqu’à l’ensemble de la société, dans le sens d’une pratique plus responsable, ingénieuse et émancipatrice du management et de son invention. Manager, dans cet esprit, c’est apprendre à capter, formuler, résoudre ensemble n’importe quel type de problème, en contexte toujours changeant. C’est repérer des situations dont on sent que l’exploration a un potentiel de progrès. Cela s’accompagne d’une approche de la formation au management qui prenne centralement en compte « ce que ne voit historiquement pas l’académie […] : le fait que les managers qui participent au programme apportent de façon vitale des nouvelles connaissances et des méthodes de création de connaissances » (O’Connor, 2011, p. 2).

On a donc des personnes qui décident, entre elles, pour pouvoir travailler ensemble d’une façon différente, de créer un terrain de jeu commun avec l’assentiment de leurs institutions d’appartenance - même si dans de nombreux cas il a fallu convaincre une Direction générale du bien fondé de participer et que des participants ont, parfois, été contraints de quitter le Cercle. Ces personnes deviennent des explorateurs créatifs, parfois subversifs, de l’innovation managériale. La « mise en marché » des créations produites est assuré par chaque participant au Cercle comme il l’entend et le juge possible une fois de retour dans son entreprise, mais la co-conception reste un régime de collaboration central et constant.

Des événements réunissent les chercheurs et partenaires du Cercle sur un mode privé (notamment le séminaire annuel de trois jours à l’Institut d’Etudes Scientifiques de Cargèse), d’autres sont publics, comme le séminaire « Innover en management », qui a lieu tous les deux mois à l’Université. Des projets ont progressivement structuré la vie du Cercle : d’abord des projets impliquant un sous-ensemble de chercheurs et d’entreprises, comme des expérimentations d’ateliers d’innovation ou des tests sur des couplages de méthodes, puis des projets impliquant l’ensemble du Cercle, comme l’Observatoire de l’Innovation Managériale ou le Musée du Management. A l’heure de l’accélération qui pousse au-devant de la scène l’agilité, c’est être peut-être subversif que de devenir un créateur puis un conservateur de musée du management. Des concepts comme celui de « travailleur loyal critique » peuvent surgir des conversations et être formalisés.

Un point d’évolution notable est que, si le Cercle peut être considéré comme un espace où se rencontrent et travaillent chercheurs et entreprises, les partenaires du Cercle ont aussi, pour certains, créé des espaces ouverts constituant aussi des tiers-lieux : MNM Consulting a créé « Open MNM », le Crédit Agricole a créé « Le Village by CA », Impulse Partners est présent à Station F, Renault a créé sa Communauté d’innovation ou le Square. Des chercheurs et entreprises associés au Cercle sont aussi membres de la Communauté d’innovation Renault. Les chercheurs et entreprises partenaires sont donc, en partie, « présents les uns chez les autres », ce qui augmente d’autant la densité des interactions. Le Cercle n’est pas, cela dit, sauf pour certains des événements organisés, un espace accessible sans conditions : il faut y être coopté, et ce avec l’accord unanime des membres.

« La dimension centrale, c’était de créer quelque chose qui me tenait à coeur et qui s’énonce assez simplement : des collectifs de personnes qui s’estiment, qui se challengent, dans une ambiance respectueuse, ‘joyeuse et féconde’, comme le commentait un partenaire du Cercle, au service d’un objectif de production : que le collectif soit non seulement un analyste critique, mais aussi, si possible, un créateur ingénieux et innovant de management ». Comme la créatrice des Arts foreZtiers, le fondateur du Cercle de l’innovation s’appuie sur sa position universitaire pour consolider le cadre dans lequel on peut agir à la fois en liberté et en loyauté. C’est un objectif à soi seul que cette création d’un cadre d’action au sein de l’institution universitaire : « créer un commun, une entité qui ait son originalité et qui puisse inclure des chercheurs venant de différents horizons ».

Au Cercle de l’innovation, des champs d’innovation sont repérés, des concepts sont produits et structurent des explorations. N’est pas chercheur seulement celui ou celle qui en a le statut, reconnu par l’Institution. Comme aux Arts foreZtiers, est chercheur celui ou celle qui adopte une posture de recherche. On peut faire de la recherche de façon autonome. Mais sans cadre, c’est difficile. Le Cercle de l’innovation offre ce cadre. Il y a au Cercle de l’innovation quelque chose d’institutionnellement symétrique, pour « faire ensemble des recherches et des progrès en management ».

Analyse des cas à l’aune du cadre conceptuel

Nous allons montrer, tout d’abord, que les idées d’oeuvre à réaliser sont bien présentes dans les quatre cas et qu’elles constituent une ligne directrice de fondation et d’institutionnalisation forte, avec des fondateurs qui se comportent en critiques loyaux de leurs institutions. Nous verrons ensuite que des idées d’oeuvre aux oeuvres il y a un chemin fait d’intermédiarité : de la reliance entre des concepts et des projets, et les ingrédients des middlegrounds. Nous montrons, dans un troisième temps, comment ces éléments de middleground s’articulent aux uppergrounds et aux undergrounds et pourquoi les articulations entre les trois niveaux peuvent être complexes. Enfin, nous analyserons les frictions liées à l’intermédiarité et, en particulier, aux interactions entre middleground, upperground et underground à la lumière de la notion de conflit créatif.

Des idées d’oeuvre à réaliser et des innovateurs en « critiques loyaux » de leurs institutions

Les endroits que nous étudions se sont créés, ou recréés, suite à des initiatives entrepreneuriales à des moments donnés. Si des individus seuls ne peuvent rien faire, pour autant, à l’origine d’un nouvel espace créatif, il y a toujours des entrepreneurs singuliers. Des travaux sur les dynamiques territoriales montrent que, dans tous les cas de développement territorial durable fondés sur des démarches créatives, on trouve des investissements longs d’entrepreneurs qui sont à la fois attachés à un lieu et à un projet qui leur tient à coeur : ils ne savent pas forcément où ils vont en termes d’investissement personnel quand ils décident de se lancer. L’énergie que demande la réalisation du projet est généralement très sous-évaluée, mais l’idée est là et les tient et ils fédèrent autour d’eux des énergies créatrices (Dumont, 2018).

Ce qui meut le créateur du Cercle de l’innovation c’est une certaine éthique du management. La créatrice des Arts foreZtiers avance avec cette idée que le monde sauvage est un facteur de civilisation et la créatrice des cafés numériques avec celle qu’il faut créer un morceau d’espace public pour créer une vie digitale raisonnable et utile au développement social. La créatrice de la Communauté d’innovation Renault est mue par la nécessité d’inventer des mobilités adaptées à de nouveaux cadres de vie, pour de nouveaux modes de vie. Dans les quatre endroits étudiés, les créateurs, ou recréateurs, ont des profils singuliers : intellectuels et personnes d’action engagés avec leur sensibilité, appartenant à une discipline et grands fervents de l’interdisciplinarité, à l’instar des urbanistes ou spécialistes du paysage, et avec leurs fragilités et inquiétudes sur le monde.

L’idée d’oeuvre contient une part d’inconnu. Entre une idée d’oeuvre et une oeuvre, il y a tout un chemin, qui passe par une forme de structuration progressive de l’inconnu. Dans des phases amont des processus d’innovation, « on voit ainsi apparaître des concepteurs d’écosystèmes, qui peuvent prendre la forme de tiers distincts : des architectes de l’inconnu » (Agogué, 2012, 2013; Le Masson, Weil et Hatchuel, 2014, pp. 272 et suiv.). Ils sont engagés dans de l’inconnu comme tout acteur engagé dans un processus de conception innovante, mais ils ne le sont pas uniquement le temps d’un projet, ils le sont plus intimement, à durée indéterminée.

Ils ont une liberté de création, bien qu’ancrés dans leur firme ou leur université. Ces personnes cherchent des terres d’innovation tout en étant loyales à leur organisation ou institution. Elles éprouvent ce faisant des expériences de déliance d’avec leur organisation. La déliance dans la loyauté crée du conflit interne : « la quête de reliance à un système novateur apparaît comme une des motivations fondamentales de leur action » (Sainsaulieu, 2001, p. 118). De la reliance se produit dans l’idée d’oeuvre qui grandit. Il y a ici une forme de « critique loyale » caractéristique des innovateurs, et qui ajoute une dimension complémentaire à la façon dont Hirschmann, (1970) introduit « l’activation de la protestation comme une fonction de la loyauté » (p. 77), dans la célèbre trilogie exit, voice or loyalty. On s’exprime ici pour sortir du cadre, en toute loyauté par rapport à des objectifs supérieurs des organisations et des institutions d’appartenance : une forme de loyal voice.

L’idée d’oeuvre grandit, fait écho à des idées anciennes, s’appuie sur des créations existantes. Des personnes dans l’entourage des créateurs apportent leur assentiment intellectuel et affichent une volonté d’agir. Toutes les personnes n’auront pas les mêmes intérêts à faire leur cette oeuvre, « chaque esprit réagit à l’idée et s’en fait un concept » (Hauriou). Hauriou revient plusieurs fois sur cette idée que l’institution est un équilibre qui est consacré par des consentements construits autour d’une idée : « Il faudra considérer comment elle devient une réalité objective même si tout le monde n’y met pas le même contenu, ni n’en attend la même chose. Nous devrons considérer le groupe humain porteur de l’idée, les intérêts en jeu, l’engagement des fondateurs, puis celui de ceux auxquels l’oeuvre des fondateurs d’adresse, ainsi que les risques pris par les personnes. » (Mounier, 2000, p. 162). Pour Hauriou, la fraternisation va de pair avec la prise de risque et la responsabilité : chacun est le sujet de l’idée, « parce qu’il a les risques et la responsabilité de sa réussite » (id. p. 161).

Des idées d’oeuvre aux oeuvres

Sur le plan des connaissances, l’exploration collective de l’inconnu est générative d’inter-reliance entre concepts, entre projets, on génère et explore des réseaux d’analogies, on architecture ensemble l’inconnu. Chacun peut être reconnu comme contributeur et constater et vivre sa part dans le progrès collectif. Le rapport sensible au lieu, que le lieu soit un site web, un village dans un paysage montagnard ou différents endroits en ville, est essentiel. « Nous quittons la noosphère, c’est-à-dire la sphère des produits de nos esprits. Nous décapons nos idées en les frottant à la sensibilité du réel « tel que perçu par les populations ». » (Folléa, p. 87). Tandis que les idéalisations radicalisent les positions, le fait de se retrouver pour fabriquer un site web, hacker un village le temps d’un festival, créer un Musée du Management, concrétiser un « filtre à café », aménager une grange, boxer un projet de mobilité urbaine en considérant par exemple que la ville doit d’abord être pour les enfants (Tonucci, 2019), bref, se retrouver pour habiter quelque part, permet d’être ensemble dans la réalité sensible des choses en train de se faire. Se retrouver pour habiter quelque part permet de trouver des prises pour des réponses nouvelles.

Pour Hauriou, il y a l’idée de l’oeuvre à réaliser dans un groupe social, puis le pouvoir organisé mis au service de cette idée pour sa réalisation. Le pouvoir organisé se manifeste par de la création de règles juridiques. Dans la littérature moderne sur les communautés d’innovation, le manifeste est un programme d’action, le codebook est « le dictionnaire et la grammaire d’usage qui accompagne le manifeste. […] Petit à petit le codebook se stabilise et représente ce qui peut être transmis à un nouveau venu » (Sarazin, Cohendet, Simon, p. 21). Toutes les organisations, à force de résoudre des problèmes d’adaptation à l’environnement et d’intégration interne (Schein, 1989), ont forgé des principes (manifeste) et des pratiques (codebook) qui constituent les façons qui conviennent de penser et d’agir, et qui peuvent être transmises aux nouveaux arrivants[5]. Il y a des nouveaux arrivants, l’institution est intégrative. Elle intègre autour de l’idée et l’idée se transforme du fait de l’arrivée de nouvelles personnes. Les personnes lisent le manifeste, les membres plus anciens leur enseignent le codebook. Ou simplement, ils en parlent à de multiples occasions. Il y a l’idée qu’on fixe un cadre (texte, codebook et manifeste), et puis, on verra bien comment on le remplit : un partenariat d’exploration, au sens de Segrestin (2006), en tenant la barre de l’action en commun parce qu’on a suffisamment confiance les uns envers les autres pour la tenir, se forme en oeuvrant sur des choses. Le codebook s’incorpore dans l’action.

Il n’est pas toujours aisé de trouver un codebook. Ceci dit, dans les quatre endroits, nous retrouvons bien des « notes de gouvernances », des rubriques dans des sites web qui expliquent des règles de fonctionnement, des Conditions Générales d’Utilisation, des « Comment ça marche ». Les collèges de l’inconnu écrivent en même temps qu’ils sont makers. Ils créent sans cesse des projets. Ils écrivent dessus. Ils forment des collectifs réflexifs.

Ils créent aussi des places, spaces, événements et projets et revêtent ainsi des traits des middlegrounds. Dans nos quatre endroits, nous retrouvons bien des places : chaque café numérique par exemple dans le cas de Dream Café, des spaces : les thèmes des festivals des Arts foreZtiers (« botanique céleste », « bestiaire enchanté », « forêts nourricières »), des événements tracés dans les calendriers, et des projets : le Musée du Management dans le cas du Cercle de l’innovation, l’évolution du « filtre à café » du Dream Café, la visite guidée du festival des Arts foreZtiers sur le thème du bestiaire enchanté, un observatoire des créations de forêts urbaines. Le tableau 3 détaille les places, spaces, événements et projets des quatre lieux.

Les collectifs créatifs dans leur environnement, upperground et underground

Dans nos cas, décrire ce que sont les uppergrounds et les undergrounds, et où ils sont, semble plus délicat que dans les travaux d’origine sur les villes créatives.

Les uppergrounds sont variés dans le cas des Arts foreZtiers : le Crédit agricole, la commune, la communauté de communes, le conservatoire des espaces naturels tout proche dans Chavaniac-Lafayette. On peut les qualifier d’upperground dès lors qu’il y a eu des relations avec eux. Du côté de Dream Café, par essence communauté de marque et de pratique, l’upperground est diffus et formé de dominant designs en vogue dans l’entreprise et dans certaines communautés professionnelles (celui du management d’une communauté de marque, celui de l’univers des études) davantage que par des entités institutionnelles aisément désignables. Pour le Cercle de l’innovation et la Communauté Renault, les uppergrounds sont les directions de l’Université dans un cas, la direction de l’entreprise dans l’autre, avec des formes d’intérêt variés pour « le miel créatif ».

L’underground, aux Arts foreZtiers est facile à trouver, il s’agit de la communauté des impliqués, artistes et intellectuels. Ce sont des personnes de différentes entreprises du côté du Cercle de l’innovation et de la Communauté d’innovation Renault, des personnes que la vie numérique intéresse pour Dream Café, mais pas spécialement des créatifs qui se définiraient comme tels.

En fait, il y a des manières de travailler en mode middleground. Dans un même endroit, il est possible de travailler en mode middleground ou en mode upperground, en mode créatif et réflexif ou en mode fonctionnel en épousant le dominant design de l’institution dans laquelle on travaille. On est plus ou moins critique, plus ou moins « loyal critique », au sens évoqué plus haut en contrepoint d’Hirschmann. Dans les quatre cas, la négociation pour poursuivre l’oeuvre est permanente. Certains des uppergrounds ne peuvent pas récolter le miel créatif dans les middlegrounds pour trois raisons : ou bien ils ne comprennent pas ce que c’est, ni comment ça fonctionne (problème de capacité de compréhension du concept), ou bien ils comprennent, mais ne voient pas quelle en est la valeur (problème de capacité de valorisation), ou encore, ils voient quelle serait la valeur, mais ils ne savent pas « récolter le miel » (problème de capacités d’absorption et de capitalisation).

Tableau 3

Les quatre lieux comme middlegrounds : places, spaces, événements et projets

Les quatre lieux comme middlegrounds : places, spaces, événements et projets

-> Voir la liste des tableaux

Les travaux sur les middlegrounds sont venus d’enquêtes menées en ville. Par nos vécus, nous sommes allés en univers ruraux montagnards, dans l’entreprise, à l’Université dans ses relations avec les entreprises et sur l’extra-territoire du web. Nos cas montrent des configurations partielles, apparemment incomplètes, et peut-être plus complexes : pas d’upperground actif, pas d’underground préalable, frontières entre underground et middleground ou entre middleground et upperground pas claires. Les géographies sont différentes, les configurations des middlegrounds avec leur environnement aussi.

Des conflits créateurs

Revenons à présent sur cette idée de conflits créateurs et sur le fait que les entrepreneurs ont chacun éprouvé des expériences de déliance d’avec leur organisation et que cette déliance dans la loyauté crée du conflit interne.

Aux Arts foreZtiers, par exemple, l’expression par certains artistes, lors du festival de 2016, d’une insatisfaction sur les frais engagés en regard du peu de ventes réalisées a provoqué des discussions importantes au sein de l’équipe conceptrice. La nécessité d’expliquer clairement ce qu’est le Cercle de l’innovation à de nouvelles entreprises pressenties pour y adhérer, une fois le premier noyau de partenaires constitué, a créé les occasions récurrentes de clarifier ce à quoi il sert et ce à quoi il ne peut pas servir. Pour Dream Café, l’actualisation de la façon dont son identité était formulée a été entretenue par la nécessité constante d’expliquer la nature particulière du dispositif et de convaincre de son potentiel et de ses possibilités d’extension. A la Communauté d’innovation de Renault, différentes tensions ont jalonné le processus de conception et de stabilisation progressive des dispositifs.

Sur la durée, il est possible de tracer des lignes de débat, des mises en tension de « l’oeuvre à réaliser », un retour aux sources intellectuelles qui mettent en mouvement. Chaque middleground traverse des épreuves. L’idée d’une collégialité de « fraternité des solidarités actives » (Sainsaulieu, 2001) renvoie à cette idée que des personnes ensemble vivent des moments cruciaux. Avec les mots d’Hauriou : « L’institution-personne est une refondation permanente, une révolution permanente » (Mounier, 2000, p. 162).

La question de la résolution de tensions est essentielle dans ce qui fait la consistance des institutions-personnes, peut-être même de toute association reposant sur des affinités électives. La naissance même des collectifs étudiés ici peut être comprise en regard d’un conflit fondateur, celui qui résulte d’une insatisfaction des entrepreneurs quant au statu quo[6]. Aux Arts foreZtiers, on cherche à réinvestir les territoires ruraux, à remettre la forêt aux premiers plans dans l’écosystème, à combiner sciences et arts, à faire collaborer de façon inédite des parties prenantes. Au Dream Café, on réinvente l’art de la conversation, on pratique une forme de conception participative et démocratique, on réapprend l’importance de l’écrit et des mots, on promeut ainsi une pratique de l’enquête entre enquête policière et recherche-action. A la Communauté d’innovation de Renault, on lutte contre les cadres de gestion de projet trop formels, contre les excès de l’optimisation des activités de conception, contre l’incapacité à naviguer en univers inconnu. Au Cercle de l’Innovation, on se démarque d’une recherche trop classiquement académique en management, on fait voler en éclat la question du fossé entre théorie et pratique, on adopte une position conceptrice et pas seulement d’analyse critique. Et c’est le succès, au moins pour un temps, de ces aventures en univers middleground qui signe la résolution des conflits initiaux, ceux qui ont généré l’idée d’oeuvre.

Discussion et perspectives

On trouve dans les cas étudiés les trois facteurs posés par Sainsaulieu comme nécessaires pour instituer de nouvelles légitimités collectives : la force des dynamiques de socialisation, l’importance des structures de débats et la nécessité de rapports interinstitutionnels locaux (2001, p.56). Nos quatre middlegrounds durent et embarquent des personnes. Elles sont tissées d’engagements transformateurs d’identités parce qu’il y a de la force de résonance (Rosa, 2018). Bien sûr, les débats y sont pour beaucoup. Ils sont toujours ancrés dans leur réalité sensible. Ces entrepreneurs particuliers – il n’y a pas, notamment, d’enjeux de profit – travaillent en réseau et considèrent leur oeuvre comme ayant des capacités d’adaptation, de déploiement et de bifurcation importantes. La Communauté d’innovation de Renault essaime sans le vouloir : des membres créent ailleurs des communautés similaires. Il y a Dream Café constitué comme il l’est aujourd’hui et des espaces pour de la participation citoyenne qui se forment. Au fil du temps se construisent des rapports institutionnels locaux dans des géographies variées, toujours en fragilité relative. Aucun des entrepreneurs des lieux créatifs ne cherche en priorité à institutionnaliser son oeuvre mais la capacité organique à créer du neuf crée de la pérennité. Tout se passe comme si leur endurance formait un terreau d’expression et de création pour ceux qui s’impliquent fortement : il faut que cette endurance-là, cette « vie à l’incertain » caractéristique des entrepreneurs (Cantillon, 1755, cité par Vérin, 2011), soit partagée. Elle fait partie du capital commun et fonctionne aussi comme mode d’intégration. La régulation d’ensemble repose sur ces temporalités et espaces à géométrie variable.

Finalement, des uppergrounds, des middlegrounds et des undergrounds sont présents, mais à des degrés variables et avec des frontières qui peuvent être complexes. Les dispositifs créés peuvent se développer sous l’égide d’uppergrounds qu’il faut parfois conquérir. Ces derniers peuvent se tenir à distance, ou être présents indirectement à travers des schémas qui jouent le rôle de dominant designs. Ils peuvent être changeants et conscients ou non de la richesse créative des collectifs créés. L’underground peut ou non exister préalablement, des acteurs peuvent basculer d’un mode à l’autre en un même lieu. Les acteurs de l’upperground peuvent se délier de leur institution pour travailler en mode middleground, jusqu’à parfois être eux-mêmes acteurs de l’underground. Il s’ensuit que les configurations que l’on peut observer se situent entre deux extrêmes : d’un côté, des situations proches de celles décrites par Simon (2009) dans lesquelles on observe une séparation relativement nette des lieux et des acteurs des trois niveaux upperground, middleground et underground, de l’autre, des situations dans lesquelles lieux et acteurs ne sont pas séparés, chacun et chaque lieu pouvant tour à tour être à l’un ou l’autre étage.

L’idée d’oeuvre est pour chacun un concept mobilisateur et opératoire. Dans nos quatre cas il y a de l’énergie créatrice. Tout un vocabulaire s’est créé : on va chercher des mots dans d’autres univers que les siens : distillerie, boxing, martelage. Des mots sont utilisés comme par défaut : festival, performance, séminaire, d’autres se trouvent comme naturellement : cercle, café, caféthèque, filtre à café, plateforme collaborative, observatoire, musée. Il y a des porosités entre les endroits : on peut animer un café numérique et assurer le community management des Arts ForeZtiers, on peut manager le Cercle de l’innovation et participer à un atelier-distillerie de la Communauté d’innovation Renault. On se sent chez soi dans les différents endroits, on y fait des choses qui ont du sens. Le dynamisme que l’on trouve en ces lieux est occasion de formation et prise d’air pour bien retourner dans son upperground ou son underground, ou circuler dans d’autres middlegrounds. Il semble s’établir un réseau nécessaire pour réussir « le miracle d’une reliance des individus à des milieux de socialisation intermédiaire », pour reprendre les mots de Sainsaulieu (2001, p. 123).

Parce qu’ils font preuve de liberté de création, et parce qu’ils sont aussi liés à une institution, ces entrepreneurs génèrent, vivent et assument, en critiques loyaux, des équilibres subtils et instables entre reliance et déliance. Leur critère de pilotage, au niveau le plus élevé, est la résonance qu’ils ressentent et anticipent à chaque étape. Des conflits au sens de Simmel jalonnent ces entreprises, mais, parce qu’une idée d’oeuvre puissante en motive les porteurs, ces conflits sont génératifs : l’intermédiarité en mode middleground est un terrain de « muddling through » (Lindblom, 1959) créatif. Plus fondamentalement encore, nous pouvons faire l’hypothèse qu’un conflit simmélien, ou conflit constructif au sens de Follett, serait d’emblée porté par les entrepreneurs dont nous avons décrit le projet, parce que leur idée d’oeuvre viendrait, par définition, se délier d’un existant dont ils ne sont pas satisfaits. Le conflit entre cet existant et l’idée d’oeuvre qu’ils portent façonne et génère l’idée d’oeuvre et le processus de l’idée d’oeuvre à l’oeuvre. C’est le maintien de cette tension générative qui, si tout va bien, donne de la force pour trouver de nouveaux compromis lors de conflits qui peuvent surgir, chemin faisant.

A un moment, il se peut que le travail en mode middleground devienne une forme normale de fonctionnement. Parce que l’entreprise a appris à devenir agile par exemple. Parce que le territoire a bien compris que la dynamique créative amène davantage de vacanciers qu’une politique encourageant uniquement des maisons d’hôtes à ouvrir, avec cette idée simple que les vacanciers vont dans des endroits où il se passe des choses. En parallèle, chaque création institutionnelle a déjà traversé une certaine durée. Les participants y viennent sur des moments resserrés, par exemple, le temps d’un festival, d’un séminaire, d’une séance « distillerie » ou « boxing », d’un atelier de conception innovante, d’un café numérique. Ils sont aussi là de manière endurante.

On peut alors proposer de généraliser la notion de middleground au concept de « travailler en mode middleground », qui permet une lecture plus large des configurations possibles des collectifs créatifs et de leurs modes d’institutionnalisation. Travailler en mode middleground, là se situerait le fil conducteur entrepreneurial, le vecteur d’exploration de l’inconnu, le portage de l’idée d’oeuvre, là se trouveraient les institutions-personnes en refondation permanente. Travailler en mode middleground, c’est générer et gérer l’intermédiarité, c’est explorer et maintenir des possibilités de résonance. La force des collectifs capables de travailler ainsi, c’est de constituer des institutions intermédiaires dont ils ressentent la nécessité pour assurer des transformations. Dans cette nécessité, il y a pour eux le dépassement des façons dont les institutions en place produisent des connaissances et des systèmes de relations qu’elles portent : le conflit initial entre l’existant et les idéaux qu’ils portent se résout de façon créative.

Ces résultats invitent à la perspective d’une analyse à plus grande échelle. Par nos expériences engagées et en référence à la littérature, nous avons dessiné l’ébauche d’une carte : celle d’un archipel d’espaces créatifs à force institutionnelle élevée. La grille d’analyse proposée permet une approche cartographique : nous avons ici étudié trois « îles » en espaces urbains et une en espace rural-montagnard. Le territoire, les villes, les entreprises sont riches de créativité institutionnelle. Parce que ce cadre conceptuel est sous-tendu par la question de la force institutionnelle, l’analyse produite permettrait de se prononcer sur cette dimension des collectifs créatifs étudiés. D’un point de vue méthodologique, avant confirmation, ces collectifs ne sont que « présumés créatifs » au sens donné à ce terme dans les développements précédents. Nous visons à enrichir l’archipel des collectifs créatifs qui jalonnent nos espaces d’action, mais les espaces créatifs ne se donnent pas à voir tels quels, encore moins leur force d’institutionnalisation. En revanche, en lisant un journal local, on peut tomber sur une information du genre : « La danse comme une évidence » et en lisant s’apercevoir qu’il y a un lieu dont on se dit qu’il est plus qu’une simple école de danse. On peut l’étiqueter comme pouvant faire l’objet d’une analyse systématique à l’aune de la grille d’analyse proposée, au travers d’entretiens et d’ateliers-rencontres : nous nous intéresserions aux idées d’oeuvre à réaliser et aux porteurs de ces idées.

Les collectifs créatifs font oeuvre de management au sens de ménager des espaces génératifs, d’autonomie créative. Ils font oeuvre d’action dirigeante transformatrice, par la créativité institutionnelle qu’ils portent et expriment. Pour situer les structures de débat, les concepts d’underground et d’upperground sont pratiques. Ils sont d’autant plus réalistes qu’on les retrace dans la durée des relations. Les lieux étudiés comme des middlegrounds sont des créations institutionnelles localisées, qui, en tant précisément que créations institutionnelles, renseignent sur une nouvelle phase de l’oeuvre institutionnelle de notre modernité.