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Des écosystèmes d’affaires aux écosystèmes d’innovation

Les nouveaux enjeux liés à l’innovation ont participé à l’émergence des écosystèmes d’affaires (Moore, 2006). Ainsi, le lancement de flux d’innovations en continu, la maîtrise des risques liés aux interdépendances et la création de marchés de rupture ont contribué au développement de réseaux d’entreprises, liées par un destin commun. Moore (1993) fut le premier à employer ce terme d’écosystème d’affaires en référence aux écosystèmes biologiques et à la co-évolution des espèces. L’adoption de cette métaphore pour décrire les réseaux d’entreprises et communautés a abouti à différentes définitions du concept d’écosystème d’affaires, ce qui nuit à sa légitimation dans la sphère académique (Koenig, 2012). On peut cependant identifier un certain nombre de caractéristiques fréquemment associées aux écosystèmes et notamment une création de valeur conjointe, des règles et processus de décision et de coordination et des complémentarités plus ou moins fortes et multilatérales entre les entreprises (Jacobides et al., 2018). Ces écosystèmes sont également définis comme des réseaux d’entreprises qui entretiennent des relations complexes à la fois horizontales et verticales, souvent coordonnés par un acteur central qui met à disposition des membres un ensemble de ressources (Gawer et Cusumano, 2002; Kapoor et Agarwal, 2017). Ces entreprises dépassent donc leurs objectifs individuels afin de réaliser une vision commune et les actions individuelles ont un impact sur la trajectoire de l’ensemble de l’écosystème (Moore, 1996; Ben Letaifa et Rabeau, 2012).

Malgré la fragmentation des recherches associées aux écosystèmes d’affaires, les études menées ont certainement concouru à une meilleure conception des processus d’innovation (Autio et Thomas, 2014). Trois contributions sont ainsi mises en avant : une compréhension de la logique de création de valeur et des mécanismes d’appropriation, une prise en compte des actions menées par les organisations afin de manager pro-activement le réseau constituant l’écosystème et la structuration de cet écosystème notamment en termes d’encastrement.

Le premier apport concerne la création de valeur. Ainsi, les travaux relatifs aux écosystèmes permettent de prendre en compte l’impact du type d’innovation que doivent mettre en oeuvre les partenaires sur la capacité d’une entreprise focale à conserver son avantage concurrentiel (Adner et Kapoor, 2010). D’autres perspectives expliquent les conditions relatives à l’écosystème permettant soit à une entreprise focale ou à l’ensemble du réseau de créer de la valeur et d’en répartir les bénéfices. Ces conditions concernent notamment une répartition claire et différentiée des rôles et un apprentissage mutuel et dynamique (Williamson et De Meyer, 2012; Van der Borgh et al., 2012).

Le second apport des travaux sur les écosystèmes concerne les manoeuvres stratégiques que doivent déployer les entreprises focales du réseau afin de s’assurer de l’adoption de leurs innovations et d’en tirer profit. Le phénomène des plate-formes, définies comme des produits, services ou technologies sur lesquels des entreprises externes peuvent développer leurs propres produits ou services complémentaires, a été particulièrement étudié (Gawer et Cusumano, 2014). Le rôle du leader qui doit parvenir à orchestrer les innovations des tiers et en particulier des fournisseurs de produits complémentaires et créer une architecture ouverte et modulaire pour assurer la pérennité de l’écosystème est au coeur des travaux de Gawer et Cusumano (2002; 2014). Les stratégies déployées par les entreprises clés « Keystone companies » doivent également être adaptées au contexte. Ainsi, une stratégie visant à exploiter les niches sera bénéfique dans des environnements turbulents tandis que des stratégies de domination en termes d’intégration verticale ou horizontale seront à privilégier dans des industries matures. L’entreprise focale pourra déployer des manoeuvres visant à capter la plus grande part de la valeur (domination en termes de valeur) lorsque les relations dans l’écosystème sont particulièrement complexes (Iansiti et Levien, 2014). De même, à un niveau micro, Brusoni et Prencipe (2013) démontrent que le niveau d’incertitude, de complexité et d’ambiguïté des problèmes à résoudre influencent le couplage entre l’entreprise focale et les autres membres du réseau.

Le troisième apport des travaux sur les écosystèmes réside dans leur association avec d’autres courants de recherche portant sur les réseaux inter-organisationnels. Ainsi, les interactions entre les entreprises sont analysées sous le prisme de la coopétition. Les entreprises sont ainsi à la fois dans des situations de coopération et de compétition et l’équilibre entre ces deux modes évolue lors de l’émergence de l’écosystème (Hannah et Eisenhardt, 2018; Simon et Tellier, 2020). Ben Letaifa et Rabeau (2012) montrent que ces comportements coopétitifs peuvent également être à l’oeuvre entre les individus impliqués dans l’écosystème. D’autres travaux choisissent des approches liées à l’analyse des réseaux sociaux et notamment à leur niveau d’encastrement pour expliquer le dynamisme des relations au sein de l’écosystème (van Angeren et al., 2013; Chandler et Wieland, 2010).

Au-delà de ces différentes contributions, Vasconcelos Gomes et al. (2018) notent un tournant dans la littérature sur les écosystèmes, avec l’émergence du concept d’écosystème d’innovation, qui s’accompagne d’une attention croissante pour le rôle clé des institutions de recherche, des intermédiaires locaux et des décideurs politiques dans l’apparition d’innovation de rupture (Beaudry et Solar-Pelletier, 2020). D’après une analyse bibliométrique réalisée par Vasconcelos Gomes et al. (2018), cette transition a été impulsée par les articles d’Adner (2006) et d’Adner et Kapoor (2010). Adner (2006) définit ainsi les écosystèmes d’innovation comme des « arrangements collaboratifs par lesquels les entreprises combinent leurs offres individuelles en une solution cohérente et orientée vers le client. Les écosystèmes permettent aux entreprises de créer de la valeur qu’aucune entreprise n’aurait pu créer seule ». Il met en évidence trois risques dans la dynamique et le succès d’un écosystème d’innovation. Le premier est inhérent à l’innovation et à la prise d’initiative de l’innovateur. Il est conditionné par la qualité de l’équipe, la faisabilité du produit et les bénéfices utilisateurs associés. Le deuxième découle de l’interdépendance des entreprises, dans un contexte où le déploiement d’un nouveau produit ou service sur un marché, nécessite que des fournisseurs ou partenaires développent leurs propres innovations. Dans ce contexte, le succès de l’innovation introduite par l’entreprise est subordonné aux initiatives prises par d’autres entreprises. Le troisième risque est relatif à l’intégration des différents acteurs au sein de l’écosystème, c’est-à-dire l’adoption ou non de l’innovation par différents acteurs intermédiaires parties prenantes de la chaîne de valeur.

Par conséquent, une réflexion en terme d’écosystème d’innovation permet de centrer l’analyse sur les interactions entre des acteurs interdépendants dont l’objectif est de créer et mettre sur le marché des innovations qui bénéficient à des utilisateurs (Beaudry et Solar-Pelletier, 2020). Ce focus permet de dépasser les limites de la littérature sur les clusters industriels qui est centrée principalement sur les relations de proximité géographique et de prendre en compte les échanges de connaissances et l’influence de la position des acteurs dans des réseaux sociaux plus larges (Simon et Tellier, 2015).

Les écosystèmes d’innovation selon quatre perspectives

Dans un article plus récent, Adner (2017) démontre que deux logiques différentes sous-tendent les travaux sur les écosystèmes d’innovation; celle d’écosystème en tant que structure ou affiliation. La perspective concevant les écosystèmes d’innovation dans une logique d’affiliation les considère comme des communautés d’acteurs joints via leurs réseaux de relations ou leur association à une plate-forme (Moore, 1996; Iansiti et Levien, 2004). A contrario, Adner (2017) défend une vision de l’écosystème comme un système d’activités reliées via la proposition de valeur, ce qui correspond à l’écosystème en tant que structure. Cette perspective souligne l’alignement nécessaire entre les acteurs. Ainsi, ces derniers doivent se mettre d’accord sur leur position dans la chaîne de valeur et les flux de ressources et informations au sein de cette chaîne.

Nous proposons une classification des travaux sur les écosystèmes d’innovation à partir de cette différenciation entre logique d’affiliation et de structure. Nous ajoutons une deuxième dimension, qui distingue les approches centrées sur l’importance du contexte de l’écosystème (Oh et al., 2016), de celles centrées sur l’évolution ou le cycle de vie des écosystèmes (Moore, 1996). Oh et al. (2016) notent que les articles qui traitent des écosystèmes de façon contextualisée, les associent à des entreprises, des régions, des villes ou district, une offre digitale ou des incubateurs et accélérateurs (Schaeffer et Matt, 2016). Un autre axe de recherche concerne l’évolution des écosystèmes dans le temps et de nombreux articles sont consacrés spécifiquement à l’une des 4 phases du cycle de vie de l’écosystème telles que décrites par Moore (1993; 1996) ou à la transition de l’écosystème d’une phase à l’autre. Ces phases comprennent la naissance, l’expansion, le leadership, le renouveau ou la mort de l’écosystème.

La perspective adoptée a un impact sur la façon de définir les frontières de l’écosystème, de caractériser les dynamiques d’innovation, d’analyser les interactions et les relations au sein d’un écosystème et d’appréhender le rôle des communautés. La classification des approches proposée, nous conduit à identifier quatre problématiques principales, au sein desquelles s’inscrit une diversité de questions qui nourrissent les recherches sur les écosystèmes, les dynamiques d’innovation et le rôle des communautés. La figure 1 représente ces problématiques principales et les axes de recherche qui y sont associés. Ces différentes approches ne sont pas mutuellement exclusives et des travaux peuvent se trouver à leurs intersections.

figure 1

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La première série de questions (A), qui s’inscrit dans une logique d’écosystème en tant que structure a trait à l’évolution de l’alignement des intérêts des acteurs et à leur rôle au sein de l’écosystème. La dynamique de structuration de l’écosystème autour d’un projet de création de valeur est au coeur de l’attention. Dans le prolongement des travaux d’Adner et de ses co-auteurs, le positionnement des acteurs et son évolution dans la chaîne de valeur ont fait l’objet d’études (Dedehayir et al., 2018; Malherbe et Simon, 2021). On peut notamment distinguer les rôles associés au leadership, à la création directe de valeur, au soutien à la création de valeur et à l’entrepreneuriat. Les activités menées par les différents acteurs changent au cours du temps. Elles s’orientent vers l’établissement de conditions favorables à l’émergence de l’écosystème et le développement de contacts dans un premier temps pour s’orienter ensuite vers la création de valeur. D’autres travaux ont choisi un positionnement stratégique et se sont intéressés à l’alignement des intérêts des acteurs. Malherbe et Tellier (2018) montrent ainsi qu’un déficit d’alignement peut mener à l’échec d’un écosystème. Attour et Ayerbe (2015) explorent quant à elles le rôle des droits de propriété intellectuels dans la structuration d’un écosystème-plateforme.

La deuxième série de questions (B) se réfère à l’influence de la structure de l’écosystème sur sa performance. Kapoor et Argawal (2017) associent ainsi cette structure à la complexité de l’écosystème, notamment en termes de composants qui interagissent avec l’innovation focale. Dans un écosystème complexe, un orchestrateur peut contribuer à l’alignement stratégique des acteurs en donnant une orientation stratégique et en favorisant la coordination des acteurs (Matt et Schaeffer, 2015). La diversité des modes de gouvernance qui permet cet alignement stratégique est également prise en compte (Kapoor et Lee, 2013). Le focus est ici porté sur le rôle des entreprises complémentaires et non sur l’entreprise focale.

Les travaux qui se fondent sur des approches dynamiques de l’écosystème d’innovation en tant qu’affiliation ouvrent une troisième série de questions (C) relatives à la façon dont les réseaux et les collectifs d’acteurs formels et informels s’agrègent et se désagrègent. L’attention se porte alors sur l’agencement des relations entre les acteurs, leur symbiose et interdépendance. La proximité géographique entre des entreprises ou communautés facilite le développement de relations, parfois informelles (Gertler et Wolfe, 2004; Gertler et al., 2000). Le territoire a ainsi été identifié comme un facteur clé permettant le développement d’écosystèmes. Cohendet et al. (2010) ont particulièrement mis en évidence les logiques d’interactions entre un upperground, middleground et underground qui permettent l’émergence de la créativité dans le contexte des villes.

Finalement, une dernière série de questions (D) est liée aux initiatives organisationnelles et institutionnelles qui sont entreprises pour configurer et développer les réseaux et les collectifs dans un contexte particulier. Ces initiatives s’inscrivent dans une diversité de contextes et peuvent être menées par des organisations ou des institutions clés. Des recherches ont montré le rôle d’orchestrateur que peuvent jouer les universités pour favoriser de nouveaux liens entre les acteurs de l’écosystème d’innovation (Fetters et al., 2010; Froehlicher et Barès, 2013; Schaeffer et Matt, 2016), d’autres ont porté sur les initiatives institutionnelles centrées sur les villes ou les régions afin de susciter le développement d’écosystèmes d’innovation locaux (Appio et al., 2019; Oksanen et Hautamäki, 2014), d’autres encore sur le rôle des entreprises via la création de plateformes. Enfin, les intermédiaires d’innovation (Howells, 2006), les tiers-lieux ou organisations support qui émergent sur les territoires (Scaillerez et Tremblay, 2017; Suire, 2016) et dont la fonction est de favoriser les liens entre les acteurs au sein des écosystèmes d’innovation soulèvent des questions qui suscitent différents travaux.

Au-delà de ces questions, les débats sont vifs autour du concept même d’écosystème d’innovation et de son positionnement par rapport aux concepts de systèmes régionaux d’innovation et de clusters (Autio et Thomas, 2014; Oh et al, 2016). L’emprunt du concept d’écosystème aux sciences de la vie, son adoption au sein de différents champs de recherche (management stratégique, économie régionale, économie géographique, économie de l’innovation…) et son succès auprès des acteurs politiques, ont conduit à brouiller la définition d’un concept encore flou. La caractérisation de ce qu’est un écosystème soulève des questions relatives au concept même d’écosystème. Quelles sont les contributions conceptuelles et théoriques attachées aux écosystèmes d’innovation ? Les écosystèmes d’innovation ont-ils des frontières ? Au sein d’un même territoire, différents écosystèmes d’innovation existent-ils ou ne sont-ils qu’une construction attachée à une vision partielle de la réalité ? Quelles sont les relations entre les écosystèmes d’affaires, les écosystèmes d’innovation et les écosystèmes entrepreneuriaux au sein d’un territoire ? Les articles présentés dans ce numéro spécial proposent chacun d’apporter une contribution à la caractérisation de la dynamique des écosystèmes d’innovation et des enjeux stratégiques pour les acteurs qui sont au coeur de cette dynamique.