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Introduction

Alors que Montréal et plusieurs grandes villes canadiennes subissent de plein fouet une crise majeure du logement (Hurteau, 2019 ; Gaudreau et al., 2020), la question de l’accès au logement adéquat et abordable devient un enjeu clé des politiques publiques au Canada (Carter et Polevychok, 2004). Or, si la Stratégie nationale sur le logement du gouvernement fédéral présentée en 2017[1] ou le programme de logement abordable proposé par l’administration Plante à Montréal en 2018[2] laissent entrevoir un certain réinvestissement politique dans la question du logement, l’intervention des pouvoirs publics pour lutter contre les inégalités d’accès au logement reste particulièrement timide après plus de trente ans de gouvernance néolibérale.

Défini comme un ensemble d’organisations qui ne relèvent ni du secteur privé lucratif ni du secteur public (Eme et Laville, 1999), le tiers-secteur a pris une place considérable dans la gestion des enjeux de logement à l’échelle locale, en particulier depuis le tournant néolibéral des années 1980-1990 au Canada et au Québec (Reiser, 2020). Pourtant, alors que Montréal possède une riche histoire militante sur le front de la lutte pour des logements sociaux depuis les années 1960-1970 (Saillant, 2018), les dynamiques organisationnelles de l’action communautaire en lien avec les enjeux de logement sont encore assez peu étudiées au Québec (Breault, 2014 ; Simard, 2017). Les principaux travaux se concentrent sur l’analyse des phénomènes contre lesquels les acteurs se mobilisent (gentrification, rénovation urbaine, politique de mixité) (Rose, 2004 ; Germain et Rose, 2010 ; Bélanger, 2014), plutôt que sur les actions déployées par les groupes communautaires.

Partant de ce constat, cet article envisage d’examiner les initiatives développées par le tiers-secteur pour répondre aux problèmes de logement vécus à l’échelle locale. Il s’agit de comprendre comment les organismes communautaires se mobilisent et déploient un éventail d’actions pour compenser le retrait des pouvoirs publics en matière de logement dans deux quartiers montréalais (Di Feliciantonio, 2017). L’objectif principal consiste à documenter ces différentes pratiques allant de la prise en charge du problème de l’insalubrité jusqu’à la réalisation de projets de logements communautaires, en passant par des actions collectives menées contre la gentrification. À travers l’étude de ces démarches communautaires, l’objectif est de faire le lien entre les politiques de logement aux différents échelons administratifs et les enjeux vécus par les locataires à une échelle plus individuelle. L’intérêt est également d’interroger la participation citoyenne des résidents au sein de ces mouvements sociaux (Collins, 2018).

Les actions menées par le tiers-secteur sont analysées dans deux quartiers d’immigration péricentraux de Montréal, Saint-Michel et Parc-Extension, des espaces où l’action collective est moins fréquemment étudiée que dans les quartiers centraux de la métropole (Breault, 2014 ; Goyer, 2018). Caractérisés par une forte diversité ethnique et une population de travailleurs à faible revenu parmi la plus importante de l’île (Leloup et al., 2016), ces espaces périphériques peuvent être décrits comme des « quartiers tremplins » (Saunders, 2012). En effet, ces territoires aux loyers abordables et au réseau communautaire développé sont censés favoriser la mobilité sociale et spatiale des immigrants et des nouveaux arrivants (Bouillon et al., 2017). Longtemps stigmatisés et laissés à la marge des politiques urbaines, Parc-Extension et Saint-Michel connaissent depuis la fin des années 1990 une transition socioéconomique rapide due au processus de métropolisation qui fait augmenter leur valeur immobilière et fragilise les locataires les plus vulnérables des deux quartiers, parmi lesquels les immigrants et les personnes racisées (Jolivet et Carré, 2017 ; Guay et al., 2019). Le fonctionnement du tiers-secteur est assez différent dans les deux quartiers. À Parc-Extension, il existe une multitude de petits organismes communautaires assez polarisés, tandis qu’à Saint-Michel, le tissu communautaire est structuré autour d’une table de quartier multisectorielle Vivre Saint-Michel en santé (VSMS).

Afin d’étudier les réponses communautaires au mal-logement et à la gentrification au sein de ces espaces tremplins, cet article s’appuie sur des données empiriques, variées, recueillies dans le cadre d’une recherche doctorale sur les trajectoires résidentielles de familles immigrantes de Saint-Michel et Parc-Extension, examinées à l’aune des politiques publiques de logement et des transformations des marchés locaux de l’habitat. Il mobilise un travail d’observation participante mené de 2017 à 2020 au sein de deux organismes de défense des droits des locataires dans chacun des deux quartiers : le Comité d’action de Parc-Extension (CAPE), un comité logement militant constitué en 1986 par un groupe de résidents du quartier, et le Bureau Info Logement de Saint-Michel (BIL), un organisme créé en 2007 par la table de quartier, dont les membres sont des organismes communautaires, des institutions publiques et, à un degré moindre, des résidents et des entreprises privées. Contrairement au CAPE, le BIL ne part pas d’une initiative citoyenne des résidents du quartier, ce qui se ressent dans le peu de place qu’occupent les dominés au sein de l’action engagée. En effet, alors qu’au CAPE, la majorité des militants sont des personnes immigrantes et racisées qui résident dans le quartier, au BIL, bien que quelques résidents michelois participent de manière individuelle à la démarche, ce sont majoritairement des intervenants communautaires qui mènent les luttes de manière descendante (dite top-down). Cet article repose également sur l’analyse d’une trentaine d’entretiens semi-directifs conduits auprès de professionnels du secteur du logement dans les deux quartiers, venant du milieu communautaire ou institutionnel (bailleurs sociaux, employés d’organismes communautaires, élus et urbanistes).

Ainsi, après avoir présenté les principaux enjeux en matière de logement vécus par les locataires dans les quartiers Parc-Extension et Saint-Michel, on montrera que la réponse des pouvoirs publics s’avère assez mince au vu des nombreux leviers législatifs à leur disposition. On exposera ensuite les initiatives mises en place par les organismes communautaires pour lutter contre le mal-logement et contre la gentrification à une échelle locale.

1. Tournant néolibéral, tiers-secteur et logement au Canada

On n’est pas des acteurs avec un grand pouvoir politique, mais par la concertation et la mobilisation, on peut agir assez rapidement et efficacement à une échelle locale. C’est un secteur très décentralisé, le communautaire, tu as beaucoup de liberté et d’autonomie dans tes actions.

Entretien avec le coordinateur du BIL, avril 2017

Cet extrait d’entretien mené avec le coordinateur du BIL à Saint-Michel résume parfaitement la position du secteur communautaire dans la résolution des problèmes de logement à l’échelle locale. Pour l’expliquer, il faut le replacer dans un cadre plus large de transformations néolibérales de l’État social au Canada et au Québec (Jetté, 2008). En effet, à partir de la fin des années 1980, l’État transfère de nombreuses responsabilités sociales vers le communautaire (Brock et Banting, 2003 ; Milligan et Conradson, 2006 ; Trudeau et Veronis, 2009). Wolch (2006) utilise le concept de « Shadow State » pour désigner cette forte augmentation du rôle du secteur sans but lucratif dans la fourniture des services sociaux à la place de l’État-providence au sein des pays capitalistes occidentaux.

Le domaine du logement n’échappe pas à cette règle. En effet, le désengagement des acteurs publics concernant les politiques du logement (Carter et Polevychok, 2004) a suscité la mobilisation du secteur associatif (Leloup, 2010). Ainsi, après plus de trente ans de production du logement social par l’État-providence, les décennies 1980-1990 marquent la néolibéralisation du secteur qui se manifeste par le désinvestissement du gouvernement fédéral des programmes de construction de HLM, et par la décentralisation de ses compétences de gestion et de financement vers les provinces (Leone et Carroll, 2010 ; Bendaoud, 2013). Ce processus de dévolution a des impacts organisationnels importants, avec l’intervention d’une multitude d’acteurs publics et privés au sein du secteur et l’émergence de nouveaux modèles de logements sociaux (Reiser, 2020). Le tiers-secteur, représenté par des acteurs aussi variés que les organismes de défense des droits des locataires, les groupes de ressources techniques (GRT)[3], ainsi que les coopératives et les organismes sans but lucratif d’habitation (OSBL), participe aujourd’hui pleinement au développement du logement social et communautaire au Québec, notamment à travers le programme AccèsLogis Québec (Ducharme et al., 2003). Parallèlement à cette intervention toujours plus grande du tiers-secteur dans la production du logement social, la lutte pour l’accès à un logement décent et abordable est également assurée majoritairement par les organismes communautaires. Ainsi, si la salubrité des logements est reconnue par tous comme une question de santé publique (Bashir, 2002), cet enjeu fait l’objet de peu de politiques publiques (Goyer, 2017 ; Cadieux et Gallié, 2018) et son traitement est souvent laissé aux organismes de défense des droits des locataires (Reiser, 2019).

En outre, ce transfert des responsabilités en matière de logement ne s’accompagne pas toujours du transfert des financements vers le secteur communautaire. En effet, avec ce tournant néolibéral, les chercheurs observent une transformation des modes et des types de financement du tiers-secteur ayant une influence sur les pratiques des organismes, dorénavant axées sur la reddition de comptes et les actions en partenariat (Briand et al., 2011).

Ce sont d’ailleurs ces mêmes organismes communautaires qui alertent les pouvoirs publics sur les difficultés vécues par les locataires les plus précaires dans les quartiers.

2. Mal-logement et gentrification dans les quartiers tremplins, l’exemple de Parc-Extension et de Saint-Michel

« On a tous les mêmes problèmes finalement ! » lance une résidente lors de la réunion Ensemble pour de meilleurs logements, organisée par le BIL. Au printemps 2018 se tiennent, à quelques semaines d’écart, deux assemblées de locataires à Parc-Extension et Saint-Michel. L’objectif principal de ces rencontres est de générer une réflexion collective sur les grands enjeux en matière de logement dans ces deux quartiers d’immigration de la métropole. Les principaux problèmes abordés sont très semblables d’un quartier à l’autre et correspondent aux caractéristiques générales des marchés locaux de l’habitat dans les espaces péricentraux de Montréal, autrement dit la lutte contre l’insalubrité, le manque de logements sociaux, ainsi que les mauvais traitements des propriétaires vis-à-vis des locataires vulnérables. À Parc-Extension où le processus de transition socioéconomique est plus rapide qu’à Saint-Michel, les résidents mentionnent également la gentrification comme un des enjeux majeurs dans le quartier.

Ainsi, dans ces espaces tremplins de la métropole, les immigrants et les nouveaux arrivants sont aux prises avec des problèmes de logement similaires. Les organismes communautaires évoquent en premier lieu le manque de logements adaptés à la taille des ménages, ainsi que l’insalubrité du parc locatif. En effet, si les prix des loyers sont inférieurs au reste de l’île de Montréal, cela est dû en partie à la qualité moindre du parc locatif dans les deux quartiers, en témoignent les chiffres du dernier recensement sur les logements nécessitant des réparations majeures (tableau 1). À Saint-Michel, c’est environ un ménage sur sept qui vit dans un logement de taille insuffisante, tandis qu’à Parc-Extension, c’est une famille sur cinq. Cet état du parc locatif privé n’est pas compensé par la présence de logements hors-marché. En effet, le parc locatif de Saint-Michel et Parc-Extension compte très peu de logements sociaux, et ce, malgré une forte demande, ce qui n’est pas sans rappeler la situation d’autres quartiers d’immigration au Canada (Walks et August, 2008).

Tableau 1

Caractéristiques du parc locatif dans les deux quartiers tremplins en 2016 (Reiser, 2021)

Caractéristiques du parc locatif dans les deux quartiers tremplins en 2016 (Reiser, 2021)
Sources : Données du recensement, Statistiques Canada, 2016 ; Rapport sur le marché locatif, SCHL, 2016

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Par ailleurs, les effets du réinvestissement de ces deux espaces péricentraux de la métropole commencent à se mesurer sur l’ensemble du parc locatif. En effet, les organismes de défense des droits des locataires constatent, depuis 2015, un resserrement du parc locatif social et privé, causé en partie par la conversion d’appartements locatifs en copropriétés divises ou indivises, et une hausse générale des loyers dans les deux quartiers. Selon les chiffres de la Société canadienne d’hypothèques et de logement (SCHL), entre 2015 et 2019, le loyer moyen a augmenté de plus de 18 % et le taux d’inoccupation est passé de 5,6 % à 1 % dans l’arrondissement Villeray–Saint-Michel–Parc-Extension (VSMPE). De plus, les groupes observent également de nouvelles stratégies d’investissement des propriétaires au sein du segment insalubre du marché. En effet, alors que les familles immigrantes étaient surtout confrontées jusqu’ici à des marchands de sommeil cherchant à tirer des profits principalement de l’exploitation rentière de leurs immeubles insalubres, une nouvelle génération de propriétaires cherche aujourd’hui à tirer des revenus de la spéculation ou de la valorisation de l’immobilier dégradé (Reiser, 2019) :

Dans notre travail habituel, on faisait affaire avec un type de propriétaires qui laissaient aller leurs immeubles sans entretien en se contentant de collecter les loyers […]. Puis là, les nouveaux acheteurs qui sont attirés par Parc-Extension ont une autre attitude… C’est une attitude à vouloir rénover et une attitude plutôt agressive envers la population établie de Parc-Extension pour rentabiliser rapidement l’immeuble qu’ils viennent d’acquérir, pis profiter des changements qui s’opèrent dans le quartier.

Entretien avec le responsable de la défense des droits des locataires, CAPE, novembre 2019

L’augmentation des pratiques discriminatoires des propriétaires, ainsi que l’apparition du phénomène des « rénovictions[4] » sont également représentatives de ces nouvelles stratégies au sein des quartiers tremplins et affectent particulièrement les locataires les plus vulnérables. Les organismes communautaires parlent alors de précarisation résidentielle généralisée des ménages immigrants dans les deux quartiers, la précarité résidentielle étant « le fait de souffrir d’une position résidentielle fragilisée » (Dietrich-Ragon, 2015).

Si ces transformations du marché locatif semblent être le résultat de dynamiques de spéculation de la part des investisseurs et des promoteurs privés, elles s’inscrivent dans un cadre réglementaire et un contexte politique spécifiques qui permettent, voire favorisent ces processus.

3. L’intervention limitée des pouvoirs publics, entre inertie et discours de déresponsabilisation

En effet, les groupes de défense des droits des locataires déplorent le manque d’intervention de la municipalité et de l’arrondissement, alors même que ces acteurs disposent de plusieurs moyens d’action pour lutter contre la précarisation résidentielle des immigrants et freiner la gentrification dans les quartiers tremplins.

3.1 Des actions peu coercitives envers les propriétaires délinquants

Dans un premier temps, en matière de régulation de la salubrité des logements, la Ville de Montréal et l’arrondissement VSMPE sont accusés par les deux organismes de ne pas assez sévir contre les propriétaires délinquants, malgré une législation municipale assez forte concernant l’habitat indigne (Cadieux et Gallié, 2018). En effet, d’après le Règlement sur la salubrité et l’entretien des logements[5] (Ville de Montréal, 2015), les agents municipaux peuvent pénétrer dans un immeuble ou un logement, imposer des amendes et ordonner l’exécution des travaux requis. En outre, depuis 2018, la Ville de Montréal peut réaliser les travaux en lieu et place d’un propriétaire, et ce, aux frais de la personne contrevenante. Elle peut aussi ordonner l’évacuation des locataires si les logements sont jugés impropres à l’habitation. Enfin, la Ville peut émettre des avis de détérioration au registre foncier, ce qui empêche quiconque de relouer les logements tant que les correctifs n’ont pas été effectués. Or, si les deux groupes de défense des droits des locataires ont été témoins d’une augmentation du nombre d’inspections depuis les dernières élections municipales en 2017, ils dénoncent le manque d’application systématique des mesures coercitives par les acteurs publics (Breault et al., 2018). Ainsi, depuis 2012, seuls deux bâtiments ont été visés par un avis de détérioration dans tout l’arrondissement[6]. De plus, peu de travaux ont été effectués en lieu et place des propriétaires dans les deux quartiers. Les organismes regrettent également que la Ville émette surtout des avis de non-conformité, plutôt que des constats d’infraction. Pour justifier ce manque d’intervention coercitive, les urbanistes de l’arrondissement déclarent ne pas vouloir viser arbitrairement des petits propriétaires occupants qui n’auraient pas les moyens de faire les travaux exigés :

Notre approche, elle ne peut pas être seulement coercitive, elle doit être collaborative. Pour beaucoup de groupes communautaires — et c’est normal, c’est leur mandat —, ça devrait être punitif. Mais dans Parc-Extension, dans Villeray, partout dans l’arrondissement, on a beaucoup de petits propriétaires, certains sont clairement en déficit pour se conformer à la réglementation. Comme on a des locataires vulnérables, on a aussi des propriétaires vulnérables. Et si on est trop coercitif, on érode le parc locatif finalement.

Entretien avec le responsable du soutien aux élus en urbanisme, arrondissement VSMPE, octobre 2018

Concernant le problème des évictions dans les deux quartiers, les groupes communautaires réclament un investissement accru dans les protections juridiques appliquées contre les expulsions, notamment un meilleur suivi des propriétaires qui déclarent faire des reprises de logement pour leur famille ou pour effectuer des travaux majeurs. Par ailleurs, en mai 2020, un nouveau règlement visant à restreindre les permis de rénovation pour élargir, subdiviser ou changer l’usage d’un logement a été adopté par le conseil d’arrondissement de VSMPE. Il s’agit du sixième arrondissement montréalais à adopter ce genre de décret après des arrondissements plus centraux. L’adoption de ce règlement VSMPE semblait indiquer une volonté plus grande de contrôle du parc locatif de la part des acteurs publics. En effet, le règlement devait encadrer fortement les démarches de fusion et de subdivision, et interdire la conversion des maisons de chambres en un autre usage résidentiel. Cependant, en consultation publique à l’été 2020, le projet de règlement a fait l’objet d’une forte opposition. Sous la pression des propriétaires, l’arrondissement a reculé sur plusieurs aspects du règlement en décembre 2020, autorisant notamment les fusions pour les bâtiments de six logements et moins, et suscitant la critique des organismes du quartier.

3.2 Un développement du parc social au ralenti dans les deux quartiers

Les groupes communautaires regrettent aussi que le développement du parc social se passe au ralenti dans les quartiers Saint-Michel et Parc-Extension. En effet, alors que ce dernier constituerait un moyen de freiner l’érosion du parc locatif et la hausse des loyers, la production de nouveaux logements sociaux dans les deux quartiers reste très limitée. À Parc-Extension, un seul projet de logement communautaire, la coopérative d’habitation Outremont-Champagneur, a vu le jour en plus de dix ans. À Saint-Michel, les logements sociaux constituent moins de 8 % des nouvelles constructions réalisées entre 2011 et 2016 (Entretien avec le chargé de la participation citoyenne à la table de quartier VSMS, novembre 2019). La plupart des acteurs publics justifient ce piètre développement de logements sociaux par la pénurie de terrains constructibles et d’immeubles vacants disponibles dans les deux quartiers. Cependant, d’autres facteurs sont avancés par les groupes communautaires en lien avec les dynamiques de réinvestissement qui font augmenter les prix du foncier dans les deux quartiers :

La tâche n’est pas facile à Saint-Michel [...] aussi à cause de la concurrence forte des promoteurs privés qui souhaitent bâtir des condos. Pis les terrains qui restent, c’est principalement des terrains contaminés ou proches des routes et des industries. Et ils sont aussi trop petits pour être potentiellement intéressants avec les budgets du programme AccèsLogis.

Entretien avec un ancien chargé de la concertation habitation, table de quartier VSMS, mars 2017

D’après les groupes communautaires, les responsabilités concernant la faiblesse de la production doivent se partager entre les différents niveaux de gouvernement. En premier lieu, le gouvernement fédéral qui, depuis la libéralisation des finances publiques et la fin des subventions faites au logement social dans la première moitié des années 1990, a considérablement ralenti la production de logements sociaux (Reiser, 2020). Malgré la promesse du gouvernement Trudeau de réinvestir massivement dans la construction de logements sociaux à travers sa Stratégie nationale sur le logement, les fonds figés depuis cette période ne font toujours pas l’objet d’une entente claire avec le gouvernement du Québec[7]. D’après le chargé de la participation citoyenne à la table de quartier VSMS, ce blocage des subventions pour allouer les fonds fédéraux au provincial contribue à laisser la place au développement de condominiums à Saint-Michel (Entretien, novembre 2019). Par ailleurs, les faiblesses du programme provincial AccèsLogis Québec sont aussi pointées du doigt par les différents professionnels du secteur de l’habitation. D’après les GRT et les organismes communautaires, face à la hausse de la valeur foncière dans la métropole, la viabilité financière des projets est trop difficile à atteindre avec les subventions accordées par le provincial et les nombreuses exigences du programme. La création d’un programme adapté aux réalités du marché montréalais[8] n’a pas été suivie de financements assez conséquents pour réaliser les 12 000 logements prévus d’ici la fin 2021 (Goudreault, 2020). Enfin, la municipalité est aussi tenue responsable du faible développement de logements sociaux dans les deux quartiers. Critiquée pour son ancienne stratégie d’inclusion (CRACH, 2015 ; Desage, 2017), la Ville de Montréal a présenté son nouveau Règlement pour une métropole mixte en juin 2019 en vue d’améliorer l’offre de logements sociaux, abordables et familiaux dans la métropole. Pourtant, pour les organismes communautaires, le nouveau projet de règlement n’est pas en mesure de répondre aux besoins locaux en logement social dans les quartiers périphériques, malgré sa révision après consultation publique en décembre 2020. Tout d’abord, parce que le loyer des logements dits abordables est défini en fonction du marché moyen montréalais, qui dépasse largement les capacités financières de la majorité des habitants de Parc-Extension et Saint-Michel, mais aussi parce que le Règlement pour une métropole mixte reste très peu coercitif avec les promoteurs immobiliers. Dans cette recherche de responsabilités, le personnel de l’arrondissement affirme avoir une position de « simple exécutant » face à ceux qui détiennent l’enveloppe budgétaire (Entretien avec le responsable du soutien aux élus en urbanisme, arrondissement VSMPE, octobre 2018).

Si chaque niveau de gouvernement a une part de responsabilité dans les transformations en cours au sein des deux quartiers d’étude, la plupart cherchent à s’en affranchir à travers différents types de discours légitimant leur passivité face à la transition socioéconomique.

3.3 Des transformations socioéconomiques irréversibles ?

En effet, certains acteurs institutionnels présentent les changements en train de s’opérer comme une évolution « naturelle » des quartiers d’immigration. Plusieurs élus et urbanistes insistent sur le caractère irréversible de la transition, une idée que l’on retrouve notamment dans les propos du directeur de cabinet de l’arrondissement :

Il y a une dynamique qui est en train de changer et que, moi, j’ai de la difficulté à dissocier de tout l’historique montréalais des quartiers d’immigration le long de Saint-Laurent, l’axe historique. Je trouve que, dans le temps, il y a une logique — une logique historique — à ce que Parc-Ex ne soit plus un quartier d’accueil pour les immigrants.

Entretien avec le directeur de cabinet, arrondissement VSMPE, octobre 2018

Pour ces derniers, les changements observés ne sont pas forcément synonymes de déplacements forcés pour les immigrants ; ils représentent une simple évolution des mobilités résidentielles. Ces propos ne sont pas sans rappeler certaines études minimisant les effets de la gentrification (Hamnett, 2003 ; Freeman, 2005). À une question posée sur les actions possibles de l’arrondissement pour favoriser le maintien des populations immigrantes, le directeur de cabinet légitime le laisser-faire de la puissance publique en reprenant à son compte le concept de droit à la ville (Lefebvre, 1968). D’après lui, les acteurs institutionnels ne peuvent pas privilégier une population au détriment d’une autre : « Qu’on ait de l’argent ou pas, tout le monde a le droit à la ville, tout le monde a le droit à un lieu d’habitation ! »

D’après la mairesse de l’arrondissement, la faible réaction des élus face à la gentrification doit se comprendre par le fonctionnement des finances publiques des municipalités québécoises, la Ville et ses arrondissements étant très dépendants des taxes foncières pour l’équilibre de leur budget : « Les taxes, c’est quasiment la seule rentrée d’argent de l’arrondissement, donc beaucoup de conseillers municipaux veulent que des populations plus aisées viennent s’installer dans leur quartier. » (Entretien avec la mairesse, arrondissement VSMPE, juillet 2018) Selon le budget de la Ville de Montréal en 2020, 64,2 % des revenus de la municipalité proviennent de la taxation et 6,9 % proviennent des quotes-parts des villes reconstituées, un montant lui aussi prélevé à partir des taxes foncières des villes défusionnées.

Afin de compenser l’inaction des pouvoirs publics et de maintenir la fonction d’accueil de ces deux quartiers tremplins, les organismes communautaires mettent en place différentes actions à l’échelle locale.

4. Les réponses communautaires à l’échelle locale, suivi individuel et action collective pour le droit au logement

Dans cette dernière section, l’objectif est de présenter les différentes réponses du tiers-secteur aux problèmes de mal-logement et de gentrification qui touchent Saint-Michel et Parc-Extension. Il s’agit de mettre en évidence l’échelle d’action très locale de ces résistances, de souligner le pendant à la fois individuel et collectif des luttes, et, enfin, de comparer les dynamiques organisationnelles des deux groupes et les moyens mis en place pour répondre à des problèmes similaires dans les deux quartiers.

4.1 Prendre en charge l’intolérable

La lutte contre l’insalubrité est un enjeu historique des organismes de défense des droits des locataires à Montréal (Goyer, 2017). Longtemps associée aux quartiers centraux, elle fait aujourd’hui partie intégrante de l’identité des collectifs étudiés qui proposent deux formes d’intervention : du soutien juridique aux locataires et des démarches concertées.

Tout d’abord, le CAPE et le BIL offrent un service d’accompagnement individuel des locataires en proie à des problèmes d’insalubrité. Les deux organismes aident les locataires à rédiger des mises en demeure contre leur propriétaire, à porter plainte auprès de l’arrondissement, à faire une demande ou à répondre à une convocation au Tribunal administratif du logement (TAL) :

On aide les gens à monter des dossiers à la Régie du logement[9]. On peut demander la résiliation du bail, des diminutions de loyer rétroactives et des dommages matériels pour tous les frais que ça coûte de déménager en urgence, plus les dommages moraux pour les troubles et les inconvénients que ça provoque. Dans certains cas, on demande aussi des dommages punitifs, pour punir le propriétaire de son comportement.

Entretien avec le responsable de la défense des droits des locataires, CAPE, mars 2017

Le CAPE soutient également les locataires prêts à mener des actions collectives contre des propriétaires fautifs. Par exemple, l’organisme a eu l’idée de mobiliser collectivement près d’une trentaine de résidents, majoritairement des locataires immigrants racisés, contre leur propriétaire, une compagnie à numéro possédant plusieurs immeubles insalubres dans le quartier. Cette démarche collective qui s’inspire des actions de groupes de locataires militants new-yorkais luttant par immeuble d’habitation contre un même propriétaire (Newman et Wyly, 2006) a permis une médiatisation plus forte de l’affaire et a poussé l’arrondissement VSMPE et la Ville à intervenir sur le dossier.

En plus de l’accompagnement individuel proposé aux locataires du quartier, le BIL met en place des actions de sensibilisation concertées contre l’insalubrité. Le projet Empowerment, logements, espaces publics et salubrité est représentatif de ces démarches partenariales à Saint-Michel. Réunissant des résidents, plusieurs organismes communautaires du quartier, une institution sanitaire et sociale, et la gestionnaire de l’OSBL Les Habitations Terrasse Saint-Michel (HTSM), il a pour objectif d’améliorer l’environnement immédiat de cet ensemble de logements. À travers l’organisation d’activités collectives pour et par les locataires comme le barbecue festif qui s’est tenu en octobre 2018 (figure 1), l’idée est de recréer du lien social et de sensibiliser les résidents à la problématique de l’insalubrité au sein des habitations communautaires (Chevrier et Panet-Raymond, 2013).

Figure 1

Barbecue festif sur le thème de la salubrité tenu aux HTSM

Source : Reiser, 2018

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On observe ainsi une différence importante entre les deux organismes concernant le traitement de la question de l’insalubrité, le CAPE organisant des actions collectives médiatisées ciblant les propriétaires délinquants pour interpeller les élus et le BIL menant des actions concertées de sensibilisation en partenariat avec les instances publiques et les gestionnaires afin de travailler plus largement sur la question de l’environnement.

4.2 Développer le logement social par le bas

Un autre moyen original de lutter contre le mal-logement et les transformations du parc locatif consiste à participer au développement du logement social à l’échelle locale. Ainsi, pour contrer le faible investissement des différents échelons administratifs, le CAPE, au sein du Regroupement en aménagement de Parc-Extension (RAMPE), et le BIL, au sein de la concertation en habitation de VSMS, travaillent en partenariat avec des GRT, des organismes sans but lucratif et des groupes de résidents afin de faciliter le développement de nouveaux projets de logements communautaires dans les deux quartiers. Au sein de ces concertations, le BIL et le CAPE aident les organismes à déterminer les bâtiments à rénover ou les terrains vacants disponibles. De plus, à partir de leurs connaissances précises des marchés locaux de l’habitat, les deux groupes de défense des droits des locataires partagent des informations sur l’historique des immeubles, les litiges ou les défauts de rénovation afin de viser les espaces les plus intéressants. Le BIL et le CAPE cherchent également à mobiliser des requérants afin de constituer des comités de membres fondateurs[10] capables de participer à l’élaboration des projets de coopératives ou d’OSBL d’habitation dans les deux quartiers. Pour sensibiliser la population locale au développement du logement social, ils proposent aussi des ateliers d’éducation populaire et tiennent des kiosques d’information dans les parcs ou les écoles.

À Saint-Michel, le BIL a participé à la création de plusieurs coopératives d’habitation aux côtés d’autres organismes prenant part à la concertation habitation. On observe d’ailleurs un net rattrapage de la production de logement social et communautaire dans le quartier à partir de la création du groupe en 2005 (Lebel, 2016). Ces projets de coopératives naissent avec le développement d’« espaces citoyens », des rencontres régulières organisées par la table de quartier et hébergées par différents organismes communautaires dans le but de laisser les résidents déterminer eux-mêmes les principaux enjeux. C’est dans ce cadre qu’est créée la coopérative Les Ambassadeurs (figure 2). Dans ce projet, le BIL a joué un rôle d’intermédiaire entre le GRT, qui s’occupe de trouver le terrain et met en place les conditions pratiques du projet, et les locataires en attente d’un logement social qui fréquentent l’organisme Mon Resto dans le nord-est du quartier. Cette coopérative est présentée comme un succès : elle a mis moins de deux ans et demi à voir le jour depuis l’idée émise lors d’un espace citoyen au local de Mon Resto jusqu’à sa réalisation.

Figure 2

Les Ambassadeurs, un projet de coopérative porté par le BIL et l’organisme Mon Resto à Saint-Michel

Source : Reiser, 2017

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À Parc-Extension, le CAPE soutient les projets de développement de plusieurs OSBL d’habitation dans le quartier. L’organisme a notamment appuyé les projets des Habitations populaires de Parc-Extension (HAPOPEX)[11], ainsi que la démarche de Brique par brique, un OSBL d’habitation créé en 2016 afin de développer du logement communautaire destiné aux locataires du quartier, en particulier aux personnes immigrantes et racisées confrontées à de la discrimination sur le marché locatif. Après un long travail de prospection pour trouver un terrain abordable, Brique par brique a réussi à acheter, soutenu par la Ville de Montréal, une ancienne usine de peinture dans le nord du quartier en 2020. L’idée est de construire, à la place du bâtiment, une trentaine de logements abordables de grande taille avec des services communautaires, parmi lesquels un jardin collectif, une banque alimentaire ou encore un service de garde. L’achat du bâtiment s’est fait à l’aide d’un système innovant d’obligations communautaires[12] comme levier de financement participatif (Brique par brique, 2020). Alors que le développement d’OSBL et de coopératives dépend majoritairement des financements de la province, ces obligations communautaires sont de nouvelles avenues de financement possible pour la production du logement social. Ils permettent de mobiliser des capitaux privés auprès de leur communauté de soutien, d’assurer leur développement et leur ancrage territorial.

Le développement de coopératives et d’OSBL d’habitation à l’échelle locale, en collaboration avec les organismes locaux à l’écoute des résidents, permet de produire des logements abordables, de qualité et adaptés aux besoins des ménages dans ces deux quartiers tremplins.

4.3 S’opposer à la gentrification

Le dernier type d’actions conduites par le secteur communautaire pour lutter contre la précarisation résidentielle des locataires des quartiers tremplins consiste à mobiliser la population locale autour des enjeux de gentrification et de protection du parc locatif (DeVerteuil, 2011). Dans cette section, on s’intéresse spécifiquement aux actions collectives menées par le CAPE. En effet, si le BIL cherche à sensibiliser les résidents du quartier aux hausses de loyer abusives ou aux pratiques discriminatoires des propriétaires, la lutte contre les transformations récentes du marché du logement est exclusivement abordée à travers une approche individuelle des droits. Le fait d’avoir été créé par une table de quartier intersectorielle (Chevrier et Panet-Raymond, 2013) permet d’expliquer en partie cette plus faible mobilisation politique. De plus, au début de VSMS dans les années 1990, la revitalisation urbaine et les politiques de mixité étaient plutôt perçues positivement par le milieu communautaire à Saint-Michel.

Le CAPE mène différents types d’actions pour lutter contre la gentrification à l’échelle du quartier. Tout d’abord, l’organisme rassemble les locataires au sein d’événements populaires sur la gentrification. Ces réunions ont pour objectif de favoriser la compréhension du phénomène et la réflexion collective sur les manières d’organiser la lutte pour le droit au logement dans le quartier (figure 3). Elles ont permis la rédaction d’une déclaration communautaire, Ensemble contre la gentrification à Parc-Extension, qui réclame une meilleure protection des droits des locataires, le développement des logements sociaux et l’application de différentes mesures contre la spéculation immobilière (contrôle des loyers, moratoire sur la conversion indivise, régulation de la construction de condos et de la location de courte durée, etc.). Ces réunions sont aussi à l’origine de la création de l’Association des locataires de Parc-Extension, un comité citoyen qui propose des actions concrètes et solidaires contre la gentrification, menées de manière autonome par les locataires.

Figure 3

Souper-discussion contre la gentrification organisé par le CAPE

Source : Reiser, 2019

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Le CAPE organise également des manifestations-occupations contre la gentrification. L’objectif de ce type d’action est à la fois d’attirer l’attention des médias et des politiques en occupant l’espace public visuel (banderoles, affiches, peintures sur le sol) et sonore (slogans, chants, bruits de casseroles), mais aussi de se réapproprier symboliquement l’espace privé par des actions de squat de terrains vacants ou de bâtiments inoccupés (Bouillon, 2002 ; Parazelli et al., 2010). Le mot d’ordre derrière ces actions est surtout d’encourager la Ville à faire valoir son droit de préemption afin d’éviter que les sites ne fassent l’objet de spéculation immobilière et afin de permettre à des groupes d’y développer du logement social. La dernière action d’occupation en date s’est tenue en septembre 2020 et concernait un terrain à vendre sur le boulevard de l’Acadie, à l’ouest du quartier. En outre, le CAPE organise aussi des manifestations aux mots d’ordre plus intersectionnels. La manifestation Ni condos, ni frontières, qui a eu lieu en 2018, est représentative de ces préoccupations (figure 4). Elle mettait en évidence les problèmes spécifiques que vivent les personnes migrantes en matière de logement, notamment les discriminations résidentielles.

Figure 4

« Des logements pour tout le monde sans discrimination », la manifestation Ni condos, ni frontières à Parc-Extension

Source : Reiser, 2018

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Si, dans ces rassemblements au sein de l’espace public, des individus à fort capital économique et culturel, parfois eux-mêmes « gentrifieurs » dans d’autres quartiers de Montréal, participent, ils ne constituent pas la majorité des manifestants. En effet, les intervenants constatent que la plupart des membres actifs du CAPE ont commencé à participer aux actions collectives après avoir reçu de l’aide de l’organisme. Ce sont pour la majorité des immigrants résidents du quartier qui ont déjà fait l’expérience d’autres formes de participation dans le milieu communautaire, la politique et/ou l’action syndicale.

Cependant, il faut rappeler que ces individus qui s’engagent ne constituent que « la pointe de l’iceberg » par rapport à l’ensemble des ménages aux prises avec des problèmes de logement qui n’osent pas faire valoir leur droit et participer aux actions collectives pour de multiples raisons (barrière de la langue, peur de judiciariser leur dossier, manque de temps disponible comme travailleurs à faible revenu, isolement, etc.).

Conclusion

Après avoir présenté les principaux enjeux du logement rencontrés par les résidents des quartiers Parc-Extension et Saint-Michel et la faible intervention des pouvoirs publics dans ce domaine, cet article a montré de quelle manière le tiers-secteur prend le relais des acteurs institutionnels pour lutter contre l’insalubrité, et pour favoriser le développement du logement social ou d’actions contre la gentrification dans les espaces tremplins de la métropole montréalaise.

Alors que les résidents sont aux prises avec des problèmes de logement similaires dans les deux quartiers, les réponses mises en place par le secteur communautaire pour combler les manques de l’action publique sont différenciées. En effet, si les deux organismes de défense des droits des locataires proposent comme services à la fois un volet « soutien individuel aux locataires » et un volet « mobilisation collective pour le droit au logement », l’action collective n’a pas le même sens à Parc-Extension et à Saint-Michel. Au CAPE, elle prend majoritairement la forme de manifestations et d’occupations de bâtiments et de terrains vacants ayant pour objectif la mobilisation des résidents et l’instauration d’un rapport de force avec l’État, afin de le sensibiliser aux droits des locataires les plus vulnérables. Au BIL, l’action collective passe essentiellement par des démarches de partenariats et par la concertation avec les pouvoirs publics afin de mettre en place des projets visant l’amélioration des conditions de vie des locataires du quartier. Ces actions distinctes s’expliquent à la fois par le contexte de création des deux organismes, mais aussi par leur financement et la culture communautaire propres aux deux quartiers. Si les démarches en concertation avec les acteurs publics permettent de recevoir plus de fonds, elles diminuent fortement le militantisme des groupes et la participation des citoyens plus vulnérables, comme on le constate à Saint-Michel.

Ces dynamiques organisationnelles de l’action collective traduisent les contraintes qui pèsent sur le tiers-secteur, ce dernier étant de plus en plus dépendant des subventions octroyées par les gouvernements et les fondations privées. Bien souvent, le secteur communautaire finit par agir dans l’urgence et par se limiter à son rôle de fournisseur de services. Par ailleurs, si les organismes communautaires viennent combler des besoins qui ne trouvent pas de réponses auprès des acteurs institutionnels traditionnels, on peut se demander si cette prise en charge ne s’avère pas contre-productive, et ne participe pas à légitimer le manque d’intervention de l’État et le retrait des financements dans le domaine du logement. Cet article se veut ainsi un moyen de prolonger les réflexions sur les interactions entre tiers-secteur, déclin de l’État-providence et capital social (Milligan et Conradson, 2006 ; DeVerteuil et al., 2020).