Corps de l’article

Introduction

De plus en plus d’études féministes s’intéressent à la question de l’itinérance vécue par les femmes, reconnaissant que cette réalité n’est pas un phénomène rare et isolé (Bretherton, 2020). Elles ont montré que les femmes peuvent vivre des situations d’itinérance, en particulier dans des conditions où elles tentent d’échapper à un contexte de violence (Kahan et al., 2020 ; Milaney et al., 2020 ; Reid et al., 2020 ; Sullivan, Bomsta et Hacskaylo, 2019 ; Meyer, 2016). Au Québec, le nombre de demandes provenant de femmes violentées (ex. en contexte conjugal, familial, d’exploitation sexuelle, etc.) qui cherchent un refuge augmente chaque année, alors que les ressources peinent à suffire à la demande (Fédération des maisons d’hébergement pour femmes, 2019). L’accès à un hébergement de deuxième étape ou à un logement social étant limité (Groton et Radey, 2019 ; Women’s Shelter Canada, 2017), ces femmes sont susceptibles d’effectuer un passage vers l’itinérance ou de se retrouver de nouveau dans un contexte de violence (Cousineau et al., 2021).

Les deux études sur lesquelles s’appuie cet article, réalisées entre 2017 et 2020, s’inscrivent dans un corpus de recherche de plus en plus vaste (Milaney etal., 2019) qui tente de comprendre, à partir d’un regard féministe, les facteurs structurels qui contribuent à produire ce que Gélineau (2008) appelle la spirale de l’itinérance des femmes[1]. Les résultats présentés sont issus des récits de 68 femmes violentées ayant vécu une ou plusieurs situations d’itinérance, et de rencontres de discussion réunissant plus de 200 intervenant·es oeuvrant auprès d’elles. Ce texte propose une analyse réalisée à partir de repères conceptuels inspirés du champ des études féministes (intersectionnalité) et de la géographie critique ou radicale (spatial fix[2]). Il présente les obstacles rencontrés par les femmes à la sortie d’un contexte de violence et au moment d’accéder à un logement.

Alors que les études s’intéressent de plus en plus à l’itinérance à l’extérieur des grands centres (MacDonald et Gaulin, 2019 ; Zufferey et Parkes, 2019), nos résultats montrent les défis constatés dans certaines régions administratives quant à l’accès au logement pour les femmes violentées. Parmi les 10 régions à l’étude, la situation des femmes vivant sur la Côte-Nord, dans le Nord-du-Québec, au Saguenay–Lac-Saint-Jean, en Mauricie, en Montérégie, au Bas-Saint-Laurent et en Gaspésie–Îles-de-la-Madeleine apparaît particulièrement liée au développement économique régional. Le développement de ces « régions ressources » ou « manufacturières » (Gouvernement du Québec, 2020) est structuré par les politiques et stratégies mises en place par le ministère de l’Économie et de l’Innovation, de manière à valoriser l’exploitation des ressources naturelles et leur transformation[3]. S’ajoute à l’expérience vécue dans ces régions celle des femmes vivant dans certains secteurs de la Capitale-Nationale ou de la Montérégie. Si cette dernière région est considérée comme une « région urbaine », on estime quand même que 12,2 % de sa population réside dans des zones qualifiées comme étant rurales (Ministère de l’Économie et de l’Innovation, 2019). Dans un autre article (Flynn et al., à paraître), nous avons positionné les défis que les femmes en provenance de milieux ruraux ont dû surmonter au moment de sortir d’un contexte de violence, au sein de la structure patriarcale qui régit encore ces milieux (Dekeseredy et al., 2016 ; Savard et Marchand, 2016). Il nous apparaît maintenant de plus en plus évident que ces femmes sont fragilisées sur le plan socioéconomique, le développement économique régional s’avérant désavantageux pour elles.

Cet article présente les résultats ayant mené à ce constat, à partir d’une analyse féministe du spatial fix. Il propose d’abord une brève recension des écrits scientifiques et des travaux des différents organismes s’intéressant à la question des femmes et du logement. Les deux études sur lesquelles se fonde cet article visant le plus possible à tendre vers une méthodologie féministe et intersectionnelle, cette mise en dialogue entre des publications scientifiques et des textes produits par des milieux de pratiques ou des groupes militants s’avérait nécessaire afin de réaffirmer la visée résolument transformatrice et engagée (Bilge, 2015) des connaissances produites. Les principaux repères théoriques seront ensuite étayés, après quoi sera exposée la méthodologie expérimentée dans le cadre de ces deux projets. Les principaux résultats seront présentés et mis en dialogue au fur et à mesure avec la littérature existante et les repères théoriques. Enfin, une conclusion énonçant les limites de cette étude suivra.

Problématique

Le logement comme lieu de (re)production du capitalisme

Plusieurs auteurs se sont inspirés de la pensée marxiste afin de comprendre les liens entre l’aménagement du territoire et le capital. Parmi ceux-ci, Lefebvre (2000) soutient que l’espace serait entre autres modelé par les rapports sociaux, tels qu’ils sont incarnés par l’expérience quotidienne des personnes qui le composent (Lefebvre, 2000 ; Gaudreau, 2020). Par exemple, les liens marchands unissant le travail salarié et l’utilisation du logement définissent l’accessibilité à ce dernier (Gaudreau, 2020). Ainsi, dans un contexte industriel, l’espace sera aménagé de manière à ce qu’une masse importante d’employé·es puisse se déplacer facilement entre les principaux lieux de production (ex. : usines) et leur domicile (Gaudreau, 2020). Cependant, les conditions d’accès au logement et le marché de l’habitation se déploient généralement différemment d’une région à l’autre (Gaudreau, 2020), ces distinctions prenant notamment racine dans l’histoire et la culture propres à chaque territoire (Brenner et Schmid, 2015), elles-mêmes ayant été forgées par les différentes politiques de développement régional ou territorial s’y étant succédé (Bouchard, 2013).

Inégalités hommes-femmes dans les régions à l’étude et accessibilité au logement

Alors qu’elles sont généralement plus scolarisées que les hommes (Conseil du statut de la femme [CSF], 2016a), les femmes québécoises gagnent 71,2 % de leur salaire. Cet écart se creuse dans certaines régions à l’étude, comme le Saguenay–Lac-Saint-Jean (56,2 %) ou la Côte-Nord (56,9 %) (CSF, 2016b ; 2015). Aussi, les principaux créneaux économiques d’excellence de la Mauricie, du Bas-Saint-Laurent, du Nord-du-Québec, de la Gaspésie–Îles-de-la-Madeleine et de la Côte-Nord sont orientés autour d’activités liées à l’industrie du papier, des mines, de la métallurgie, de l’éolienne ou encore de la construction (Desjardins, 2019a ; 2019b ; 2019c ; 2019d). Or, on sait que ces emplois sont occupés en grande majorité par des hommes (CSF, 2020). On sait également qu’au sein même des entreprises sujettes à la Loi sur l’équité salariale, la subjectivité associée à l’évaluation de la valeur du travail ne permet pas nécessairement d’aplanir les iniquités entre les hommes et les femmes (Boivin, 2020). On note aussi que les activités économiques de la Côte-Nord et du Nord-du-Québec nécessitent souvent du navettage[4]. Cette pratique limiterait le développement professionnel des femmes, puisqu’elles doivent souvent quitter un poste pour permettre à leur conjoint d’occuper un tel emploi, augmentant du même coup leur dépendance économique face à ce dernier (RFCN et CRDDN, 2019). Cette réalité, récemment documentée par les militantes féministes, s’inscrit en continuité avec les travaux réalisés par celles-ci dans les années 1970, lesquels revendiquaient la reconnaissance du travail domestique et reproductif des femmes dans l’essor de la société capitaliste (Robert, 2017). Ainsi, pour en revenir au logement, les prix étant entre autres établis en fonction des revenus moyens des résident·es (Société canadienne d’hypothèques et de logement [SCHL], 2018), les femmes, compte tenu des inégalités salariales énoncées, sont plus susceptibles de consacrer une part importante de leurs revenus au logement et de subir les conséquences des aléas du marché locatif, alors qu’elles sont proportionnellement plus nombreuses que les hommes à être locataires (Front d’action populaire en réaménagement urbain [FRAPRU], 2019).

Le « chez-soi » en milieux périphériques ou éloignés et la violence conjugale

Gaudreau (2020) présente le logement comme un lieu qui permet de se retirer de la vie publique, d’être soi-même et de contrôler son environnement. Toutefois, le domicile serait le lieu le plus dangereux pour les femmes (United Nations Office on Drugs and Crime [UNODC], 2018). Les femmes résidant en milieux périphériques seraient par ailleurs plus susceptibles de subir de la violence que celles vivant en milieux urbains (Sinha, 2013). Elles sont aussi surreprésentées dans les statistiques récentes sur le féminicide (Observatoire canadien sur le féminicide pour la justice et la responsabilisation [OCFJR], 2019). Les femmes de la Côte-Nord affichent le taux de victimisation en contexte conjugal le plus élevé de la province (CSF, 2016b). On sait également que la violence commise envers les jeunes femmes, principalement les agressions à caractère sexuel, est plus élevée au Saguenay–Lac-Saint-Jean que dans les autres régions (CSF, 2015). Sachant que les 68 femmes interrogées dans le cadre de notre étude ont expérimenté des situations d’itinérance produites par les différentes violences qu’elles ont subies dans leur parcours de vie, mais également par différents facteurs structurels (Cousineau et al., 2021), il nous apparaît important de réaliser une analyse féministe mobilisant le concept du spatial fix pour mieux comprendre les éléments de conjonctures décrits par les participantes.

La pertinence d’une analyse féministe et du concept du spatial fix pour comprendre les défis liés à l’accessibilité au logement

L’intersectionnalité (Hancock, 2007 ; Collins, 2002) postule que les oppressions subies par les femmes sont nombreuses et ne peuvent pas être considérées séparément ou de façon additive (Bilge, 2010 ; 2009). Elle replace donc au coeur de l’analyse les diverses oppressions (classisme, racisme, capacitisme, âgisme, etc.) vécues par les femmes ayant différents positionnements sociaux (Tanguy et Relais-Femmes, 2018). La littérature intersectionnelle ne fait toutefois pas consensus quant à l’articulation des systèmes d’oppression et à leur poids relatif dans l’expérience des femmes (Bilge, 2014).

Desroches et Trudelle (2015) ont montré qu’à Montréal les femmes voient leur droit à la ville restreint, alors que les injustices sociospatiales produites par le capitalisme et le patriarcat se maintiennent. Les deux études de départ abordant l’itinérance des femmes et attirant l’attention sur les interactions entre ces deux systèmes en contexte régional, il est apparu nécessaire de remettre à l’avant-plan une analyse matérialiste (Juteau, 2016) de l’expérience de l’ensemble des femmes ayant participé à cette étude. Sans nier l’impact du racisme ou du colonialisme dans les parcours de vie des femmes, sachant que la division du travail domestique et reproductif est aussi raciale (Falquet 2015), les effets de ces systèmes n’ont été que partiellement détectés à l’intérieur de notre corpus de données, alors que les femmes autochtones, noires et racisées ne sont que faiblement représentées au sein de notre échantillon. Ainsi, aux fins de cette analyse, le concept du spatial fix défini par Harvey (2018) a été retenu afin de mieux comprendre comment le développement économique régional agit sur les conditions de vie des participantes, réduisant leurs possibilités d’échapper à un contexte de violence et de s’insérer sur le plan socioéconomique. Ce concept trace le lien entre la structuration de l’économie sur le territoire et ses impacts sur la société, soulignant les inégalités générées (Harvey, 2004). Si des investissements inégaux, désavantageant les régions périphériques ou les « villes-ateliers », sont déplorés dans les écrits en géographie critique (Bouchard, 2013 ; Harvey, 2004 ; Gaudreau, 2020), les enjeux plus régionaux demeurent peu explorés dans les analyses féministes du système capitaliste.

Au Québec, la compétitivité liée au système économique mondialisé se traduit par une volonté de retenir les entreprises sur le territoire. On souhaite en effet maintenir localement les emplois, tout en réduisant les coûts de production. Ainsi, pour faire face à des problèmes de sous-consommation ou pour surmonter le déclin de certaines villes (Gaudreau, 2020), la circulation du capital doit être stabilisée par des décisions politiques et par des investissements privés (ex : dans les régions à l’étude, par l’entremise de plans d’action qui favorisent le développement de l’aluminium, ou du nord de la province) sur un territoire donné (Harvey, 2004). C’est ce qu’on appelle le spatial fix (Harvey, 2018).

Le spatial fix produit un ensemble d’institutions, d’organisations et d’infrastructures qui assurent la structuration du capital (Gaudreau, 2020). Ce capital, nourri par les rapports sociaux de pouvoir historiquement hérités (Brenner et Schmid, 2015) et appuyé par les initiatives gouvernementales, structure le territoire et « organise » les lieux de travail, de résidence, de loisir et de consommation (Gaudreau, 2020). Le logement est un élément central du spatial fix puisqu’il définit les habitudes et régule la vie quotidienne, incluant le rapport au travail. Aussi, dans cet article, notre regard féministe nous amène à voir le spatial fix comme un processus qui a (re)produit l’organisation patriarcale et la division sexuelle du travail dans les régions étudiées. L’accumulation du capital y apparaît facilitée par l’exclusion des femmes des principales activités économiques et leur maintien dans des rôles domestiques et reproductifs subalternes. Notre contribution permet par ailleurs de positionner le phénomène du spatial fix comme un élément clé pour comprendre, entre autres, ce qui maintient ou ramène les femmes dans des contextes de violence.

Méthodologie

La première phase de ces deux études a été réalisée entre décembre 2017 et juin 2019. Elle a permis d’effectuer 68 entretiens qualitatifs inspirés de l’approche des parcours de vie (Cavalli, 2007 ; Roy et De Koninck, 2013) avec des femmes âgées de 20 à 81 ans, dans 10 régions administratives de la province[5]. Toutes les participantes, sauf une, ont rapporté avoir vécu de la violence de la part de partenaires intimes, laquelle a été associée à des situations d’itinérance. Les participantes ont été recrutées dans les ressources d’aide et d’hébergement destinées aux femmes, spécialisées dans les domaines de l’itinérance, de la violence conjugale, des agressions à caractère sexuel, en intervention féministe et en santé mentale. Les femmes ont été rencontrées pour la plupart à un moment où elles étaient dans une ressource d’hébergement. Elles avaient récemment vécu de la violence, et peinaient à stabiliser leurs conditions de vie. Ainsi, peu d’entre elles ont pu témoigner de leur expérience au sein d’un hébergement de deuxième étape (n = 8) ou dans un logement social (n = 13). La moitié a été rencontrée dans des villes de petite taille, dans des villages ou dans des zones non urbaines, et plusieurs autres, rencontrées en milieu urbain, ont vécu des situations d’itinérance dans des villes périphériques. Le cas échéant, les participantes complétaient avec l’intervieweuse un calendrier historique des éléments marquants de leur trajectoire de vie en lien avec les violences et l’itinérance. Elles ont abordé différents thèmes, tels que les formes de violence subie, les différentes réactions de leur entourage face à ces violences, les situations d’itinérance qui y ont été associées, les stratégies de survie et de protection développées, les obstacles rencontrés dans le déploiement de ces stratégies, leurs démarches de demande d’aide, etc. Enfin, 53 participantes avaient des enfants, et ont parlé des différents défis associés à leur maternité en contexte de violence et d’itinérance[6].

La deuxième phase de l’étude a permis d’entendre plus de 200 intervenant·es dans les domaines des violences faites aux femmes, de la condition féminine, de l’itinérance ou de la pauvreté, au cours de 17 groupes de discussion. Dans un premier temps, ces groupes de discussion ont permis aux intervenant·es de s’approprier les résultats de la première phase de l’étude collectés dans leur région, de les commenter et de les bonifier. Ils et elles ont également été invité·es à s’exprimer sur les services disponibles pour les femmes dans leur région ou offerts par leur regroupement d’organismes, de même que sur les enjeux sociaux, politiques et économiques qui structurent leurs réseaux de service et les conditions de vie des femmes rencontrées. Ainsi, les facteurs structuraux associés au développement économique régional ont surtout été discutés avec ces groupes d’acteurs, lesquels sont principalement issus d’organismes d’action communautaire autonome. Ces derniers ont la spécificité de déployer des pratiques sociales et citoyennes larges, qui prennent en considération les problèmes sociaux dans leurs dimensions les plus macrosociales, émergeant en réponse aux besoins exprimés dans la communauté tout en poursuivant une mission de transformation sociale (Réseau québécois de l’action communautaire autonome, 2021). Les résultats présentés dans les sections suivantes proviennent surtout de ces groupes de discussion, mais dans certains cas, la mise en dialogue des récits des femmes avec les propos des intervenant·es amène un éclairage pertinent. Les données ont fait l’objet d’une analyse de contenu thématique (L’Écuyer, 1990) à l’aide du logiciel NVivo12. Les principaux noeuds thématiques ayant été utilisés pour la rédaction de cet article sont les suivants : « enjeux territoriaux », « valeurs de la communauté », « marché de l’emploi », « marché du logement », « expérience en lien avec le logement » et « violences institutionnelles ».

Résultats

Les résultats montrent que les trajectoires d’itinérance des participantes sont souvent invisibles et se manifestent principalement par une succession de séjours en hébergement de courte durée, de périodes sans logis à la sortie des institutions, ou encore par de multiples tentatives pour quitter une relation intime violente. Les groupes de discussion ont attiré l’attention sur des éléments du spatial fix qui structurent l’emploi et le logement dans certaines régions, et qui soulèvent de nombreux obstacles pour les femmes qui tentent de stabiliser leurs conditions de vie à la sortie d’un contexte de violence. Ces résultats sont présentés dans cette section.

Des femmes sujettes à la division sexuelle du travail et maintenues dans des rôles subalternes

Les 63 participantes ayant abordé le travail salarié avec les intervieweuses présentent des trajectoires d’emploi discontinues. La plupart ont effectué plusieurs allers-retours sur le marché de l’emploi, et ont occupé en alternance des postes dans différents secteurs, presque toujours associés au travail reproductif ou domestique. Le tableau 1 illustre les principaux secteurs d’emploi ayant été fréquentés par les participantes.

Tableau 1

Secteurs d’emploi fréquentés par les participantes de l’étude

Secteurs d’emploi fréquentés par les participantes de l’étude

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Il importe de préciser qu’une même participante a pu s’engager dans plusieurs secteurs d’emploi. Par exemple, on observe que de nombreuses participantes ont occupé des emplois tantôt dans le secteur de la restauration (serveuse, plongeuse, barmaid ou aide-cuisinière) ou de l’hôtellerie (femme de chambre ou aide-cuisinière), tantôt dans le secteur du commerce de détail. On note également que 12 participantes ont mentionné avoir occupé un emploi dans l’industrie du sexe (la majorité en tant que danseuses nues), et que dix autres ont occupé des emplois comme aides domestiques ou comme préposées. Seules quelques-unes d’entre elles ont travaillé pour un établissement, la plupart étant embauchées directement par une famille pour travailler sur une ferme ou prendre soin des enfants ou d’un parent malade. Les participantes ayant été employées de bureau ont travaillé principalement comme téléphonistes, réceptionnistes ou dans le domaine du télémarketing. Six participantes ont travaillé dans les services de garde en milieu familial ou en milieu scolaire (une seule a travaillé dans un centre de la petite enfance sur une base régulière). Cinq participantes ont travaillé dans des usines ou des manufactures, le plus souvent dans le secteur de la transformation de fruits de mer, et autant dans le champ de l’intervention sociale (dans le milieu communautaire). Enfin, trois femmes ont occupé des emplois de soutien dans le milieu artistique, et trois autres ont été employées dans les secteurs de la construction, de la foresterie ou du transport.

Les effets du spatial fix sur le logement : discipliner les femmes à rester auprès de leurs conjoints violents et limiter leur émancipation

Les principaux créneaux économiques d’excellence des régions étudiées excluent les femmes, et tant les participantes que les intervenant·es ont abordé les effets de cette réalité sur le prix du logement dans les centres régionaux et, du même coup, sur les démarches d’émancipation de celles qui tentent de sortir d’un contexte de violence. Plusieurs ont avancé que le développement de ces secteurs traditionnellement masculins — qu’il s’agisse des activités liées aux secteurs de la construction ou de l’exploitation minière et des ressources naturelles — dans les régions du Nord-du-Québec, de la Gaspésie et de la Côte-Nord compromet l’accès des femmes au logement dans les principaux pôles de développement économique.

D’ailleurs, si on parle tout le temps que les logements ont monté [à Gaspé], c’est parce [qu’il y a] une compagnie d’éoliennes qui s’est installée. Ça fait qu’eux, ils ont embauché beaucoup à bon salaire, et ce qui fait que tout a suivi.

Groupe de discussion, Gaspésie

Cette intervenante décrit l’inflation provoquée par l’implantation de cette entreprise, elle-même soutenue, selon la perspective du spatial fix (Harvey, 2018), par des investissements dans les infrastructures rendant le secteur attrayant pour les entreprises et la main-d’oeuvre, la ressource naturelle (le vent) étant disponible à proximité. Dans un contexte de concurrence interrégionale, l’entreprise s’assure une main-d’oeuvre en offrant des conditions salariales avantageuses. Par conséquent, les travailleurs étant attirés vers Gaspé, l’accroissement de la demande en matière de logement fait augmenter le prix des loyers, ces derniers étant susceptibles d’être basés sur les salaires moyens en vigueur dans cette région (SCHL, 2018). D’ailleurs, sur la Côte-Nord, on dénonce le fait que l’afflux de travailleurs a transformé la donne sur le marché locatif, désavantageant les femmes, principalement celles avec des enfants :

Les gens de la construction sont tous venus. Alors qu’est-ce que les propriétaires faisaient ? Ils étaient capables de trouver un logement, un 5 et demie à trois travailleurs, et de payer trois fois le montant que payait une famille […]. À un moment donné, dans les journaux, tu avais un ou deux loyers à louer, et c’était marqué « pour travailleurs seulement ».

Groupe de discussion, Côte-Nord

Ainsi, les logements comportant de nombreuses chambres, initialement destinés aux familles, sont moins disponibles pour ces dernières. L’exemple de ces deux régions illustre bien la manière dont l’utilisation du logement se transforme selon les aléas du marché et du développement économique (Gaudreau, 2020).

Aux Îles-de-la-Madeleine, c’est l’activité touristique qui semble avoir le plus grand impact sur le logement. Voulant attirer des capitaux dans la région, la communauté déploie différentes stratégies pour faciliter et rentabiliser le tourisme, tout en évitant de soutenir financièrement le développement hôtelier. Tant les femmes que les intervenant·es rencontré·es ont soulevé la difficulté de signer un bail pour une durée d’un an, le marché locatif étant principalement destiné aux touristes en été. Jenny raconte en effet :

Je ne peux pas m’en aller de là […]. Les appartements, il n’y en a pas. Il y en a juste pour les touristes […]. Il faut que tu sortes l’été ou bien ça coûte 900 $ ou 800 $. Je ne peux pas payer ça !

Pour les femmes violentées résidant dans ces régions, l’absence de logement social et l’inaccessibilité du marché locatif ont souvent justifié qu’elles restent dans un contexte de violence. Plus largement, dans une perspective féministe, ces processus d’exclusion peuvent être compris comme des manifestations de l’imbrication du patriarcat et du capitalisme pour limiter l’accès au logement, une condition essentielle à l’émancipation des femmes rencontrées et, du même coup, ramener ces dernières dans une trajectoire d’exploitation sexuelle ou dans une relation intime violente.

Le logement social : une réponse sociale insuffisante

Face aux inégalités (re)produites par le spatial fix, le logement social constitue une solution qu’appuie l’État par l’intermédiaire de ses programmes sociaux, afin de protéger les locataires des fluctuations du marché de l’immobilier (Gaudreau, 2020). Tant les intervenant·es rencontré·es que les quelques femmes ayant bénéficié d’un logement social affirment que ce dernier représente un élément clé permettant aux survivantes de sortir de manière durable d’un contexte de violence. Louise, qui réside dans un HLM, témoigne ainsi :

Moi, j’ai eu la chance de ravoir mon logement […], sinon j’aurais été dans la rue, pis de la plupart des femmes ici [aux Îles-de-la-Madeleine], j’ai senti de l’animosité. Parce qu’il y a bien des femmes qui endurent l’inacceptable parce qu’elles ne sont pas capables de partir. Moi, ce qui m’a permis de partir, c’est que j’avais ce logement-là.

De manière générale, les intervenant·es rencontré·es signalent le manque de logements sociaux dans les différentes régions susmentionnées. Si 36 500 ménages québécois sont présentement sur la liste d’attente, les investissements dans ce domaine stagnent depuis longtemps (Société d’habitation du Québec [SHQ], 2020). Les décideurs soutiennent surtout ce type de projet lorsque la pauvreté apparaît comme une menace à la sécurité publique et à la cohésion sociale (Klinenberg, 2015). Les situations d’itinérance vécues par les femmes rencontrées dans le cadre de ces deux études étant peu visibles ou perturbatrices, la rentabilité de ce type d’investissement est difficile à voir pour les villes et les gouvernements (Harvey, 2004).

Dans un contexte de rareté, l’octroi des logements sociaux est sujet à un ordre de priorisation, facilitant leur accès à certaines, comme les femmes victimes de violence conjugale avec enfants, et complexifiant leur obtention pour d’autres. Dans la région de la Capitale-Nationale, on déplore « en moyenne 2 ou 3 ans d’attente à l’[Office municipal d’habitation] pour avoir un logement subventionné », alors que sur la Côte-Nord, on dit que « [pour] les femmes seules, c’est extrêmement difficile, il n’y en a pas ». Aussi, si les intervenant·es de la Montérégie mentionnent que le logement social dans certains secteurs est entièrement destiné aux aîné·es, dans la région de la Capitale-Nationale, ce sont les femmes de « plus de 55 ans, seules […] [qui] sont souvent dans un vide de services ». Aussi, Anne, une femme en situation de handicap résidant en Gaspésie, explique « qu’[elle] ne peut pas se laver », et qu’elle doit se déplacer à ses frais pour ses soins d’hygiène, n’ayant pas accès à un HLM adapté à ses besoins.

Quel droit à la ville pour les femmes précarisées et violentées ?

Dans la Montérégie et aux Îles-de-la-Madeleine, les intervenant·es rencontré·es affirment par ailleurs que les logements sociaux libérés obligent les femmes à quitter la ville ou le secteur où elles résident et à se diriger en périphérie des centres urbains, ce qui soulève de nombreux problèmes :

Quand il y a des places qui se libèrent, c’est souvent dans les extrémités […] et c’est souvent compliqué pour ces gens-là, qui ont souvent plein d’autres problématiques et qui ont besoin d’être proches des services, qui n’ont souvent pas beaucoup de sous et qui n’ont pas de voiture […]. Peut-être que tu règles un problème de loyer, mais tu crées d’autres problèmes.

Groupe de discussion, Îles-de-la-Madeleine

De plus, l’inflation des prix des logements dans les pôles de développement économique régionaux contraint certaines femmes tentant d’échapper à un contexte de violence à se reloger sur le marché locatif dans des lieux plus excentrés. Pour ces femmes, la précarité économique peut s’exacerber, sachant que la voiture (qu’elles n’ont pas les moyens de s’offrir) devient une condition essentielle pour leur permettre d’occuper un emploi, le transport en commun n’étant pas une option disponible. Des groupes de discussion dans différentes régions ont abordé ce « cercle vicieux » observable dans les trajectoires de nombreuses participantes :

Ça, c’est un frein sur la Côte-Nord, l’accessibilité à l’emploi. […] Tu as plus accès à un logement abordable en périphérie de Baie-Comeau et Sept-Îles, mais là, tu n’as plus d’auto, fait que là, tu es prise chez vous, tu es isolée et là tu fais « ah là, c’est compliqué ! ».

Groupe de discussion, Côte-Nord

Les investissements en matière de services, d’infrastructures, de loisirs et de transport étant principalement destinés à attirer la main-d’oeuvre dans les pôles de développement économique (Christaller, 1933), les villes dévitalisées avoisinantes subissent une décroissance et voient les services disponibles pour leur population réduits (Bouchard, 2013). Ainsi, des déserts alimentaires peuvent se créer, et le marché de l’emploi devient moins accessible :

Plus tu es au centre-ville, plus c’est cher […], plus tu t’éloignes, plus tu tombes dans des déserts au niveau des marchés, au niveau des épiceries, plus tu t’isoles aussi, parce que tu n’as pas de voiture […], tu deviens comme dépendante de quelque chose ou de quelqu’un.

Groupe de discussion, Saguenay–Lac-Saint-Jean

Gaudreau (2020 : 40) rappelle que le lieu de résidence d’une personne est une « condition d’accès à la citoyenneté », puisque c’est l’adresse qui définit le droit de vote, l’accès à une école, à des services et à des loisirs. Pour certaines femmes, le maintien du lien avec le pôle est nécessaire pour occuper un emploi ou pour accéder à des services pour elles ou leurs enfants. La situation de Claudine illustre les contextes de violence dans lesquels des femmes peuvent être coincées, alors qu’elles ont besoin du soutien de leur ex-conjoint pour poursuivre leurs activités, après la rupture :

J’ai perdu mon logement […]. J’ai été obligée de déménager. Ben lui, ça faisait son affaire. Je me suis ramassée à [Municipalité]. Mais là, ça me prenait une heure pour m’en venir en auto. Comme je ne conduisais plus […], [i]l fallait qu’il vienne me porter. […] [Ç]a a duré à peu près 5-6 mois. Mais là, plus ça [allait], plus les disputes [étaient]de plus en plus fortes. Dans l’auto, il était rendu qu’il commençait à me péter des coches. […] Là, ben il y a des personnes alentour qui entendaient. C’était rendu que ma gérante ne voulait plus me faire faire des heures supplémentaires.

Claudine, Côte-Nord

Se (re)loger dans les pôles de développement au détriment de sa sécurité

Le manque de disponibilité des logements dans la majeure partie de la province (SHQ, 2020) et l’inflation des prix dans les pôles de développement économique créent des contextes où les femmes violentées ont peu de contrôle sur leurs conditions de logement et peuvent subir à nouveau de la violence. Par exemple, des intervenant·es de la Mauricie disent connaître « trois ou quatre propriétaires qui vont accepter de louer à des personnes qui sont affichées, étiquetées itinérantes » pour éviter de faire des réparations nécessaires ou de s’assurer de la salubrité des lieux, sachant que leurs locataires n’ont pas de ressources. Suivant la tendance générale, le marché locatif se porte mal dans cette région (SHQ, 2021), le développement de l’habitation étant généralement articulé autour de la propriété unifamiliale privée (Harvey, 2004). En plus d’un manque de disponibilité des logements dont témoigne un taux d’inoccupation de 1,3 %, on estime que 82 % des ménages locataires ont des besoins impérieux (c’est-à-dire qu’ils ont besoin de soutien pour rénover ou déménager) (SHQ, 2021). Le marché locatif étant saturé, et les femmes dans des situations de grande précarité, cela laisse la porte grande ouverte à l’exploitation de la part de propriétaires mal intentionnés. Quelques intervenant·es constatent d’ailleurs des situations d’exploitation, dans lesquelles par exemple « ils [les propriétaires] prennent le chèque [d’aide sociale] au complet » et demandent aux femmes d’effectuer différents « services », parfois sexuels, d’autres fois liés à l’entretien des logements, pour eux.

Des participantes (n = 11) témoignent pour leur part de violences qu’elles ont subies dans leur logement. Thérèse s’est « sentie harcelée » dans une maison de chambres, mentionnant « qu’il y avait toute sorte de monde qui passait par là » et qu’un homme « passait son temps à [lui] parler de sexe ». Quant à Lina, résidant pour la première fois seule dans un appartement, elle raconte : « Mon appartement s’est fait défoncer, c’était un sous-sol. Je me suis retrouvée agressée sexuellement. » Maude, qui a conservé son logement après sa rupture avec son conjoint violent, a vu son propriétaire téléphoner à ce dernier pour l’informer de ses problèmes liés au paiement du loyer, la plaçant dans une situation menaçante pour sa sécurité. Enfin, Agathe a témoigné du harcèlement sexuel subi de la part de son propriétaire.

Les investissements étant orientés de manière à assurer un rendement économique et à garantir un afflux de capitaux dans les pôles de développement (Harvey, 2004), les décideurs apparaissent peu intéressés par les aléas du marché locatif. Il est possible de supposer que ceux-ci n’élaborent pas de politiques contraignantes envers les propriétaires concernant la salubrité et l’intégrité de leur bâtiment, sachant qu’une telle réglementation réduirait les revenus que constituent les taxes foncières (Harvey, 2004 ; Klinenberg, 2015). Pour quelques participantes, les conditions d’insalubrité dans lesquelles elles ont été maintenues ont eu des conséquences sur leur santé.

Les intervenant·es déplorent que, devant l’impossibilité de se reloger à la sortie des maisons d’hébergement pour femmes violentées, les femmes se résignent à faire le « faux choix » de retourner dans un contexte de violence, où elles craignent pour leur sécurité, mais où elles ont la possibilité de voir leurs conditions de vie (relativement) assurées :

Les femmes, parfois, vont repartir avec le conjoint violent parce qu’il n’y en a pas, de logement social. Et c’est triste parce que les femmes font le choix de dire « je vais acheter la paix, je vais encaisser parce que je n’ai pas [d’autre choix]… ».

Groupe de discussion, Gaspésie

Le tiers des participantes a d’ailleurs vécu des situations d’itinérance liées à de multiples tentatives pour quitter définitivement un partenaire violent.

Résister à la division sexuelle du travail, s’exposer de nouveau à l’exclusion et à la violence

Face aux inégalités soulevées par le spatial fix, l’inclusion des femmes au sein des activités économiques dominées par les hommes pourrait sembler une solution évidente pour favoriser leur émancipation tout en évitant un processus de transformation sociale en profondeur. Cependant, tant les intervenant·es que les femmes interrogé·es signalent les défis (déjà bien documentés) concernant le navettage. Par exemple, à Chibougamau, les intervenant·es avancent que les femmes, surtout les mères seules avec leurs enfants, ne peuvent pas accéder aux emplois (bien rémunérés) qui nécessitent du navettage :

Par exemple, quand on pense aux mines, c’est des 7-7 [7 jours de travail, 7 jours de congé], des 14-14 ou des 21-7 ; si la femme a de jeunes enfants, comment elle fait pour aller travailler ? Même s’il y avait des emplois pour elles qui pourraient être adaptés, comment elles font pour aller travailler ?

Groupe de discussion, Nord-du-Québec

Pour celles qui souhaiteraient travailler dans les métiers traditionnellement masculins (ici, dans les mines) afin de se sortir d’une situation de pauvreté, cette organisation du travail apparaît complètement incompatible avec leur travail reproductif dans la sphère familiale. Aussi, le sexisme des employeurs a été dénoncé dans deux régions, où l’on hésiterait à embaucher des femmes dans des fonctions généralement occupées par des hommes, et ce, même lorsqu’elles sont formées, diplômées et qualifiées :

Je pense à une femme, entre autres, qui a suivi le cours de conducteur de machinerie lourde, puis elle a été plus d’un an à se chercher un travail. Les employeurs ne l’engageaient pas parce qu’elle était une femme. C’est de même qu’elle le traduisait.

Groupe de discussion, Nord-du-Québec

Ainsi, « s’adapter » au marché de l’emploi tel qu’il est, tenter de s’insérer dans les secteurs d’activité économique les plus lucratifs s’avère une stratégie complexe dans un contexte où les employeurs et les pratiques en matière d’embauche maintiennent, de manière délibérée ou non, cette division sexuelle du travail.

Discussion et limites de l’étude

Une des principales limites de cette étude concerne la faible taille de son échantillon, lequel ne permet pas de dresser un portrait détaillé dans chacune des régions de la province. Cependant, la mise en commun des récits des femmes rencontrées avec les contenus des groupes de discussion permet d’atteindre une certaine saturation quant aux résultats touchant les régions périphériques. Aussi, il importe de rappeler la faible représentativité de certains groupes sociaux au sein de l’échantillon ; les savoirs présentés dans cet article peuvent avoir contribué à invisibiliser le vécu spécifique de ces femmes, et à produire des connaissances qui ne concernent que la « majorité ». Cette limite est possiblement attribuable à la stratégie de recrutement. Sachant que l’exclusion et la précarisation des femmes du spatial fix dans les régions à l’étude sont au coeur de l’analyse, il est possible de poser l’hypothèse que les femmes autochtones, noires et racisées, à la croisée de rapports sociaux de pouvoir qui leur confèrent un positionnement encore moins privilégié que la plupart des participantes de l’étude, sont susceptibles d’être invisibles dans les lieux où le recrutement a été réalisé. Les études subséquentes devraient s’attarder au vécu spécifique de ces groupes sous-représentés dans les études portant sur l’itinérance des femmes, et diversifier leurs stratégies de recrutement de manière à les rejoindre. La présence de groupes identitaires organisés diffusant discours racistes et propagande haineuse dans certaines régions (Potvin, 2017) rend ce travail d’autant plus nécessaire.

Il faut également souligner la blanchité du développement économique régional révélée dans cet article. Si certaines initiatives récentes, notamment sur la Côte-Nord, apparaissent prometteuses pour le développement économique des communautés autochtones, il faudra aussi voir comment celles-ci permettront aux femmes d’en bénéficier. Cette étude montre d’une manière implicite l’exclusion des femmes en situation de handicap des principaux pôles de développement régionaux, le tiers de l’échantillon étant composé de femmes ayant vécu, à un moment ou à un autre, une situation de handicap temporaire ou vivant avec une condition permanente (la violence vécue dans le parcours de vie n’étant pas étrangère à leur condition, souvent). Enfin, les femmes ayant été rencontrées principalement dans des ressources, à des moments où elles tentaient d’échapper à une situation de violence et devaient trouver un logement de manière urgente, l’expérience du logement social et son impact dans les parcours de vie des femmes violentées n’ont que très peu été documentés.

Néanmoins, cet article, s’inscrivant dans la lignée des travaux de Desroches et Trudelle (2015) sur les femmes et le droit à la ville, montre toute la pertinence d’une analyse féministe du spatial fix. Il illustre également que la lutte contre la violence faite aux femmes ne peut s’opérer indépendamment d’une lutte contre le système capitaliste, la division sexuelle du travail et le développement économique régional apparaissant assez structurants dans les parcours de vie des femmes rencontrées. Il importe dès lors d’échafauder des pistes de solution qui vont au-delà des récits individuels de celles qui ont « réussi » à s’insérer dans les milieux de travail les mieux rémunérés (traditionnellement masculins) ou de celles qui reposent sur la bonne volonté des employeurs. Il semble également primordial de (re)penser le développement des pôles régionaux hors des grands projets industriels annoncés dans certaines régions (Récif 02, 2020 ; Desjardins, 2019a), de manière à soutenir une diversité d’initiatives qui permettra l’émancipation des femmes laissées de côté par le spatial fix. Enfin, notre analyse montre à quel point le marché locatif n’est pas une solution envisageable pour les femmes qui tentent d’échapper à un contexte de violence. Dans la même logique, il importe d’appréhender l’itinérance au-delà de sa dimension visible (telle que vécue par les hommes) et d’investir pour offrir aux femmes du logement social permanent, de sorte qu’elles puissent avoir accès aux services pour elles et leurs enfants, et stabiliser leurs conditions de vie.

Conclusion

Les résultats montrent les conséquences du spatial fix dans les régions périphériques sur l’accès des femmes violentées au logement. Ainsi, les femmes qui sont en rupture avec le modèle familial traditionnel, en tentant d’échapper à la violence, font face non seulement à des pressions de la part de leur famille et de leur communauté pour revenir dans leur milieu familial (Flynn et al., à paraître), mais s’avèrent également maintenues dans des conditions de vie précaires au sein d’une économie régionale qui les désavantage. L’analyse nous amène à voir le spatial fix comme un processus qui (re)produit et renforce l’organisation patriarcale et la division sexuelle du travail dans les communautés régionales, tout en stimulant l’accumulation du capital par les hommes, les femmes leur étant subordonnées et se trouvant exclues des principales activités économiques. Faute d’un lieu stable et sécuritaire pour aller « se déposer », se remettre des traumas et stabiliser leurs conditions de vie, les femmes violentées — ainsi que leurs enfants (lorsqu’elles n’ont pas perdu leur garde) — sont contraintes à la mobilité, devant faire de nombreux va-et-vient entre les ressources et des contextes de violence. Cette spirale de l’itinérance (Gélineau, 2008), à laquelle le spatial fix contribue, trouve son origine au carrefour des systèmes capitaliste et patriarcal.

Martine Delvaux consacre un chapitre de son essai Le boys club (2019) aux villes pensées et produites par et pour les hommes. Notre analyse nous amène à poser l’hypothèse que le spatial fix, en excluant les femmes des différents pôles de développement économique, contribue à discipliner ces dernières et à les « ramener » dans la sphère domestique, de manière à assurer leur travail reproductif et domestique au sein de la famille, et à soutenir la réussite professionnelle des hommes. Dans le cas des femmes rencontrées au cours de cette étude, cela a pu se traduire par une « tolérance » de la violence perpétrée envers elles, ce qui réduit les visées politiques d’émancipation des femmes et, en l’occurrence, leur droit à la ville. Aussi, si Delvaux conclut son chapitre en évoquant la « chambre à soi » de Virginia Woolf, les femmes de notre étude, pour leur part, précarisées et violentées, n’aspirent pas à un lieu pour réfléchir et créer ; elles ont simplement besoin d’un « chez-soi » où elles pourront enfin se sentir en sécurité.