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Dans Mon musée de la cocaïne, le premier de ses ouvrages à être traduit en français, Michael Taussig présente ses travaux en Colombie (réalisés entre le début des années 1970 et la fin des années 1990) et dresse le portrait du village de Santa María, situé à la source du fleuve Timbiquí. À Santa María, les habitants s’ennuient et, désespérant de ne plus trouver d’or, veulent partir… jusqu’à ce que, soudainement, à la fin du siècle, l’or — qui dépendait tant des fluctuations de la chance — laisse place à la cocaïne, dépendante des fluctuations de la violence et du capitalisme. Témoin de cette émulation, Taussig peint les réalités d’une société où tout ce qui la constitue est multiple, transgressif et mouvant. L’or et la cocaïne en sont les matières premières : traversées par l’histoire naturelle et l’histoire des êtres humains (toutes deux indissociables), elles expriment la poésie dévastatrice de cette région du monde.

L’ouvrage est divisé en trente et un chapitres, chacun abordant un aspect du quotidien traversé par les fluctuations du marché de la cocaïne, et ce, jusque dans la couleur de l’environnement (chap. 3), la pluie (chap. 6), le droit à la paresse (chap. 21) ou le mauvais oeil (chap. 26). Comme l’or qui est « à la fois symbole et réalité de la valeur » (p. 41), les personnages dépeints par Taussig sont à la fois corporalités et imaginaires, toujours éminemment réels : des guérilleros aux plongeurs chercheurs d’or, en passant par les femmes de Santa María dont le geste ne fait qu’un avec le mouvement du fleuve lorsqu’elles cherchent de l’or. 

La conception de l’anthropologie que Taussig présente dans cet ouvrage s’inscrit dans le cadre théorique qu’il développe depuis ses premiers travaux et qui s’inspire de la pensée de Walter Benjamin. Pour Taussig, l’anthropologie investit les espaces de désordre, d’ambiguïté, afin de développer une philosophie des substances transgressives qui bousculent le monde (p. 11). Puisque c’est toujours le liminal, l’interstice, l’entre-deux du vécu et de l’imagé qui est au centre de son oeuvre, l’auteur entend faire de Mon musée de la cocaïne un espace muséal au sens où il contient et révèle la substance multiple de son terrain d’étude. Pour illustrer cette idée, il se tourne, après Santa María, vers une île stupéfiante qui porte le nom fort à propos de Gorgona : l’île illustre à quel point les choses que l’on voit sont seulement la partie pétrifiée, visible, c’est-à-dire émergée, de chaînes de montagnes submergées par l’histoire et par la nature. « [T]out ce qui est représenté semble retenir son souffle », écrit Taussig (p. 226). Autrement dit : dans toute vision suspendue demeure une énigme, et dans l’énigmatique se loge la confusion propre au regard anthropologique. Dès lors, y donner une forme ou un sens ferait perdre toute sa substance à la réalité.

L’or et la cocaïne sont vecteurs de multitudes ; ces matières premières et transversales sont à la fois pierre, eau, éclair, perpétuellement indéfinies, symboliques, traversées par l’histoire, suspendues entre la vie et la mort. Il n’y a pas de doute pour Taussig qu’il faille inventer une nouvelle forme de musée pour toucher à la confusion des choses. Le chaos, le hasard, le désordre — c’est-à-dire le mystique — s’opposent à la muséification des objets, car un tel processus leur fait perdre leur expressivité (p. 9). Le musée de la cocaïne, c’est avant tout l’histoire des gens qui la récoltent, des gens dont le labeur est autrement passé sous silence ; c’est l’histoire de la transgression et de la malléabilité propres à cet objet qui coule comme de l’eau entre nos doigts, insaisissable. Le musée de la cocaïne, c’est une vision pétrifiée, une revelación des mouvements de l’histoire.

D’ailleurs, Taussig le sait et le clame : le récit immobilise. S’en remettant à Jean Genet, il souligne le truquage inhérent à l’écriture qui ne dévoile que la partie visible des choses et ne peut représenter la contradiction (p. 76). Il insiste également sur la supercherie du réalisme camouflé en science qui a dicté la pratique anthropologique tout au long du siècle dernier et échoué à révéler la vie derrière les images saisies. Taussig ne parle pas directement de l’or et de la cocaïne, mais infuse ces objets dans les réalités quotidiennes, les rivières, les pierres, au sein des chaleurs étouffantes et des pluies salvatrices, dans la boue et les graviers, dans toutes ces substances qui se mélangent et qui s’étirent le long des chaînes de l’histoire, mêlées entre vie et mort.

Passer de l’une à l’autre de ces substances, comme Taussig passe de l’ethnographie à la littérature et la philosophie, c’est réaliser un processus miasmatique d’engendrement du mystère. L’écriture de l’auteur, comme les miasmes, comme la Gorgone, comme les îles et le mouvement des femmes dans les fleuves, saisit une réalité et révèle une énigme. La vision, la revelación des objets, réside ainsi dans les histoires — naturelles et humaines — que ces derniers transmettent. Ce livre, conçu comme un musée (de ceux de Taussig, fait de substances transgressives) est une traversée. L’auteur, comme le lecteur, comme le visiteur du musée de la cocaïne, traverse le monde en s’incarnant dans tout ce qui le compose, dans les réalités historiques et naturelles qui se dissolvent en autres. La proposition anthropologique (car c’est bien de cela qu’il s’agit) est ici celle d’une intériorité à laquelle est voué l’anthropologue par l’immanence des objets étudiés ; une intériorité que Taussig entend saisir à travers ses descriptions de la chaleur, de la pluie, des pierres, des vents, de l’ennui, des marais, des plages ou encore des paresseux, tant elle se déploie au-delà des visions et des vitrines des musées, et au-delà même des livres qui la content.