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Plus de dix ans après la ratification de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones (DNUDPA) par l’Assemblée générale des Nations Unies, qui consacre dans son article 3 le droit à l’autodétermination, l’autonomie politique des collectivités autochtones à travers le monde demande encore à se concrétiser. Malgré les avancées du droit international, les ambiguïtés conceptuelles et terminologiques inhérentes au principe d’autodétermination — principalement en ce qui a trait aux notions de « peuple », de « souveraineté » et de « territoire » — ainsi que la primauté de l’État souverain dans les négociations d’autonomie restent des freins majeurs à la réalisation de possibles autodéterminations autochtones.

Face à ces problématiques, l’ouvrage collectif À la reconquête de la souveraineté. Mouvements autochtones en Amérique latine et en Océanie, dirigé par l’anthropologue Natacha Gagné, s’attache à analyser la souveraineté comme notion polysémique à travers les mouvements autochtones en Amérique latine et en Océanie luttant et s’activant afin d’acquérir une forme d’autonomie. L’enjeu de la pluralité des expressions de la souveraineté et leurs historicisations sont au coeur de l’ouvrage. La multiplicité des vocables utilisés par les acteurs sociaux et politiques autochtones — tels qu’indépendance, autonomie, décolonisation ou tino rangatiratanga[1] — et la manière dont ils renvoient à des univers de sens situés sont des éléments qui traversent les douze articles et sur lesquels Gagné met l’accent dès l’introduction. Même si la majeure partie des contributions sont d’ordre anthropologique, l’ouvrage constitue une étude pluridisciplinaire par son approche et ses thématiques.

Le volume est divisé en deux parties assez inégales sur le plan de la longueur. La première, « Contextualisations », sert de panorama historique des deux ensembles géographiques étudiés, permettant à la fois de situer le lecteur et de projeter un éclairage sur la diversité des mouvements et des luttes autochtones dans ces régions. Dans cette partie, l’article de Martin Hébert et Stéphanie Rousseau (chap. 1) offre par exemple une réflexion détaillée sur la Méso-Amérique et les territoires andins, permettant de comprendre les conflits idéologiques qui ont justifié l’exercice des souverainetés. Bien qu’il soit un peu trop concis, considérant la vaste période qu’il couvre (de la fin du XVe siècle au début du XXe), cet article rompt habilement avec la vision unifiée de l’entreprise coloniale et souligne l’impact qu’ont eu les oppositions entre l’oligarchie criolla et la Couronne d’Espagne sur les marginalisations autochtones lors des processus postcoloniaux de construction étatique et nationale.

Les dix articles qui composent la deuxième partie, « La reconquête de la souveraineté en marche », changent progressivement de perspective, passant du registre des États, des partis politiques et des mouvements sociaux à des visions plus singulièrement situées. Cette section aborde notamment la place de la danse en Bolivie et celle du tatouage en Polynésie, qui constituent des formes d’affirmation personnelle et de reconquête d’une souveraineté sur les corps (chap. 10 et 11). Le texte d’Ève Desroches-Maheux (chap. 9) présente quant à lui les tensions ressenties par les jeunes Kanak, qui oscillent entre inscription dans les modes de vie occidentaux et impératifs traditionnels. L’article s’intéresse surtout à la difficulté pour ces jeunes de trouver dans cet entre-deux leur propre voie et d’ainsi s’approprier leur monde. Cette contribution montre avec pertinence que l’émancipation et la souveraineté s’acquièrent aussi dans la sphère de l’intime.

Ce qui rend ce volet particulièrement intéressant, c’est qu’il repose sur des recherches de terrain plus ou moins intensives. Les témoignages recueillis, jalonnant les articles, apportent des éclairages précieux sur la dynamique des luttes, la construction des résistances et les mécanismes de cohésion communautaire. Par exemple, dans le texte de Raphaël Colliaux et Stéphanie Rousseau sur le Pérou (chap. 5), le récit du leader autochtone de Shivankoreni, Abraham Italiano, illustre avec justesse la manière dont l’ethnogenèse des Matsigenka fut modelée successivement par des acteurs extérieurs, les évangélistes, et par des forces internes, les assemblées communales. Les deux auteurs présentent entre autres comment le passage du référent caseria[2] à communauté matsigenka fut un tournant notable dans la fabrique des identités dans le district de Madre de Dios.

Pour conclure, ce livre constitue dans l’ensemble une contribution importante à la littérature sur les souverainetés autochtones. Néanmoins, la sélection des cas d’études et l’accent mis sur ces deux aires géographiques semblent plus fortuits qu’intentionnels. Bien qu’il soit pertinent de tracer des lignes de comparaison transpacifiques, celles-ci auraient pu être plus amplement approfondies pour mieux distinguer les convergences et les divergences de ces régions. De plus, les enjeux ontologiques et cosmologiques liés aux souverainetés, à leur exercice et aux sujets qui les revendiquent, humains et non humains, restent relativement absents de l’ouvrage. Toutefois, en donnant une voix aux acteurs autochtones, les différentes contributions réussissent tout de même à saisir et documenter une grande variété de phénomènes et elles ne manqueront pas de retenir l’attention de tous ceux s’intéressant à l’autodétermination autochtone.