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Dans cet article, j’examine la façon dont se recoupent l’éthique et l’institutionnel au Centre de formation biblique et ministérielle d’Anagkazo[1], une école biblique pentecôtiste charismatique fondée par Lighthouse Chapel International (LCI), de confession ghanéenne. Je porte une attention particulière au processus d’apprentissage et d’assimilation de la vertu d’obéissance (Asad 1993 : 125-170) dans cette école, et je montre la façon dont la volonté souveraine de Dieu est défléchie par le biais d’un appareil disciplinaire ayant diverses inflexions confessionnelles. LCI se définit elle-même comme une « industrie de conversion des âmes », et la pédagogie du centre de formation d’Anagkazo rapproche ses futurs ministres de Dieu tout en façonnant leur comportement et leurs dispositions en fonction de normes organisationnelles fortement rationalisées. Ces processus qui, simultanément, intensifient et normalisent la piété évangélique exigent une compréhension plus approfondie de la façon dont la formation du sujet éthique et les allégeances institutionnelles peuvent être juxtaposées tout en conservant leur caractère ontologique distinctif aux yeux des praticiens.

Le tournant éthique, dans l’anthropologie des religions, a produit un certain nombre de textes marquants au sujet de la construction du soi éthique au sein de traditions et de spiritualités discursives (Laidlaw 2002, 2013 ; Robbins 2004 ; Mahmood 2005 ; Hirschkind 2006 ; Marshall 2009 ; Faubion 2011), textes qui recourent souvent aux analyses tardives de l’éthique de Michel Foucault (2005). En dissociant les « codes moraux » des « modes de subjectivation » et la morale de l’éthique, Foucault postule que leur relation est sous-déterminée et autopoïétique, ce qui signifie que les diverses manières par lesquelles les individus abordent les injonctions normatives doivent être mesurées, non pas en fonction des conceptions sociologiques ou philosophiques générales de l’agir humain, mais en fonction des capacités particulières (y compris la volition) engendrées par les régimes de pratiques éthiques. Par conséquent, selon Saba Mahmood, « la forme précise et déterminée que prend l’obéissance à un code moral n’est pas un élément contingent, mais un élément nécessaire à l’analyse éthique, en ce qu’il s’agit d’un moyen de décrire la constitution spécifique du sujet éthique » (2005 : 28, traduction libre, souligné dans l’original).

En se préoccupant avant tout des techniques de soi, le tournant éthique a battu en brèche la corrélation fonctionnelle et représentationnelle qu’établissait Émile Durkheim entre la morale et « le social », et a privé Pierre Bourdieu de l’exclusivité de sa préoccupation pour le pouvoir symbolique et la reproduction sociale préconsciente, en abordant le problème de la personnification et de l’obéissance volontaire (Mahmood 2005 : 136-139 ; Hirschkind 2006 : 228 ; Faubion 2011 : 45 ; Laidlaw 2013 : 6-9). Cependant, et peut-être en raison d’une telle suspicion générale à l’égard du raisonnement sociologique, les anthropologues de l’éthique n’ont pas porté suffisamment attention au rôle des institutions dans la formation du sujet religieux. Les questions au sujet de qui obéit, pourquoi et comment font intégralement partie de toute forme de recherche éthique ; elles sont souvent posées au sein d’environnements institutionnels où l’on y répond ; et elles sont comprises à la fois comme des « réseaux [hiérarchiques] du donner et du recevoir » (MacIntyre 1999 : 98) et des structures formelles d’entreprises ayant une vie propre (Luhmann 2006). Ces environnements intègrent les projets éthiques dans des dynamiques sociales plus larges où le gouvernement de soi-même et le gouvernement, la formation du sujet et la gouvernementalité s’entremêlent.

Dans ce qui suit, je commence à réfléchir à la faible visibilité de la théorie des institutions dans l’anthropologie du christianisme et du pentecôtisme (Barker 2014). Je souligne les difficultés que rencontre le pentecôtisme dans l’édification d’institutions, écartelé qu’il est entre les liens verticaux avec les hommes et les femmes de Dieu (et les rencontres animées avec des intercesseurs) et les réseaux de soutien horizontaux, plus durables et nourris par la piété quotidienne et l’apprentissage religieux. J’avance que la croissance et la reproduction de LCI au cours des ans reflètent sa capacité d’articuler et de situer ces deux vecteurs d’autorité en se gardant de les codifier et de les normaliser à outrance. Je présente une vue d’ensemble d’Anagkazo en tant qu’apogée du contrôle disciplinaire dans l’ecclésiologie de LCI, et j’explore la façon dont les vertus chrétiennes universelles que recouvre l’obéissance, telles que l’« humilité », l’« excellence » et la « fidélité », sont cultivées par les étudiants à travers un appareil disciplinaire qui confère au corps pastoral de LCI une identité d’entreprise distincte. J’avance qu’au lieu d’être banalisé, l’agir divin est défléchi au sein de LCI par le biais de mécanismes de gouvernement — hiérarchies, règles, relations de pouvoir, calculs raisonnés — tout en conservant sa générativité éthique et sa souveraineté extrahumaine. Cela m’amène à conclure en abordant deux points : premièrement, la résistance des notions pentecôtistes de « pouvoir » et d’« autorité » aux oppositions séculaires entre autonomie et hétéronomie (Marshall 2014) ; deuxièmement, la nécessité de conjuguer, plutôt que d’opposer, l’éthique et le pouvoir institutionnel, les deux étant également pertinents pour comprendre les nouvelles formes de gouvernementalité chrétienne.

Pentecôtisme et hiatus institutionnel dans l’anthropologie du christianisme

Au cours des dernières décennies, nous avons vu apparaître une anthropologie dynamique du christianisme, un sous-champ comparatif soucieux de penser cette tradition en dépassant le dualisme strict entre les particularismes culturels locaux et l’hégémonie occidentale. Considérer le christianisme comme une culture transnationale relativement autonome (Robbins 2007) a facilité un ensemble productif de débats intercontextuels autour des questions de la conversion et de la discontinuité temporelle, de l’individualisme et de la dividualité, du langage et de la sémiotique des idéologies et de la matérialité (Bialecki et al. 2008). Cependant, l’un de ses effets imprévus fut un manque d’attention généralisé à ce que Chris Hann (2014) appelle « les macromatérialités du christianisme », y compris l’ensemble des structures ecclésiastiques qui intègrent et distinguent cette tradition de manière autoritaire dans le temps et dans l’espace. John Barker remarque que l’anthropologie du christianisme a eu le plus souvent tendance à « explorer les liens entre le christianisme mondial et le christianisme local en termes largement culturels » (2014 : 172), jusqu’à finir par ne plus voir que c’est « dans le domaine des structures et des pratiques ecclésiastiques que les chrétiens de diverses régions s’engagent dans un christianisme relativement unitaire[2] » (ibid. : 173). La critique de Barker peut paraître exagérée, si l’on considère que plusieurs études ethnographiques d’importance appartenant à ce sous-champ ont porté sur des Églises et des confessions particulières (voir notamment Coleman 2000 ; Engelke 2006 ; Daswani 2015), en y apportant souvent des informations détaillées au sujet de leur organisation. Cependant, je crois que Barker veut dire que le problème théorique de la façon dont les structures ecclésiologiques reliant le corps visible et le corps invisible du Christ sont façonnées et entretenues de manière autoritaire n’a pas reçu beaucoup d’attention.

Il est possible que cette tendance reflète l’influence disproportionnée de la recherche sur le pentecôtisme transnational, dont l’attachement à l’autorité charismatique ramène plus intensément au premier plan la dissociation générale des protestants entre la foi individuelle et les structures confessionnelles. Être chrétien dans ce cas consiste d’abord et avant tout à cultiver une « relation personnelle » avec le Christ et l’Esprit saint. Les conceptions pentecôtistes de l’Église passent souvent rapidement de notions pauliniennes individualisées du « temple corporel » individualisé, empli de l’Esprit saint, à la conception eschatologique de l’Église en tant que « communauté des sauvés », tout en étant dépourvues de la théologie plus poussée des institutions et des organisations qui caractérise la tradition catholique (Mayblin et al. 2017). Par habitude, le pentecôtisme est le plus souvent présenté dans cette étude à travers des figures de déplacement : un mouvement se propageant par mimétisme sous l’effet d’une logique évangéliste de schisme et de continuité (Bialecki 2014), des réseaux performatifs dynamisés par des formes rituelles transposables (Robbins 2009) ou des publics médiatisés qui mobilisent l’attention des participants par le biais de « formes sensationnelles » (Meyer 2011). Ruth Marshall est tout à fait explicite quant à ce cadre (soit l’un, soit l’autre) lorsqu’elle oppose de façon flagrante les techniques pentecôtistes de soi au Nigeria et les formes « quasi juridiques » de l’autorité chrétienne — comme le catholicisme romain et d’autres Églises traditionnelles —, soutenant que

le messianisme et l’intériorité des pratiques de foi pentecôtistes, ainsi que le caractère central de la grâce et des miracles, provoquent tous une interruption continuelle des processus d’institutionnalisation qui pourraient assurer la connexion entre la vertu et l’autorité, entre un nouveau mode de gouvernement de soi et de gouvernement des autres.

Marshall 2010 : 218, traduction libre

Bien qu’ils reposent sur des bases ethnographiques solides, ces diagnostics détournent l’attention analytique des fortes structures ecclésiastiques qui composent et transposent la spiritualité pentecôtiste dans le monde. Si l’éthos revivaliste des pentecôtistes déborde d’un modèle d’Église bien délimité, une telle impétuosité peut du moins être condensée institutionnellement, donnant lieu à la fois à des assemblages événementiels, comme ceux mis en évidence par Joel Robbins et Birgit Meyer, et à des structures plus durables. Si l’autorité charismatique possède effectivement une dimension perturbatrice, le charisme peut également être « réparti » au sein d’administrations pentecôtistes interdépendantes (Kirsch 2008) et « s’écouler » à travers des réseaux tant laïcs que religieux (Reinhardt 2014). Et tandis que les expériences charismatiques sont en fin de compte souverainement données — allant au-delà de ce que James Faubion (2011) appelle la dimension « thémitique » (themitical) des régimes éthiques quotidiens —, elles sont également encadrées et caractérisées par la transmission (Luhrmann 2012 ; Reinhardt 2015).

À l’instar des autres sortes de chrétiens, les convertis pentecôtistes sont susceptibles de se joindre à ce mouvement religieux par le biais des différentes Églises et confessions, et non en dépit d’elles, ces deux phénomènes représentant des vecteurs (Reinhardt 2017) ou des axes (Haynes 2017) d’autorité et d’appartenance plutôt que des domaines d’exclusion. Le vecteur du « mouvement » est centrifuge, diffus sur le plan charismatique et interconfessionnel, tandis que le vecteur de « l’Église » est centripète et se base souvent sur la loyauté envers des leaders charismatiques influents et leur conception d’un « esprit de corps ». Les types particuliers de pentecôtisme qu’incarnent ces leaders se propagent par mimétisme par les prêches et la diffusion médiatique, mais ils acquièrent également une porosité pédagogique à travers les organisations qu’ils supervisent. Les vecteurs d’autorité centripètes et centrifuges se recoupent en fonction de stratégies ecclésiologiques particulières, et les confessions peuvent être liées les unes aux autres par la concurrence et les alliances, ce qui fait apparaître des ressemblances familiales (Anderson 2010). Ces dynamiques duelles se reproduisent de façon récurrente au sein des communautés religieuses, ainsi que le souligne Naomi Haynes (2017) pour qui le fait de se convertir au pentecôtisme dans la région de Copperbelt en Zambie est un processus

dans lequel les gens sont attirés dans des relations qui prennent deux formes principales : des liens verticaux avec des dirigeants de l’Église, qui reflètent le paradigme global de la dépendance, et des liens horizontaux avec d’autres croyants qui, en tant que réseaux de pratique religieuse, ont eux aussi le potentiel de les aider à être mus par l’Esprit.

Ibid. : 75-76, traduction libre

En somme, la question est de savoir comment la fidélité à une institution est nourrie et entretenue au sein d’une spiritualité paulinienne dans laquelle le « temple corporel » individualisé reste le lieu premier de la véridiction religieuse. Afin d’y répondre, il est important de reconnaître la façon « dont pensent les institutions » (Douglas 1987), comment elles édifient des normes au moyen d’un discours analogique, de réactions positives et négatives et de schémas d’interaction visant à renforcer la confiance et l’appartenance. Cela inclut des formes institutionnalisées de réflexivité auxquelles on ne peut accéder que par une « observation de troisième ordre », à savoir par une disposition analytique à observer une institution en tant que « système qui s’observe lui-même » (Luhmann 2006 : 56).

Dans un texte précédent (Reinhardt 2018), j’avais appliqué ce modèle à Lighthouse Chapel International. Fondée à Accra (Ghana) en 1988 par l’évêque Dag Heward-Mills et constituant aujourd’hui un réseau transnational de plus de 1500 églises affiliées, LCI s’est développée de façon ordonnée au fil des ans, ne connaissant que des cas de schisme mineurs[3]. J’ai avancé que l’ecclésiologie de LCI repose sur trois principes organisationnels fondamentaux. Tout d’abord, l’Église interpelle les visiteurs et les membres en fonction de deux positions éthiques (Keane 2016) que j’appelle évangélique et apostolique. La position évangélique est centripète et quantitative. Elle vise à maximiser la « conversion des âmes » et approche les convertis potentiels comme s’ils étaient des consommateurs aux désirs desquels elle doit répondre, en particulier par l’intercession spirituelle. La position apostolique, au contraire, est centrifuge et qualitative, et vise à produire des chrétiens « matures », c’est-à-dire des chrétiens pieux qui apprennent à désirer autrement. Elle met l’accent sur l’acquisition d’une autorité textuelle et charismatique, sur l’indépendance vis-à-vis des leaders charismatiques, sur une discipline de dévotions quotidiennes et sur une disposition à « travailler pour Dieu » volontairement par le biais de ministères laïcs.

Deuxièmement, ces deux mouvements peuvent s’opérer dans des contextes différents (par exemple dans des « services de miracles » ou des lectures de la Bible en groupe), comme si l’Église était composée de deux types de chrétiens, qui ne sont pas autonomes. Ils se recoupent au sein de LCI, en particulier dans les structures de mentorat de disciples, où les membres arrivent à maturité en aidant les nouveaux venus dans leur « marche avec le Christ ». Le mentorat de disciples entraîne la porosité de la position apostolique en répartissant les activités de tutorat entre les membres eux-mêmes, ce qui rend l’organisation autogénérative. Cela a pour résultat que, dans le cadre de LCI, on « grandit dans la foi » en guidant les autres le long du même chemin, par l’exemple et le mentorat, en agissant comme un « parent spirituel » et en prenant sous son aile « un bébé spirituel ». Ce modèle éthique de construction de soi dépasse l’archétype solitaire du musicien virtuose (Mahmood 2005 : 29) et se rapproche des méthodes d’apprentissage pratique que l’on acquiert avec le métier, telles que la participation périphérique légitime (Lave et Wenger 1991).

Troisièmement, en tant qu’organisation, LCI est profondément consciente des dangers que font courir à la piété chrétienne l’indulgence et la discipline (Mayblin et Malara 2018). Tandis que les « signes et merveilles » miraculeux sont considérés comme légitimes, comme des outils donnés par Dieu pour la croissance de l’Église, ils tendent également à faire des églises de simples « fournisseuses » de services spirituels, à en faire ce que les leaders de LCI qualifient de « grosses églises stériles ». À l’inverse, une préoccupation exclusive pour la réforme morale et la discipline peut « faire fuir la brebis » et il vaut toujours mieux être un « bébé spirituel » qu’un « incroyant ». Cela se solde par une approche graduelle des normes dans laquelle la pression disciplinaire s’applique en fonction du niveau de « maturité spirituelle » de chaque membre.

Néanmoins, la force principale qui soutient l’identité d’entreprise de LCI, c’est les relations pédagogiques qui motivent sa position apostolique, puisque les sujets « mûrs » font preuve de davantage de fidélité envers l’institution à long terme. Ils le font non pas parce que LCI aurait une place privilégiée aux yeux de Dieu ou parce que Heward-Mills exercerait sur eux une autorité charismatique extraordinaire, mais parce qu’ils sont devenus ce qu’ils sont, c’est-à-dire une « nouvelle création », par des « réseaux d’épanouissement » spécifiques (MacIntyre 1999) envers lesquels ils ont dorénavant une dette. Ces réseaux insufflent un profond sentiment de familiarité au sein d’une organisation par ailleurs énorme et impersonnelle. Les membres « mûrs » de LCI sont non seulement plus loyaux envers leur confession, contribuant à l’institution par leurs dîmes et le temps de travail qu’ils lui consacrent, mais ils constituent également une source majeure de recrutement pour ses projets d’« implantations d’églises » à travers le monde. Une telle transition du travail pastoral laïc au travail pastoral à plein temps exige un enrôlement dans l’école biblique en vue de l’ordination.

Le complexe disciplinaire d’Anagkazo

En grec, anagkazo signifie « contraindre, obliger », ce qui indique le fort engagement évangélique de cette école. Créée en 1996, celle-ci offrait alors une formation de deux ans. Depuis 2000, le cursus s’est étendu à quatre ans, et depuis 2006 l’école est devenue une institution à part entière, où les étudiants vivent en totale immersion. À Accra, la branche d’Anagkazo admet tous les ans des groupes de 400 étudiants en moyenne en provenance de nombreux pays. D’après le dossier de présentation de l’école, son objectif général est de produire « une personne intégrée — vivante sur le plan spirituel, alerte sur le plan intellectuel et disciplinée sur le plan physique. Équiper les soldats de la fin des temps pour le Christ avec une expérience pratique et une connaissance pertinentes est l’une de [ses] principales préoccupations[4] ». Je qualifierais Anagkazo d’école semi-confessionnelle. Elle est avant tout une école biblique pentecôtiste, aussi accepte-t-elle des apprentis ministres provenant d’autres Églises. Même si, durant mes recherches, les étudiants extérieurs à LCI étaient minoritaires (environ 15 %), leur présence est importante en ce qu’elle indique l’universalité chrétienne des doctrines, des méthodes et des objectifs de l’école. Bien que LCI soit constituée de facultés permanentes, l’école invite aussi fréquemment des conférenciers d’autres confessions, originaires du Ghana ou de l’étranger. Ils font partie des réseaux pastoraux de Heward-Mills et sont traités de la même manière que les « pères spirituels » ou les « pères du mouvement ».

Anagkazo impose aux étudiants un programme pédagogique exhaustif composé de quatre axes disciplinaires principaux ou, comme le formulait Foucault (2001b : 1052), des blocs où se conjuguent capacités, communication et relations de pouvoir. Les matières scolaires consistent en des cours magistraux portant sur l’histoire de l’Église, la théologie, l’apologétique, l’homilétique, l’administration de l’Église, l’éthique pastorale, le mariage chrétien, etc., par le biais desquels les étudiants sont systématiquement introduits aux « doctrines de la maison ». Les méthodes d’apprentissage permettent aux étudiants d’acquérir des compétences pratiques en les exposant au prêche, à l’évangélisation ainsi qu’au travail missionnaire et administratif au cours de différents stages en alternance au sein de l’appareil institutionnel de LCI — depuis les bureaux de l’administration jusqu’aux missions rurales, ainsi qu’au sein des équipes de croisade nationale et internationale. Les pratiques spirituelles sont un ensemble de pratiques de dévotion intenses précédées d’un jeûne. Certaines sont orthodoxes, comme la méditation matinale, la mémorisation de la Bible et les réunions de prière, mais d’autres le sont moins, comme « le trempage dans les enregistrements » et « l’immersion vidéo », moments d’« imprégnation » médiatique au moyen de l’onction ou du charisme ministériel de Heward-Mills (Reinhardt 2014, 2017). Enfin, les compétences institutionnelles, que j’évoque ci-dessous, sont fondamentalement les règles du décorum qui gouvernent la vie dans cette institution.

À la façon d’un ordre monastique, Anagkazo s’efforce de produire « une vie si étroitement liée à sa forme qu’elle s’en avère indissociable » (Agamben 2013 : xi). Les étudiants vivent dans un environnement totalement contrôlé à l’intérieur des murs de l’école, où la conduite quotidienne est soumise à une structure autoritaire stricte et à un horaire serré d’activités qui inclut se lever tôt, travailler à l’entretien des installations en balayant les sols et en nettoyant les salles de bains et le foyer étudiant, assumer des rôles administratifs, suivre un programme exigeant constitué de cours magistraux et d’études bibliques, et mener une vie de dévotion intense et méthodique en fonction d’horaires et de lieux prédéfinis. L’écart est visible entre le peu de membres du personnel professionnel et le très grand nombre d’étudiants. L’école est essentiellement autogérée par les étudiants. Afin de conserver le contrôle de ce système, les responsabilités du commandement et de la surveillance sont réparties entre les étudiants par le biais de divers organes. Le leadership étudiant est également centralisé : les leaders ont pour chef le préfet de l’école, qui est nommé par la direction et sélectionné parmi les étudiants de quatrième année.

À Anagkazo, l’une des règles de base est que l’on ne conteste pas les décisions de ceux qui exercent l’autorité, y compris le personnel de l’école et les leaders étudiants. Même si les punitions sont considérées comme injustes, les étudiants doivent s’y plier sous peine d’en recevoir de pires. Les étudiants peuvent recevoir jusqu’à trois avertissements de la part de l’école, après quoi ils sont renvoyés ou doivent redoubler leur année. Un cadre hiérarchique semblable structure les relations entre les étudiants des différentes années, ceux de troisième ou quatrième année ayant autorité sur ceux de la première ou de la seconde année, quels que soient leur âge, leur genre, leur origine ethnique ou leur statut socioéconomique. En outre, chacun des groupes annuels a un représentant chargé, entre autres choses, de contrôler les présences en faisant périodiquement l’appel et en rapportant les absences à la direction de l’école, de vérifier si les chambres du foyer étudiant sont bien rangées et d’exercer le commandement. En résumé, tout le monde doit obéir à Anagkazo, mais tous exercent également une autorité dans un certain contexte et à un certain degré. En oscillant entre l’obéissance et le commandement, les étudiants sont exposés à ce qui sera leur carrière de « soldats du Christ » au sein d’une confession dans laquelle le leadership actif est encouragé et contrôlé par des structures hiérarchiques.

Il est étonnamment facile d’intégrer LCI. Les candidats doivent se considérer eux-mêmes comme appelés, apporter une lettre de recommandation d’un quelconque ministre du culte et passer une entrevue. Après tout, Anagkazo représente l’étape finale du mentorat des disciples propre à LCI, que j’ai décrit plus haut comme étant indulgente et flexible sur le plan de l’autorité. Mais en tant que frontière organisationnelle entre le ministère laïc et le ministère à plein temps, Anagkazo représente également l’apogée de la rigueur disciplinaire, de sorte que l’indulgence est nettement abandonnée. La discipline filtre les motivations des étudiants et sépare « le bon grain de l’ivraie », ce qui est vital dans un contexte d’incertitude économique et d’entrepreneuriat religieux dérégulé comme celui du Ghana, où devenir pasteur est une carrière prometteuse pour les jeunes (Lauterbach 2010). Cependant, la rigueur de la discipline qui règne dans cette école est bien plus qu’un filtre pragmatique de la volition. C’est un moyen générateur qui remodèle les désirs des étudiants en rattachant à l’obéissance un certain nombre de vertus chrétiennes. Ces vertus de l’obéissance en font à la fois un indicateur de déférence envers les règles institutionnelles et un instrument à forte charge éthique pour la subjectivation chrétienne (Asad 1993 ; Foucault 2001a).

Excellence, loyauté et humilité

Bon nombre des qualités cultivées par le biais des tâches quotidiennes impersonnelles à Anagkazo — la ponctualité, la retenue, la propreté et l’ordre — sont des manières d’introduire les étudiants au modus operandi impersonnel et régi par l’efficacité de LCI. Ce sont les qualités personnelles qu’exige « l’industrie de la conversion des âmes », dont les multiples rouages devraient incorporer et démontrer en pratique l’éthique de travail particulière à cette Église tournée vers la vertu de l’excellence. Je conçois ce terme de façon totalement émique. LCI et le centre d’Anagkazo sont fiers « d’oeuvrer pour le Royaume », avec passion, dans un zèle évangélique et sous la direction spontanée de l’Esprit saint, mais aussi avec « excellence ». L’excellence se reflète dans les schémas standardisés de leurs liturgies et dans l’homogénéité de leurs horaires hebdomadaires, des thèmes de prédication et des décorations des églises à travers un vaste réseau transnational. L’excellence est également un moyen de distinction sociale (Bourdieu 1979) qui fait que l’organisation et son corps pastoral sont reconnaissables par leur caractère « international ». Par exemple, le souci de la gestion impersonnelle du temps propre à Anagkazo était mis en contraste, par le personnel et les étudiants, avec le « temps ghanéen », marqué par l’imprévisibilité et les retards.

L’excellence possède une dimension esthétique, comme le prouve le code vestimentaire obligatoire à Anagkazo. En semaine, les étudiants doivent porter un costume, une chemise blanche, une cravate et des chaussures noires et se raser régulièrement, en plus de garder les cheveux courts. Les étudiantes doivent porter une robe noire, une chemise blanche, un manteau noir et des chaussures noires, et porter une perruque ou se tresser les cheveux. À Anagkazo, les règles de présentation de soi homogénéisent le corps étudiant en effaçant les origines ethniques et socioéconomiques des élèves, tout en les réinsérant dans une nouvelle économie de rang. Alors que les pasteurs de rang inférieur de LCI s’habillent comme les étudiants d’Anagkazo, les pasteurs plus expérimentés, les révérends et les évêques s’habillent de façon élégante, mais beaucoup plus informelle, généralement avec des vêtements africains modernes. En tant qu’organisation, LCI se fonde sur le présupposé que la singularité appartient à ceux qui sont déjà mûrs sur le plan spirituel, à des personnes qui peuvent afficher à leur aise leur individualité charismatique, leurs goûts personnels ou culturels sans compromettre la mission commune. En outre, en matérialisant l’excellence sur le plan corporel, le sobre uniforme d’Anagkazo différencie les disciples « internationaux » de LCI des prêcheurs et prophètes populaires ostentatoires, que l’on croise souvent dans les rues d’Accra en costume blanc, avec une cravate voyante et des chaussures pointues.

Une autre justification usuelle du code vestimentaire de l’école est pragmatique et liée à l’évangélisation. Une bonne présentation de soi est censée accroître la capacité de persuasion. D’après Joshua, un étudiant de quatrième année :

Ici, nous sommes formés pour être capables de nous sentir proches de tous les milieux. Quand vous serez dehors, vous aurez affaire à des gens différents. En tant que chrétiens, nous sommes appelés à témoigner du monde. Nous devons être capables de nous identifier aux puissants, aux pauvres, aux nécessiteux, à tout le monde dans la société. En tant que ministres, si nous ne nous présentons pas correctement, ils ne nous accepteront pas.

Une présentation soignée induit la confiance et confère une légitimité. Dans une veine similaire, Mohammed, ancien musulman converti originaire du nord du Ghana, admettait que si le christianisme est une affaire de « coeur », d’intentions, de piété et de zèle, l’apparence est essentielle pour l’oeuvre de Dieu, en particulier parce que « Dieu regarde l’intérieur, mais [que] les hommes regardent l’extérieur. Même si Dieu voit votre coeur, si vous voulez amener les gens au Christ, vous devez faire attention à votre apparence au-dehors ».

Le projet de sanctification ou de sainteté chrétienne à Anagkazo n’implique pas que l’on dédaigne les apparences en général, surtout parce que le devoir d’évangélisation exige des ministres un effort conscient pour faire en sorte que leur corps reflète la grâce de la transformation divine et influence les autres de manière mimétique. Une telle coordination continuelle de la raison instrumentale et de l’éthique de la croyance explique en grande partie l’ambiguïté de l’« excellence » en tant que vertu chrétienne à Anagkazo, car elle combine souvent ce que Alasdair MacIntyre (Knight 1998 : 55-68) considère comme des régimes de pratique incommensurables : les « biens d’excellence », incorporés dans les pratiques en tant que biens internes, et les « biens d’efficacité » instrumentaux et externes que recherchent les entreprises bureaucratiques. En tant qu’« industrie de conversion des âmes », LCI incarne professionnellement et à grande échelle le désir de Dieu de sauver l’humanité. Au lieu de rejeter les calculs instrumentaux, la croyance eschatologique légitime une raison religieuse calculatrice au sein de laquelle vertu et efficacité se recoupent. Cela se reflète dans le fait que les pratiques qui indiquent l’excellence oscillent entre techniques de soi et « compétences dans la gestion des émotions » (Hochschild 2013), modalités d’un travail affectif typique de l’industrie séculière des services.

Se soumettre aux règles impersonnelles du décorum d’Anagkazo génère également le moyen de cultiver la vertu de la loyauté, ainsi que l’affirme le directeur d’Anagkazo, l’évêque Nterful :

Nous croyons fermement en 1 Corinthiens 2 : loyauté et fidélité. Vous devez être fidèles à Dieu, à l’appel de Dieu, au Verbe, et aussi être fidèles aux personnes qui se trouvent au-dessus de vous, vos aînés dans le ministère. Vous devez demander des instructions et accepter les règles. Vous devez être fidèles à votre congrégation parce que lorsque vous rassemblez les gens, vous devez avoir un engagement envers eux. Lorsque les gens ne sont pas fidèles, ils se rebellent. Cela conduit à la trahison, au chaos, à la scission des Églises, à des Églises qui ne peuvent plus croître ou bien fonctionner à cause de tant de discorde. L’Esprit de loyauté vous donne l’homogénéité et vous permet de vous épanouir. Prenez Lighthouse […]. Vous ne voyez pas le chef de cette congrégation se précipiter partout pour voir comment vont les choses […]. C’est ce qui donne à la confession son identité, mais nous laissons aussi beaucoup d’espace pour permettre à l’Esprit saint de nous guider au sujet de ce qu’il faut enseigner à un moment particulier, de la façon dont nous devons exercer le ministère et tout ça.

L’appareil professionnel-eschatologique est ici rapidement transfiguré en famille loyale. D’après l’évêque, la réussite de LCI repose sur sa capacité à coordonner la nature particulière de la spontanéité charismatique de l’Esprit saint avec l’ordre, le décorum et le sentiment d’une dette envers ceux qui se trouvent au-dessus et au-dessous de vous. L’élément essentiel de ce processus est l’encadrement de l’obéissance à Anagkazo en tant qu’expression de loyauté et de fidélité à Dieu à travers ceux qui vous guident vers lui, ce qui représente une version particulière de ce que MacIntyre (1999) appelle « la vertu de la dépendance reconnue » (« virtue of acknowledged dependence »). Selon MacIntyre, la recherche éthique ne devrait pas commencer par un sujet déjà pleinement doté de facultés éthiques, mais par la figure de l’enfant, un être dont les vulnérabilités sont lentement converties en nouvelles capacités par l’éducation. MacIntyre insiste sur le fait que le tutorat et la docilité sont les composantes nécessaires de toute forme de développement moral, un processus dans lequel le pouvoir de définir ce qui est bon pour soi doit être temporairement délégué à d’autres personnes : parents, tuteurs, enseignants, entraîneurs, etc. Les relations pédagogiques de parenté spirituelle sont un excellent exemple de ces modes intrinsèquement asymétriques d’épanouissement humain dans le cadre de LCI et, ainsi que je l’ai affirmé auparavant, les dettes pédagogiques constituent la principale source d’identification entre les membres et l’ordre confessionnel.

L’évêque Nterful a également pris soin de souligner les biens internes de la loyauté en insistant sur le fait qu’elle doit être exercée à l’égard de multiples Objets. La loyauté envers Dieu, la loyauté envers sa congrégation et la loyauté envers l’autorité de l’Église sont des façons d’exercer sa foi chrétienne. Cette perspective fait de la désobéissance-déloyauté un vice modulaire à parts égales. C’est un manque de foi en Dieu, un désintérêt pour sa propre congrégation et une incapacité de reconnaître ce que l’on doit aux « réceptacles » que Dieu a utilisés pour nous façonner. Cette logique s’applique à Anagkazo non seulement au directeur de l’école, aux membres de la faculté ou à l’aumônier scolaire, mais aussi à tous ceux qui détiennent une forme d’autorité, des leaders étudiants aux étudiants de troisième ou quatrième année.

En général, la loyauté re-personnalise le modus operandi impersonnel d’Anagkazo sans compromettre son universalité chrétienne. En fait, il serait plus juste de dire que le modus operandi de l’école est « dé-personnel » plutôt qu’impersonnel, c’est-à-dire qu’il est itérable et abstrait, et cependant inscrit dans des allégeances pédagogiques spécifiques, qui sont souvent encodées dans une terminologie de la parenté. « Les gens au-dessus de vous » à Anagkazo ne sont pas simplement de froids instructeurs, mais des pères et des aînés dans le Christ — reproduction des relations bibliques qu’incarnaient Paul et son apprenti Timothée, Moïse et Josué, Élie et Élisée (Reinhardt 2015). L’autorité découle de la récursivité des relations de parenté spirituelle, et inclut Heward-Mills, le métapère de LCI, qui domine la « culture de la loyauté » de LCI par son exemplarité.

Les étudiants d’Anagkazo parlent toujours de Heward-Mills comme d’un homme de Dieu particulièrement « humble ». Cette humilité est signalée par sa façon informelle de prêcher et de s’habiller, sa capacité d’écoute et le fait qu’il reconnaisse constamment en public ce qu’il doit à ses pères spirituels exerçant en dehors du mouvement et aux pasteurs-assistants se trouvant hiérarchiquement au-dessous de lui. Ce style de leadership est présenté dans ses nombreux ouvrages sur le sujet au moyen d’une synthèse de citations bibliques et d’écrits séculiers sur le monde des affaires associés au « troisième esprit du capitalisme » (Boltanski et Chiapello 1999), dans lequel les réseaux personnels, la confiance mutuelle, la communication par l’exemple et la « vision » supplantent la bureaucratie, le commandement et la propriété. En effectuant des démonstrations publiques de loyauté, Heward-Mills contrecarre aussi consciemment l’association des ministres du culte pentecôtiste et des « hommes importants » dans la culture populaire ghanéenne. Cependant, le gouvernement par la confiance et l’influence indirecte exige la maturité, ce qui, à Anagkazo, s’acquiert par les pratiques d’humilité.

Selon le révérend Asso, professeur à Anagkazo, le strict régime disciplinaire de l’école a avant tout un objectif éthique et spirituel, celui de « rendre humbles » les étudiants, de « les briser », « de les dépouiller de tout signe d’orgueil, afin que le Verbe et l’Esprit puissent les remplir et les élever à un plus haut niveau dans le ministère ». En somme, la docilité aux règles et aux pères spirituels ne consiste pas seulement à se soumettre aux institutions du monde et aux mentors personnels, mais constitue aussi un chemin pour devenir un réceptacle convenable pour l’Esprit. Les témoignages au sujet de la vie à Anagkazo renvoyaient fréquemment à un processus qu’avait abordé Foucault (2001a) dans son analyse de l’enseignement des cyniques qui consistait à « désapprendre » (dediscere). Foucault souligne que le processus d’autoformation éthique comporte une dimension à la fois génératrice et dissipatrice (apprendre la vertu signifie désapprendre les vices), qui s’exprime par la nécessité de se dépouiller de l’éducation, des habitudes et des influences antérieures. De même, l’école d’Anagkazo ne gouverne pas seulement les étudiants comme s’ils étaient des feuilles blanches, mais efface littéralement leur bagage comportemental.

Une image semblable avait été évoquée par Ebenezer, 36 ans, un étudiant de LCI venu du nord du Ghana :

La première fois que je suis arrivé dans cette école, j’ai vu qu’il y avait des étudiants des dernières années qui étaient plus jeunes que moi, alors j’ai pensé que je pourrais les faire marcher à la baguette. Mais ils m’ont enseigné ici à être humble, à tout laisser derrière moi : le savoir, l’âge, tout ça. On ne peut jamais comparer la sagesse du monde à la consécration par Dieu. Et avant que Dieu vous donne l’onction, Dieu veut vous dépouiller de tout, vous rendre humble, vous vider, afin que vous soyez rempli de l’onction.

L’un des effets résultant de l’adoption de la discipline comme source de désapprentissage éthique est un discours non intuitif qui répond à la dureté disciplinaire par l’amour et la gratitude. Olivia, une étudiante ghanéenne extérieure à LCI de plus de quarante ans, a mentionné comment l’école lui avait permis de découvrir une nouvelle façon de reconnaître le rôle de la discipline dans son christianisme. Bien qu’elle se soit d’abord offusquée de voir « des petits garçons et des petites filles » lui dire ce qu’elle devait faire, avec le temps elle avait commencé à percevoir dans ce type d’attitude « l’amour de Dieu qui se répandait » :

L’un des problèmes que j’avais avant de venir ici était que je ne pouvais pas réellement trouver un père ou un mentor pour m’aider [qui m’aurait dit] : « Fais ci ou fais ça. » J’avais travaillé dur pour des églises, mais je ne trouvais personne qui puisse me guider et rester près de moi. J’étais plutôt comme « menée ». J’ai réalisé aussi que, même si je prêchais, j’étais amère… […] J’ai été maltraitée par beaucoup de gens, même des pasteurs. J’ai dû me frayer un chemin par la prière. Alors je suis devenue orgueilleuse, suffisante ; fière de tout le travail d’église que j’avais fait, du temps que j’avais passé à prier. Je n’acceptais aucun conseil. Mais après être venue ici j’ai pu m’asseoir aux pieds de pères spirituels et Dieu m’a donné la grâce de pardonner à tout le monde. La discipline — « fais ci, fais ça » — m’a aidée à devenir humble. C’est une chose pour laquelle je rends vraiment grâce à Dieu […]. [À] présent je vois l’amour de Dieu se répandre. Les prêches des évêques m’ont aussi aidée. Et surtout la prière ! L’Esprit saint ramène des choses à la mémoire. J’ai vu bien plus d’amour. J’ai remarqué que c’est comme ça que marche la maison : les gens sont brisés lentement.

Olivia a reconnu que son zèle intense sans mentorat l’avait poussée de la vertu au vice de la suffisance en la rendant rétive aux relations d’autorité. En rendant humble Olivia, Anagkazo lui a procuré un environnement qu’elle n’avait jamais connu auparavant dans sa longue marche avec le Christ, un recommencement duquel ont été écartés tant le manque de confiance que la menace de l’orgueil. À Anagkazo, les instructeurs condamnaient fréquemment l’orgueil, le présentant comme étant le principal obstacle à l’établissement d’églises saines, qu’il s’agisse de s’enorgueillir de ses propres dons spirituels, de la portée de son prêche ou de son travail ecclésiastique zélé. L’orgueil était souvent requalifié à Anagkazo « d’esprit d’orgueil », un agent démoniaque puissant agissant en particulier parmi les ministres du culte. Les étudiants qui enfreignaient le règlement de l’école étaient sermonnés et punis, en plus de faire « l’objet des prières » des professeurs et des élèves.

À Anagkazo, le remède à l’orgueil consiste à briser méthodiquement la volonté, un processus assez douloureux au début, durant ce que les étudiants appellent « la période de modification du réceptacle ». Ce moment a été une expérience particulièrement traumatique pour Caleb, un jeune étudiant écossais, petit-fils d’un ministre populaire qui faisait partie des réseaux internationaux de Heward-Mills. Caleb a décrit de façon imagée l’impact que la vie à Anagkazo a eu sur son tempérament naturel, y compris ses préjugés raciaux, lorsqu’il est arrivé au Ghana :

Sur le plan spirituel, j’ai changé à un niveau plus qu’astronomique. Si tu m’avais connu avant, j’étais quelqu’un que tu aurais évité, tu vois ? […] Dieu a vraiment fait son oeuvre sur moi avec cette école. La discipline, le travail sur mon esprit, j’ai été humilié d’une manière que tu ne peux pas imaginer. J’ai dû nettoyer des toilettes, tu vois ? Je suis le seul Blanc de cette école et ils disaient, genre : « Tu vas nettoyer les toilettes », OK ? La première fois, j’ai vomi. C’était vraiment moche. J’ai dû nettoyer les toilettes et mon vomi. J’ai été humilié d’un tas de manières que tu peux difficilement imaginer, Bruno. Il y a beaucoup de grâce ici.

Caleb a justifié sa soumission à la structure de l’école et sa loyauté envers ses pères en évoquant leurs rôles de facilitateurs et de catalyseurs de sa relation personnelle avec Dieu. Cela a pour résultat qu’Anagkazo, en tant qu’institution, est vue comme exsudant la grâce jusque dans sa discipline militaire puisque son but est d’instiller un type de docilité qui permet l’incorporation de nouvelles aptitudes éthiques et spirituelles et qui en est le prérequis. Caleb a affirmé qu’à l’instar de la prière, du jeûne ou de la mémorisation de la Bible, le nettoyage des toilettes pouvait être un exercice spirituel à condition qu’il soit réalisé dans de bonnes dispositions. De fait, ce point de vue montre à quel point la différenciation analytique que je faisais au début entre la discipline « institutionnelle » et la discipline « spirituelle » était artificielle puisque la pédagogie de l’école agit sur les affinités mêmes entre l’allégeance institutionnelle et la piété personnelle, faisant de l’obéissance une charnière générative reliant le gouvernement de soi et le gouvernement.

L’obéissance, entre éthique et gouvernement

L’attention portée à l’obéissance en tant que vertu religieuse consciemment recherchée plutôt que comme effet direct de structures sociologiques a justifié la popularité des analyses de l’éthique réalisées par Foucault chez les anthropologues contemporains. Les aspects délibératifs et autogénérateurs des régimes éthiques sont essentiels, par exemple, à la problématisation de Mahmood de l’équivalence entre l’obéissance islamique et la subordination de genre en Égypte, car

c’est précisément cette obéissance volontaire à des conventions sociales prescrites par la religion — ce qui est souvent considéré comme une émulation aveugle et non critique — qui suscite la critique selon laquelle ces mouvements ne servent qu’à reproduire l’ordre patriarcal existant et à empêcher les femmes de distinguer leurs « propres désirs et aspirations » de ceux qui sont « dictés par la société ».

Mahmood 2005 : 148

Une mise en garde similaire concernant les interprétations de l’agir religieux dans le domaine séculier pourrait être lancée quant à la représentation universitaire du pentecôtisme en Afrique. J’illustre cela par deux points de vue contradictoires. Paul Gifford décrit les Églises comme LCI comme n’ayant « absolument rien hormis la vision du pasteur » (2004 : 188), opérant « selon des lignes bureaucratiques néopatrimoniales ou de patronage plutôt que responsables, encourageant l’émergence de “grands hommes” plutôt que renforçant les rangs » (ibid. : 197). Le diagnostic qui domine ici est celui d’une hétéronomie et d’une obéissance irréfléchie, souvent attribuées à la précarité matérielle et teintées de connotations culturalistes. À contrepied de la même règle libérale, Charles Piot qualifie les Églises similaires du Togo de fondamentalement « horizontales et en réseau », se posant « en critique des projets centralisateurs de l’État » (2010 : 75). Le diagnostic qui prime dans ce cas est l’autonomie horizontale, démocratique. Les sujets pentecôtistes sont vus comme des agents authentiques, dont le sens de l’initiative « ne vient pas de rien ni d’en haut, mais semble être entièrement le leur » (ibid. : 76). Tandis que la première conception ignore la manière dont l’obéissance fait réellement (et diversement) partie intégrante des convertis, la seconde ne tient pas compte du fait que l’obéissance pourrait être au coeur de leurs capacités d’agir.

Ces diagnostics fortement contradictoires peuvent être vus comme les symptômes d’un manque général d’intérêt universitaire pour ce que Marshall (2014) appelle les « théologies politiques » chrétiennes, à savoir le fait que le christianisme transnational produit des formes de vie différenciées en fonction des contextes, non seulement en raison de son contenu culturel singulier (Robbins 2007), mais parce que la différence chrétienne est (ou est susceptible d’être) une différence politique et qu’il lui est donc possible de produire des zones d’incommensurabilité avec la théorie séculière. D’après Marshall, « la théologie politique pentecôtiste est aux conceptions pentecôtistes de l’autorité, de la légitimation, de la communauté et de la liberté ce que la philosophie politique libérale est au libéralisme » (2014 : 352). En effet, j’ai avancé dans cet article que les représentations concurrentes présentées ci-dessus peuvent indiquer non pas des types particuliers d’Églises, mais des vecteurs centripète et centrifuge d’autorité, orientés respectivement vers un leadership charismatique et une piété individualisée, aucun des deux n’étant réductible aux oppositions libérales entre l’autonomie et l’hétéronomie. Dans le cas d’une confession de grande envergure comme LCI, ces vecteurs tendent à produire non pas un seul type de sujet pentecôtiste, mais une gradation dans l’engagement, délimitée par le motif organique de la maturité spirituelle. Cette tendance suit l’ensemble du système de mentorat de disciples, trouvant à Anagkazo un sommet en matière de contrôle disciplinaire.

Dans sa remarquable étude ethnographique d’un monastère bouddhiste en Thaïlande, Joanna Cook affirme que

les techniques corporelles et mentales de la méditation sont à la fois imposées par soi-même et prescrites par l’institution : elles sont imposées par soi-même au sens fondamental de quelque chose qui est fait au soi par le soi, et elles sont prescrites institutionnellement au sens où elles sont guidées par un enseignant, à qui celui qui médite obéit totalement, et situées au sein de structures hiérarchiques claires.

Cook 2010 : 94

De la même façon que dans l’étude de cas de Cook, les discours au sujet des vertus à Anagkazo ne sont pas simplement des justifications a posteriori d’une stratégie de pouvoir pragmatique située ailleurs et saisie uniquement par un raisonnement sociologique séculier. La discipline peut servir à Anagkazo d’épreuve d’endurance pour dévoiler les états intérieurs et faire le tri entre les formes de motivation authentiques et fausses, mais il s’agit avant tout d’une compétence qui génère le sujet, qui le fait, et par laquelle on apprend à obéir en tant que chrétien (Asad 1993 : 125-170). De manière correspondante, les étudiants qui sont restés à l’école l’ont fait parce qu’ils en sont venus à réaliser que l’obéissance n’est pas simplement un moyen d’éviter une punition ou de recevoir une récompense de la part de ceux qui détiennent l’autorité, mais qu’il s’agit aussi d’un média sacramentel qui les amène à se rapprocher de la volonté de Dieu. J’ai suggéré que la discipline institutionnelle et les biens internes qui se rattachent à l’obéissance à Anagkazo réfractent, plus qu’ils ne détournent, l’agir souverain de Dieu. Cela signifie que le dispositif qui sert de médiateur dans la relation entre les étudiants et les règles est considéré à la fois comme une construction sociale et comme un support chargé d’Esprit pour la manifestation autoritaire de Dieu comme professeur.

La plupart des commentaires de mes interlocuteurs transcrits ci-dessus peuvent être considérés comme représentatifs d’opinions et de sensibilités pleinement formées, mais ils révèlent également le travail d’enquête éthique et de problématisation — les moments de crise, de résistance, les délibérations au sujet de l’objectif véritable ou de la validité des règles — ainsi que des moments de transfiguration des règles qui, de moyens de coercition, deviennent des ressources éthiques. Le fait que de nombreux étudiants s’en aillent ou soient invités à quitter Anagkazo montre que la délibération ne conduit pas toujours à la conformité et à l’autoadaptation. La discipline peut amener certains étudiants à se déclarer inaptes à la vocation ou à reconsidérer s’ils ont vraiment été appelés et à retourner à des fonctions de leadership laïc, ou à réaliser que LCI n’est pas pour eux, aux yeux de Dieu, l’endroit où ils pourront répondre à leur appel. D’autres, comme Caleb, critiquaient certaines règles mais en embrassaient d’autres après une certaine résistance — ce qui indique que ce dernier ne les comprenait pas toutes comme étant également importantes pour son christianisme. Caleb ne s’est jamais laissé convaincre de la nécessité de porter l’uniforme de l’école. Il se plaignait du fait qu’il était inadapté au climat local et préférait un type d’habillement plus informel. Surtout, il jugeait que porter un costume n’était pas une norme chrétienne : « Je crois que le christianisme est entièrement lié à ce qu’on est à l’intérieur. Je ne crois pas que les gens vont me regarder en disant : “Il porte un chapeau, des espadrilles et un pantalon court ; mais de quel genre de prêcheur il s’agit ?” Ce n’est pas ce qu’on porte [qui est important] : c’est ce qu’on a à offrir ». En admettant que « Dieu regarde l’intérieur, mais [que] les hommes regardent l’extérieur », Mohammed est arrivé à une conclusion différente par le biais d’un axiome similaire et a adopté le code vestimentaire d’Anagkazo comme un moyen stratégique d’accomplir la volonté de Dieu de faire fructifier les âmes. Néanmoins, tous deux acceptaient les règles et ont obtenu leur diplôme, bien que seul Mohammed ait continué à « servir Dieu » dans le cadre de LCI.

Le fait que Caleb se soit plié à certaines des règles de façon non générative m’amène au deuxième argument de cet article. En intégrant les vertus chrétiennes dans un système institutionnel, Anagkazo donne une empreinte confessionnelle particulière à l’éthique chrétienne, confirmant le propos de Barker (2014) sur les institutions comme lieu d’autorité inévitable à la fois pour l’universalité et la particularité chrétiennes. L’excellence, la loyauté et l’humilité sont des composantes universelles de l’éthique chrétienne et d’une identité d’entreprise. Par le fait même, elles brouillent sans cesse la forte distinction que faisait MacIntyre entre les biens intérieurs (les vertus) et les biens instrumentaux des organisations. L’excellence consiste à cultiver une inclination pour l’ordre, mais aussi à optimiser la persuasion et la conversion des âmes, un mélange de devoir eschatologique ainsi que de rationalité managériale et d’image de marque. La loyauté est une question de dette envers les réseaux asymétriques du donner et du recevoir qui ont fait de vous ce que vous êtes. Elle est due à Dieu, à sa congrégation et à ses parents spirituels. Mais la loyauté est aussi un mécanisme anti-schisme efficace lorsqu’elle est absorbée par un code éthique professionnelle et une culture d’entreprise. Au sein de LCI, la parenté spirituelle est à la fois une infrastructure religieuse pour la piété chrétienne et un ensemble reproductible de relations de pouvoir, « une action sur des actions, sur l’avenir possible ou réel des actions présentes » (Foucault 2001b). Enfin, l’humilité consiste à se dépouiller soi-même de tout orgueil et à relativiser les hiérarchies créées par l’homme afin de recevoir l’onction, mais c’est aussi un moyen efficace pour mobiliser la main-d’oeuvre et rendre l’école et la confession autogérables.

Je crois que de tels enchevêtrements continuels du télos organisationnel et du télos éthique sont aussi essentiels aux théologies politiques du pentecôtisme que ce que Marshall appelle « la souveraineté des miracles », qui sont des « expériences de promesse et de pardon relevant de la relation entre le soi et le soi, par l’intermédiaire de l’Esprit saint » (2010 : 218), expériences tout à la fois liées à la foule et hyperindividualisées. Irréductibles à la typologie des autorités bureaucratiques, patrimoniales ou charismatiques de Max Weber (Reinhardt 2017), ces dispositifs de management sont aussi des lentilles de réfraction situées entre l’obéissance des sujets et la volonté immanente de Dieu, ce qui fait qu’ils peuvent détenir une charge équivalente de potentiel sacramentel. Ce sont des structures dans lesquelles le gouvernement de soi et le gouvernement se réconcilient dans le pentecôtisme, où les structures eschatologiques et organisationnelles sont prises en charge, et dans lesquelles la théologie politique devient gestion divine ou théologie économique (Agamben 2011 ; Reinhardt 2021).

Afin de faire progresser de façon plus sensible, sur le plan ethnographique, la connaissance de l’édification des institutions pentecôtistes, il ne faut pas renoncer au Foucault tardif, mais simplement éviter de lire sa conception de la subjectivation éthique comme un lieu de la liberté réflexive qui serait incompatible avec ses travaux précédents sur le pouvoir pastoral et la gouvernementalité (Laidlaw 2002, 2013[5]). Pour Foucault, le pouvoir pastoral se compose de deux formes de raison pratique : a) les techniques de domination, « qui déterminent la conduite des individus et les soumettent à certaines fins ou à une domination, une objectivation du sujet », et b) les techniques de soi, « qui permettent aux individus d’effectuer, seuls ou avec d’autres, un certain nombre d’opérations sur leur corps et leur âme, leurs pensées, leurs conduites et leur mode d’être ; de se transformer afin d’atteindre un certain état de bonheur, de pureté, de sagesse, de perfection ou d’immortalité » (2001a : 1604). Tandis que l’on admet généralement que ses derniers travaux s’intéressaient davantage à la deuxième forme, les techniques de soi, et qu’il avait explicitement abordé celles-ci pour compenser ce qu’il avait négligé dans ses premiers travaux, Foucault (1994) mentionnait également la gouvernementalité comme étant le point même d’intersection entre ces deux formes : le gouvernement par la liberté. Et tandis que le trope chrétien du pastorat était essentiel à sa généalogie du sujet séculier du pouvoir, le christianisme continuait de mobiliser ses propres techniques de gouvernement et d’autogouvernement après la sécularisation, qui conserve son caractère distinctif même après qu’elle ait explicitement emprunté (comme dans le cas de LCI) au même savoir managérial séculier que le christianisme a contribué à créer. Afin de comprendre le processus par lequel Dieu devient non seulement un enseignant, mais aussi un gestionnaire du pentecôtisme mondial, il faut réintégrer le problème de la construction éthique de soi dans le travail des institutions chrétiennes de manière plus large et comparative.