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Résumer en quelques phrases, lignes, ou même paragraphes, l’amitié que j’ai pour le professeur Daniel Turp et l’admiration que je lui porte s’avère une tâche tout à fait impossible. Il a marqué de manière indélébile la pensée du Tribunal des droits de la personne dans sa prise en compte du droit international, et ce, dès sa création en 1990 et tout au long des vingt premières années de son existence[1].

Il a été par ailleurs pour moi, après 2010 et encore aujourd’hui, une source d’inspiration dans ma vie professionnelle actuelle. Nous avons en effet eu ensemble au cours de toutes ces années de multiples conversations. Daniel me parlait de ses diverses implications dans le monde de la musique, des cours qu’il suivait à l’Université… Et c’est ainsi qu’en quittant la magistrature en 2010, je me suis tournée vers le monde de la culture, le monde des musées[2] pour y prendre une part active et en suivre notamment les développements internationaux, notamment ceux de l’UNESCO.

I. Le droit international et le Tribunal des droits de la personne du Québec

Le Tribunal des droits de la personne du Québec a été créé en septembre 1990 par amendements apportés à la Charte des droits et libertés de la personne[3] (Charte), cette dernière s’inspirant à plusieurs égards de la Convention européenne des droits de l’homme[4]. Les dispositions sont entrées en vigueur le 10 décembre 1990 : le 10 décembre! Le législateur indiquait ainsi clairement au Tribunal son devoir de prendre en compte le droit international. Ainsi arrimé à la pensée internationale, le Tribunal se situait dans la foulée des deux Pactes[5] et des conventions internationales en matière de droits de la personne… Le chemin du Tribunal en était tracé.

D’ailleurs, le juge en chef du Canada, le très honorable Brian Dickson, quelque trois ans auparavant, avait ouvert cette voie. Il établissait la place du droit international des droits de la personne dans l’interprétation des Chartes[6] en droit interne, dans le jugement de la Cour suprême du Canada Renvoi relatif à la Public Service Employee Relations Act : « Les diverses sources du droit international des droits de la personne […] doivent, à mon avis, être considérées comme des sources pertinentes et persuasives quand il s’agit d’interpréter les dispositions de la Charte [canadienne] »[7].

Dès les tout débuts de la vie du Tribunal s’est fait sentir l’urgente nécessité de formation de tous ses membres, juges et assesseur(e)s, tout spécialement en droit international : William Schabas et Daniel Turp en furent ses tout premiers professeurs. En s’assurant de la présence d’éminents professeurs ou d’experts de droit international des droits de la personne, le Tribunal a ainsi facilité, à travers un droit interne, les droits de la personne dont nous apprenions à mesurer toute l’ampleur, la reconnaissance de l’altérité du droit international, mais aussi de ses fondements dont découlent essentiellement les normes de droit interne, une reconnaissance qui marque une ouverture des systèmes de droit et atténue les frontières entre le dedans et le dehors.

Au Tribunal des droits de la personne, nous avons très rapidement fait fi de l’insoluble question du dualisme, c’est-à-dire de l’obligation pour le législateur d’incorporer en droit interne les normes internationales pour que ces dernières aient quelque portée. Il faut dire que depuis l’adoption de la Charte canadienne, cette théorie du dualisme avait perdu quelque peu de sa rigidité et avait laissé place peu à peu à une certaine ouverture. Cette opinion du juge en chef Dickson, citée plus haut, selon laquelle les normes internationales sont considérées comme des sources persuasives et pertinentes, est devenue ainsi très rapidement la pierre angulaire de toute la réflexion du Tribunal des droits de la personne en droit international.

Mais comment définir la norme internationale? Quel rang lui donner dans la hiérarchie des sources du droit? S’agit-il des traités? Des Pactes? Des conventions signées et ratifiées? Des observations des organes de surveillance? C’est sur toutes ces questions que le professeur Daniel Turp a amené le Tribunal à réfléchir. Ainsi, le Tribunal a tenu à souligner l’importance que les jugements doivent accorder au droit international, en énonçant expressément, dans les Orientations générales, en 2001 et en 2006, que les textes internationaux font partie du contexte d’énonciation de la Charte, dont ils ont inspiré le contenu et, qu’à ce titre, ces textes demeurent des sources d’interprétation importantes. Ces Orientations générales de 2006 font référence, à plusieurs reprises, au contexte international dans lequel se situent la Charte et le Tribunal, tant dans son préambule qu’à son article 1.4 : « S’inscrivant dans l’esprit du mouvement international contemporain des droits de la personne, la Charte s’interprète à la lumière des textes internationaux, sources pertinentes et persuasives »[8].

De 1990 à 2010, l’utilisation des normes internationales par le Tribunal s’est donc développée, enrichie et raffinée. Mais le recours à ces normes a toujours été à parfaire, notamment lorsqu’il s’est agi de mesurer comment et jusqu’à quel degré ces normes peuvent influer sur le processus décisionnel lui-même.

En 2012, nous avons repris quelques éléments de l’approche adoptée par le Tribunal des droits de la personne dans la prise en compte du droit international[9], ayant développé, au fil des ans, dans plusieurs jugements les enseignements du professeur Turp.

Daniel Turp a été impliqué dans la vie du Tribunal tout au long de ses vingt premières années : participation à plusieurs séminaires de formation, à des réunions hors mur, à des « sommets », notamment en 2001, participation aussi aux différentes activités du Tribunal.

En effet, le Tribunal a aussi cherché à s’impliquer dans la société québécoise en amont, et ce, dans le respect des principes d’indépendance, d’impartialité et avec la réserve judiciaire qui s’impose. Ce furent notamment par l’organisation de colloques avec le Barreau du Québec en 2005[10], en 2008, comportant un volet international important notamment par la participation du président de la Cour européenne Jean-Paul Costa[11] et en 2010 par la participation du professeur Daniel Turp[12].

Ces liens se sont poursuivis par la suite. En 2015, la Revue québécoise de droit international publiait un numéro hors-série, Mélanges en l’honneur de Jacques-Yvan Morin, co-dirigé par Daniel Turp, Me Manon Montpetit, le professeur Stéphane Bernatchez, qui furent tous deux assesseurs au Tribunal des droits de la personne, et moi-même.

II. Le droit international et les musées

À l’instar des tribunaux, les musées deviennent au XXIe siècle des acteurs de changement social. Je dois à mon ami Daniel, au professeur Turp de m’y être intéressée et de réfléchir sur les normes internationales qui les gouvernent, plus spécifiquement ici à regarder l’émergence d’une norme de l’UNESCO en ce domaine.

L’UNESCO est intervenue à plusieurs reprises par des conventions, qui touchent directement ou indirectement les musées : la Convention pour la protection des biens culturels en cas de conflit armé (Convention de La Haye)[13]; la Convention concernant les mesures à prendre pour interdire et empêcher l’importation, l’exportation et le transfert de propriété illicites des biens culturels[14] de 1970; la Convention concernant la protection du patrimoine mondial, culturel et naturel[15] de 1972; la Convention sur protection du patrimoine culturel subaquatique[16] de 2001.

En octobre 2003, l’UNESCO adopte la Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel[17] qui entre en vigueur en 2006 à la suite de sa ratification par trente États parties. Au 22 février 2018, 177 États avaient ratifié la Convention[18]. Fait à noter, le Canada n’y est pas encore partie; par ailleurs, trois ONG canadiennes y ont été accréditées, dont l’Association canadienne d’ethnologie et de folklore en 2016. De son côté, le Québec adoptait en 2012 une Loi sur le patrimoine culturel[19] pour y inclure le patrimoine immatériel.

La Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel de 2003 contient des dispositions générales qui impliquent les musées, tels les articles 2, 11 et 15. Le premier paragraphe de l’article 2 donne une définition de ce qu’est le patrimoine culturel immatériel. Il indique : « Aux fins de la présente Convention, seul sera pris en considération le patrimoine culturel immatériel conforme aux instruments internationaux existants relatifs aux droits de l’homme […] »[20]. De plus, les musées sont spécifiquement mentionnés dans les Directives opérationnelles pour la mise en oeuvre de la Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel[21], aux paragraphes 109 et 118 (b), tandis que les paragraphes 116 et 117 ne se réfèrent pas spécifiquement aux musées, mais sont directement liés à leurs opérations.

Enfin, en 2005, l’UNESCO adoptait la Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles[22], convention ratifiée cette fois immédiatement par le Canada qui devient chef de file, avec le Québec, dans la campagne de ratification. Sans nul doute, les musées sont des institutions qui, en tête de file, assurent la protection et la promotion de la diversité culturelle.

C’est en 2012 que l’UNESCO entreprend une étude spécifique sur les musées, étude qui se traduira par l’adoption d’une norme, une recommandation. Le professeur François Mairesse indique que, dans sa décision 190 EX/11 adoptée lors de la 190e session, le conseil exécutif de l’UNESCO demande à la directrice générale :

[…] de réaliser une étude préliminaire indépendante sur l’opportunité, les aspects techniques et juridiques, le champ d’application, la raison d’être, la valeur ajoutée et les incidences administratives et financières d’un instrument normatif sur la protection et la promotion des musées et des collections, pour examen par le Conseil exécutif à sa 191e session, en vue de l’inscription de ce point à l’ordre du jour de la 37e session de la Conférence générale[23].

Le professeur François Mairesse qui en regarde les aspects muséaux conclut aux termes de son étude qu’il serait intéressant d’envisager un nouvel instrument évoquant l’ensemble des fonctions et des rôles du musée au sein de la société, « [l'] intérêt d’un instrument introduit par l’UNESCO tient notamment à sa valeur ajoutée, qui réside dans son caractère international. Encore faut-il que celui-ci soit utilisé et diffusé »[24]. Il ajoute qu’il lui apparait « qu’un instrument présenté sous forme de recommandation pourrait mieux être diffusé et adapté qu’une convention »[25]. Le professeur Patrick O’Keefe, quant à lui, en a mené l’étude sur les aspects techniques et légaux. Il analyse les différentes conventions, recommandations et déclarations adoptées par l’UNESCO. Il indique : « l’évolution de la pratique et de l’éthique suggère que ces dispositions[26] peuvent avoir besoin maintenant d’être révisées ayant été dépassées par l’évolution des pratiques professionnelles en archéologie » [notre traduction] [27]. Il arrive ainsi aux mêmes conclusions que François Mairesse et suggère fortement (strongly) l’adoption d’une recommandation sur la protection et la promotion des musées et de leurs collections.

La Conférence générale de l’UNESCO adopte le 17 novembre 2015 une Recommandation sur la protection et la promotion des musées et des collections, de leur diversité et de leur rôle dans la société[28] (Recommandation), leur diversité et leur rôle dans la société, née d’une volonté de remplacer et d’étendre l’application des normes et des principes existants dans les instruments internationaux se référant à la place des musées, ainsi qu’aux rôles et responsabilités qui leur sont associés. Jusqu’alors, le seul instrument international dédié totalement aux musées était une recommandation de 1960 qui ne portait que sur l’accessibilité aux musées, soit la Recommandation concernant les moyens les plus efficaces de rendre les musées accessibles à tous[29].

Les États membres ont donc convenu de l’établissement et de la mise en oeuvre d’un ensemble de directives internationales sur la protection et la promotion des musées et des collections, qui deviendront la pierre angulaire des politiques muséales internationales. L’adoption de cette nouvelle recommandation reflète le fort engagement de la communauté internationale pour aider les musées à accomplir leurs rôles dans la société contemporaine, dans la promotion du développement durable et du dialogue interculturel.

La Recommandation propose des définitions des termes « musée »[30], « patrimoine »[31] et « collection »[32] et reconnaît les défis auxquels les États membres sont confrontés dans l’accompagnement des musées et institutions similaires en vue de la réalisation de leurs missions. Elle énonce aussi une série de directives de politiques fonctionnelles, demandant aux États membres de voir à ce que les musées s’y conforment. La Recommandation énonce les enjeux premiers des musées au sein de la société : les musées peuvent, notamment, jouer un rôle central en matière de cohésion sociale, de formation à la citoyenneté et aux identités collectives. Il s’agit là d’un axe premier de la Recommandation, notamment pour les enjeux d’accessibilité des musées aux groupes défavorisés, ou pour la participation autochtone à la vie muséale.

La Conférence générale de l'UNESCO « invite les États membres à prendre les mesures adéquates pour adapter ce nouvel instrument à leurs contextes institutionnels et socioculturels spécifiques, le faire connaître et faciliter sa mise en oeuvre […], à définir, en fonction de leur contexte spécifique, les principales étapes de la mise en oeuvre du nouvel instrument »[33].

Le Musée d’art Zhi Zheng à Shenzhen a collaboré avec l’UNESCO pour créer un forum de haut niveau sur les musées et pour soutenir la mise en oeuvre et la promotion de la Recommandation[34]. Ainsi, une session s’est tenue du 9 au 12 novembre 2016, à la suite de laquelle la Déclaration de Shenzhen sur les musées et les collections[35] a été adoptée par les participants au forum. Celle-ci insiste à nouveau sur la diversité des musées et des collections, ainsi que leur rôle dans la protection du patrimoine en temps de paix et de conflit, leurs responsabilités en matière de déontologie, de développement des technologies et d’implication des communautés. Elle insiste enfin sur la coopération nationale et internationale entre les musées et demande « d’intégrer la Recommandation de l’UNESCO de 2015 dans les législations et politiques locales et nationales, et la constitution des musées, tout en invitant les États membres de l’UNESCO à ratifier, mettre en oeuvre et adhérer aux conventions culturelles existantes de l’UNESCO »[36].

En 2019, l’UNESCO publiait le Rapport sur la mise en oeuvre de la Recommandation de l’UNESCO de 2015[37], à partir de rapports nationaux fournis par cinquante-six États membres en réponse à un questionnaire envoyé à tous les États membres l’année précédente[38]. Fait à noter, seuls cinquante-six États ont fait parvenir leurs réponses. Les États membres y mentionnent plusieurs pratiques intéressantes notamment en ce qui touche au rôle social des musées[39] : développement et maintien de la diversité culturelle, renforcement de l’accessibilité des musées à tous, provenance et restitutions de biens culturels, plusieurs pays ont en effet de bonnes pratiques en matière de restitution de bien volés ou spoliés. Les musées, indique le rapport, « jouent un rôle considérable au sein de la société »[40].

Il est indéniable qu’avec la mise en oeuvre de cette Recommandation, l’UNESCO joue un rôle majeur dans le monde des musées. L’UNESCO peut contribuer au premier chef à « constituer un réseau associant États membres et professionnels, afin de développer l’ensemble du réseau muséal mondial, et permettre aux musées de jouer pleinement leur rôle au sein de la société »[41].

La Recommandation a un rôle fédérateur du monde muséal et représente un instrument fondamental pour la régulation internationale des musées. S’adressant aux États membres, elle vient cadrer le travail fait par l’ICOM (International Council of Museums), réseau d’institutions et de professionnels des musées comprenant plus de 40 000 membres provenant de 141 pays.

Elle reconnaît et promeut l’importance du rôle social des musées; elle demande aux États membres d’y souscrire.

Les musées du XX1e siècle ne peuvent se limiter à leurs seules missions premières de collecter, de préserver, d’étudier, d’exposer et de transmettre le patrimoine matériel et immatériel de l’humanité et de son environnement à des fins d’études, d’éducation et de délectation, ainsi que l’ICOM les définit encore en 2007, définition aujourd’hui en cours de révision[42].

Comme le soulignent des muséologues du Brésil : « [les musées] doivent écouter, dialoguer, remettre en question, construire, reconstruire, gagner en estime, innover et être connectés »[43].

Je dois beaucoup à mon ami Daniel, au professeur Turp.

Il m’a permis de mieux comprendre comment la juge que j’étais est un « citoyen du monde »[44]. Il me permet de mieux saisir comment la muséologue que je suis doit inscrire son parcours et ses réflexions dans la mouvance internationale.

Daniel, merci.