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Le droit de sécession demeure aujourd’hui un sujet controversé dans les débats académiques, juridiques et politiques. L’expérience québécoise, loin d’être une anomalie dans l’histoire, est aujourd’hui une référence incontournable pour ceux qui veulent étudier ce phénomène, soit du point de vue normatif ou explicatif ou même légal[1]. Comme Peter Lynch disait dans son article publié il y a plus d’une quinzaine d’années, le modèle québécois de souverainisme axé sur le consentement et la voie référendaire reste la stratégie préférée des souverainistes européens, parmi lesquels il faut noter les mouvements écossais et catalan[2]. À cette réalité il faut ajouter les expériences référendaires de 1980, 1992 et 1995, les projets de réforme avortés de Charlottetown et du Lac Meech, le renvoi relatif à la sécession du Québec rendu en 1998[3] par la Cour suprême et la Loi sur la clarté référendaire[4] ainsi que la Loi sur lexercice des droits fondamentaux et des prérogatives du peuple québécois et de lÉtat du Québec[5] (loi 99).

En fait, l’étude de Lynch fut en quelque sorte prémonitoire. Au moment de la parution de son article, il ne pouvait imaginer jusqu’à quel point ces mouvements souverainistes européens seraient disposés à pousser dans cette voie référendaire et, comment l’expérience québécoise allait jouer un rôle clé dans les stratégies des mouvements souverainistes, la formulation de la question référendaire en Écosse et Catalogne ou même la doctrine de la Cour constitutionnelle espagnole[6].

Dans cet article, nous réfléchirons sur les enjeux de la sécession démocratique à la lumière des travaux académiques de la dernière décennie mais aussi des événements politiques vécus. Est-il possible d’encadrer un droit de sécession démocratique dans les démocraties libérales d’aujourd’hui? Cette question inspire et guide l’article même si nous soupçonnons qu’il n’est pas encore possible d’y répondre.

En tout cas, soulignons le rôle de la science et la théorie politiques dans un domaine dans lequel le droit constitutionnel et le droit international ont des réponses déficitaires du point de vue démocratique et de respect pour la diversité nationale. D’un côté, le droit constitutionnel reste prisonnier d’une approche unitariste qui ne veut rien savoir des processus d’autodétermination, au moins sur leur territoire « métropolitain ». Selon le constitutionnalisme dominant en Europe ce type de demande souvent ne peut pas être abordé sans une réforme constitutionnelle qui, d’ailleurs, ne peut se produire sans la volonté d’une majorité nationale en général opposée aux demandes de la minorité nationale. De l’autre côté, le droit international reste muet sur le droit de sécession unilatérale et, s’il reconnaît bien le droit des peuples à choisir leur avenir, ça ne pourrait qu’impliquer une sécession dans les domaines coloniaux si on s’en tient à l’interprétation qu’en font la plupart des organismes et tribunaux internationaux[7].

I. Les enjeux de la sécession démocratique

La dernière décennie a témoigné de l’activité de mouvements souverainistes et la célébration de plusieurs référendums d’indépendance partout dans le monde. La question de l’indépendance s’est posée vingt-et-une fois depuis 2010 et on compte presque une cinquantaine de mouvements autodéterministes actifs autour du monde une intensité et un répertoire d’action très variables. L’activité politique indépendantiste a été mise en vedette par les partis politiques et la société civile en Écosse, Catalogne, Kurdistan, Nouvelle-Calédonie, Ukraine, Bougainville ou Puerto Rico et dans d’autres territoires, où la question de l’indépendance s’est posée et demeure importante[8].

Sur le plan académique, cette activité politique a motivé la parution de livres et articles qui font avancer les études sur ce phénomène dans la science et aussi la théorie politiques[9]. Aujourd’hui, nous comprenons beaucoup mieux les approches normatives au droit de sécession, les potentielles solutions institutionnelles pour l’encadrer dans les états démocratiques, ainsi que les dynamiques des mouvements sécessionnistes et anti-sécessionnistes.

D’une part, on observe sur le plan normatif une évolution des approches libérales vers l’inclusion des théories hybrides qui considèrent comme légitimes les demandes de sécession aussi dans les contextes démocratiques avec des limites et contraintes diverses. Or, les approches de la philosophie du droit et des sciences juridiques restent toujours très méfiantes envers l’inclusion du droit de sécession au droit constitutionnel ou international. D’une autre part, la science politique est aujourd’hui mieux capable d’expliquer ce phénomène grâce à des études mêlant des analyses au niveau individuel à des données agrégées et théories qui s’inspirent des études en relations internationales[10].

A. Contrat constitutionnel et droit remède

Les théories de la sécession incluent aujourd’hui l’idée des droits de groupes dans leur cadre justificatif du droit de sécession. Les premières formulations du « droit de sécession remède » ont évolué vers une théorie qui fait de la diversité nationale la base de la justice que doit accomplir l’État démocratique. Le libéralisme individualiste a été remplacé dans la plupart des analyses par un libéralisme qui encadre les droits des minorités dans les droits que l’État doit préserver afin d’être juste et légitime[11]. Brièvement, la philosophie du droit de sécession nous dit qu’il n’est pas possible d’évaluer la légitimité morale de l’État sans considérer les droits des nations minoritaires, l’autonomie ou l’autodétermination interne comme des éléments clés pour la soutenir. On observe cette tangente vers une théorie pluraliste de l’autodétermination externe dans les travaux de plusieurs auteurs qui ont publié ou modifié leurs théories dans les dernières années.

Le professeur étatsunien Allen Buchanan, l’auteur qui a presque inauguré le débat sur le droit de sécession avec son ouvrage publié en 1991, défend maintenant une théorie remède de la sécession qui inclut dans sa liste de « causes justes » qui pourraient justifier son exercice le manque de respect par les accords d’autonomie des nations minoritaires[12]. Une approche, celui des dernières publications de Buchanan, très différente de sa première théorie qui avait considéré uniquement la possibilité d’une vulnération des droits individuels comme « cause juste ». En fait, dans le prologue de la traduction espagnole de son ouvrage de 1991, publié en 2013, Buchanan rappelait la nécessité de considérer la spécificité nationale et institutionnelle des nations minoritaires dans le cadre des états multinationaux en commentant le cas de la Catalogne et sa position économique, politique et culturelle dans l’ensemble de l’Espagne[13].

Une ligne solide de réflexion philosophique sur la sécession propose une justification qui dépasse la sécession remède de Buchanan et met en question la justice du contractualisme libéral traditionnel. Des auteurs comme Costa, Seymour, Patten ou Bossacoma[14] ont formulé des théories qui mettent l’accent sur le contrat constitutionnel qui fonde la démocratie plutôt que sur une éventuelle liste de « causes justes » qui justifieraient le droit de sécession. Ainsi, il s’agit d’évaluer la capacité de l’État à mettre en place une véritable politique de « reconnaissance égale » (Patten) qui soit capable d’offrir un cadre institutionnel d’autodétermination interne (Seymour) pour les nations minoritaires. Dans la mesure où il n’est pas possible d’offrir un cadre constitutionnel capable d’offrir cette hospitalité et cette habilitation au pluralisme[15], la démocratie reste incapable de se légitimer face à une demande d’indépendance qui serait tout à fait légitime dans le cadre des États de facto multinationaux, mais de jure unitaristes et négationnistes de leur propre diversité.

B. Une approche stratégique

La science politique fait aussi des progrès dans l’étude des conflits de souveraineté. Dans un ouvrage récent, Griffiths et Muro décrivent les mouvements sécessionnistes comme un jeu stratégique. Selon ces auteurs, et à grands traits, le terrain de jeu des conflits de sécession est habité par trois agents principaux qui jouent leurs cartes: les acteurs indépendantistes, l’État et la communauté internationale[16]. Pendant que l’État essaye d’empêcher le mouvement sécessionniste d’atteindre son objectif, les acteurs en faveur de la sécession essayent de convaincre l’État ou de le contourner pour accéder à l’indépendance avec l’appui de la communauté internationale.

Dans ce jeu pour gagner l’indépendance, on peut décrire l’apparition d’un État comme une interaction entre les principes d’effectivité et de reconnaissance. C’est-à-dire, que l’indépendance peut être obtenue d’au moins trois manières différentes en fonction des différentes combinaisons de l’effectivité sur le territoire sécessionniste et la reconnaissance internationale.

Cependant, si cette théorie stratégique des mouvements sécessionnistes semble bien expliquer avec précision la plupart des sécessions autour du monde et montre un pouvoir explicatif assez fort, il faut souligner que la sécession démocratique reste plus rare et complexe à étudier. Comme Griffiths et Coggins l’ont montré dans leurs études, si pendant le dernier siècle les processus d’indépendance ont été responsables d’une multiplication incroyable de membres du système international d’états, on ne peut pas affirmer que la sécession démocratique arrive souvent[17]. En fait, il y a très peu de précédents après la Deuxième Guerre mondiale et, en général, ils ont eu lieu dans des démocraties fragiles ou récentes, voire de courte durée, comme ce fût le cas de la Communauté d’États de Serbie-et-Monténégro ou des accords qui ont mené à l’indépendance du Timor-Oriental de l’Indonésie. Dans les démocraties libérales consolidées, les mouvements sécessionnistes ont tendance à devenir des épisodes plus ou moins bouleversés de négociations centre-périphérie dans les états fédéraux, décentralisés ou régionalisés[18].

C. Les difficultés de la sécession démocratique

Cela étant, la prophétie lancée par l’ancien ministre canadien et politologue Stéphane Dion pendant les années 1990 reste certaine : aucune sécession ne s’est produite au sein d’une démocratie consolidée[19]. Selon Dion, cette difficulté s’expliquerait par une dynamique psychologique ne permettant pas d’obtenir un appui majoritaire à la sécession dans une démocratie parce que la peur d’assimilation et la confiance du groupe sécessionniste ne sont jamais maximisées au même moment historique, ce qui serait portant le prérequis nécessaire à l’avancement d’une sécession[20]. C’est-à-dire, la protection politique offre une confiance interne qui exclut la peur d’assimilation face à l’État fédéral et, à l’envers, la peur d’assimilation n’arrive que dans des situations où il n’y a pas de confiance interne.

En l’absence de reconnaissance internationale, les mouvements souverainistes dans des contextes démocratiques doivent convaincre leur population de la cause sécessionniste et, à la fois, au moins séduire les élites politiques de l’État à tolérer cette demande. Si l’explication qui offre Dion reste très raisonnable, il faut aussi y ajouter des éléments structuraux d’ordre économique, constitutionnel et stratégique qui rendent très rares les appuis majoritaires à la sécession en contexte démocratique. Les démocraties offrent une voix institutionnelle qui souvent ne satisfait pas les minorités internes, mais cette insatisfaction reste très complexe à transformer en un projet indépendantiste capable de surmonter des obstacles majeurs, comme l’expérience québécoise l’a bien montré.

Tout d’abord, le risque économique d’un processus de sécession est capable de déclencher une aversion au risque observé dans la plupart de conflits de sécession[21]. Même si le processus de globalisation a en quelque sorte nuancé cet effet, au moins dans la dimension de dépendance économique[22], il reste un élément très important quand il s’agit de voter sur l’indépendance comme l’a démontré le référendum de 1995 au Québec[23].

Du point de vue constitutionnel, les États ont toujours des mécanismes très forts et légitimés par le système démocratique qui rendent les règles du jeu très complexes pour ceux qui souhaitent exercer leur droit à l’autodétermination. Si on compte que dans la plupart des cas la majorité politique de l’État s’oppose à la sécession, ces mécanismes sont utilisés parfois même avant qu’une majorité en faveur du changement constitutionnel soit exprimée aux urnes. Weill a mené une étude exhaustive portant sur toutes les possibilités constitutionnelles permettant de défendre l’unité de l’État et on y trouve toute une panoplie de règles électorales, principes constitutionnels qui font de la plupart de démocraties libérales des démocraties militantes en relation à leur unité[24]. Par ailleurs, si la réforme constitutionnelle reste possible, Weill montre comment dans plusieurs états elle est fort improbable puisque l’unité de l’État est souvent protégée comme si elle était une clause d’éternité impossible à réformer[25].

Finalement, du point de vue stratégique, la poursuite de l’indépendance reste toujours complexe à rendre compatible avec la gouvernance et la maximisation des appuis électoraux. Les partis souverainistes qui atteignent le pouvoir doivent à la fois être en mesure de gouverner, et obtenir des appuis par leur bonne gouvernance, convaincre leur électorat des limites de l’autonomie politique qu’ils sont en train de gouverner et avancer vers l’indépendance. Ce trilemme de la gouvernance souverainiste est en quelque sorte impossible à réduire parce qu’il faut toujours choisir entre ces trois objectifs : gouverner, maximiser les appuis électoraux et avancer sur la concrétisation sur le plan souverainiste.

II. Leçons écossaises et catalanes

Nous ne pouvons pas développer ici une analyse détaillée des événements en Écosse et en Catalogne pendant la dernière décennie. En revanche, il faut noter quelques réflexions à la lumière des référendums de 2014 et 2017 qui renforcent ce qui a été expliqué dans la dernière section. Les deux mouvements sécessionnistes ont constaté l’opposition au projet souverainiste par les gouvernements de leur État respectif et ont aussi fait face à des difficultés pour atteindre une majorité d’appuis dans leur communauté politique.

En fait, ce n’est que très récemment qu’une majorité de voix s’est matérialisée en faveur de l’indépendance (50,08%), dans ce cas aux élections au Parlement catalan dans un contexte de pandémie globale et avec un taux de participation faible (53,6%)[26]. Le référendum de 2017 avait récolté une majorité en faveur de la sécession catalane (90,2%) aussi, mais sans la participation des partis du Non le taux de participation n’avait pas franchi la barrière du 50% (43%).

Les stratégies britannique et espagnole contre le sécessionnisme démocratique ont été complètement opposées. Le gouvernement britannique a choisi de contrôler le processus référendaire. Cetrà et Harvey ont montré que l’approche du gouvernement britannique était plus stratégique que fondée sur de principes de reconnaissance du droit d’autodétermination[27]. En fait, le processus de négociation du Brexit, qui a complètement ignoré les structures politiques territoriales au Royaume-Uni et la volonté des citoyens écossais qui ont voté pour rester au sein de l’UE, et la négative actuelle du premier ministre Boris Johnson à un nouveau référendum malgré la sortie de l’Union européenne de l’Écosse contre la volonté de la majorité de ses citoyens, confirme l’approche stratégique adoptée per David Cameron avec l’accord d’Édimbourg en 2012. Le gouvernement espagnol a de son côté toujours refusé les demandes d’autodétermination en Catalogne et a utilisé tous les moyens possibles pour empêcher la tenue d’un référendum sur la question de l’indépendance jusqu’à la suspension de l’autonomie catalane et l’ultérieur emprisonnement et répression des leaders politiques catalans, des fonctionnaires et aussi des citoyens[28].

Les cas de l’Écosse et la Catalogne montrent aussi une difficulté additionnelle à celle de se retrouver dans des États qui ne reconnaissent pas le droit à décider des nations minoritaires ou le font d’une manière sporadique et stratégique. Essayer de faire l’indépendance, et ne pas réussir, a des effets ambivalents sur ces mouvements. D’un côté, célébrer des référendums d’indépendance peut donner des avantages au mouvement en termes de mobilisation, c’est-à-dire la polarisation politique dérivée d’un moment de conflit politique et en pleine campagne électorale aide à rassembler des appuis[29]. De l’autre côté, il y a des éléments qui rendent très difficile d’imaginer que des tentatives d’indépendance répétées sans un appui solide et avec l’opposition de l’État soient une bonne idée.

Tout d’abord, la polarisation des conflits territoriaux mène souvent à des dynamiques d’ethnic outbidding qui peuvent diviser l’électorat en blocs et galvaniser les options politiques[30]. Si, à court terme, cette dynamique d’outbidding offre des avantages électoraux à ceux qui sont les plus extrêmes dans leurs demandes, à long terme, c’est une dynamique qui rend très difficile le compromis politique et la récupération des appuis au projet indépendantiste. Cette dynamique peut être encouragée par les partis sécessionnistes,[31] mais aussi par les partis centralistes[32].

Du point de vue institutionnel et de la doctrine constitutionnelle, les échecs des mouvements souverainistes risquent de modifier les règles du jeu dans les prochaines étapes. Le Québec, par exemple, après la défaite souverainiste en 1995 a vu comme le Renvoi de la Cour suprême[33] inspirait la Loi sur la clarté référendaire[34], qui donne aujourd’hui le pouvoir au gouvernement fédéral d’interpréter les résultats d’un éventuel référendum d’indépendance et ouvre la porte à la partition du territoire québécois[35]. En Catalogne, la jurisprudence créée par la Cour constitutionnelle espagnole rend aujourd’hui très difficile d’interpréter la Constitution d’une manière autre et qui ne soit pas contraire à toute demande de célébration d’un référendum d’indépendance[36]. Dans ce sens, le précédent du référendum en Écosse sert aussi de contre-exemple pour refuser un deuxième référendum, malgré la sortie de l’UE, avec l’argument que celui de 2014 était un choix politique once in a generation.

Finalement, on observe aussi dans les deux cas une victoire de l’étapisme ou gradualisme comme stratégie gagnante du point de vue électoral et vis-à-vis des stratégies qui cherchent à confronter l’État. En Écosse, se sont imposées les thèses d’Alex Salmond et celles de l’étapisme à long terme qui ont permis au Scottish National Party (SNP) de gagner aux élections en 2007, former un gouvernement minoritaire et gouverner l’Écosse jusqu’à aujourd’hui sans forcer l’agenda indépendantiste[37]. En fait, le choix de célébrer un référendum binaire en 2014 fut une concession de Salmond qui envisageait un vote sur plusieurs options d’autonomie (independence light). Nicola Sturgeon, la première ministre actuelle, refuse de suivre une voie unilatérale aujourd’hui face à la négative de Londres d’autoriser un deuxième référendum et cherche quel jeu politique permettrait de le faire sans forcer la stratégie menée depuis quatorze ans par le gouvernement indépendantiste en Écosse. En Catalogne, la majorité parlementaire en faveur de l’indépendance depuis 2012 vient de renouveler et élargir le nombre de députés aux élections de février 2021.

Après les événements de 2017, le gouvernement souverainiste semble virer ici aussi vers une sorte d’étapisme qui permettrait de faire face au trilemme annoncé dans la première section de cet article, c’est-à-dire maintenir les appuis, avancer dans la demande d’autodétermination à une table de négociation avec le gouvernement central et en même temps continuer à être une option politique capable de gouverner le pays. L’unilatéralisme poursuivi par les autorités catalanes en 2017 s’est révélé efficace pour mobiliser les plus convaincus, mais aussi un échec pour surmonter l’opposition de l’État au projet souverainiste et inclure dans le processus d’autodétermination les citoyens catalans qui ne partagent pas le même horizon politique.

III. Une approche démocratique pour le XXIe siècle : idéalisme et réalisme

On ne peut pas aborder les conflits d’autodétermination et diversité nationale comme on le faisait il y a cent ou même cinquante ans. L’approche dominante dans le constitutionnalisme moderne sur la question de la territorialité, l’autonomie et la diversité nationale au sein des démocraties libérales est extrêmement restrictive et n’offre pas selon nous une solution compatible avec la pratique démocratique. Comme le montrent les cas de conflits territoriaux autour du monde, leur potentiel de déstabilisation et polarisation politique justifie un changement d’approche capable d’accommoder la diversité et canaliser ce type de demandes au-delà des réactions ad hoc politiques ou juridiques. Cette volonté de changement doit s’inspirer des théorisations idéalistes, mais aussi de la théorie non idéale et de l’approche réaliste.

Par exemple, sur le plan plutôt idéaliste, mais avec des propositions institutionnelles spécifiques, des auteurs comme Weinstock ou Norman ont offert des arguments solides pour constitutionnaliser le droit de sécession[38]. Ces auteurs jugent qu’une clause de sécession dans une constitution fédérale serait recommandable parmi d’autres raisons par son potentiel de domestication des demandes sécessionnistes. Avec une telle clause, le potentiel stratégique de certains mouvements indépendantistes se réduirait et cela permettrait en quelque sorte d’isoler le sujet dans la politique de l’État.

Dans un registre encore plus idéaliste, ces auteurs et d’autres contributions récentes à la bibliographie sur la question ont souligné la nécessité de penser le droit de sécession dans le cadre d’une approche multinationale ou constitutionnaliste. Comme nous l’avons déjà expliqué dans la première section, il faudrait remplacer selon ces auteurs l’approche libérale traditionnelle et considérer les états multinationaux sous l’angle des accords constitutionnels multinationaux ou des contrats constitutionnels multinationaux. Ce point de vue permettrait de juger juste, ou au moins valables, certaines demandes de sécession ou d’autodétermination qui ne le seraient pas dans une approche classique.

Nous partageons la nécessité de proposer de nouvelles théories dans la ligne d’un libéralisme capable d’abriter la diversité nationale au sein des démocraties libérales; et nous avons déjà expliqué ailleurs que, en parallèle, il faut aussi soutenir une analyse réaliste de ce type de conflits pour plusieurs raisons[39].

Tout d’abord, les approches morales au problème du droit de sécession risquent d’être, dans la pratique politique, une sorte de discours qui justifie les actions des acteurs impliqués dans ce type de conflits. Ainsi, la tendance à penser qu’un arbitre extérieur au conflit puisse appliquer la « justice » telle qu’on l’a définie dans la théorie se transforme dans la pratique politique en une bataille de raisons et justifications morales des actions pour ou contre le droit de sécession parmi les acteurs même impliqués dans le conflit. En plus, cette dynamique peut comporter des « motivations perverses », par exemple, empirer un conflit afin d’en tirer des raisons de « justice », de sécession remède[40].

En général, il nous semble une mauvaise idée de moraliser à l’excès ce type de conflits. Une alternative raisonnable passerait plutôt par les aborder comme un désaccord démocratique et non de les juger sur des principes ou valeurs spécifiques[41]. Cela n’empêche pas que dans le débat sur la légitimité et la justice des options politiques en jeu, les valeurs et les théories portant sur la question soient exprimées et jouent un rôle. Cependant, une approche réaliste et pragmatique devrait prioriser à notre sens le point de vue politique et chercher des solutions qui, dans chaque cas, maximisent la légitimité interne des institutions politiques. Alors que la Loi sur la clarté référendaire[42] fut contestée au Québec, le texte du Renvoi sur la sécession[43] de la Cour suprême offrait lui un chemin dans la lignée des principes constitutionnels fondamentaux : le fédéralisme, la démocratie, le constitutionnalisme et la primauté du droit, et le respect des droits des minorités[44].

Les évènements récents en Écosse et en Catalogne montrent que, même dans les démocraties européennes, l’approche classique unitariste des demandes de sécession demeure dominante. En l’absence d’une solution applicable dans la pratique et le droit internationaux, la politique comparée et les approches idéelles et non idéelles formulées par la science politique doivent fournir les outils permettant d’améliorer la pratique démocratique et empêcher les potentiels effets de déstabilisation et polarisation observés en Catalogne et ailleurs.