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Le droit des peuples à l’autodétermination, c’est le droit qu’ont les peuples à disposer d’eux-mêmes[2]. La formulation retenue dans tous les documents internationaux où la notion est définie est la suivante : c’est le droit qu’a un peuple de se développer économiquement, socialement et culturellement, et le droit qu’il a de déterminer son statut politique[3]. Tout cela peut se faire à l’intérieur de l’État, auquel cas on parlera d’autodétermination interne, ou face à la communauté internationale, ce qui serait alors de l’autodétermination externe. Tels sont les trois thèmes que je souhaite aborder dans cette introduction : le peuple, l’autodétermination interne et l’autodétermination externe.

Le droit à l’autodétermination est le droit collectif le plus important. Il est présent partout en droit international, à tel point que la Cour suprême du Canada a estimé impossible de produire le relevé de l’ensemble des documents juridiques internationaux dans lesquels le principe apparaît[4]. C’est aussi, selon la Cour, un principe d’une extrême importance qui vaut plus qu’une convention[5]. Il s’agit, en somme, d’un droit fondamental à ranger aux côtés des autres droits de la personne fondamentaux, comme les droits à la liberté d’expression, de conscience et d’association, pour ne mentionner que ceux-là.

Le droit des peuples à l’autodétermination est partagé par tous les peuples. Tous les documents qui affirment le principe l’appliquent en effet à l’ensemble des peuples. Les peuples en question ne sont pas seulement les populations entières d’États souverains. Comme le souligne encore la Cour suprême du Canada, il peut s’agir de peuples formant des minorités au sein d’États souverains[6]. Le droit international stipule que tous les États ont l’obligation de respecter le droit à l’autodétermination des peuples[7].

Et pourtant, la vaste majorité des auteurs se prononçant sur le principe interviennent constamment pour en miner la crédibilité. On soutient, par exemple, que la notion de peuple n’est pas claire, que les peuples n’existent pas ou qu’ils sont le produit de notre imagination[8]. On propose une version édulcorée de l’autodétermination interne et on nie l’existence du droit de sécession auquel on a réduit le droit à l’autodétermination externe, ignorant non seulement le droit d’association, mais aussi le droit de posséder l’État que l’on a déjà. Au lieu de se mettre au travail et de faire avancer les choses en clarifiant les idées, on s’en remet au droit positif, tel qu’il existe, et on en propose une interprétation qui soit la plus conservatrice possible des textes. On fait comme si le droit international n’allait plus jamais évoluer et comme s’il ne fallait pas s’ajuster aux réalités nouvelles. Je propose ici de m’attaquer de front à ces différents poncifs et j’essaierai en conclusion d’expliquer pourquoi ils en sont venus à faire force de loi.

I. La nation

Je commence par définir le concept de nation que je conçois comme un peuple organisé institutionnellement. Le peuple est une population qui est organisée en institutions sociales, économiques et culturelles, et parfois même en institutions politiques (gouvernement autonome ou État souverain). Quand on se réfère au peuple, on vise surtout l’aspect populationnel. Quand on se réfère au peuple avec son organisation institutionnelle, on peut parler de nation.

Comment se fait-il qu’un principe fondamental du droit international repose sur une notion de peuple qui, de l’avis de plusieurs, est une notion qui n’est pas claire? La première remarque à faire est peut-être de noter que le droit international a fait sienne la croyance du sens commun que les peuples existent. Si plusieurs se sont ensuite empressés de souligner l’absence de clarté entourant la notion, refusant ainsi de s’en remettre au sens commun, c’est peut-être en partie pour bon nombre d’entre eux parce qu’ils s’opposent à l’idée que les peuples ont un tel droit. Serait-ce qu’il y a un intérêt politique à ne pas trouver la notion de peuple suffisamment claire? S’il est problématique d’établir quelle entité peut se réclamer du droit à l’autodétermination, cela mine en tout cas la crédibilité du principe.

Pour démontrer l’absence de clarté, on soutient qu’on ne peut définir la notion. Cependant, on fait comme si la définition devait fournir des conditions nécessaires et suffisantes d’utilisation du mot « peuple ». Or, il faut savoir qu’aucune définition de ce genre n’existe pour quelque terme que ce soit dans le lexique, et pas seulement la notion de peuple. La signification des mots n’est jamais parfaitement bien délimitée. Pourquoi alors s’acharner sur l’absence de clarté entourant la notion de « peuple »? Pour que nous ayons espoir de produire une définition acceptable, il faut peut-être relaxer notre concept de définition, abandonner le projet d’aboutir à une définition stricte et admettre plutôt un concept de définition « stéréotype »[9].

Le problème se pose d’ailleurs aussi pour la notion de personne. Qu’est-ce qu’une personne? Cette question hante la philosophie depuis toujours, et donne lieu à des débats passionnants opposant les néo-lockéens, les physicalistes, les animalistes, les narrativistes, les cartésiens et les nihilistes qui nient carrément l’existence des personnes. Et pourtant, qui prétendrait que les droits de la personne posent problème? Tout le monde admet que les personnes ont des droits même si le concept de « personne » est mal défini. Pourquoi alors les choses devraient-elles être différentes lorsqu’il est question des peuples? Pourquoi ces « deux poids deux mesures »? On peut certes contourner la difficulté de définir ce qu’est une personne en se rapportant à un concept politique, dont le plus connu est la notion de citoyen (en plus des notions de réfugié et de résident permanent). Mais alors, on ne voit pas pourquoi l’on ne pourrait pas se rapporter aussi à une conception politique et non métaphysique du peuple en l’identifiant à sa présence politique au sein de l’espace social. On parlera alors du peuple en tant que « société » ou « culture sociétale », formée à partir d’un ensemble complexe et unique d’institutions. Je reviendrai plus loin sur cette notion de « culture sociétale » qui résume les traits politiques communément partagés par tous les peuples.

Notons pour le moment que si la notion de peuple est si difficile à définir, cela n’est pas seulement dû à l’imposition d’un concept trop contraignant de définition stricte. Cela peut aussi s’expliquer par le fait qu’il existe plusieurs sortes de peuples. La variété des sortes de peuples induit une variété des usages du mot, d’où la complexité apparente de la notion. La perspective change lorsque l’on accepte de prendre acte de la complexité du phénomène nationalitaire. Et ici, je crois qu’il faut dépasser une fois pour toutes la sempiternelle distinction opposant les nations ethniques et les nations civiques. Ces deux sortes de nations existent sans doute, mais la distinction est trop simpliste et ne rend pas justice à la complexité du phénomène. Il faut plutôt faire les distinctions suivantes :

- Certaines populations autochtones contenues à l’intérieur d’États souverains sont des sociétés ayant une origine ancestrale commune et sont composées de personnes se représentant majoritairement de cette façon. Il s’agit de nations ethniques.

- Pour d’autres, comme l’Islande et le Portugal, la population entière est organisée en un État souverain mononational et elle se représente majoritairement de cette façon. Il s’agit de nations « civiques ».

- D’autres populations ont différentes origines ethniques tout en ayant en commun, en tant que minorités sans gouvernement autonome sur le territoire d’un État souverain, la même langue maternelle, les mêmes institutions et la même trajectoire historique, et elles se représentent majoritairement de cette façon. C’est la nation culturelle. On songe ici notamment aux nations acadienne et alsacienne.

- D’autres se rassemblent autour d’une langue publique commune, d’institutions publiques communes, d’une histoire publique commune et d’un gouvernement autonome non souverain ayant juridiction sur un territoire juridiquement reconnu et leurs populations se représentent majoritairement les choses de cette façon. Ce sont des populations polyethniques et pluriculturelles que l’on peut nommer « nations sociopolitiques ». On pourrait ici mentionner l’Écosse, la Catalogne, le Québec et le Nunavut. Leurs populations contiennent des majorités culturelles, mais incluent des minorités culturellement différentes. La langue, les institutions et l’histoire communément partagées sont celles de la majorité, mais cela est compatible avec des minorités culturelles ayant elles aussi une présence reconnue dans l’espace public. L’identité publique communément partagée n’est pas la seule identité publique présente sur le territoire. Ainsi en est-il de la présence anglaise ou immigrante en Écosse, de la minorité anglophone et des peuples autochtones au Québec et de la présence castillane en Catalogne.

- Certaines populations partagent l’appartenance à une seule et même communauté fragmentée en échantillons minoritaires sur des territoires discontinus et se représentent majoritairement de cette façon. C’est la nation diasporique. On songe ici à la diaspora juive (avant la création d’Israël), ainsi qu’au peuple rom.

- Il existe aussi des populations appartenant à une communauté fragmentée en échantillons minoritaires sur différents territoires juridiquement reconnus, mais au sein d’un territoire régional continu. Encore une fois, on suppose que la population se représente majoritairement de cette façon. C’est la nation multiterritoriale. On songe ici au peuple du Kurdistan ou au peuple mohawk à Akwesasne.

- Il faudrait enfin tenir compte de populations au sein d’États multinationaux qui se représentent majoritairement comme étant composées de peuples minoritaires sans État souverain. C’est la nation multisociétale. On mentionnera à titre d’exemple le Canada, la Grande-Bretagne et l’Espagne.

Comme on le voit, il existe plusieurs sortes de peuples, auxquels il faut ajouter des fragments minoritaires de peuple tels que les communautés issues de l’immigration (les Turcs ou les Syriens en Allemagne), les minorités historiques (dont les membres sont nés sur le territoire, mais qui s’identifient toujours aux pays d’origine de leurs parents ou grands-parents) et les « kin minorities », qui sont des extensions minoritaires issues d’une nation voisine comme, par exemple, les Russes dans les pays baltes, les Palestiniens en Israël et les Serbes ou les Croates en Bosnie.

Telle est la complexité du phénomène nationalitaire qui va bien au-delà de la dichotomie ethnique/civique. C’est cette complexité qui rend bien illusoire la possibilité de parvenir à définir dans l’absolu ce qu’est un peuple. La difficulté s’explique et se résout en partie par la prise en compte de l’existence d’une variété de peuples et par l’acceptation de définitions qui laissent une large place à l’indétermination.

On sera toutefois tenté de rétorquer que telle n’est pas la difficulté principale. Le problème provient d’abord et avant tout du fait que le peuple fait appel à la subjectivité. Les différents concepts de peuples que je viens tout juste de décrire proviennent de différentes consciences nationales. Ils reposent sur des autoreprésentations collectives ainsi que sur ce que ces mêmes collectivités veulent être. Or, ces autoreprésentations sont évasives et fuyantes, voire évanescentes et changeantes, d’où le flou entourant la notion de peuple. On s’empressera ensuite d’ajouter qu’il n’existe pas de critères objectifs sur lesquels s’appuyer.

Et pourtant, il y a bel et bien des traits objectifs communément partagés par tous les peuples, à commencer par la langue. Certes, pour que le peuple existe, il n’est pas nécessaire qu’il n’ait qu’une seule langue et pas nécessaire que la ou les langues principalement parlées soient distinctes de toutes les autres langues parlées ailleurs dans le monde. Le fait que plusieurs peuples parlent la même langue ne prouve pas que la langue n’est pas un constituant objectif de l’identité d’un peuple. La langue n’est pas toujours un ingrédient suffisant, mais c’est toujours un ingrédient objectif nécessaire. Les peuples sont tous des communautés linguistiques ou des agrégats de communautés linguistiques. La communauté linguistique est le bloc identitaire de base à partir duquel le peuple se constitue. La nation multilingue ne peut être caractérisée sans faire appel à son multilinguisme.

Il est vrai que la langue ne peut à elle seule servir de critère discriminant. À la langue, il faut ajouter un ensemble d’institutions telles que les institutions sociales, culturelles ou économiques, ainsi que parfois gouvernementales, dans lesquelles cette langue est principalement parlée. Les peuples n’ont pas tous une organisation gouvernementale. Certains peuples fonctionnent avec un minimum d’institutions de base : une langue, un unifolié, des cérémonies, une fête nationale, des journaux, des postes de radio ou de télévision et des musées.

À la langue et aux institutions s’ajoute l’histoire de ces institutions au sens d’une trajectoire historique objective ayant laissé derrière elle un héritage patrimonial, même si cette trajectoire et cet héritage peuvent être interprétés de différentes façons. Il ne faut pas confondre la trajectoire effective ou l’héritage patrimonial avec les récits particuliers, mythes ou autres, qui fixent une trame narrative particulière. Il n’est pas nécessaire de souscrire à un récit particulier pour faire partie de la nation.

Enfin, dans tous les exemples mentionnés plus haut, le territoire joue un rôle important, qu’il soit souverain ou non, continu ou discontinu, et qu’il respecte ou non les frontières juridiquement reconnues.

Il y a donc des composantes subjectives et objectives à la notion de peuple qui sont celles que je viens d’évoquer. Les sentiments de loyauté et d’appartenance, l’investissement émotif et les préférences rationnelles peuvent varier d’un individu à l’autre et varier dans le temps pour un seul et même individu. Mais les autoreprésentations et le vouloir-vivre collectif sont en général des facteurs subjectifs assez stables. De même, les coutumes, les moeurs, les habitudes, les modes de vie, les valeurs, les systèmes de croyances, les récits, les mythes et les finalités peuvent varier dans le temps au sein de la population, alors que la langue, les institutions, la trajectoire historique et le territoire peuvent demeurer assez stables. Il faut distinguer les composantes stables, formant ce que Will Kymlicka appelle la « structure de culture », des autres composantes moins stables, formant pour leur part le « caractère de culture »[10]. En tant qu’objets politiques, les peuples sont organisés en cultures sociétales comprises comme des structures de cultures incarnées dans des caractères de culture. Le caractère de culture peut changer même lorsque la structure de culture reste la même, bien qu’elle aussi puisse aussi être changeante. Quand on parle du caractère évanescent de l’identité d’un peuple, on songe sans doute d’abord et avant tout au caractère de sa culture.

La reconnaissance d’une grande diversité de groupes nationaux (de différentes sortes de peuples et de différentes sortes de fragments minoritaires de peuples) est une police d’assurance contre la tentation d’essentialiser la population au sein d’un État souverain. Au lieu de s’en tenir à la distinction simpliste ethnique/civique, on peut grâce à l’analyse proposée être davantage ouvert à la complexité, à la diversité, aux identités multiples et au caractère dynamique de l’identité. Si j’ai raison, il est toutefois possible de produire différents stéréotypes de peuples ayant des ressemblances de famille suffisamment grandes pour s’en faire une idée assez précise. Ces traits communément partagés sont objectifs et non seulement subjectifs. Il est en ce sens possible, comme pour les personnes, de reconnaître aux peuples une réalité institutionnelle et politique, peu importe leur statut ontologique.

II. L’autodétermination interne

J’ai souligné dès le départ que tous les peuples avaient le droit à l’autodétermination et que tous les États avaient le devoir de le respecter. Tels sont les principes qui se trouvent déjà inscrits dans le droit international. Mais pourquoi admet-on que les États ont des obligations en ce sens? On sait que pour réaliser la pleine souveraineté et pouvoir par conséquent agir sur la scène internationale en tant qu’État souverain (par la participation aux grands forums internationaux et par la signature d’ententes politiques, culturelles et commerciales), un peuple qui a déclaré sa souveraineté doit être reconnu par les autres États. La reconnaissance internationale n’est peut-être pas requise pour déclarer sa souveraineté, mais elle est essentielle à l’exercice des prérogatives d’un État souverain. Or, il faudrait sans doute qu’il y ait un principe analogue existant entre un État souverain multinational et les peuples sans État qu’il contient. L’État a le devoir de reconnaître les peuples sans État se trouvant sur son territoire et cette reconnaissance est requise, voire même essentielle au bon exercice de l’autodétermination interne de ces peuples.

Malheureusement, dans l’état actuel du droit international, le droit à l’autodétermination interne est réduit à bien peu de chose. On a choisi d’interpréter ce droit en le réduisant à un droit de représentation politique[11]. Dans la mesure où un peuple peut élire démocratiquement des représentants issus de ce même peuple et que ceux-ci jouent un rôle important dans la gouverne de l’État englobant, on estime que le peuple sans État s’autodétermine à l’intérieur de cet État. Et pourtant, il arrive souvent que les personnes issues du peuple minoritaire qui sont élues ne soient invitées à jouer un rôle prépondérant au sein des institutions centrales que si elles défendent les idées de la majorité nationale du pays.

La représentation politique ne peut donc suffire à garantir l’autodétermination interne. Il existe plusieurs autres modalités d’exercice du droit à l’autodétermination interne dont pourraient se prévaloir les peuples sans État[12]. On songe par exemple au droit à un gouvernement autonome et au droit de participer à la conversation constitutionnelle, ces deux droits étant déjà inscrits dans la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones[13]. On peut mentionner aussi le droit de se donner la constitution de son choix. Ici, c’est le cas catalan qui peut nous servir d’exemple. Son nouveau statut d’autonomie, adopté en 2006[14], était une façon de fixer les règles du vivre-ensemble en Catalogne. Enfin, je mentionnerais la reconnaissance du peuple au sein de la constitution de l’État souverain, devant inclure les principes gouvernant les règles institutionnelles découlant de cette reconnaissance. On songe ici aux revendications traditionnelles du Québec qui voulait être reconnu comme l’un des peuples constitutifs du Canada, qui demandait un statut particulier à la « province » de Québec, ainsi qu’un régime de fédéralisme asymétrique fait sur mesure et un droit de retrait de tout programme fédéral appliqué dans les sphères de compétence provinciale exclusive, avec pleine compensation financière et sans condition. Il s’agissait alors et il s’agit toujours de s’assurer que l’État canadien ne s’éloigne pas du respect des compétences reconnues au Québec dans la Constitution canadienne[15] de 1867 au profit d’une lente et patiente centralisation progressive de l’État central. Ces règles de fonctionnement de la fédération, une fois constitutionnalisées, permettraient au Québec de maintenir sa présence au sein d’un régime décentralisé, et ce, même si le reste du Canada empruntait une voie différente et acceptait pour sa part de fonctionner au sein d’un État de plus en plus centralisé. Les inquiétudes québécoises ne sont après tout pas sans fondement. L’invention d’un pouvoir fédéral de dépenser dans les compétences exclusives des provinces, le déséquilibre fiscal et des politiques économiques privilégiant historiquement l’Ontario, puis l’Alberta, ont contribué à modifier lentement mais sûrement le régime fédéral ancien en un État fédéral toujours de plus en plus centralisé.

III. L’autodétermination externe

Je viens de produire cinq modalités d’exercice du droit à l’autodétermination interne. On peut se demander pourquoi ces modalités diverses ne sont toujours pas reconnues en droit international. La raison n’est sans doute pas étrangère au fait que l’on se fait une idée rigide et statique du droit international et qu’on l’appréhende par le prisme étroit du droit positif. La principale raison est cependant sans doute la suivante. Le droit international est fait sur mesure pour répondre aux attentes d’États-nations traditionnels jaloux de leur souveraineté et toujours engagés dans une entreprise de construction nationale. Ces États sont réfractaires à toute atteinte de leur intégrité territoriale et c’est sans doute la raison pour laquelle le principe du respect de l’intégrité territoriale a fini par prendre le dessus sur le droit à l’autodétermination interne des peuples sans État. Aussi, les intellectuels et les politiciens qui s’en prennent aux nationalismes minoritaires contribuent volontairement ou non aux entreprises nationalistes des États existants. Et pourtant, le droit international a évolué pour les peuples autochtones et on ne voit pas pourquoi il ne pourrait pas évoluer de la même façon pour les autres peuples sans État. Tenant compte notamment des réclamations écossaise, catalane et québécoise, une véritable ouverture au changement permettrait de développer de nouvelles modalités d’application du droit à l’autodétermination interne pour tous les peuples et non seulement pour les peuples autochtones.

Pour y voir plus clair et être en mesure de mieux comprendre l’intransigeance de certains lorsqu’il s’agit d’enrichir le concept d’autodétermination interne, il faut se rapporter à notre troisième et dernier sujet : l’autodétermination externe. Il existe là encore des modalités d’exercice diverses du droit à l’autodétermination externe. On réduit trop souvent l’autodétermination externe à la sécession. Or, on peut violer l’intégrité territoriale d’un État sans se doter de son propre État. On peut le faire en choisissant de s’associer à l’État de son choix. On exerce alors un droit d’association et non de sécession. À ces deux premières modalités déjà reconnues en droit international devrait, à mon avis, s’ajouter le droit qu’aurait un peuple d’avoir l’État qu’il possède en fait déjà sur un territoire donné. Un peuple peut avoir un État sur un territoire donné sans avoir le droit de posséder cet État sur ce territoire. Qu’on songe, par exemple, à l’État soviétique occupant le territoire des pays baltes ou à l’État d’Israël occupant le territoire palestinien. Un État peut également se comporter de façon illégale à l’égard de certaines de ses propres minorités, ce qui lui fait perdre l’autorité qu’il a en tant qu’État, ainsi que le droit au maintien de son intégrité territoriale.

Il convient donc d’interpréter le droit à l’autodétermination externe comme le droit d’avoir un État. Il peut s’agir d’un État nouveau que le peuple se donne, d’un État existant auquel le peuple s’associe ou de l’État qu’il a déjà et qu’il aurait le droit d’avoir.

S’agissant de la sécession, là encore il en existe plusieurs sortes. Il y a la sécession négociée sur la base de laquelle le peuple s’entend avec l’État englobant. Les modalités d’exercice de la sécession négociée ont été discutées dans le Renvoi relatif à la sécession du Québec[16] du mois d’août 1998 rédigé par la Cour suprême du Canada. On parlera alors notamment d’une question référendaire claire, d’un résultat clair et d’une obligation de négocier un amendement constitutionnel en cas de vote favorable.

Il y a aussi la sécession constatée, qui n’est rien d’autre que la sécession unilatérale gouvernée par le principe d’effectivité. On suppose que si un peuple déclare démocratiquement sa souveraineté, qu’il parvient à occuper le territoire et à être reconnu par la communauté internationale, le droit international va alors constater la souveraineté de l’État. Il s’agit ici de la souveraineté comme résultant d’un rapport de force.

On doit distinguer cette modalité particulière d’exercer sa souveraineté de celle qui consiste à agir unilatéralement, mais sur la base d’une injustice subie. Il s’agirait alors de la sécession unilatérale conçue comme réparation ou remède.

Existe-t-il un droit de sécession? Certains répondront par la négative, mais cette réponse est beaucoup trop simpliste. Il faut la reformuler plus précisément en d’autres termes pour y voir plus clair. Doit-on accepter le principe des nationalités selon lequel tout peuple doit avoir son État? Ce principe est à la base de l’accession à la souveraineté de plusieurs États au XIXe siècle. L’ère du nationalisme, entendue dans son acception la plus étroite, impliquait de mettre en application le principe des nationalités.

Sans souscrire à ce principe, certains ont fait valoir un droit primaire de sécession, c’est-à-dire un droit qu’un peuple a de faire sécession de façon unilatérale même en l’absence de toute injustice. Le principe peut trouver appui sur le vote démocratique d’une population donnée et en s’appuyant sur des traits culturels d’un peuple en vertu desquels ce peuple aurait droit à son propre État. Le droit primaire de sécession ne doit pas être confondu avec le principe des nationalités. Le fait qu’un peuple dispose d’un droit primaire de sécession n’implique pas qu’il soit dans l’obligation de l’exercer. Il doit peut-être parfois s’abstenir d’exercer ce droit pour des raisons prudentielles ou morales. Cette situation peut être comparée au droit d’éligibilité. Une personne peut avoir le droit de se présenter comme candidat aux élections et malgré tout admettre qu’il ne serait pas sage pour des raisons prudentielles ou morales d’exercer ce droit. Quoi qu’il en soit, il ne semble pas exister un droit primaire de sécession en droit international. Tous les peuples ont le droit à l’autodétermination, mais il s’agit de l’autodétermination interne. Le droit international a progressivement cherché à harmoniser l’autodétermination des peuples et l’intégrité territoriale des États.

L’autodétermination externe ne peut être exercée que sous certaines conditions. Pourquoi ne doit-on pas reconnaître un droit primaire à l’autodétermination externe dès lors qu’une population choisit majoritairement cette option? La réponse est que ce principe s’applique aussi au peuple de l’État souverain dans son ensemble. Lui aussi peut alors vouloir exercer son droit primaire à l’autodétermination externe et ainsi revendiquer le droit à l’État qui existe déjà et qui exerce sa souveraineté sur l’ensemble du territoire. Lui aussi peut s’appuyer sur un appui majoritaire de la population.

Existe-t-il cependant un droit de sécession entendu comme réparation ou sécession remède? Il semble cette fois-ci qu’il faut admettre l’existence d’un tel droit. Après tout, il est admis en droit international que si un peuple est colonisé ou opprimé, il a alors le droit de faire sécession. Ce sont là déjà deux modalités d’exercice d’un droit de sécession remède[17]. On oublie toutefois la plupart du temps d’ajouter que, selon plusieurs juristes, il existe un troisième type d’injustice justifiant le recours à la sécession et donc une troisième instance de sécession remède, à savoir la violation du droit d’un peuple à l’autodétermination interne.

Cette troisième justification pour la sécession est évoquée brièvement par la Cour suprême dans le Renvoi sur la sécession[18]. Malheureusement, la Cour suprême réduit l’autodétermination interne à la représentation politique. Dans la mesure où un État ne remet pas en cause les droits politiques fondamentaux et assure une représentation politique au peuple sans État, celui-ci est en mesure de s’autodéterminer à l’interne. Cette version de l’autodétermination interne est cependant beaucoup trop restrictive. Il faut enrichir l’autodétermination interne pour inclure, également, non seulement les règles contenues dans la Déclaration sur les droits des peuples autochtones[19], mais aussi les règles en vertu desquelles les peuples auraient le droit de se donner la constitution de leur choix ainsi que le droit de se voir reconnus formellement dans la constitution de l’État souverain dans lequel ils se trouvent. L’incapacité d’un État à respecter ces droits rend problématique et illégitime sa prétention à maintenir l’intégrité de son territoire. Le lecteur trouvera dans les écrits de Daniel Turp une version détaillée, rigoureuse et précise de la façon par laquelle pourraient être respectés ces deux droits[20].

On comprend mieux ainsi pourquoi aussi peu de gens se sont intéressés à préciser les modalités d’application de l’autodétermination interne. Une définition plus large et qui englobe plusieurs choses augmenterait les motifs justifiant le recours à la sécession. La résistance à ces avancées s’explique par le nationalisme d’État.

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En somme, dans l’état actuel des choses, les auteurs sont enclins à dire que la notion de peuple ne peut être définie, qu’elle ne fait appel qu’à des facteurs subjectifs, qu’elle est une entité fuyante, évanescente et changeante et que c’est la raison pour laquelle elle ne peut être théorisée. Le principe affirmant le droit à l’autodétermination des peuples s’en trouve affecté. S’agissant des règles contraignant l’exercice du droit à l’autodétermination, au contraire, la plupart des auteurs en font une interprétation rigide et statique, en ignorant les avancées qui sont susceptibles d’apparaître à l’occasion. On réduit ainsi l’autodétermination interne à une seule de ses modalités d’application. Puis on réduit l’autodétermination externe à la sécession. On affirme ensuite sans nuance que le droit de sécession n’existe pas et que la seule façon d’accéder à l’indépendance est de s’engager dans une sécession négociée, à moins de s’engager dans un bras de fer aux conséquences fâcheuses. En l’occurrence, il faudra négocier avec un État souverain qui est jaloux de conserver sa souveraineté. Aussi bien dire que toute sécession future est impossible. Ceux qui défendent une position aussi rigide font très bien le travail qu’on attend d’eux.

J’ai essayé de dépasser ces sempiternels refrains en déployant un pluralisme conceptuel pour rendre compte des notions de peuple, d’autodétermination interne et d’autodétermination externe. Que doit-on comprendre de la posture rigide qui cautionne une vision simpliste du phénomène nationalitaire et qui s’en remet au statu quo international? En vertu de quels principes normatifs en vient-on à la conclusion qu’il ne devrait pas exister plus que 193 États? À mon sens, il s’agit essentiellement d’une posture qui est au service du nationalisme d’État. Cette conclusion est, en un sens, surprenante, car les auteurs concernés s’en prennent constamment au nationalisme. Et pourtant, ce sont les nationalismes d’État qui sont responsables des atrocités les plus grandes de ce monde, et non les nationalismes minoritaires. C’est l’État allemand qui a voulu exterminer le peuple juif. C’est l’État turc qui a exterminé le peuple arménien et qui s’en prend maintenant au peuple kurde. C’est l’État d’Israël qui opprime le peuple palestinien. C’est l’État birman qui pourchasse sans relâche le peuple rohingya. Sans aller jusqu’à commettre l’irréparable, certains nationalismes d’État affichent une réelle intransigeance. C’est l’État espagnol par son tribunal constitutionnel qui s’est interposé en Catalogne pour bloquer le nouveau statut d’autonomie et c’est l’État canadien qui refuse de modifier sa constitution pour accommoder le Québec. C’est aussi l’État canadien qui est coupable de génocide culturel à l’endroit des peuples autochtones.

Les doutes émis au sujet de la notion de peuple et la rigidité au sujet de l’autodétermination ont donc une source commune. Tout cela s’explique par la crispation nationaliste des États existants face aux réclamations légitimes des peuples minoritaires. C’est une position qui reste indifférente à l’affirmation nationale du peuple québécois et des peuples autochtones. C’est une position qui reste peu impressionnée par la résurgence de référendums d’autodétermination en Écosse, en Catalogne et dans le Kurdistan irakien, de même que par ceux de Nouvelle-Calédonie, des Îles Féroé et de Bougainville. Ces soulèvements populaires des peuples minoritaires au sein des États existants vont sans doute réapparaître aussi longtemps que les États n’auront pas incorporé en leur sein des principes constitutionnels affirmant le droit à l’autodétermination interne des peuples sans État. En l’absence de ces principes, ces peuples pourront légitimement revendiquer le droit à la pleine et entière souveraineté. C’est tout à l’honneur de Daniel Turp de l’avoir compris et écrit.