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Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, et même avant dans le cas de l’Organisation internationale du Travail (OIT), les négociations internationales portent de plus en plus sur des questions qui relèvent de la compétence des provinces au Canada, un phénomène qui a été soulevé par la doctrine Gérin-Lajoie dès 1965[1]. Dans le cadre de conférences thématiques ou de négociations bilatérales et au sein des organisations internationales, on aborde des thèmes liés au travail, à l’éducation, à la santé, à la libéralisation des échanges, à l’investissement, à l’environnement et au changement climatique, etc.

Le Secrétaire général des Nations Unies est le dépositaire de plus de 560 traités multilatéraux qui couvrent des sujets comme la protection de l’environnement, la sécurité ou encore les droits de la personne[2]. Pour sa part, le Canada est notamment partie à 13 accords commerciaux, qui regroupent ensemble 53 pays, que ce soit l’Accord Canada–États-Unis–Mexique (ACEUM), l’Accord économique et commercial global entre le Canada et l’Union européenne (AECG) ou l’Accord de Partenariat transpacifique global et progressiste (PTPGP). Le Canada est également partie à 115 accords et instruments internationaux en matière d’environnement, dont 54 accords multilatéraux et 28 accords de coopération bilatéraux, dont 23 avec les États-Unis[3]. Selon Hugo Cyr et Armand de Mestral, environ 40 % des lois fédérales mettent en oeuvre des normes internationales en tout ou en partie[4]. Cette tendance est également présente en ce qui concerne les champs de compétence constitutionnels des provinces.

L’élargissement des enjeux sur la scène internationale fait en sorte que de nos jours, sur le plan de la prise de décision en matière de politique étrangère, tous les ministères fédéraux et provinciaux, du plus périphérique au plus central, ont une partie de leurs activités qui sont touchées par les négociations internationales. Cela signifie qu’Affaires mondiales Canada n’a plus la capacité de centraliser aussi facilement qu’avant la fonction décisionnelle, de représentation et de contrôle en matière de la politique étrangère[5].

Dans ce contexte, les provinces canadiennes sont de plus en plus conscientes que leurs compétences constitutionnelles et leur capacité à développer et à mettre en oeuvre des politiques font l’objet de discussions dans le cadre des forums multilatéraux internationaux ou des négociations multilatérales ou bilatérales. Avec ces transformations, il devient difficile de limiter les champs de compétence des provinces canadiennes à la politique intérieure, car cela signifierait que le gouvernement canadien négocie des traités dont les questions relèvent des provinces, une totale contradiction avec le partage des compétences de la constitution canadienne. Ce faisant, le gouvernement du Canada ferait indirectement ce qu’il ne peut faire directement. En réaction à ce phénomène, plusieurs provinces cherchent à influencer la position de négociation du fédéral en faisant pression sur lui ou en s’invitant dans la délégation canadienne pour participer à la négociation d’accords qui les concernent.

La négociation de traités au Canada a ainsi rendu inévitable la création de mécanismes de gouvernance à paliers multiples entre le gouvernement fédéral et les provinces canadiennes en matière de négociations internationales[6]. Malgré tout, les impératifs de coopération entre les différents ordres de gouvernement sont de plus en plus importants, et c’est pour cela que l’on note un essor considérable du fédéralisme exécutif ou des relations intergouvernementales en lien avec la conclusion de traités au Canada. Il faut cependant noter qu’au Canada, la tentation centralisatrice de gouverner à partir du centre est encore largement dominante[7].

L’objectif de cet article est de faire le point sur cette question à partir d’une analyse historique des questions constitutionnelles et des relations intergouvernementales en lien avec le fédéralisme et les négociations internationales. L’article est divisé en trois grandes parties. Dans la première, nous analysons l’évolution historique et constitutionnelle de la question de la conclusion de traités au Canada. Dans la deuxième, nous examinons la situation qui prévaut de nos jours et nous présentons finalement dans la dernière partie les mécanismes intergouvernementaux de gouvernance des négociations de traités au Canada. Plusieurs accords administratifs balisent aujourd’hui la participation des provinces aux négociations internationales du Canada, mais aucun accord-cadre global portant sur les consultations entre le fédéral et les provinces en matière de négociations internationales n’existe. On note très peu d’uniformité dans les approches et toutes les tentatives de réformes globales ont échoué.

I. La constitution canadienne et les relations internationales

L'Acte de l’Amérique du Nord britannique, appelé la Loi constitutionnelle de 1867 depuis 1982, aborde peu la question des relations internationales[8]. Contrairement à d’autres fédérations – et c’est un enjeu pour le Canada –, il n’y a aucune attribution constitutionnelle formelle de la compétence exclusive des affaires étrangères[9] ni de disposition qui spécifierait qui peut conclure des traités au Canada[10]. Les dispositions de la Loi constitutionnelle de 1867[11] ayant trait à la répartition des pouvoirs législatifs[12] – articles 91 et 92 – ne précisent pas explicitement qui du fédéral ou du provincial a autorité en la matière. De plus, contrairement à certaines constitutions fédérales, la Loi constitutionnelle de 1867 n’interdit pas aux provinces de jouer un rôle à l’international. Certains articles sont si ambigus qu’ils semblent permettre aux provinces d’ouvrir des bureaux à l’étranger. La version anglaise, qui est plus claire que la version française et qui est la seule à avoir force de loi au Canada, autorise en effet à l’article 92.4 : « The establishment and tenure of provincial offices and the appointment and payment of provincial officers ». Selon l’article 95, l’immigration est une compétence partagée avec prépondérance fédérale. Or pour recruter des immigrants, il est nécessaire d’ouvrir des bureaux à l’étranger ne serait-ce que pour les recruter. L’Ontario a ainsi posté son premier agent d’immigration au Royaume-Uni en 1869 et le Québec a fait de même au Royaume-Uni et aux États-Unis en 1871[13]. De plus, l’article 92.16 prévoit que les provinces ont la compétence exclusive « des matières d’une nature purement locale ou privée dans la province ». Depuis 1867, la signification de ce qu’est une matière de nature locale a beaucoup évolué et certaines de ces matières (éducation, travail, etc.) ont désormais une dimension internationale ou font l’objet de discussions dans les négociations internationales.

La seule référence faite à la question des traités dans la Loi constitutionnelle de 1867 se trouve à l’article 132 qui confère au Dominion du Canada le pouvoir de mettre en oeuvre les traités impériaux. Cet article spécifie que le « Parlement et le gouvernement du Canada auront tous les pouvoirs nécessaires pour remplir envers les pays étrangers, comme portion de l’Empire britannique, les obligations du Canada ou de l’une de ses provinces, naissant de traités conclus entre l’Empire et ces pays étrangers » [14].

Cette situation s’explique par le fait que le Canada ne devient pas un pays souverain en 1867, mais plutôt un dominion de l’Empire britannique, c’est-à-dire un État qui détient une forte autonomie législative, mais avec certaines limites. Le Royaume-Uni s’est en effet réservé la politique étrangère, la conclusion de traités, le pouvoir de modifier la constitution canadienne et le droit d’approuver ou de désavouer des lois votées par le Parlement du Canada. Dans ce contexte, il était inutile de préciser les responsabilités du Canada ou des provinces en matière de traités internationaux puisque celles-ci relevaient de l’Empire britannique. En somme, il est difficile dans ce contexte d’attribuer le monopole des relations internationales au gouvernement fédéral.

Dans les années suivant la Confédération, la pratique constitutionnelle laisse progressivement au gouvernement fédéral une plus large place. Les procédures se transforment et les représentants du gouvernement fédéral commencent à participer aux négociations internationales qui aboutissent à un traité impérial concernant le Canada. Le premier ministre John A. Macdonald, par exemple, fait partie de la délégation britannique qui conclut le Traité de Washington de 1871, lequel règle l’essentiel des contentieux entre l’Empire britannique et les États-Unis. Après la Première Guerre mondiale, Ottawa peut conclure en son nom le Traité de Versailles et obtenir un siège propre à la Société des Nations et à l’OIT. En 1923, Ernest Lapointe conclut, au nom du gouvernement canadien, un traité avec le gouvernement américain sur les droits de pêche dans l’océan Pacifique (Traité du flétan). Le premier ministre de l’époque, Mackenzie King, insiste alors pour que ce traité ne soit pas contresigné par l’ambassadeur britannique à Washington.

Lors de la Conférence impériale de 1926, le Canada se voit confirmer, à la suite de tous ces précédents, le droit d’établir des relations diplomatiques et consulaires avec des pays souverains. La Déclaration Balfour de 1926 proclame que le Royaume-Uni et les dominions

sont, au sein de l’Empire britannique, des collectivités autonomes de statut égal ; elles ne sont d’aucune manière subordonnées les unes aux autres à aucun point de vue domestique ou extérieur; mais elles sont unies par une allégeance commune à la même couronne et associées librement comme membres du Commonwealth des nations britanniques[15].

Le Statut de Westminster de 1931 poursuit dans cette lancée et étend la compétence législative des parlements des dominions par-delà leurs frontières. On peut y lire à l’article 3 : « Il est déclaré que le parlement d’un dominion a tout pouvoir pour faire des lois à portée extraterritoriale ».

À la suite du Statut de Westminster, le gouvernement fédéral devient plus entreprenant en matière de conclusion de traités et tente d’en imposer la mise en oeuvre aux provinces. Plusieurs litiges sont portés devant les tribunaux[16]. Puisque le Statut de Westminster met en péril le partage des compétences, la question de la capacité du gouvernement fédéral d’imposer ses traités aux provinces est rapidement posée. La jurisprudence établie dans les années 1930 est fondamentale.

Un des premiers litiges porte sur la Convention de l’aéronautique en 1932. Dans ce cas, certaines provinces s’opposent à ce que le gouvernement fédéral s’arroge des pouvoirs dans le domaine de l’aviation civile. Le gouvernement fédéral plaide qu’il ne fait qu’appliquer une convention internationale conclue par l’Empire britannique à Paris en 1919. Le Comité judiciaire du Conseil privé britannique, qui est jusqu’en 1949 le tribunal de dernière instance au Canada, abonde en ce sens : la Convention de Paris est un « traité d’Empire », et l’article 132 de la Loi constitutionnelle de 1867 permet au gouvernement central de légiférer dans les champs de compétence des provinces afin de s’assurer de la mise en oeuvre du traité[17].

Le cas de la Convention de la radio de 1932 concerne également les champs de compétence provinciale et fédérale. Cette fois-ci, le gouvernement fédéral revendique le pouvoir sur la réglementation et le contrôle de la radiodiffusion au Canada à la suite de la ratification, par Ottawa, d’un accord international sur la radiodiffusion sans fil. Dans ce cas, le Comité judiciaire statue que l’article 132 ne s’applique pas puisque c’est le gouvernement canadien, et non l’Empire britannique, qui a conclu la convention. Cependant, les membres du Comité estiment que cela revient au même et décident que

c’est le Canada dans son entier qui est responsable envers les autres puissances de voir à la bonne application de la convention ; et pour éviter que des individus au Canada ne transgressent les stipulations de la convention, il est nécessaire que le dominion vote une loi devant s’appliquer à tous les habitants du Canada[18].

Selon le Comité, puisque la radiodiffusion n’avait pas été cédée aux provinces en vertu de l’article 92, la compétence d’Ottawa découlait des pouvoirs résiduels de la clause de « paix, ordre et bon gouvernement » de l’article 91.

Or cette décision pouvait potentiellement porter préjudice aux prérogatives provinciales. En effet, en concluant des traités internationaux, le gouvernement fédéral pouvait légiférer dans les champs de compétence des provinces et c’est exactement ce qu’il a cherché à faire en 1935. Pour mettre en oeuvre les ententes de l’OIT, le gouvernement conservateur de Bennett a fait adopter une loi régissant le salaire minimum, les heures de travail et les congés hebdomadaires dans la grande industrie. Ottawa a justifié son intrusion dans un domaine de compétence provinciale en invoquant encore une fois l’article 132. La Cour suprême du Canada lui a donné raison, mais le Comité judiciaire du Conseil privé à Londres a rejeté l’argument d’Ottawa.

L’arrêt portant sur les conventions de travail de 1937 insiste sur un raisonnement a contrario qui consiste à dire que si les pouvoirs du fédéral en matière de traité étaient exclusifs, cela lui permettrait de mettre en oeuvre des traités dans des domaines relevant des provinces et ainsi de légiférer en totale contradiction avec la répartition des pouvoirs prévue aux articles 91 et 92 de la Loi constitutionnelle de 1867[19]. Cependant, selon les juges, ces articles constituent le fondement même de la fédération et ne peuvent être contournés de cette façon. Ils écrivent : « Personne ne saurait douter que cette répartition soit une des conditions les plus essentielles, peut-être la plus essentielle entre toutes, du pacte interprovincial consacré par l’Acte de l’Amérique du Nord britannique » [20].

Le Comité judiciaire a également statué que le pouvoir de mise en oeuvre suit le partage des compétences aux articles 91 et 92 de la Loi constitutionnelle de 1867. Dans l’arrêt portant sur les conventions de travail, Lord Atkins écrit :

Il est essentiel d’avoir présente à l’esprit la distinction entre (1) la formation et (2) l’exécution des obligations qui découlent d’un traité, ce mot s’appliquant à toute entente entre plusieurs États souverains. Dans les pays constituant l’Empire britannique, il y a une règle bien établie qui veut que la conclusion d’un traité soit un acte qui relève de l’Exécutif, tandis que l’exécution de ses obligations, si elles entraînent une modification aux lois du pays, exige l’intervention du pouvoir législatif. Contrairement à ce qui a lieu ailleurs, les stipulations d’un traité dûment ratifié n’ont pas dans l’Empire, en vertu de ce traité même, force de loi. Si l’Exécutif national du gouvernement du jour décide d’assumer les obligations d’un traité qui entraînent des modifications aux lois existantes, il doit demander au Parlement son assentiment, toujours aléatoire, aux modifications proposées. Afin d’être sûr de ce consentement, il s’efforcera très souvent d’obtenir, avant la ratification finale, l’approbation expresse du Parlement. Mais on n’a jamais soutenu, et la loi n’est pas à cet effet, que pareille approbation a force de loi ou qu’en droit elle empêche le Parlement du jour, ou son successeur, de refuser sa sanction à toute mesure législative proposée dont il pourra plus tard être saisi[21].

Ce jugement du Comité judiciaire est d’une importance fondamentale en ce qui concerne l’autorité du gouvernement canadien et les droits des provinces en matière de traités internationaux. Il rappelle que si l’article 132 de la Loi constitutionnelle de 1867 conférait au Parlement et au gouvernement fédéral le pouvoir de mise en oeuvre des traités impériaux, il ne s’agissait pas d’une compétence générale de l’État canadien en matière de mise en oeuvre des traités[22]. Autrement dit, le fédéral ne s’est pas substitué à l’Empire britannique et cet article est désormais caduc[23].

Le gouvernement du Canada soutient depuis que le pouvoir de conclure des traités provient de la prérogative royale et qu’il a été délégué au Canada par les Lettres patentes de 1947[24]. Ces lettres constituent un édit du roi George VI qui élargit les pouvoirs du gouverneur général en lui transmettant de nombreuses prérogatives du souverain. Les Lettres patentes de 1947 confèrent au gouverneur général le pouvoir d’exercer les prérogatives de la Couronne au nom du souverain, par exemple le droit de sanction royale pour des lois ou le pouvoir de nommer et de suspendre les juges et les ministres[25]. Selon le gouvernement du Canada :

Les pouvoirs de prérogative de la Couronne, d’abord réservés à la Reine d’après l’article 9 de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique, sont maintenant exercés par le Gouverneur général. Pendant la période coloniale, la délégation du pouvoir de prérogative était limitée par l’état de subordination de la colonie, mais on peut présumer que, par suite de l’indépendance, ce qui restait à la Couronne de prérogatives royales est passé au Gouverneur général et toutes ces prérogatives sont implicitement détenues par le Gouverneur général même en l’absence d’une délégation précise[26].

Comme le souligne Hugo Cyr, cet argument du fédéral serait plus convaincant s’il n’avait pas lui-même conclu des traités internationaux avant l’obtention de la prérogative royale. De plus, dans le document où il affirme que le gouverneur général du Canada détient désormais la prérogative royale, il propose malgré tout de faire des amendements constitutionnels afin de « donner pleins pouvoirs au gouvernement fédéral […] pour qu’il s’acquitte de ses obligations à l’extérieur, qu’elles touchent ou non les intérêts locaux ou la compétence provinciale sur le plan intérieur » [27]. En échange, le fédéral propose d’accorder aux provinces leur autonomie sur le plan extérieur à l’égard des domaines qui sont de leur ressort. Des dispositions similaires ont été négociées dans les premières versions de la Charte de Victoria sur laquelle nous reviendrons plus loin.

La prétention du gouvernement fédéral d’être le seul ordre de gouvernement habilité à négocier des traités internationaux est considérée comme inacceptable par le gouvernement du Québec depuis la formulation de la doctrine Gérin-Lajoie en 1965[28]. Cette doctrine affirme, au sujet de la conclusion de traités, que le Québec doit lui-même conclure les conventions dans ses champs de compétence[29].

Paul Gérin-Lajoie commence son discours rédigé dans une logique juridique par des éléments de contexte. Il déclare :

Le Québec n’est pas souverain dans tous les domaines : il est membre d’une fédération. Mais il forme, au point de vue politique, un État. Il en possède tous les éléments : territoire, population, gouvernement autonome. Il est, en outre, l’expression politique d’un peuple qui se distingue, à nombre d’égards, des communautés anglophones habitant l’Amérique du Nord.[…]

J’aimerais faire état d’un exemple qui nous touche de très près. Il y a un peu plus d’un mois, j’ai signé à Paris, avec les représentants du gouvernement de la République française, une entente sur des questions d’éducation. Depuis, on a fait grand état de cette entente et de nombreux observateurs se sont montrés étonnés de la « nouveauté » qu’elle représentait sur les plans diplomatique et constitutionnel. En réalité, cet événement a surtout démontré la détermination du Québec de prendre dans le monde contemporain la place qui lui revient et de s’assurer, à l’extérieur autant qu’à l’intérieur, tous les moyens nécessaires pour réaliser les aspirations de la société qu’il représente[30].

Ce dont parle Paul Gérin-Lajoie ici est en lien avec les rapprochements France-Québec du début des années 1960, notamment de la conclusion de la première « entente » avec l’État français en matière d’éducation le 28 février 1965.

Paul Gérin-Lajoie poursuit dans son discours :

J’ai mentionné, il y a un instant, la surprise qu’a causée la signature, par la France et le Québec, d’une entente sur l’éducation. Cette entente est tout à fait conforme à l’ordre constitutionnel établi. Face au droit international, en effet, le gouvernement fédéral canadien se trouve dans une position unique. S’il possède le droit incontestable de traiter avec les puissances étrangères, la mise en oeuvre des accords qu’il pourrait conclure sur des matières de juridiction provinciale échappe à sa compétence législative. Ainsi en a décidé, il y a près de trente ans, un jugement du comité judiciaire du Conseil privé, jugement qui n’a jamais été infirmé[31].

Ainsi, puisque le gouvernement fédéral ne peut appliquer les traités qu’il conclut dans les champs de compétence des provinces canadiennes, Paul Gérin-Lajoie souhaite que les provinces négocient elles-mêmes les traités qui relèvent de leurs compétences.

Voici ce que dit Paul Gérin-Lajoie de cette situation dans son discours :

Au moment où le gouvernement du Québec prend conscience de sa responsabilité dans la réalisation du destin particulier de la société québécoise, il n’a nulle envie d’abandonner au gouvernement fédéral le pouvoir d’appliquer les conventions dont les objets sont de compétence provinciale. De plus, il se rend bien compte que la situation constitutionnelle actuelle comporte quelque chose d’absurde.

Pourquoi l’État qui met un accord à exécution serait-il incapable de le négocier et de le signer lui-même? Une entente n’est-elle pas conclue dans le but essentiel d’être appliquée et n’est-ce pas à ceux qui doivent la mettre en oeuvre qu’il revient d’abord d’en préciser les termes?

En ce qui concerne les compétences internationales, la Constitution canadienne est muette. Si l’on excepte l’article 132, devenu caduc depuis le Statut de Westminster de 1931, il n’est dit nulle part que les relations internationales ressortissent uniquement à l’État fédéral. Ce n’est donc pas en vertu du droit écrit, mais plutôt de pratiques répétées depuis 40 ans que le gouvernement central a assumé l’exclusivité des rapports avec les pays étrangers[32].

Un peu plus loin dans le discours, on peut lire la répétition, en d’autres termes, du même argument :

Il n’y a, je le répète, aucune raison pour que le droit d’appliquer une convention internationale soit dissocié du droit de conclure cette convention. Il s’agit des deux étapes essentielles d’une opération unique. Il n’est plus admissible non plus que l’État fédéral puisse exercer une sorte de surveillance et de contrôle d’opportunité sur les relations internationales du Québec[33].

Une fois que Gérin-Lajoie eut exposé ce qu’il souhaitait, il restait à expliquer pourquoi cette situation devenait nécessaire ou utile. À ce propos, il déclare :

Il fut un temps où l’exercice exclusif par Ottawa des compétences internationales n’était guère préjudiciable aux intérêts des États fédérés, puisque le domaine des relations internationales était assez bien délimité.

Mais de nos jours, il n’en est plus ainsi. Les rapports interétatiques concernent tous les aspects de la vie sociale. C’est pourquoi, dans une fédération comme le Canada, il est maintenant nécessaire que les collectivités membres, qui le désirent, participent activement et personnellement à l’élaboration des conventions internationales qui les intéressent directement. […]

À côté du plein exercice d’un jus tractatuum limité que réclame le Québec, il y a également le droit de participer à l'activité de certaines organisations internationales de caractère non politique. Un grand nombre d’organisations interétatiques n’ont été fondées que pour permettre la solution, au moyen de l’entraide internationale, de problèmes jugés jusqu’ici de nature purement locale.

De plus, la multiplication des échanges de toutes sortes entre les pays a rendu nécessaire l’intervention directe ou indirecte de l’État moderne afin de faire de ces échanges l’un des éléments essentiels du progrès, de la compréhension et de la paix entre les peuples. Dans plusieurs domaines, qui ont maintenant acquis une importance internationale, le Québec veut jouer un rôle direct, conforme à son vrai visage[34].

Lorsque l’on demanda à Lester Pearson, premier ministre du Canada, sa réaction quant au discours de Gérin-Lajoie, il répondit : « Paul doesn't mean it » [35]. Mais peu de ses conseillers tirent les mêmes conclusions. Alors que le gouvernement du Canada s’était montré ouvert au début aux politiques de rapprochement avec la France, la formulation de la doctrine et certains incidents diplomatiques et protocolaires transforment l’attitude du gouvernement fédéral qui commence dès lors à se durcir. Selon Claude Morin, acteur dans le conflit du côté québécois :

L’attitude fédérale se transforma du tout au tout dès lors que certains gestes québécois parurent être non pas le terme ultime d’une révolution à la tranquillité rassurante, mais bien plutôt un point de départ vers la réalisation et la consolidation d’ambitions québécoises mettant à la limite en cause, dans la perspective fédérale, le rôle dominant et exclusif d’Ottawa en matière de politique étrangère[36].

Huit jours après le discours de Paul Gérin-Lajoie, le ministre Paul Martin (père) rejette catégoriquement l’analyse et les revendications du gouvernement du Québec. Il déclare, le 20 avril 1965 :

La situation constitutionnelle au Canada en ce qui concerne le pouvoir de conclure des traités est claire. Le Canada ne possède qu’une seule personnalité internationale au sein de la communauté des nations. Il n’y a aucun doute que seul le gouvernement canadien a le pouvoir ou le droit de conclure des traités avec d’autres pays […]. Le gouvernement fédéral est le seul responsable de la direction des affaires extérieures qui constitue une partie intégrante de la politique nationale intéressant tous les Canadiens[37].

Deux jours plus tard, le 22 avril 1965, le ministre Gérin-Lajoie prononce un second discours sur la question devant un groupe de professeurs provenant d’universités françaises et suisses. Il explique que lorsqu’Ottawa conclut des traités dans les champs de compétence des provinces, ce sont ces dernières qui doivent les mettre en oeuvre. Puisqu’il en est ainsi, Gérin-Lajoie estime que le gouvernement du Québec doit également pouvoir les négocier.

Gérin-Lajoie opte ensuite pour un discours plus nationaliste en avançant que le Québec doit également développer sa propre politique internationale, car il n’est pas assez bien représenté par le gouvernement fédéral et parce que les services extérieurs canadiens négligent la francophonie internationale. Gérin-Lajoie ajoute que le Québec n’est pas une province comme les autres et qu’en élaborant une politique internationale, ce dernier ne ferait qu’occuper un champ politique qu’il avait jusque-là négligé.

Cette interprétation québécoise de la constitution canadienne n’est pas partagée par les autorités fédérales. Le 23 avril 1965, le gouvernement fédéral propose le compromis suivant :

Une fois qu’il est décidé ce qu’une province veut accomplir en concluant un accord avec un pays étranger en matière d’éducation ou en toute autre sphère de compétence provinciale et compatible avec la politique étrangère canadienne, les autorités provinciales peuvent en discuter directement avec les autorités compétentes en cause. Toutefois, lorsqu’il s’agit de conclure formellement un accord international, les pouvoirs fédéraux relatifs à la signature des traités et à la conduite générale des affaires étrangères doivent nécessairement entrer en jeu[38].

Cette dernière exigence des autorités fédérales est considérée comme inacceptable par le gouvernement du Québec. Elle a pour effet d’affirmer la suprématie du gouvernement canadien sur les domaines de compétence provinciale en lui conférant une forme de veto sur les politiques provinciales. Ottawa superviserait toute l’opération de la conclusion d’une entente en plus de se réserver un droit de refus à une politique de compétence provinciale.

L’idée derrière ce projet est de baliser les actions actuelles et futures du gouvernement du Québec. Le Canada signerait des accords culturels avec la France et d’autres pays dont une des langues officielles est le français, comme la Belgique ou la Suisse. Ces accords auraient pour effet de couvrir des ententes québécoises qui deviendraient en quelque sorte un prolongement des accords fédéraux. Une note interne à l’usage du ministre, qui devait rester secrète, mais révélée par Claude Morin, avait pour but d’expliquer le sens de l’initiative fédérale. Dans cette note, il est écrit :

Ceci [l’entente-cadre] a pour but de contrer trois visées des technocrates québécois : a) seul le Québec peut parler au nom du Canada français, b) le Québec détient le monopole des relations avec les pays francophones, c) en ce qui concerne l’éducation, la culture, etc., étant autonome à l’intérieur, le Québec est indépendant à l’extérieur et, dans ces domaines, peut établir et développer des relations avec d’autres pays sans s’occuper d’Ottawa (consultation, autorisation, avis, etc.)[39].

La réplique de Paul Gérin-Lajoie à cette proposition est cinglante : « Le Québec n’a pas de permission à demander à Ottawa pour conclure des ententes internationales dans les domaines de sa juridiction. Il n’a pas demandé cette permission pour signer un accord avec la France et ne la demandera pas quand il voudra conclure d’autres ententes du même genre avec d’autres pays » [40]. Depuis 1965, tous les partis politiques qui ont oeuvré sur la scène politique québécoise, que ce soit l’Union nationale, le Parti libéral du Québec, le Parti Québécois ou la Coalition Avenir Québec, ont appuyé la doctrine Gérin-Lajoie[41].

À la suite de la formulation de la doctrine, on note un durcissement progressif de la position du fédéral. Événement rare, pas un, mais deux livres blancs sont rédigés sur cette question. Dans Fédéralisme et relations internationales de 1968, le chapitre 2, intitulé « Les responsabilités du fédéral », indique :

Selon le droit international, la conduite des relations étrangères est la responsabilité des membres pleinement indépendants de la communauté internationale. Parce que les membres constituant une union fédérale ne répondent pas à ce critère, la direction et la conduite des relations étrangères dans les États fédéraux sont reconnues comme relevant des autorités centrales. En conséquence, les membres des États fédéraux n’ont pas le pouvoir indépendant et autonome de conclure des traités, de devenir membres de plein droit d’organismes internationaux, ni d’accréditer ou de recevoir des agents diplomatiques et consulaires[42].

Dans le second livre blanc intitulé Fédéralisme et conférences internationales sur l’éducation, le gouvernement fédéral réaffirme être le seul ordre de gouvernement à pouvoir représenter le Canada dans son ensemble sur la scène internationale, et ce, même dans les champs de compétence exclusive des provinces comme l’éducation. On avance également qu’une dévolution de l’autorité du gouvernement fédéral en la matière signifierait, à terme, la désintégration du Canada. Ce livre blanc ne laisse aucune ambiguïté sur la question de l’« indivisibilité de la politique étrangère » du Canada. On y lit :

La politique étrangère est l’expression externe de la souveraineté d’un pays […]. Si un pays bénéficie de plusieurs votes pendant une conférence internationale, cela pourrait signifier qu’il y a plus d’une politique étrangère. La politique étrangère ne peut être fragmentée. […] Sur le plan international, il y a des grands pays et des petits pays, mais il n’y a pas – et il ne peut y avoir – de demi-pays[43].

La question du droit des traités au Canada refait surface lors des négociations constitutionnelles entre le fédéral et les provinces entourant la Charte de Victoria. La question est importante et fait l’objet de vives tensions entre les gouvernements du Canada et du Québec, notamment en ce qui concerne la participation du Québec à des conférences internationales portant sur l’éducation de pays francophones à la fin des années 1960 et jusqu’à la mise sur pied de l’Agence de coopération culturelle et technique le 20 mars 1970. Les relations entre Québec et Ottawa se détériorent si rapidement que Jean-Guy Cardinal, ministre de l’Éducation du Québec, s’envole pour le Gabon afin d’assister à une conférence internationale sur l’éducation avec en poche un sauf-conduit français, car il craignait d’être arrêté à son retour et emprisonné pour « haute trahison » par le gouvernement du Canada[44]! Le Canada suspend alors ses relations diplomatiques avec le Gabon qui avait invité le Québec à une rencontre internationale sous les pressions de la France, chose que le Canada n’avait pas faite depuis la Seconde Guerre mondiale!

La Charte de Victoria de 1971 représentait un ensemble de modifications constitutionnelles qui visait à rapatrier la constitution du Canada et d’y ajouter une charte des droits et libertés, projet cher au premier ministre du Canada, Pierre Elliott Trudeau. Chose peu connue, les premières versions de ce projet de réforme de la constitution canadienne comptaient cinq articles sur soixante-six qui portaient spécifiquement sur le partage des compétences entre le fédéral et les provinces en matière de relations internationales.

Ces articles étaient les suivants :

Art. 37 En matière de politique étrangère et de relations internationales, le pouvoir du gouvernement du Canada est exclusif. Ce pouvoir comprend celui de conclure des traités et autres accords internationaux, ainsi que celui d’envoyer et de recevoir des représentants diplomatiques et consulaires.

Art. 38 Avant de s’engager à remplir, sous le régime d’un accord international, une obligation qui porte sur une matière relevant de la compétence législative des provinces, le gouvernement du Canada consulte chacune des provinces que cette obligation peut affecter.

Art. 39 Le gouvernement d’une province n’est pas tenu d’agir eu égard à une obligation assumée par le gouvernement du Canada sous le régime d’un accord international, à moins d’y avoir consenti; toutefois, le présent article ne doit pas s’interpréter de manière à restreindre l’application de toute loi adoptée par le Parlement du Canada dans le cadre de sa compétence législative.

Art. 40 Rien dans le présent titre ne doit s’interpréter de manière à empêcher les gouvernements des provinces d’exercer, sous réserve des modalités et des conditions que le gouvernement du Canada peut prescrire dans l’exercice de son pouvoir exclusif en matière de politique étrangère et de relations internationales, les activités suivantes :

1) conclure des contrats et des arrangements administratifs, réciproques ou autres, mais qui ne lient pas en droit international, avec des États étrangers ou les parties constituantes d’un État étranger;

2) tenir des bureaux à l’étranger pour la conduite d’affaires provinciales;

3) coopérer avec le gouvernement du Canada pour ce qui concerne ses activités à l’égard des États étrangers et des organisations et agences internationales.

Art. 41 Nonobstant l’abrogation de l’article 132 de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique (1867), les pouvoirs conférés par cet article au Parlement et au gouvernement du Canada de mettre en oeuvre les obligations résultant de tout traité auquel cet article s’applique restent pleinement en vigueur et continuent de produire leurs effets[45].

Ces articles, négociés fondamentalement par des représentants du gouvernement du Québec et du Canada, ont été écartés dès le début de la conférence en raison de la dissension et du manque d’intérêt de plusieurs provinces. Pour sa part, la Charte de Victoria a été rejetée par le gouvernement du Québec de Robert Bourassa dans les jours suivant la conférence.

II. Le droit des traités au Canada de nos jours

Depuis l’arrêt sur les conventions de travail, les Lettres patentes de 1947, la formulation de la doctrine Gérin-Lajoie et l’échec de Victoria, les pratiques en matière de droit des traités suivent une certaine pratique. De nos jours, le processus de conclusion de traités au Canada comprend quatre étapes fondamentales : 1) la négociation, 2) la signature, 3) la ratification et 4) la mise en oeuvre du traité. Les trois premières étapes sont du ressort de l’exécutif alors que la dernière relève du législatif puisque le Canada est un régime dualiste[46]. Les trois premières étapes sont généralement reconnues comme constituant un monopole de l’exécutif fédéral[47]. Ce monopole est cependant contesté par le gouvernement du Québec depuis la formulation de la doctrine Gérin-Lajoie et par plusieurs spécialistes du droit constitutionnel et international[48].

A. La négociation internationale

Au Canada, une négociation internationale type est sous la responsabilité du gouvernement fédéral, et ce, même si cette dernière porte sur un champ de compétence exclusive des provinces. Dans la pratique, le processus d’élaboration des traités touchant plus d’une province repose généralement entre les mains de la fonction publique fédérale, sous réserve des orientations politiques du Cabinet fédéral. Lorsqu’une négociation n’implique qu’une province, il arrive que cette dernière négocie en son nom, mais dès qu’elle concerne plusieurs provinces, c’est le gouvernement du Canada qui négocie en leur nom.

Il existe de nombreux précédents où des provinces ont conclu, avec des gouvernements étrangers ou encore des États fédérés, des « ententes » internationales. Pour le gouvernement du Canada, ces ententes relèvent du registre des « conventions administratives » et non des réels traités internationaux au sens du droit international. Dans les années 1950 par exemple, l’Ontario a conclu des ententes sur les permis ou droits d’immatriculation des automobiles et sur l’exécution des ordonnances alimentaires avec d’autres juridictions du Commonwealth. En 1965, le Nouveau-Brunswick a conclu un accord avec le Maine au sujet d’un projet de pont. Le Québec a quant à lui négocié plusieurs ententes dans les années 1960, dont deux avec la France sur l’éducation et la culture. Dans tous ces cas, des échanges de lettres entre le gouvernement fédéral et les pays concernés ont eu lieu, mais cette pratique n’est pas toujours respectée aujourd’hui[49]. Depuis les années 1960, le gouvernement du Québec a conclu près de 780 ententes internationales, dont une majorité avec des pays souverains.

Dans le passé, le gouvernement du Canada a adopté une position selon laquelle il ne conclurait pas de traités qui affecteraient les compétences provinciales sans consulter au préalable les provinces[50]. Or bien qu’il existe en effet de nombreux précédents où des représentants des provinces ont participé aux discussions et où des négociations intergouvernementales entre hauts fonctionnaires et parfois même entre ministres ont eu lieu, cette règle n’est pas rigoureusement respectée, ce qui cause des frictions avec les provinces canadiennes. En fonction des enjeux, plusieurs accords administratifs balisent la participation des provinces aux négociations internationales du Canada, mais aucun accord-cadre global ne porte sur les consultations entre le fédéral et les provinces en matière de négociations internationales. Par ailleurs, on note très peu d’uniformité dans les approches (nous y reviendrons dans la prochaine section)[51].

B. La signature et la ratification

La signature est l’étape qui marque normalement la fin de la négociation d’un traité, alors que la ratification indique le consentement du gouvernement à être lié juridiquement au traité. Dans la pratique, un décret émanant de l’exécutif (instrument de pleins pouvoirs qui désigne la ou les personnes investies du pouvoir de signature du traité au nom du Canada) est nécessaire avant la signature, et un second avant la ratification ou l’adhésion (décret préparé par le Cabinet qui autorise le ministre des Affaires étrangères à signer un instrument de ratification ou d’adhésion). Dans le cas de certains traités multilatéraux cependant, le décret n’est nécessaire que pour la ratification.

Depuis la réforme du gouvernement Harper de 2008, le rôle du Parlement dans le processus de conclusion des traités a été accru. Les traités doivent désormais être déposés au Parlement fédéral pour une période de 21 jours, sauf en cas d’urgence[52]. Une fois ce délai écoulé, la législation de mise en oeuvre au Parlement fédéral peut être adoptée[53]. La Direction du droit des traités publie le Recueil des traités du Canada qui centralise la liste à jour des traités en vigueur au Canada.

Cette nouvelle pratique permet ainsi au Parlement de débattre d’un traité, bien que dans les faits les pratiques aient peu changées. Malgré cette réforme, la signature et la ratification demeurent un monopole de l’exécutif et aucun réel pouvoir n’a été transféré au Parlement. Depuis la réforme de 2008, il existe des précédents où le Parlement a adopté des motions pour s’opposer à la ratification de traités par le Canada, mais elles ont été ignorées par l’exécutif[54].

Selon le gouvernement canadien, la ratification d’un traité international constitue toujours un monopole de l’exécutif fédéral. Celui-ci peut engager le Canada sur la scène internationale sans aucune forme de consentement du Parlement fédéral ou encore de celui des provinces, même si le traité nécessite des changements substantiels dans les lois et règlements à tous les ordres de gouvernement. En effet, l’exécutif n’a pas à consulter le législatif avant la négociation, la signature ou la ratification d’un traité. Le législatif n’a pratiquement aucun rôle à jouer avant l’étape de la mise en oeuvre, même s’il est vrai qu’historiquement, avant les années au pouvoir de Pierre Elliott Trudeau, le gouvernement fédéral soumettait des traités importants au contrôle parlementaire[55]. Avant la fin des années 1960, il était d’usage de la part de l’exécutif d’obtenir l’approbation du Parlement pour certains accords multilatéraux. L’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT) de 1948 a été soumis au Parlement, tout comme le traité créant l’OTAN et le Pacte de l’automobile de 1965[56].

Depuis, le Parlement est rarement consulté pour les traités d’importance. Par exemple, pour le Protocole de Kyoto, il a donné son accord par l’adoption d’une motion de la Chambre des communes, par un vote de 196 contre 77, en demandant au gouvernement de ratifier le Protocole en décembre 2002, mais il n’a pas été consulté lorsque l’exécutif s’est retiré de l’accord en 2011. Ce retrait unilatéral a été contesté devant les tribunaux par le professeur de droit international et ancien député bloquiste, Daniel Turp. Ce dernier soutenait que la décision du gouvernement fédéral de se retirer du Protocole de Kyoto ne pouvait se prendre sans consultation du Parlement. Dans son jugement sur cette affaire, le juge Noël a statué que :

La motion adoptée par la Chambre des communes était non contraignante et reconnaissait par son contenu même que le pouvoir de conclure ou de dénoncer ce traité appartenait toujours à l’Exécutif. La motion ne faisait que demander au gouvernement de ratifier le Protocole et ce vote ne pouvait l’obliger à ratifier le Protocole ni le lier autrement. […] Il suit que le gouvernement n’était pas obligé de consulter la Chambre des communes avant de pouvoir dénoncer ce même Protocole[57].

La situation du Canada a conduit plusieurs chercheurs à soutenir que le processus de conclusion de traités au Canada souffre d’un déficit démocratique, car l’exécutif possède trop de pouvoir. Selon Campbell McLachlan, des anciennes colonies britanniques, le Canada est le pays qui implique le moins le Parlement dans le processus de négociations des traités[58].

Afin d’éviter des problèmes prévisibles, certains auteurs affirment que le gouvernement fédéral ne ratifie pas les traités internationaux qui requièrent des modifications législatives par les provinces avant que ces modifications aient été adoptées par ces dernières[59]. La situation est en fait plus compliquée que cela. Dans le cas du Québec, la Loi sur le ministère des Relations internationales impose l’intervention du législatif, depuis 2002, dans le processus d’approbation des engagements internationaux importants pour le gouvernement du Québec. Lorsqu’un engagement international est qualifié d’« important », c’est-à-dire qu’il nécessite pour sa mise en oeuvre l’adoption d’une loi, la création d’un règlement, l’imposition d’une taxe ou l’acceptation d’une obligation financière pour le gouvernement ou encore qu’il concerne les droits de la personne ou le commerce international, l’Assemblée nationale du Québec doit l’approuver avant que l’exécutif se déclare lié[60]. Avec cette loi, l’Assemblée nationale du Québec devient le premier Parlement de type britannique à être aussi étroitement associé au processus de conclusion des engagements internationaux du gouvernement central[61]. De plus, la Loi sur le ministère des Relations internationales indique que le « ministre veille à la négociation et à la mise en oeuvre des ententes internationales et administre les programmes qui en résultent » [62].

Au Québec, un traité doit être déposé, avec notes explicatives sur les effets de celui-ci, à l’Assemblée nationale par le ou la ministre des Relations internationales. Ce ministre peut présenter une motion pour approbation ou rejet et le débat doit durer deux heures. En cas d’urgence, le gouvernement peut « ratifier », selon les mots du gouvernement du Québec, une entente ou approuver un traité avant son dépôt à l’Assemblée nationale[63]. Depuis 2002, on compte deux précédents d’engagements internationaux importants qui n’ont pas fait l’objet d’approbation par l’Assemblée nationale : l’Accord sur le bois d’oeuvre résineux et le Protocole en matière de marchés publics. Dans les deux cas, le gouvernement a utilisé la disposition 22.5 de la Loi sur les Relations internationales qui prévoit que le gouvernement peut prendre un décret en raison de l’urgence de la situation.

En effet, dans l’éventualité où le Parlement québécois refuserait de donner son approbation ou que le temps presse, l’exécutif pourrait soutenir qu’il y a urgence et adopter un décret. Il pourrait cependant être difficile d’adopter une loi de mise en oeuvre dans ce contexte si le gouvernement est minoritaire. Ainsi, contrairement au cas wallon, qui a pu bloquer pendant un certain temps la signature de l’AECG par la Belgique afin d’obtenir des concessions, le Québec n’a pas cette capacité[64]. Il peut simplement refuser de mettre en oeuvre le traité dans ses champs de compétence.

Dans la grande majorité des cas cependant, l’approbation a été donnée par un vote unanime[65]. Depuis 2002, plus de 27 accords internationaux conclus par le gouvernement fédéral et considérés comme importants ont été déposés pour approbation par l’Assemblée nationale du Québec[66]. Lorsque l’on examine en détail les étapes menant à la conclusion d’un traité, on constate que le processus peut être relativement long et qu’il n’est souvent pas complété avant que le Canada le ratifie[67]. En se penchant sur l’Accord de libre-échange Canada–Costa Rica, on note qu’Ottawa a signé le traité le 23 avril 2001, que la loi de mise en oeuvre au fédéral a été adoptée le 20 septembre suivant et que l’Accord a reçu la sanction royale le 18 décembre 2001. L’Assemblée nationale du Québec n’a pourtant approuvé le traité que le 2 juin 2004, soit après l’entrée en vigueur du traité le 1er novembre 2002[68]!

La situation est la même pour l’Accord de libre-échange Canada–Chili. Le gouvernement canadien a signé l’Accord le 5 décembre 1996 et la loi de mise en oeuvre a été adoptée à la Chambre des communes le 5 juillet 1997. Le traité n’a été approuvé que le 3 juin 2004, soit sept ans après son entrée en vigueur[69]. Cette situation n’est pas seulement le fait des accords commerciaux[70].

Les débats et le vote à l’Assemblée nationale du Québec interviennent après la signature du Canada. Les parlementaires québécois ont donc peu de moyens pour influencer le contenu de l’engagement puisqu’ils ne peuvent que l’adopter ou le rejeter[71]. De plus, il arrive que le gouvernement propose l’approbation de nombreux traités d’un seul coup. En 2015, par exemple, l’Assemblée nationale n’a disposé que de quelques heures pour approuver sept traités commerciaux et leurs quatorze ententes parallèles, notamment en matière d’environnement, alors que certains de ces traités étaient en vigueur depuis six ans[72]!

Cela dit, rien n’empêche les parlementaires d’envoyer des signaux sur leur humeur pendant les négociations. Lors des négociations portant sur l’AECG, les parlementaires ont invité le négociateur en chef pour le Québec, Pierre Marc Johnson, à deux commissions parlementaires. Par ce mécanisme, les inquiétudes des parlementaires ont pu être soulevées puisque les comptes rendus des discussions ont été rendus publics.

Situation incongrue, si une province décide de ne pas respecter une obligation internationale du Canada, c’est le gouvernement fédéral qui doit défendre la position du gouvernement provincial devant un groupe spécial, un organe d’appel ou une cour internationale. De 2010 à 2013, par exemple, le Canada a dû défendre le programme d’énergie verte de l’Ontario devant l’Organe de règlement des différends de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) à la suite d’une plainte déposée par le Japon et l’Union européenne[73]. Il existe également des précédents où le Canada a dû dédommager des compagnies étrangères en raison de mesures adoptées par des provinces[74].

C. La mise en oeuvre

La quatrième étape, c’est-à-dire l’adoption des mesures législatives ou réglementaires nécessaires à la mise en oeuvre d’un traité, relève du législatif fédéral ou provincial. La Convention des Nations Unies pour la reconnaissance et l’exécution de sentences arbitrales étrangères de 1958 est un exemple de traité mis en oeuvre par les deux paliers de gouvernement[75]. La Convention de La Haye du 25 octobre 1980 qui porte sur les aspects civils de l’enlèvement international d’enfants a pour sa part été négociée par l’exécutif fédéral, mais mise en oeuvre par les provinces uniquement[76].

Au Canada, il y a nécessité d’intervention législative au palier approprié afin d’incorporer les traités en droit interne[77]. Dans la pratique, la mise en oeuvre d’un traité par le Parlement fédéral prend diverses formes, allant du texte législatif qui donne force de loi au traité et qui y est annexé, jusqu’à une loi qui reprend plus ou moins fidèlement les dispositions du traité. Hugo Cyr et Armand de Mestral ont dénombré plus de treize façons différentes d’intégrer les traités en droit interne au palier fédéral[78]. Dans le cas d’un traité visant les champs de compétence des provinces, une intervention est également nécessaire de la part de ces dernières. Il faut distinguer ici le cas du Québec de celui des autres provinces dans lesquelles les procédures sont plus simples, puisqu’un décret de l’exécutif suffit généralement[79]. Au Québec, l’Assemblée nationale doit approuver le traité avant que l’exécutif donne son assentiment. Cette étape n’est pas nécessaire au Parlement fédéral ou dans les autres provinces.

Le Canada est un régime dualiste, ce qui signifie qu'un un traité ratifié par l’exécutif doit tout de même être intégré dans le droit national. Le processus n’est pas automatique. À ce sujet, dans Baker c. Canada de 1999, la juge L’Heureux-Dubé écrit pour la majorité des juges de la Cour suprême : « Les conventions et les traités internationaux ne font pas partie du droit canadien à moins d’être rendus applicables par la loi » [80]. Cette idée proposée par la Cour suprême qu’un traité ratifié par l’exécutif fédéral n’est pas mis en oeuvre à moins qu’une loi ne l’applique possède ses limites, car lorsqu’un traité est compatible avec le droit interne, il n’est logiquement pas nécessaire de légiférer. En effet, certains traités, notamment en matière de droits de la personne ou de promotion et de protection des investissements étrangers, ne nécessitent pas de modifications aux lois ou règlements du fédéral ou des provinces lorsque le droit est déjà conforme aux obligations internationales convenues. Par ailleurs, la reconnaissance de l’indépendance d’un pays ou encore un traité de paix ne nécessitent pas de changements législatifs[81].

Au Canada, les juges doivent se baser sur la loi et non sur les traités pour rendre leur jugement. Il est cependant fréquent que des références soient faites à des traités internationaux dans des jugements de la Cour suprême et des tribunaux canadiens, notamment lorsqu’ils concernent des obligations découlant de la Charte canadienne des droits et libertés et pour déterminer si une matière est d'intérêt national. En effet, selon Hugo Cyr et Armand de Mestral, la Cour suprême a été claire dans son interprétation de la Charte quant aux obligations en matière de droit international de la personne dans R. c. Hape de 2007. La Charte est présumée accorder des droits au minimum équivalents à ceux des traités internationaux sur les droits de la personne dont est partie le Canada[82]. De plus, selon la majorité des juges de la Cour suprême, dans Québec (Procureure générale) c. 9147-0732 Québec inc. de 2020, la présomption de conformité représente un principe « solidement établi » en droit canadien, bien qu’il y ait un désaccord entre les juges sur l’importance du droit international et du droit comparé dans le processus d’interprétation téléologique en lien avec la Charte[83]. Selon la majorité, les sources de droit international et de droit comparé ne jouent qu’un rôle limité au Canada. En termes clairs, la Charte est présumée accorder une protection au minimum aussi grande que celle que procurent les instruments internationaux que le Canada a ratifiés. Selon la majorité :

Là où nous divergeons fondamentalement d’opinions avec notre collègue la juge Abella, c’est quant à l’importance qu’elle accorde au droit international et au droit comparé dans le processus d’interprétation. Nous estimons que l’approche qu’elle préconise s’écarte de façon importante et injustifiée de la jurisprudence de la Cour. Plus particulièrement, son affirmation selon laquelle toutes les sources de droit international et de droit comparé se sont révélées être des outils d’interprétation « indispensables » en matière d’interprétation constitutionnelle au Canada (par. 100) ne tient pas la route lorsque l’on considère la jurisprudence de la Cour ainsi que le rôle et le poids variés que cette jurisprudence a accordés à différents types d’instruments.

En tant que document constitutionnel [traduction] « fait au Canada » (premier ministre Pierre Elliot Trudeau, Conférence fédérale-provinciale des premiers ministres sur la Constitution (séance du matin du 2 novembre 1981), p. 10), la Charte et ses dispositions sont interprétées avant tout au regard du droit et de l’histoire du Canada.

Bien que la Cour accepte de façon générale que les normes internationales peuvent être prises en compte dans l’interprétation de normes nationales, ces normes internationales jouent habituellement un rôle limité consistant à appuyer ou à confirmer le résultat auquel arrive le tribunal au moyen d’une interprétation téléologique. Cette constatation est logique, car les tribunaux canadiens appelés à̀ interpréter la Charte ne sont pas liés par le contenu des normes internationales[84].

Lorsque la Charte contredit le droit international, celle-ci a préséance. Dans R. c. Milne[85], la Cour suprême reconnaît que l’alinéa 11i) de la Charte canadienne offre une garantie constitutionnelle moins généreuse que celle prévue dans le droit international. En effet, l’article 15 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques des Nations Unies, auquel a adhéré le Canada, prévoit que si, postérieurement à l’infraction, il y a réduction de la peine, le délinquant doit en bénéficier. Les juges ont conclu qu’il « est difficile de voir comment on pourrait adopter un tel point de vue compte tenu du fait que cette question est traitée spécifiquement par l’alinéa 11i) de la Charte, aux termes duquel l’unique droit d’un accusé à cet égard est celui de bénéficier de toute réduction de peine édictée entre le moment de la perpétration de l’infraction et celui de la sentence ». La Charte indique en effet à l’alinéa 11i) que tout inculpé a le droit « de bénéficier de la peine la moins sévère, lorsque la peine qui sanctionne l’infraction dont il est déclaré coupable est modifiée entre le moment de la perpétration de l’infraction et celui de la sentence ».

Dans le Renvois relatifs à la Loi sur la tarification de la pollution causée par les gaz à effet de serre[86], le juge en chef Wagner, en accord avec la majorité de la cour, soutient par contre que l'analyse des traités et accords internationaux est pertinent pour déterminer si les obligations en découlant sont d'« intérêt national". En effet, si, au paragraphe 149, le juge Wagner confirme qu'il : « n’existe aucun pouvoir fédéral autonome de mise en oeuvre des traités et la compétence du Parlement fédéral de mettre en oeuvre des traités signés par le gouvernement fédéral est fonction du partage ordinaire des compétences ". Il poursuit en écrivant : « Cependant, les obligations issues de traités et les accords internationaux peuvent être pertinents dans l’analyse relative à l’intérêt national. Dépendant de leur contenu, ils peuvent aider à démontrer qu’une matière a un caractère extraprovincial et international et ainsi appuyer la conclusion que cette matière est qualitativement différente de matières d’intérêt provincial".

Dans le jugement, deux juges, le juge Rowe et le juge Brown, rédigeront des motifs dissidents sur cet aspect du jugement majoritaire notamment parce qu'il affaiblit l'Affaire des convention de travail de 1937. Dans ses motifs dissident le juge Rowe écrit au paragraphe 578 : « De même, le procureur général du Canada affirme que l’existence d’accords internationaux indique que la matière est d’intérêt national. Cet argument n’est pas seulement incompatible avec la nature résiduelle du pouvoir POBG, mais il sape aussi près de neuf décennies de jurisprudence, à commencer par l’Affaire des relations du travail [Affaire des conventions de travail de 1937] , où il a été conclu que le gouvernement fédéral n’obtient pas une compétence législative du fait qu’il conclut des accords internationaux. Le gouvernement fédéral et les provinces doivent plutôt collaborer pour mettre en oeuvre les accords internationaux qui se rapportent aux matières qui relèvent de la compétence provinciale. Ce que fait valoir devant nous le procureur général du Canada est un moyen — indirect, mais tout aussi important — pour le cabinet fédéral d’élargir la compétence du Parlement par l’exercice de son pouvoir en matière de relations étrangères"[87].

Le juge Brown partage l'avis du juge Rowe. Il écrit au paragraphe 437: "Le deuxième facteur est de savoir s’il existe des accords internationaux relatifs à la matière (par. 149). Ce facteur, comme l’indique clairement le juge Rowe, mine l’arrêt Attorney-General for Canada c. Attorney-General for Ontario, [1937] A.C. 326 (C.P.). De plus, il n’impose aucune contrainte que ce soit à la reconnaissance d’un intérêt national. En d’autres termes, bien que l’absence d’accords internationaux ne milite pas contre la reconnaissance d’un intérêt national, la présence de tels accords — selon leur contexte — peut appuyer la reconnaissance d’un intérêt national".

III. Le fédéralisme, les négociations internationales et la gouvernance multiniveau

Le fédéralisme et le droit des traités ont des effets importants sur les négociations internationales du Canada. En effet, le gouvernement fédéral peut engager le Canada par traité, mais il ne peut en garantir la mise en oeuvre si l’objet relève des compétences des provinces. Le problème du Canada est encore plus évident lorsqu’il est question de sa participation aux travaux des organisations internationales qui visent essentiellement les champs de compétence des provinces comme l’UNESCO, l’Organisation mondiale de la Santé (OMS), l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture, le Conseil économique et social des Nations Unies ou encore l’OIT[88]. Dès 1938, une procédure informelle, mais très détaillée, est mise sur pied pour baliser la participation du Canada à la Conférence internationale du Travail. Lorsqu’un projet de convention est soumis, la délégation canadienne doit voter pour la prise en considération de cette proposition, mais doit s’abstenir lors du vote final si cette proposition a pour objet un domaine qui est du ressort des provinces, à moins que les « gouvernements provinciaux n’aient fait preuve à l’égard de l’essentiel de la proposition d’un soutien suffisant pour que l’on puisse entretenir des espoirs raisonnables quant à son adoption substantielle au Canada » [89].

Dans le cas contraire, le gouvernement fédéral doit chercher à limiter la portée de la convention aux champs de compétence du gouvernement fédéral. La délégation canadienne à la Conférence de San Francisco de 1945, conférence qui créa les Nations Unies, s’oppose par exemple à ce que la convention finale fasse référence au plein emploi dans les objectifs des Nations Unies puisqu’il s’agit d’une compétence provinciale[90]. Cette stratégie est toujours utilisée de nos jours. Lors des négociations des accords de libre-échange avec la Colombie et le Pérou, le gouvernement du Canada a exclu des traités toutes les mesures provinciales qui ont précédé la conclusion des accords dans le secteur des services et de l’investissement[91].

Le fédéralisme et le droit des provinces expliquent également pourquoi le Canada a longtemps décliné les invitations à participer aux conférences de La Haye en droit international privé[92]. Il n’est pas des fondateurs en 1955 et ne devient membre qu’en 1968. Le Canada n’a pas intérêt à participer à une conférence dans laquelle, pour l’essentiel, on traite d’objets qui relèvent des provinces.

Ces contraintes influent sur la capacité du Canada de jouer un rôle international accru dans les années d’après-guerre. Pour donner une plus grande marge de manoeuvre aux diplomates, une autre procédure est appliquée aux Nations Unies. Lorsque les sujets abordés relèvent des compétences provinciales, les diplomates mentionnent les difficultés constitutionnelles dans leur pays et s’abstiennent de voter. Puisque les problèmes internes ont été soulevés, la délégation canadienne peut par la suite approuver la résolution lors du vote final.

En 1948, une intervention de Lester Pearson, chef de la délégation canadienne à l’Assemblée générale, est révélatrice de l’impact du droit des provinces. Il déclare :

Lorsque certains articles de la Convention ont été adoptés en comité, la délégation canadienne s’est abstenue en expliquant que les thèmes à l’étude étaient essentiellement de juridiction provinciale au Canada. Je souhaite qu’il soit clair qu’en regard des droits qui sont définis dans ce document, le gouvernement fédéral ne souhaite pas envahir d’autres droits qui sont importants pour le peuple canadien, ceux des provinces, qui sont protégés par notre Constitution. […] En raison de ces réserves, la délégation canadienne s’est abstenue lorsque la Déclaration a été mise aux voix en comité. La délégation canadienne, cependant, approuve et appuie les principes généraux contenus dans la Déclaration et souhaite ne rien faire qui puisse laisser présager que le Canada s’y oppose[93].

En raison du fédéralisme et du droit des traités, le gouvernement fédéral a ratifié un nombre de traités internationaux inférieur à celui des autres pays. Avant 1961, le Canada n’a ratifié que 18 des 111 conventions internationales adoptées par l’OIT. En ce qui concerne les conventions sur les droits de la personne, il n’en avait ratifié que 6 sur 18 en 1969, alors que la moyenne des pays unitaires s’élevait à 10[94].

En adoptant une telle position, le Canada s’attire bien des critiques tant sur la scène internationale que nationale, où des personnalités influentes souhaitent que le gouvernement fédéral soit plus actif[95]. Afin d’éviter ce type de critiques, le fédéral utilise une autre stratégie. Il soutient l’ensemble de la démarche ou de la procédure pour en arriver à la conclusion d’une convention dans une organisation internationale, mais impose l’ajout d’une « clause fédérale » dans le traité final. La clause fédérale (parfois désignée « clause Canada » tellement elle est utilisée par ce dernier) assujettit aux impératifs constitutionnels la mise en oeuvre du traité et confirme que le gouvernement fédéral ne peut respecter le traité que dans la limite de ses compétences constitutionnelles[96].

La première clause fédérale de l’OIT de 1946 stipule ceci :

 Dans le cas d’un État fédéral dont le pouvoir d’adhérer à une convention relative aux problèmes du travail est soumis à certaines limitations, le gouvernement aura le droit de considérer un projet de convention auquel ces limitations s’appliquent comme une simple recommandation[97]

Les clauses fédérales sont également utilisées dans les traités bilatéraux. Le traité sur la double imposition entre le Canada et l’Australie de 1957, par exemple, limite la portée du traité aux champs de compétence des États fédéraux[98].

Les clauses fédérales se révèlent cependant rapidement inacceptables pour certains pays avec lesquels le Canada s’engage. En effet, lorsque le Canada ratifie une convention avec des États unitaires ou centralisés comme la France ou la Grande-Bretagne, ceux-ci sont tenus de respecter l’intégralité du traité alors que le gouvernement fédéral canadien ne peut en assurer le respect que dans ses champs de compétence. De plus, cette formulation n’a aucun caractère contraignant et n’évoque même pas l’obligation de moyens. Mais sans cette clause, le Canada risque la marginalisation, car il ne pourra participer aux activités des organisations internationales qui oeuvrent dans les domaines de compétence des provinces. C’est la leçon tirée de l’arrêt portant sur les conventions de travail de 1937.

La clause fédérale prend différentes formes au Canada. La première veut qu’on limite la portée d’une convention internationale à certaines provinces, et la seconde oblige le gouvernement fédéral à prendre des mesures raisonnables afin de faire respecter le traité ou l’accord par les provinces. Ces clauses commencent à imposer certaines obligations à Ottawa.

Un exemple de la première évolution provient de la Conférence de La Haye de droit international privé. Dans le cadre des conventions adoptées par la Conférence, le gouvernement canadien soutient une disposition qui autorise les États fédéraux à limiter la portée territoriale de leur engagement. Il peut ainsi limiter la portée de l’accord à quelques provinces seulement. L’intérêt de cette pratique est qu’elle contourne la règle de l’unanimité. Lors de la ratification par le gouvernement fédéral de son accession à la Convention portant loi uniforme sur la forme d’un testament international de 1973, le Canada indique que cette convention ne s’applique qu’au Manitoba et à Terre-Neuve-et-Labrador. Quelques mois plus tard, la portée de la Convention est étendue à l’Ontario et à l’Alberta. En 1980, le gouvernement fédéral appuie la Convention de La Haye sur les aspects civils de l’enlèvement international d’enfants. Lors de la ratification de la Convention en 1983, elle ne s’applique qu’à quatre provinces, avant d’être étendue progressivement aux autres, pour être aujourd’hui en vigueur dans tout le pays[99].

La seconde évolution de la clause fédérale découle de traités comme le GATT. Selon l’article XXIV:12 (13) du GATT de 1994 :

Chaque Membre est pleinement responsable au titre du GATT de 1994 de l’observation de toutes les dispositions du GATT de 1994 et prendra toutes mesures raisonnables en son pouvoir pour que, sur son territoire, les gouvernements et administrations régionaux et locaux observent lesdites dispositions[100]

Ainsi, cette clause oblige les pays signataires à adopter des « mesures raisonnables » pour faire en sorte que les gouvernements régionaux et locaux appliquent le GATT. La nature des obligations du gouvernement du Canada vis-à-vis des provinces a été explicitée par l’Organe de règlement des différends de l’OMC. Dans l’affaire Canada – Importation, distribution et vente de certaines boissons alcooliques par les organismes provinciaux de commercialisation, les États-Unis ont argumenté que le gouvernement du Canada pouvait contraindre les provinces canadiennes à adopter les réglementations du GATT. Les provinces contrevenaient effectivement à certains engagements pris par le Canada. Dans son jugement, le Groupe spécial du GATT n’a pas défini ce que signifie pour le gouvernement fédéral prendre des « mesures raisonnables », mais il a jugé que le gouvernement canadien devait pouvoir démontrer « qu’il avait fait des efforts sérieux, persistants et convaincants » [101].

A. Les mécanismes de consultation fédérale-provinciale

Conscient de ses difficultés constitutionnelles, le gouvernement fédéral propose aux provinces en 1968 de mettre sur pied des mécanismes de consultation entre le gouvernement fédéral et les provinces afin que ces dernières participent aux processus de négociation internationale, car selon lui : « la consultation est un élément indispensable du processus de mise en oeuvre des accords internationaux » [102]. De plus, selon le gouvernement fédéral, il « est devenu encore plus important que les gouvernements provinciaux soient tenus au courant de l’activité des organisations dont les fonctions s’exercent dans des domaines d’un certain intérêt pour les provinces » [103]. Le gouvernement fédéral propose alors de favoriser la diffusion de l’information et de renforcer la participation provinciale dans la délégation du Canada lorsque les négociations intéressent les provinces. L’objectif est aussi de développer des mécanismes qui favoriseraient la mise en oeuvre des traités[104]. Depuis la publication de cette proposition, aucune réforme constitutionnelle globale n’a abouti. Les mécanismes de consultation ont été créés au cas par cas. Les accords en matière de droits de la personne, de droit international privé ou encore d’éducation sont plus institutionnalisés que ceux visant les négociations commerciales ou environnementales. Dans le cas des travaux de l’OIT, un processus non formalisé permet aux provinces de présenter leur point de vue au gouvernement fédéral lorsque celui-ci élabore une position. De plus, certaines ententes concernent seulement quelques provinces (Québec et Nouveau-Brunswick pour la Francophonie) ou une seule province (Québec pour l’UNESCO). Finalement, ces mécanismes créés depuis 1968 ne concernent pas l’ensemble des négociations internationales qui relèvent des champs de compétence des provinces. Il s’agit plutôt d’ententes fédérales-provinciales sectorielles. Ils sont souvent faiblement institutionnalisés, peu contraignants, et laissent une grande place à l’arbitraire fédéral.

B. Les droits de la personne

En matière de droits de la personne, un mécanisme fédéral-provincial a été mis sur pied en 1975, soit la Conférence fédérale-provinciale des ministres responsables des droits de la personne[105]. Ce mécanisme, qui est toujours en vigueur, se nomme désormais le Forum des Ministres fédéraux-provinciaux-territoriaux responsables des droits de la personne. En 2017, le Comité des Haut fonctionnaires fédéral-provincial-territorial responsable des droits de la personne a été créé. Il est présidé par Patrimoine Canada ainsi que par le gouvernement d’une province ou d’un territoire.

Il existe également depuis 1975 le Comité permanent des fonctionnaires chargés des droits de la personne. Le mandat de ce comité est de consulter les différents ordres de gouvernement et d’assurer la liaison entre eux en remplissant les fonctions suivantes : il sert de mécanisme de consultation entre les gouvernements du Canada sur la ratification des conventions internationales en matière de droits de la personne; il encourage l’échange d’information entre les gouvernements sur l’interprétation et la mise en oeuvre des instruments internationaux en matière de droits de la personne et sur d’autres questions connexes; il facilite la préparation et la rédaction de rapports sur les conventions ratifiées, ainsi que sur celles qui sont exigées par les Nations Unies ou d’autres organisations de défense des droits de la personne; il encourage l’échange d’information et la recherche sur les questions d’intérêt commun en matière de droits de la personne; il discute des positions du Canada sur les questions internationales relatives aux droits de la personne; et il organise et surveille les conférences ministérielles sur les droits de la personne. Les décisions relatives à la ratification et à la mise en oeuvre des conventions sur les droits de la personne sont prises lors de ces conférences[106].

Selon l’ancienne ministre des Relations internationales du Québec, Monique Gagnon-Tremblay, les provinces participent à presque toutes les étapes des accords internationaux sur ces questions, du projet initial de résolution de la Commission des droits de l’homme à la ratification d’un nouvel accord, en passant par les discussions internationales sur son incidence sur la législation nationale. Aux étapes de la signature et de la ratification, il existe également une procédure formelle selon laquelle le gouvernement du Canada demande le consentement des provinces avant de procéder. En ce qui concerne la mise en oeuvre, les États sont tenus de faire rapport régulièrement. Pendant plusieurs années chaque province était responsable de son propre rapport, qui était reproduit intégralement dans le rapport canadien[107].Depuis quelques années, le fédéral se contente de sélectionner quelques exemples provinciaux et les mettre dans le rapport du Canada.

Dans le cas du Québec, le ministère des Relations internationales et de la Francophonie est appuyé par le Comité interministériel sur les droits de la personne composé de 13 autres ministères et organismes. En 2018, un comité des hauts fonctionnaires responsables des droits de la personne a été créé[108].

C. La Conférence de La Haye de droit international privé

Pour les traités adoptés à la Conférence de La Haye de droit international privé qui touchent le droit commercial et le droit familial, généralement de compétence provinciale, le ministère fédéral de la Justice a créé un groupe consultatif composé de fonctionnaires des ministères provinciaux de la Justice représentant quatre régions du Canada. Les membres du groupe changent tous les quatre ans et leur mandat est de conseiller le ministère de la Justice sur les questions de droit international privé. À la suite des recommandations de ce groupe consultatif, les ministères provinciaux sont consultés afin de clarifier la position canadienne lors des négociations de traités, ainsi que les questions de mise en oeuvre[109]. Des représentants provinciaux peuvent faire partie de la délégation canadienne aux sessions de la Conférence de La Haye. Par la suite, la Conférence sur l’harmonisation du droit au Canada prépare des projets de loi uniformes pour adoption, sur une base volontaire, par les provinces[110].

D. L’éducation

Dans le domaine de l’éducation, la participation des provinces aux organisations gouvernementales internationales, que ce soit les Nations Unies, l’UNESCO ou l’Organisation des États américains, se fait par l’entremise du gouvernement fédéral. Depuis 1977, le ministère des Affaires étrangères a conclu un accord avec le Conseil des ministres de l’Éducation (Canada) (CMEC), qui donne au CMEC le mandat de participer à la sélection des conférences, de recommander la composition de la délégation canadienne et de nommer le président de délégation, de préparer la conférence et de coordonner la rédaction du rapport pour tout événement international traitant de questions d’éducation[111]. Accepté par toutes les provinces, cet accord régit les relations internationales du Canada en matière d’éducation[112]. Selon l’accord, le CMEC doit représenter les points de vue de toutes les provinces lorsqu’une position doit être déterminée.

Selon l’ancien sous-ministre Yvan Dussault, dans la pratique, les décisions du CMEC sont prises par consensus. Le gouvernement canadien est responsable du paiement des coûts, bien que les provinces puissent, à leurs frais, envoyer du personnel supplémentaire. Cette organisation interprovinciale maintient également un secrétariat permanent et assure une communication régulière avec les organisations internationales sur les questions d’éducation. Elle est le seul point de contact des organisations internationales sur ces questions[113].

E. Les négociations commerciales

Dans le domaine du commerce international, le gouvernement fédéral a également mis en place des mécanismes de consultation avec les provinces, bien que le commerce international soit l’une de ses responsabilités constitutionnelles exclusives. Lors du cycle de négociations commerciales de Tokyo, de 1973 à 1979, le gouvernement fédéral consulte les provinces lorsque les négociations visent des questions qui relèvent des provinces[114]. Comme les cycles suivants portent également sur des domaines de compétence provinciale, les mécanismes de consultation demeurent en place[115].

L’incidence des accords commerciaux sur les champs de compétence des provinces pousse les gouvernements provinciaux à s’impliquer activement dans le débat sur le libre-échange entre le Canada et les États-Unis dans les années 1980 et dans celui sur le libre-échange nord-américain au début des années 1990[116]. Bien que la mise en oeuvre de ces accords ait des répercussions sur les responsabilités provinciales, le gouvernement fédéral refuse les demandes des provinces qui souhaitent obtenir une place à la table de négociation[117]. Les provinces font alors connaître leur position par des contacts personnels lors des conférences des premiers ministres – 14 réunions entre les premiers ministres et le premier ministre du Canada au cours de la négociation –, mais aussi par l’intermédiaire des représentants du Comité permanent des négociations commerciales établi par le négociateur en chef du Canada, Simon Reisman[118].

Tout au long des négociations, les premiers ministres provinciaux font activement valoir leurs inquiétudes. Par exemple, David Peterson, de l’Ontario, qui s’inquiète des rumeurs voulant que le Pacte de l’automobile de 1965 soit rouvert à la négociation, s’envole vers Washington en 1987 afin de convaincre les fonctionnaires américains d’exclure cette entente des pourparlers en cours[119]. Par la suite, au fur et à mesure que les provinces évaluent les conséquences de l’entente négociée par le gouvernement fédéral, les premiers ministres rendent leur verdict. À l’été 1988, tous les gouvernements provinciaux, sauf ceux de l’Ontario et de l’Île-du-Prince-Édouard, approuvent l’accord[120]. Un processus similaire est observé lors des négociations de l’ Accord de libre-échange nord-américain (ALENA), le gouvernement fédéral utilisant des mécanismes tels que le Comité fédéral-provincial pour les négociations de libre-échange nord-américaines pour tenter de coordonner la participation des provinces[121].

Le gouvernement fédéral a maintenu cette structure consultative après la signature de l’ALENA. Reconnaissant les difficultés de négocier des traités commerciaux sans toucher aux compétences provinciales, le gouvernement systématise le processus consultatif pour élaborer des positions de négociation avec les provinces et les territoires. Le Comité fédéral-provincial-territorial sur le commerce (C-Trade), créé au milieu des années 1990, se réunit généralement quatre fois par an pour examiner le programme commercial général et échanger des points de vue sur les positions et les stratégies que les négociateurs fédéraux devraient adopter dans les négociations mondiales et bilatérales[122]. La base de consultation est ensuite élargie et inclut la participation de la Fédération canadienne des municipalités, des organisations non gouvernementales et des citoyens[123].

Depuis le milieu des années 2000, le gouvernement du Canada a négocié plusieurs accords de nouvelle génération (AECG, PTPGP et ACEUM) qui ont eu des répercussions sur les intérêts ou les compétences des provinces. Lors des négociations de l’AECG, les provinces ont joué un rôle important à pratiquement toutes les étapes[124]. Elles ont participé aux étapes critiques de la rédaction du rapport conjoint et de la formulation du mandat de négociation. En outre, elles ont eu accès aux documents de négociation et elles ont été largement consultées tout au long du processus sur des questions liées à leurs domaines de compétence. Le Québec, par exemple, a présenté plus de 150 exposés de position ou notes de position stratégique. Aussi, plus de « 275 réunions entre les négociateurs fédéraux et leurs homologues provinciaux et territoriaux, de nombreuses réunions impliquant les provinces et territoires ayant des intérêts communs, et des réunions bilatérales à huis clos entre une province ou un territoire et les négociateurs fédéraux » ont eu lieu[125].

Les provinces n’ont pas eu accès aux négociations dans tous les domaines. Elles ont par exemple participé activement aux discussions sur les obstacles techniques au commerce, la coopération réglementaire, l’investissement (y compris les mécanismes de règlement des différends entre investisseurs et États), le commerce transfrontalier des services, la reconnaissance mutuelle des qualifications professionnelles, les marchés publics, les monopoles publics et les sociétés d’État, le développement durable (travail et environnement), les vins et spiritueux, et la coopération (matières premières et innovation, et recherche en science et technologie). Elles ont par contre été largement exclues des discussions relatives à l’agriculture, aux procédures douanières et à la facilitation des échanges (règles d’origine et procédures d’origine), aux mesures sanitaires et phytosanitaires, aux recours commerciaux, aux subventions, aux questions liées au transport maritime et aux registres temporaires, aux services financiers, aux télécommunications, au commerce électronique, à la propriété intellectuelle (noms géographiques et brevets), à la politique de la concurrence, aux questions institutionnelles et à la coopération bilatérale en matière de biotechnologie. Dans l’ensemble, le statut des provinces canadiennes dans les négociations de l’AECG a créé un précédent historique qui n’a pas été reproduit dans les accords ultérieurs, même si les provinces canadiennes sont plus consultées que les États américains ou mexicains. Cette expérience a cependant favorisé une meilleure collaboration entre le fédéral et le provincial pour les négociations suivantes, dont l’ACEUM et le PTPGP.

F. L’entente Mulroney-Johnson sur la participation du Québec à la Francophonie

Certaines ententes fédérales-provinciales ne concernent qu’un nombre limité de provinces. C’est le cas de la participation du Québec, et par la suite du Nouveau-Brunswick, comme membre de plein droit à l’Organisation internationale de la Francophonie. L’Ontario participe pour sa part à titre d’observateur. Le 7 novembre 1985, l’entente Mulroney-Johnson sur la participation du Québec à la Conférence des chefs d’État et de gouvernement des pays ayant en commun l’usage du français est conclue. Cet accord concernant la francophonie prévoit que le Québec sera représenté sous la désignation de Canada-Québec. Dans cette entente, Ottawa et Québec ont convenu que le sommet serait divisé en deux parties, l’une consacrée à la situation politique et économique mondiale, réservée aux interventions du gouvernement fédéral, et l’autre aux questions de coopération et de développement, qui concernent alors également le gouvernement du Québec. Avec le temps, la distinction entre les diverses parties des sommets est devenue moins évidente.

Lors du Sommet de Versailles cependant, le comportement de Robert Bourassa permet au Québec de jouer, dès le départ, un rôle plus important que ne le prévoyait l’accord initial, au déplaisir du premier ministre Brian Mulroney. Comme le souligne Gil Rémillard, ministre des Relations internationales sous Bourassa :

L’idée nous est venue de créer un rôle de rapporteur à ce Sommet et de proposer que ce soit le premier ministre Bourassa qui l’occupe. Pour justifier ce choix, nous nous sommes dit que l’on pourrait établir une règle à l’effet que le rapporteur serait le chef d’État du gouvernement qui devait être l’hôte du prochain Sommet. Nous pouvions ainsi réussir un doublé; d’une part, le premier ministre du Québec pouvait s’exprimer au Sommet à un moment particulièrement important, et sur tous les sujets, pas simplement de culture, d’éducation et de développement; d’autre part, nous nous assurions d’être les hôtes du deuxième Sommet que nous voulions tenir à Québec deux ans plus tard[126].

Depuis ce sommet, les représentants du gouvernement fédéral, du Québec et du Nouveau-Brunswick se consultent régulièrement. Puisque les sommets fonctionnent typiquement par consensus, le gouvernement du Québec n'a jamais voté une position du Canada. Le représentant du Québec peut toutefois s’exprimer sur tous les sujets et peut, dans ses champs de compétence, exprimer une dissension.

G. L’accord Ottawa-Québec sur l’UNESCO

Le 14 septembre 2005, le premier ministre du Québec Jean Charest relance le débat sur le rôle des provinces dans les négociations internationales[127]. Le gouvernement du Québec rend alors public un document qui précise ses demandes adressées à Ottawa pour l’obtention d’une place pour le Québec dans les forums internationaux. Dans les faits, les demandes du gouvernement du Québec sont un prolongement de la doctrine Gérin-Lajoie, laquelle visait la conclusion de traités (jus tractatuum) et le droit de participer aux activités de certaines organisations internationales de caractère non politique. Le gouvernement du Québec veut encore une fois être invité à la table de négociation. Comme le déclare le premier ministre : « Je ne veux plus que le gouvernement canadien engage le Québec sans que le Québec ait son mot à dire » [128].

Les demandes du Québec sont ambitieuses et concernent de nombreuses organisations internationales comme l’UNESCO, l’OCDE, l’OMC, l’Organisation des États américains, l’OIT, l’OMS, la Commission des droits de l’homme des Nations Unies, la Commission de la condition de la femme ou encore l’Instance permanente sur les questions autochtones du Conseil économique et social des Nations Unies. Le gouvernement du Québec soutient qu’il a la responsabilité de défendre ses intérêts et d’exercer ses compétences en lien avec les négociations internationales. Il souhaite arriver à un accord avec le gouvernement canadien sur les cinq aspects suivants :

1- un statut de membre à part entière au sein des délégations canadiennes et une responsabilité exclusive quant à la désignation de ses représentants en leur sein;

2- l’accès à toute l’information et la participation, en amont de la négociation, à l’élaboration de la position canadienne ;

3- le droit de s’exprimer de sa propre voix au sein des organisations et des conférences internationales ;

4- le droit du Québec à donner son assentiment avant que le Canada ne signe un traité ou un accord ou se déclare lié par celui-ci ;

5- lorsqu’il est mis en cause ou lorsque ses intérêts sont en jeu, le droit du Québec d’exprimer ses positions lors des comparutions du Canada devant les instances de contrôle des organisations internationales[129].

Finalement, l’entente entre les gouvernements du Canada et du Québec est d’une portée bien plus limitée que ce que réclamait le gouvernement du Québec et ne concerne que l’UNESCO. En effet, le 5 mai 2006, les premiers ministres Harper et Charest signent l'entente au Salon rouge de l’Assemblée nationale que le Québec aura une présence permanente au sein de la délégation canadienne à l’UNESCO. En vertu de cette entente, le gouvernement du Québec devient membre à part entière de la délégation canadienne. Cet accord Québec-Ottawa reconnaît le droit au gouvernement du Québec de sélectionner son représentant qui se fera octroyer un statut de diplomate et sera posté au bureau canadien de l’UNESCO de Paris. Il pourra utiliser le titre de « Représentant du gouvernement du Québec, délégation permanente du Canada auprès de l’UNESCO ». Le gouvernement du Québec obtient le droit de consulter tous les documents et d’exprimer ses positions aux instances de l’UNESCO en complémentarité avec la position canadienne. Il participera à l’élaboration de la position canadienne avant l’amorce des négociations. Si le Canada adopte une position sans qu’il y ait consensus, c’est-à-dire sans l’accord du Québec, il aura l’obligation d’informer ce dernier des raisons de son appui au traité ou à l’entente. Cependant, le Québec ne peut être forcé de mettre en oeuvre un traité dans ses champs de compétence. Finalement, l’entente ne peut être modifiée sans l’accord de Québec. Il s’agit d’une police d’assurance contre le retour au pouvoir des libéraux fédéraux qui sont traditionnellement hostiles à une place pour les provinces dans les négociations internationales.

Le préambule de l’entente reconnaît que la « spécificité du Québec, fondée entre autres sur l’usage de la langue française et une culture unique, l’amène à jouer un rôle particulier au niveau international »[130]. Il s’agit ainsi d’une reconnaissance explicite non seulement du fait que le Québec possède une culture et une langue uniques, en d’autres mots qu’il forme une société distincte, voire une nation, mais qu’en plus il a un rôle à jouer à l’international en matière de conclusion de traités. De plus, l’article 3.1 soutient que s’il n’y a pas de consensus, « le Québec décidera seul s’il entend assurer la mise en oeuvre des questions pour lesquelles il a la responsabilité ». Bien que cette entente représente un précédent d’intérêt pour le Québec, on est loin des revendications de base du gouvernement. C’est pour cette raison que le chef du Bloc Québécois , Gilles Duceppe, a parlé de cette entente comme accordant un « strapontin » au Québec à l’UNESCO.

H. Les négociations climatiques internationales

Il n’existe pas d’entente entre le gouvernement fédéral et les provinces sur les négociations internationales en matière d’environnement, mais cela ne signifie pas pour autant qu’il y a absence de collaboration entre eux. Lors du Sommet de la Terre en 1992, des représentants des provinces (Québec et Manitoba) se joignent aux négociations au sein de la délégation canadienne. Cette pratique se poursuit par la suite avec plus ou moins de constance selon les provinces et les élus en place[131]. Les provinces ne partagent pas toutes la même position et certaines sont beaucoup plus actives que d’autres. C’est le cas du Québec, par exemple, qui, depuis la première Conférence des Parties sur les changements climatiques de 1995, fait acte de présence en envoyant à chaque conférence des fonctionnaires, mais aussi des ministres, voire le premier ministre lui-même[132]. Sauf exception, ces représentants font généralement partie de la délégation diplomatique canadienne. La pratique établie veut que le représentant du gouvernement du Québec ait le statut de « super délégué » et qu’il puisse à ce titre participer à certaines rencontres de travail des diplomates canadiens, notamment aux discussions quotidiennes portant sur l’état des négociations. Le super délégué utilise normalement cette tribune pour promouvoir les positions du Québec.

L’activisme du Québec en matière de changement climatique crée cependant un fort conflit fédéral-provincial avec le gouvernement minoritaire conservateur dirigé par Stephen Harper. En effet, le gouvernement conservateur développe une attitude hostile à la question de la participation des provinces aux négociations de la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques. Alors que Harper surprend plus d’un observateur en décembre 2005, en pleine campagne électorale, en promettant d’accorder un rôle accru au Québec et aux autres provinces dans les négociations internationales, dès l’automne 2006, le gouvernement du Canada refuse au Québec un droit de parole lors de la douzième Conférence des Parties sur les changements climatiques[133]. La ministre de l’Environnement du Canada, Rona Ambrose, se justifie en affirmant que le Canada doit parler d’une « seule voix ». Le ministre de l’Environnement du Québec, Claude Béchard, répond alors : « Ce n’est pas vrai que le Canada va parler d’une seule voix si cette voix ne représente pas le Québec, il va falloir qu’il comprenne cela ». Il ajoute : « La voix du Québec se fera entendre, je profiterai de toutes les tribunes ». Devant ce refus du gouvernement fédéral, le ministre Béchard obtient le mandat du Conseil des ministres du Québec d’assister à cette conférence afin de faire connaître la position du gouvernement du Québec qui est en contradiction avec celle du gouvernement conservateur[134].

Même si le ministre québécois ne peut assister aux négociations formelles entre chefs d’État, il se rend à cette conférence à Nairobi afin de présenter la position du Québec devant des représentants de divers gouvernements et organisations non gouvernementales, mais également devant les représentants des médias québécois et canadiens très nombreux. Le ministre prononce notamment l’allocution d’ouverture du Climat Group, une organisation non gouvernementale britannique qui a comme membres des entreprises et des États fédérés comme le Québec. Sur place, il explicite la stratégie du gouvernement du Québec : « La prochaine fois, le gouvernement [fédéral] va préférer nous ouvrir la porte tout de suite plutôt que de nous entendre dans les corridors pendant cinq jours » [135].

Le contraste ne peut être plus frappant avec l’ouverture du premier ministre libéral Justin Trudeau lorsqu’il invite les provinces à se joindre à la délégation canadienne à la Conférence de Paris sur les changements climatiques en 2015[136]. Plusieurs premiers ministres provinciaux font le voyage, dont Brian Gallant du Nouveau-Brunswick, Greg Selinger du Manitoba, Philippe Couillard du Québec, Kathleen Wynne de l’Ontario, Rachel Notley de l’Alberta, Christy Clark de la Colombie-Britannique, Wade MacLauchlan de l’Île-du-Prince-Édouard et Brad Wall de la Saskatchewan[137]. Malgré les nombreux précédents, il n’existe toujours pas d’entente entre le fédéral et le provincial sur la participation des provinces aux négociations climatiques internationales.

***

Le fédéralisme et le droit des provinces affectent significativement les négociations internationales au Canada. Les limitations imposées par le fédéralisme ne sont pas uniques au Canada, il s’agit d’un problème qui touche inégalement les régimes fédéraux en général. Le degré du problème est variable en fonction du cadre juridique des régimes politiques, mais le Canada compte parmi les pays où les limitations au fédéral sont les plus fortes, exception faite de la Belgique où les États fédérés possèdent une personnalité internationale[138]. Cette réalité souvent ignorée est pourtant incontournable lorsque l’on s’intéresse aux négociations internationales du Canada et du Québec.

Comme nous l’avons vu, le gouvernement fédéral a historiquement développé trois stratégies depuis 1937. Lors de négociations internationales qui portent sur des questions relevant de la responsabilité des provinces, il va recourir aux clauses fédérales. Dans d’autres cas, il cherche à limiter le plus possible la portée des accords internationaux à ses seuls champs de compétence. C’est ce qui s’est produit lors des négociations entourant l’accord de libre-échange canado-américain. Cette stratégie ne peut cependant pas s’appliquer partout, car les objets des négociations internationales concernent de façon grandissante les domaines de compétence des provinces. À partir de la fin des années 1960, le gouvernement fédéral a développé des mécanismes de consultation avec les provinces. Ces mécanismes sont importants et nous indiquent que le gouvernement fédéral accorde déjà un rôle accru aux provinces en matière de négociations internationales. Bien que le Canada présente certaines caractéristiques de la gouvernance multiniveau, ces mécanismes ne couvrent pas toutes les négociations internationales qui touchent les compétences provinciales. De plus, ils sont faiblement institutionnalisés, ils ne lient pas toujours le gouvernement fédéral et laissent donc une trop grande place à l’arbitraire fédéral, comme dans les négociations commerciales ou dans celles sur les changements climatiques.

À Ottawa, on a tendance à minimiser l’importance du processus de consultation en le présentant comme une initiative motivée par des considérations pratiques plutôt que par des exigences juridiques. De plus, ces mécanismes n’incluent presque jamais la participation des provinces aux négociations elles-mêmes, sauf dans le cadre de certaines négociations commerciales comme l’AECG et, dans le cas du Québec, à l’UNESCO et à la Francophonie. Les provinces se plaignent également de l’accès difficile à l’information.

Dans d’autres fédérations où des règles claires existent en matière de fédéralisme et de négociations internationales, comme en Belgique, en Suisse ou en Allemagne, on a noté une forte diminution des conflits entre le gouvernement fédéral et les États fédérés. Avec des règles stables et prévisibles au Canada, les conflits intergouvernementaux tendent à s’estomper[139].