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Introduction

Le premier rapport de l’Organisation mondiale de la Santé sur la prévention du suicide, publié en 2014, confirme le fait que le taux de mortalité par suicide augmente avec l’âge. En France, 28 % des suicides concernent des personnes de plus de 65 ans. L’étude du comportement suicidaire de la personne âgée, considéré dans son rapport à l’ensemble des causes de mortalité, fait apparaître un paradoxe : bien qu’il ne représente qu’une cause très marginale de mortalité après 65 ans (de l’ordre de 0,7 %), le taux de suicide augmente avec l’âge (trois fois plus élevé entre 74 et 85 ans qu’entre 24 et 35 ans) (Saïas et al., 2013). Malgré cela, les aînés de 65 ans et plus ne font que rarement l’objet de politiques de prévention, et ce, quel que soit le contexte national étudié (Leitner et al., 2008).

L’isolement social apparaît dans les études comme un facteur de risque majeur associé au passage à l’acte suicidaire du sujet âgé (Draper, 1996; Du Roscoät et al., 2014; Pearson & Brown, 2000; Saïas et al., 2012). Prenant en compte les autres facteurs de risque connus du suicide (dépression, maladies somatiques, notamment), on peut considérer que l’isolement constitue un facteur de risque essentiel, agissant comme un révélateur des autres facteurs de vulnérabilité.

Jusqu’à présent, les recommandations internationales en matière de prévention du risque suicidaire de la personne âgée ciblaient principalement des facteurs individuels : effectuer un repérage précoce de la dépression, limiter l’accès aux moyens létaux, éduquer sur les signes et risques de dépression, renforcer les traitements psychiatriques, favoriser les visites à domicile professionnelles (Erlangsen et al., 2011).

Or il semble pertinent d’élargir la recherche non plus seulement sur les comportements suicidaires, mais également sur les déterminants de ces comportements, comme les pensées dépressives, et sur les facteurs de ces déterminants, comme l’isolement social. Un faible degré d’inclusion sociale figure en effet parmi les facteurs de risque corrélés au passage à l’acte suicidaire chez les aînés. Il apparaît également intéressant de prendre en compte les enjeux liés à l’influence de l’environnement géographique et de la mobilité des individus (Mallon, 2010). La question de l’isolement social comme facteur de risque de la détresse psychologique et du suicide chez les personnes âgées ressort à cette lecture plus prégnante en milieu rural, où l’isolement géographique est souvent une réalité (Charazac-Brunel, 2014).

Par ailleurs, de nombreuses études démontrent l’existence d’un excès de mortalité par suicide chez les agriculteurs exploitants, de l’ordre de 20 % par comparaison à la population générale française (Cohidon et al., 2010).

Les conditions de vie et de travail de la population agricole sont décrites comme étant marquées par des contraintes spécifiques, qui peuvent indéniablement se répercuter sur l’équilibre personnel des travailleurs agricoles. Ceci est d’autant plus vrai que les agriculteurs doivent souvent faire face à un isolement professionnel et social. Cet isolement professionnel, rapporté par ailleurs comme un facteur de risque de suicide potentiel, semble plus important dans la population des agriculteurs que dans d’autres populations d’actifs, tout comme un certain isolement social plus global (Bossard et al., 2013).

Être un aîné du monde agricole exposerait ainsi doublement aux enjeux du suicide : d’une part en raison de l’isolement social ou d’un faible degré d’inclusion sociale, facteur de risque du suicide chez les aînés, et d’autre part à cause des facteurs de risque que présente en elle-même la profession d’agriculteur.

Dans cette étude exploratoire en psychologie menée en milieu rural, nous avons cherché à mieux comprendre la construction et le vécu de l’isolement social et de l’inclusion sociale chez les aînés issus du monde agricole en les questionnant sur la nature de leurs relations sociales et sur leur rapport à leur contexte de vie en milieu rural.

Cette investigation a été menée en région ex-Limousin, au sein de la Nouvelle-Aquitaine. Il s’agit d’un territoire où le vieillissement et la prégnance de la dépendance sont les plus marqués en France, ce qui en fait un observatoire européen du vieillissement. La mortalité par suicide y est également particulièrement élevée. Il s’agit enfin d’une région rurale avec des zones géographiquement isolées.

1. Démarche méthodologique

Puisqu’il n’existait aucune donnée sur l’objet de notre recherche – soit comprendre le vécu et la construction de l’isolement social chez les anciens du monde agricole –, nous avons choisi d’adopter une démarche exploratoire inductive.

1.1 Méthodologie inductive

Nous nous sommes appuyés sur la méthodologie de la théorisation enracinée (MTE) (Luckerhoff & Guillemette, 2012), ou Grounded Theory (Glaser & Strauss, 1967), qui permet d’« enraciner » la recherche dans le monde empirique à partir d’une exploration, d’un examen minutieux et d’un retour constant aux phénomènes concrets tels qu’ils sont vécus par les humains.

Trois principaux arguments ont influencé le choix de recourir à une telle méthodologie pour réaliser cette recherche. Tout d’abord, l’utilisation de la MTE (Luckerhoff & Guillemette, 2012) est particulièrement pertinente et reconnue pour l’étude des phénomènes sociaux ou psychosociaux (Charmaz, 2002). Ensuite, de même que dans la plupart des démarches qualitatives, la MTE apporte une contribution considérable dans des domaines peu étudiés (Chenitz & Swanson, 1986), comme c’est le cas dans cette recherche. Enfin, l’étude de l’isolement et des relations sociales dans un contexte de vieillissement en milieu rural justifiait d’accorder une importance particulière à la voix des personnes qui vivent le phénomène. En ce sens, la MTE se place du point de vue des acteurs impliqués (Glaser, 1998).

Ainsi, notre travail est caractérisé en premier lieu par le recueil et l’exploration du vécu des sujets, puis il consiste en des allers-retours constants entre les données empiriques et l’émergence d’une théorisation issue du terrain. L’utilisation de cette méthodologie a permis de donner la parole aux personnes âgées vivant en milieu rural agricole et de s’attarder ainsi à une population peu étudiée.

1.2 Participants

Les participants ciblés pour étudier le phénomène devaient répondre aux critères d’inclusion suivants : être des femmes et des hommes âgés de 70 ans ou plus, être d’anciens professionnels du monde agricole (chefs exploitants ou conjoints collaborateurs) et vivre à leur domicile en milieu rural. Il s’agissait, à l’intérieur de cette population, de recruter des femmes et des hommes « tout venant » et non de cibler des personnes repérées comme étant isolées, dépressives ou suicidaires.

Les critères d’exclusion étaient le fait de vivre en institution et le fait d’avoir une déficience cognitive, ces situations impliquant des spécificités qui pourraient faire l’objet d’autres recherches. En outre, il était important que les répondants soient suffisamment autonomes pour pouvoir participer aux entretiens et s’exprimer de façon consciente et cohérente. Il s’agissait ainsi de garantir la qualité et la fiabilité des données recueillies. Par ailleurs, les personnes âgées souffrant d’une altération de la pensée représentent en soi une population spécifique déjà ciblée par les services de soins et de prévention.

L’échantillon final était composé de 21 participants : 14 femmes et 7 hommes âgés de 70 à 93 ans, avec une moyenne d’âge de 80 ans. Environ la moitié des personnes étaient veuves et l’autre moitié mariées ou célibataires. De même, la moitié d’entre elles vivaient seules et les autres en couple et/ou avec leurs enfants.

1.3 Collecte et analyse des données

Un entretien individuel non directif (Rogers, 1945) a été mené avec chaque participant, à son domicile. La durée des entrevues variait de 30 à 90 minutes. Les entretiens ont été réalisés, intégralement retranscrits puis analysés au fur et à mesure afin de permettre la circularité du processus proposé par la méthodologie de la théorisation enracinée. Ainsi, la grille d’entretien a évolué et s’est précisée au fil des rencontres et de l’analyse des données. Elle était constituée de trois parties principales, déroulées sur un axe temporel passé-présent-futur. Dans un premier temps, afin d’établir le contact avec les participants et de mieux les connaître, il leur était demandé d’évoquer leur histoire de vie. La période du passage à la retraite était ensuite mentionnée pour introduire, dans un second temps, une question ouverte formulée ainsi : « Comment se passe votre vie actuellement? » Dans cette partie centrale de l’entretien, les participants étaient encouragés à évoquer leurs occupations quotidiennes, leurs centres d’intérêt éventuels et leurs relations familiales et sociales. Ce dernier point permettait de répondre à notre préoccupation principale, qui était de savoir quelles relations les personnes âgées vivant en milieu rural agricole entretenaient avec leurs environnements de vie. Dans un dernier temps, l’entretien concernait l’avenir des participants et la question suivante leur était posée : « Comment envisagez-vous les prochaines années? ». Cela visait à comprendre de façon plus globale leur vécu ainsi que la représentation qu’ils avaient de leur vie à ce moment de leur parcours.

Selon les principes de la MTE, afin d’établir des ponts entre les données empiriques et les éléments théoriques, on procède à des opérations de codage et de catégorisation (Charmaz, 1983; Glaser, 1978; Luckerhoff & Guillemette, 2012). Les codes sont créés par le chercheur à la lecture des données, dès le début de la recherche puis tout au long de l’analyse. Il s’agit en quelque sorte d’une opération d’« étiquetage » lors de laquelle le chercheur attache un mot à une partie des données (Pidgeon, 1991). Dans cette recherche, l’identification et la dénomination de concepts ou de thèmes ont été faites tout au long de l’analyse. Les données ont alors été transformées et rassemblées en catégories.

L’utilisation du logiciel QSR NVivo a permis de créer un espace de travail dont l’ergonomie est venue en appui à l’organisation des données ainsi qu’au processus d’analyse. De plus, la réalisation de schémas a permis d’articuler les données et de développer de nouvelles idées théoriques.

2. Résultats

Les résultats obtenus grâce à la démarche méthodologique sont maintenant présentés avec les nuances jugées nécessaires.

2.1 Une identité rurale agricole

Dans les discours des participants, l’utilisation abondante du pronom pluriel « nous » met sur la piste d’une forte identité collective. Il est beaucoup question d’appartenance : à un lieu tout d’abord, puis à une histoire commune et enfin à des traditions. Le « nous » est employé par opposition aux autres : ceux qui ne partagent pas le même lieu, la même histoire ou les mêmes traditions.

2.1.1 Unité de lieu

Les participants se définissent tout d’abord à travers leur lieu de vie et leur appartenance géographique. L’espace géographique est perçu depuis le village, au sens de hameau, jusqu’au canton, en passant par la commune.

Si la personne a quitté sa commune d’origine, ce fut au début de l’âge adulte, pour s’installer dans la famille de son époux ou de son épouse, à quelques kilomètres de distance de sa propre famille. Sinon, il s’agit du lieu dont elle est originaire et où elle a toujours vécu, à la suite de ses ancêtres. Le lieu de vie peut ainsi correspondre à la maison dans laquelle elle est née, la propriété sur laquelle elle a travaillé toute sa vie durant.

Je suis né dans cette maison. Ma mère a accouché ici. Ma mère a accouché dans la maison. Et on couche dans la même chambre, enfin modifiée, mais dans la même chambre où ma mère a accouché, vous voyez? À ce point-là, oui!

Charles, 76 ans[1]

La notion d’enracinement apparaît en filigrane des entretiens, comme un attachement fort au lieu de vie et à son histoire. On la devine aussi lorsque la crainte de ne pas pouvoir rester chez soi est évoquée comme un impossible déracinement.

Alors je sais pas comment on deviendra, mais le plus qu’on pourra rester chez nous, on y restera […]. Parce que jeune, on s’adapte, on va, on vient, c’est pas pareil. Mais à un certain âge… on vous déracine de chez vous, on vous met là et c’est tout?! Non! Non! Moi je dis que c’est pas bon, de toute façon.

Édith, 74 ans

2.1.2 Des références à un passé commun

Par ailleurs, les participants expriment l’importance, dans leurs relations et leurs échanges sociaux, de partager des références communes, issues d’une histoire commune, elle-même ancrée dans une géographie commune. Cela pourrait même constituer un prérequis pour se sentir compris.

Et c’est un fils de paysan, alors il y a quand même des choses qu’on peut se dire… qu’une personne de la ville ne comprendrait pas… on peut discuter, oui. […)] On essaie même de parler en patois, des fois!

Yves, 80 ans

Il est important de pouvoir évoquer un mode de vie passé commun par opposition au vécu actuel des nouvelles générations : « La vie de la campagne, surtout y a 50 ans ou 60 ans… On n’avait même pas l’eau potable. […] Mais c’est très important… […] le confort était… pénible » (Albert, 82 ans).

En outre, le fait de communiquer dans la langue locale peut être facilitant pour les personnes qui sont plus à l’aise dans cette langue, qu’ils ont parfois plus pratiquée que le français : « Ah oui, parce que je m’exprimais mieux en patois qu’en français. Vous comprenez? Et en plus y a des termes qui s’abandonnent qui définissaient mieux en patois qu’en français, même » (Albert, 82 ans).

Il est à noter enfin qu’à travers le récit de leur histoire de vie, les participants ont fait de nombreuses références au vécu de la Seconde Guerre mondiale. Il s’agit en effet d’un morceau de leur passé que seule leur génération partage.

2.1.3 Les traditions

En plus du partage de références communes en termes d’espace et de temps, l’appartenance culturelle se traduit également par un mode de vie empreint de traditions et de savoir-faire. Ces derniers sont en lien avec la ruralité, l’activité agricole et le passé. « J’aime faire les choses moi-même, de par ma mère qui adorait cuisiner. Et puis l’ambiance, à la campagne… on cuisinait, on faisait tout soi-même ou à peu près. Et j’ai gardé ça » (Marie, 78 ans).

2.1.4. La profession d’agriculteur

La culture rurale, dont nous avons vu qu’elle se caractérisait par la notion d’appartenance, semble renforcée par l’identité professionnelle de l’agriculteur. Culture rurale et identité professionnelle agricole sont intriquées et contribuent toutes deux à mieux comprendre l’identité des personnes rencontrées. Le passage à la retraite et l’arrêt de l’activité professionnelle causent, dans ce contexte particulier, des remaniements identitaires à cette période de la vie.

2.1.4.1 Le passage à la retraite

Le passage à la retraite passe, entre autres, par la réduction légale de la charge de travail. Dans le cas où l’exploitation ne perdure pas, la limitation de la superficie exploitable est imposée par la loi et oblige systématiquement les exploitants à réduire dès leur départ en retraite leur charge de travail. « Eh ben pour toucher la retraite, on a été obligés de vendre les bêtes. Et tout louer. On a eu droit à garder un hectare, on a gardé les noyers et puis c’est tout » (Octave, 81 ans).

Pour certains, prendre sa retraite renvoie à une démarche administrative qui ne signifie pas l’arrêt des tâches correspondant à l’activité professionnelle. Il semble y avoir la théorie et la pratique :

Ben bien sûr, vous pouvez pas faire autrement… Euh… Théoriquement on m’a fait signer un papier comme quoi je pourrais plus travailler mais comme ils m’ont dit, on sait très bien que vous ne resterez pas à rien faire, ça n’existe pas, ça, allons!

Fernand, 81 ans

Dans tous les cas, le rythme de travail diminue progressivement au fil des décennies suivant la retraite officielle, en fonction de l’état de santé. La réduction de l’activité, voire son arrêt, est décidée soit lorsque la personne se rend compte d’elle-même qu’elle ne peut plus continuer, soit lorsqu’une personne extérieure, comme un médecin ou la famille, l’aide à en prendre conscience. Il s’agit alors d’un processus de résignation et de renoncement, qui semble avoir été amorcé en amont, au fil de l’avancée en âge et du déclin des capacités physiques.

Ah ben on a compris qu’on pouvait plus et puis c’est tout, hein! Comment vous voulez faire? Quand on peut plus, on peut plus, hein! Moi je pouvais pas aller faire le foin, et même… je conduisais bien le tracteur, mais toute seule, non.

Rose, 82 ans

Dans certains cas, le passage à la retraite peut être vécu comme un soulagement, la décision d’arrêter la production mettant fin à une vie professionnelle jugée longue et pénible.

J’en avais peut-être quand même un peu marre, vous voyez… j’arrivais à 65 ans […] Les paysans, vous êtes à la merci du temps, vous êtes à la merci des maladies pour les vaches, vous êtes à la merci des cours […] Alors donc vous n’êtes pas du tout du tout sûr de vos revenus!

Charles, 76 ans

Quoi qu’il en soit, être soulagé d’avoir arrêté son activité professionnelle ne signifie pas l’absence totale d’activité en lien avec le monde agricole. La poursuite de quelques activités agricoles est systématique lorsque la santé le permet. Le rythme est plus lent, les activités sont moins contraignantes et prennent la forme d’une occupation parfois plaisante.

2.1.4.2 Les motivations à poursuivre une activité agricole

Pour ceux dont les enfants ont repris l’exploitation, être officiellement à la retraite ne change rien dans un premier temps. Il peut s’agir d’une forme d’obligation morale à aider ses enfants. « C’est une obligation, même, vous voyez. C’est une obligation! Vous pouvez pas dire : “Tiens, moi je m’arrête aujourd’hui, qu’ils se débrouillent!” » (Irène, 82 ans).

Ainsi, aider ses enfants sur l’exploitation entraîne le sentiment d’être utile, à la fois pour ses enfants et pour les animaux, par exemple.

Et c’est moi qui distribue ça. Alors la mamie, elle est très connue, la mamie! Quand j’arrive, tout le monde lève la tête et me salue! [rires] Ah ben les animaux c’est ça, hein! Et puis là, ils sont très chouchoutés, y en a qui ont des noms, on s’amuse bien. Mais ils comprennent. Bon, enfin moi je me sens encore utile. Matin et soir, je me sens utile.

Vivianne, 87 ans

Une autre motivation à garder une activité, même réduite, est l’obtention d’un revenu supplémentaire qui vient compléter l’indemnité de retraite.

J’ai quelques noix, j’ai ramassé mes noix, là. Y en avait… oh y en avait pas beaucoup, 114 kg, je crois. […] Je croyais pas les vendre ce prix-là, 2,50 € le kg, parce qu’elles sont pas grosses, hein, c’est pas de la belle noix greffée. Alors vous voyez, c’est pas une grosse quantité, mais bon. Ça prolonge la retraite.

Benoît, 82 ans

L’activité peut également être jugée rentable lorsqu’elle permet de rembourser les engrais et de se nourrir. « Avec les noyers, vous voyez, ça paye une partie des engrais, ça paye… Je fais un peu de maïs aussi pour soigner les poules, on a les oeufs! » (Charles, 76 ans).

Par ailleurs, continuer à travailler peut constituer le maintien d’une habitude, d’un rythme de vie. « Et puis j’ai été habituée à travailler tout le temps là-haut [à la ferme]. J’ai fait ma vie là-haut. Alors finalement, c’est vrai que quand on a ses habitudes… pourquoi les changer! [rires] » (Paulette, 72 ans).

Dans certains cas, le travail revêt une fonction contenante. Il s’agit de continuer à travailler par habitude, dans un environnement connu, dont les repères sont rassurants. Il permet de se changer les idées, de se distraire et d’avoir un meilleur moral.

Moi j’ai toujours trouvé à m’occuper, et c’est le travail qui m’a sauvé le moral. Grâce à son travail, bon, on pense à son travail. […] Ça m’évacuait la cervelle. Le moral, là, il était mieux géré, quand même!

Vivianne, 87 ans

Les participants emploient le mot « bricoler » de façon récurrente pour désigner les activités agricoles qu’ils pratiquent encore. Cela semble renvoyer à une façon plaisante de s’occuper et de passer le temps. « Alors ça nous permet de bricoler, on a 28 agneaux en ce moment, là. […] 18 [brebis] avec le bélier, donc c’est bon! J’ai quelques poulets, des lapins, ça m’occupe! » (Denise, 71 ans).

Ainsi, nous avons découvert, dans cette première partie, la prégnance de la culture rurale agricole dans la description qu’ont faite les participants, d’un sentiment d’appartenance à un lieu, à une histoire, à une génération. Cette identité collective porte des valeurs liées à l’effort, à la fierté et à la valorisation de soi par le travail. C’est à travers cette identité collective que semblent s’inscrire les habitudes quotidiennes et le mode de vie des personnes.

2.2 Les dynamiques relationnelles

Nous allons maintenant nous pencher sur l’analyse des dynamiques relationnelles chez les participants afin de mieux comprendre la nature de leur inclusion sociale. Trois types de relations apparaissent principalement dans les résultats : la famille, le voisinage et les relations avec les pairs dans le cadre de la participation à des clubs et associations.

2.2.1 Les relations familiales

Les dynamiques relationnelles représentaient un point central que nous souhaitions examiner. Les participants ont évoqué spontanément leurs relations familiales, pour lesquelles nous allons voir que la question de la proximité géographique joue un rôle important. Les échanges et l’entraide sont au coeur des dynamiques relationnelles familiales.

2.2.1.1 Recevoir l’aide et le soutien de sa famille

La proximité géographique avec la famille assure de pouvoir compter sur elle pour pallier le manque de mobilité, par exemple pour faire les courses. L’éloignement des centres urbains et la perte des capacités physiques ne permettent pas à tous, en effet, de se déplacer pour accéder à leurs besoins alimentaires, notamment.

Comme je conduis pas, c’est ma cousine qui m’emmène faire mes courses. Quoique j’ai mon fils, là qui est pas loin. Mais bon, il me semble qu’avec elle… on va faire les magasins, on fait ce qu’on a besoin et voilà.

Nicole, 71 ans

De plus, la cohabitation avec ses enfants est un élément rassurant pour l’avenir en cas de perte d’autonomie, une façon d’anticiper les difficultés éventuelles.

On se dit qu’on a anticipé, on n’est pas mal et on a la chance. C’est une chance énorme que ma fille et mon gendre soient là, hein. Notre fille nous a dit : à l’avenir on vous apportera les courses s’il le faut, on sait pas. […] Parce que c’est sûr qu’ici il y a pas grand-chose.

Charles, 76 ans

Cette cohabitation avec ses enfants apporte également un sentiment de sécurité. Il s’agit d’être tranquillisé par rapport à un possible sentiment d’insécurité lié à la solitude : sentiment d’insécurité dû à la survenue d’un accident, un problème de santé ou à une causalité externe comme de la malveillance.

J’ai une voisine qui a été veuve […] qui vit toute seule dans sa grande maison […] Maintenant, elle a la FROUSSE! […] le soir elle se barricade, je sais pas, elle a peur, quoi! Alors moi, j’peux pas dire que ce soit mon cas, puisque mon fils, comme il vit là, il a sa chambre de l’autre côté, là-bas, bon, quand même! Et puis même pour moi, s’il voyait que je crie ou qu’il y ait quelque chose, ou que le matin il me voie pas réveillée… il s’occuperait… vous voyez!

Vivianne, 87 ans

De plus, le fait de partager les repas au quotidien ou au moins le dimanche avec ses enfants, du fait de la cohabitation ou de la proximité des lieux de vie, apporte une présence et une motivation à cuisiner et à s’alimenter.

Je les vois tous les jours! De toute façon mon fils, il vient manger à midi. Ça m’oblige à faire à manger, que s’il venait pas manger euh… Tiens, ils sont partis la semaine dernière chez ma belle-fille… eh ben j’ai pas fait grande cuisine! [rires].

Irène, 82 ans

Pour quelques participantes, le soutien affectif est exprimé surtout à travers les relations avec leurs cousines, avec qui les échanges peuvent être très fréquents, que ce soit par téléphone ou lors de visites. Il est question de se faire des confidences, de se sentir comprises, de se remonter le moral.

On n’était pas loin, elle passait juste, nous rendre visite. On avait toujours gardé des relations de… pas de soeurs, parce qu’on n’était pas soeurs, mais voilà! On a toujours été proches l’une de l’autre et puis voilà, quoi! Et ça a continué. Mais je dis que j’ai quand même de la chance d’avoir cette cousine. On dit bien aimer la solitude, mais quand on n’a rien autour.

Nicole, 71 ans
2.2.1.2 Être utile auprès de sa famille

Selon l’âge des participants, certains s’occupent de leurs parents ou de leur conjoint ou conjointe en perte de mobilité ou atteints d’une maladie neurocognitive. « Et puis j’ai ma maman qui a 91 ans, là-haut, qui est dans un fauteuil et qui ne marche pas. Je lui fais ses repas! Elle fait rien, hein! » (Paulette, 72 ans).

Il peut s’agir aussi d’un rôle qu’ils ont eu par le passé, auprès des parents et/ou beaux-parents, du fait de la cohabitation intergénérationnelle. Pour les participants, ce rôle est naturel malgré les contraintes qu’il implique, et ils peuvent en retirer de la fierté.

Et puis j’avais mes parents à soigner… Parce que aujourd’hui, les enfants ne soignent pratiquement plus les parents. Or autrefois, même dans le milieu de la paysannerie, les enfants soignaient les parents, vous voyez, on était proches, à côté.

Albert, 82 ans

Pour certains participants, la cohabitation ou la proximité avec leur famille leur permet de s’occuper de leurs petits-enfants. Ils se sentent ainsi utiles et peuvent développer un lien affectif particulier avec eux.

Je vois mon petit-fils de temps en temps, qui a… 11 ans à peu près. Et alors il vient me raconter ses petits soucis et ça j’apprécie! Il est adorable! Il est mignon! Des fois il passe, il fait du vélo, il joue au ballon avec son chien… Oui, oui, ça c’est agréable!

Nicole, 71 ans

Par ailleurs, les personnes âgées, lorsqu’elles en ont les capacités, se rendent utiles auprès de leurs proches en entretenant la maison et en faisant du bricolage, en préparant les repas et, comme on l’a vu plus haut, en aidant pour le travail à la ferme.

Jusqu’à maintenant j’ai produit le bois qui nous sert pour la cuisinière, vous voyez, la cuisinière à bois qu’on a là, dans le centre de la maison. Je tapisse les chambres de chez nous, et même des jeunes en haut… On trouve à s’occuper!

Charles, 76 ans

2.2.2 Les relations de voisinage

Les relations avec les voisins sont largement évoquées également et occupent une place importante pour les personnes rencontrées. Le voisinage peut s’avérer un support social essentiel au quotidien.

2.2.2.1 Se rendre visite

Rendre visite et recevoir des visites : la même personne peut être concernée par les deux mouvements, selon son niveau de mobilité et celui des autres.

Hier soir ma petite voisine est venue, elle est restée… demi-heure, là, avec moi. J’ai aussi une dame qui a mis les chevaux, là. Elle vient presque tous les jours, mais elle vient pas les voir sans passer me voir!

Rose, 82 ans

Puis je vais voir quelques personnes qui ne conduisent pas, qui ne sortent pas, plus beaucoup de chez elles. Alors dans mes marches à pied je fais des petites virées vers les villages voisins. Parce que dans une commune, les anciens on se connaît tous.

Marie, 78 ans

Ces visites sont l’occasion d’échanger au présent et au passé, de discuter, de se donner des nouvelles des uns et des autres, de partager des souvenirs. « Eh bé on discute! [rires] On raconte sa vie, comme on dit… qui n’est pas toujours belle, mais enfin, chacun ses misères » (Rose, 82 ans).

Rendre visite à ses voisins représente également un mouvement de solidarité, de soutien en cas de maladie, par exemple, qui est naturel du fait que les gens se connaissent.

Y a une dame qui est bien malade aussi… Elle doit faire des dialyses trois fois par semaine. Elle est veuve aussi. Elle a perdu son mari un mois avant mon mari… Alors je vais la voir. Elle conduit pas, ni rien. Je vais la voir un peu.

Rose, 82 ans

Certains voisins s’engagent aussi pour être référents auprès de la téléassistance; ils sont alors appelés en cas de besoin et sont amenés à intervenir en urgence.

Mes voisins ont donné leur numéro alors ils les appellent pour qu’ils viennent voir […]. On pouvait pas trouver plus près et qui soit… Même qu’ils viennent de Paris c’est pas des gens qui… Ils savent ce que c’est la campagne, d’ailleurs […] Elle est formidable, je sais pas comment dire, ce serait une soeur, ce serait pas mieux!

Henriette, 84 ans
2.2.2.2 Un voisinage transgénérationnel

Les relations de voisinage sont inscrites dans la durée. Les voisins font partie de l’environnement et du réseau social depuis toujours, quelque part entre la relation familiale et la relation amicale. Ce sont les personnes évoquées plus haut, celles qui partagent une culture commune et même une histoire et un espace géographique communs, depuis plusieurs générations. Le caractère transgénérationnel s’applique ici aux relations de voisinage par le fait que les voisins sont les mêmes de génération en génération. C’est un aspect qui rend compte de la sédentarité de ces personnes et de leur ancrage territorial qui ressort des témoignages et dont la particularité est aussi mise en évidence dans le contraste avec les relations aux nouveaux voisins.

Et puis on se connaît, quoi. C’est toujours pareil, nous serions en ville, eh ben peut-être… on se connaîtrait pas pareil. À la campagne, chez les anciens, y a une ambiance qui reste, qui ne s’éteint pas.... Qui est solide. Simple mais solide. Vous voyez, ces petites visites gratuites, là, on n’est ni invités ni rien! On prend pas rendez-vous!

Marie, 78 ans

Les relations avec « les natifs du pays » sont d’ailleurs distinguées de celles avec « les nouveaux venus », qui eux ne partagent pas le même lien ni la même histoire.

Maintenant nous avons une population jeune qui n’a pas les mêmes… on n’a pas de contacts, quoi, parce que les gens travaillent. C’est normal, on ne peut pas se rencontrer facilement. Alors ce qui fait qu’il y a une… non pas une barrière mais un petit quelque chose qui fait que les relations avec ces nouveaux venus ne sont pas les mêmes qu’avec les gens du pays. Nous ne faisons RIEN pour que ça soit, mais… c’est comme ça.

Marie, 78 ans

2.2.3 Les relations dans le milieu associatif

La participation à des activités dans des clubs du troisième âge ou des associations permet de se retrouver avec ses pairs, de partager le goût pour une activité, d’assumer des responsabilités, de se sentir valorisé.

2.2.3.1 Participer, partager

Cela peut être le goût pour une activité qui a amené la personne à aller vers les autres en intégrant un groupe associatif, un club, une chorale, des thés dansants, un cours de dessin, etc. Ce sont parfois des activités que les personnes n’avaient pas pris le temps de faire par le passé et qu’elles découvrent maintenant car elles ont du temps. Il s’agit de pratiques culturelles ou artistiques collectives, qui favorisent le partage et la socialisation.

Participer à une activité artistique permet de passer régulièrement un moment convivial et de se changer les idées. C’est aussi l’occasion de valoriser le savoir-faire du groupe, par exemple pour une chorale lorsqu’elle se produit à l’extérieur. « Parce que les gens aussi éprouvent le besoin de chanter, c’est un moment où l’on se défoule, gentiment, où l’on oublie, voilà, ça apporte un petit quelque chose, là, d’agréable » (Marie, 78 ans).

Les personnes qui fréquent un club du troisième âge ont été entraînées au départ par quelqu’un de la famille ou quelqu’un qu’elles connaissent bien, cela permet le premier contact. C’est l’occasion de partager avec d’autres des activités régulières ou encore occasionnellement de voyager.

Je vais au club du troisième âge […]. Moi je suis dans les plus vieux, bien sûr! Mais y en a de beaucoup plus jeunes… de moins de 60 ans, quoi! On fait des thés dansants, alors l’après-midi on danse, on fait un petit goûter et le soir on fait un petit dîner pour ceux qui veulent rester […] Et on passe la soirée comme ça et tout le monde est content.

Octave, 81 ans
2.2.3.2 S’impliquer en tant que bénévole

La participation au sein d’une association implique parfois un engagement en tant que bénévole et d’assumer certaines responsabilités. Les participants expliquent qu’en tant qu’anciens, ils sont sollicités pour leurs compétences ou leurs connaissances. Ainsi, l’implication en tant que bénévole s’avère particulièrement valorisante. Non seulement les personnes profitent des activités et de se retrouver entre pairs, mais elles se sentent également utiles auprès d’eux.

Y a longtemps qu’ils m’ont mis au bureau! C’est là qu’on prend les décisions, quoi. Mais ceux qui m’y ont mis, ils sont partis! […] Faut bien quelqu’un pour s’en occuper. Et puis, c’est souvent comme je suis un des plus anciens, qu’ils me demandent conseil.

Octave, 81 ans

Ainsi, les participants décrivent des relations familiales et de voisinage très présentes, axées autour de l’entraide et de la solidarité. Ces relations sont également ancrées dans une proximité géographique et l’appartenance commune à un même espace. Les relations de voisinage avec les pairs comportent une dimension transgénérationnelle et on retrouve à travers elles l’identité collective et culturelle étudiée précédemment. Enfin, pour certaines personnes, la fréquentation de clubs et d’associations permet de rencontrer d’autres pairs, autour d’une activité culturelle ou artistique collective.

2.3 Faire face aux pertes

Dans cette partie, nous abordons un autre enjeu très important qui émerge de l’analyse des données : les pertes auxquelles sont confrontés les participants à ce moment de leur vie. Il s’agit de la perte du conjoint, des pairs et des capacités physiques.

2.3.1 La perte du conjoint ou de la conjointe

L’évocation de la perte récente du conjoint ou de la conjointe (dans les derniers mois ou années) s’accompagne d’éléments explicatifs du vécu de solitude dans une telle situation de deuil. La relation de couple ayant duré tout au long de la vie adulte, l’absence soudaine de l’autre contraint à une solitude nouvelle.

2.3.1.1 Deuil et solitude

L’analyse des entretiens montre des manifestations caractéristiques du processus de deuil, avec des éléments dépressifs réactionnels tels que l’humeur triste et la perte d’intérêt.

Oh oui pfff j’ai passé des périodes, y a un an ou plus, quand mon mari est décédé, là… Je sais pas, y avait des moments où vraiment j’avais le blues et je savais pas… pfff je savais pas pourquoi! Enfin, je savais pas pourquoi, je savais bien pourquoi! Mais enfin… J’ai passé quelque temps où j’étais pas bien… envie de rien, je crois que je suis restée un an sans aller à Brive. Je sais pas, j’en avais pas envie.

Irène, 82 ans

En outre, les participants expriment le sentiment de solitude lié à l’absence et au manque de l’autre, à la nostalgie du couple. La personne se trouve esseulée.

J’sais pas, il manque… euh… il manque quelqu’un, hein! ça, de toute façon, on y pense tout le temps […] J’étais toute seule. Y a bien la famille, si c’est que ça, je suis pas toute seule! Mais enfin… C’est un grand vide.

Rose, 82 ans

Il s’agit ensuite d’apprendre non seulement à vivre sans l’autre, mais également à vivre seul pour la première fois de son existence. Un sentiment d’insécurité, associé à une forte anxiété, peuvent alors survenir.

Ah le moral était pas lourd. C’est que j’avais peur le soir, j’étais toute seule pour me coucher, quand mon mari a été mort. Je me disais si je tombe dehors, ils me trouveront? Demain matin, ils me trouveront!

Irène, 82 ans

Parfois cette solitude soudaine peut même sembler insurmontable, la personne décrivant un sentiment de désespoir, avec la possible survenue de comportements addictifs et d’idéations suicidaires.

Mais oui mais rester tout seul là maintenant je pourrais pas, hein. Mais c’est dur, hein, une personne qui est habituée à vivre en couple et qui se retrouve tout seul d’un coup… c’est dur! Il faut y passer pour le voir, pour le croire, hein… Rendez-vous compte, le plus dur c’était le soir. Le soir… au moment de rentrer, personne à la maison. Faire un peu de manger, de suite, j’avais plus envie de manger, ni envie de rien, un bout de pain et je partais au lit. Ah non… Y aurait eu quelqu’un de compagnie, voir si on était par là… Moi y avait personne. Et puis, là par exemple, ça vous aurait amené… à boire. Pffff… même presque au suicide, parfois, ou des trucs comme ça.

Fernand, 81 ans
2.3.1.2 Ressources mobilisées pour faire face

Le témoignage des participants permet de mettre au jour les ressources intrinsèques et extrinsèques qu’ils ont mobilisées pour faire face à la solitude imposée par la perte de leur conjoint ou conjointe. Il peut s’agir de trouver des occupations, de faire des activités, pour ne pas ruminer.

Parce que étant seule dans une grande maison comme ça, inutile de vous dire que y a des moments où… les murs je les connais un peu trop… enfin par coeur et je prends ma canne et… voilà! Je vais marcher.

Marie, 78 ans

À travers la pratique de certaines activités apparaît la recherche de plaisir pour contrer la solitude et la tristesse.

Et puis un beau jour où j’avais le mouron sans doute, j’étais accoudée à ma table, j’ai dit : « Quand même, non, faudrait bien que je fasse quelque chose. » Je suis allée chercher ce truc et je me souviens que c’était au printemps, pour une bonne raison, c’est que devant ma porte j’avais déjà les jonquilles fleuries. Et puis je me suis mise à gribouiller des jonquilles… à dessiner, quoi, vous savez! Et puis j’ai dit : « Tiens, mouais! j’ai toujours su faire des fleurs. » Mais je veux dire que si on trouve quelque chose qui vous passionne, que vous faites, ça sort! ça sort! Si vous êtes là, « qu’est-ce que je peux bien faire? » à bailler et à ressasser votre tristesse et tout ça… mais alors là on s’en va où? Hein? On s’en va où?

Vivianne, 87 ans

De plus, la présence et le soutien affectif de la part de l’entourage apportent du réconfort. Certaines relations s’intensifient du fait de cette nouvelle situation de solitude.

Je m’ennuie pas, parce que j’aime bien la solitude, quoi. Enfin j’aime bien… je m’y suis bien acclimatée. Étant donné que je suis veuve… J’ai réussi quand même à vivre seule, quoi! Mais je dis que j’ai quand même de la chance d’avoir cette cousine. Quand je me suis retrouvée toute seule, elle venait même me voir tous les jours, c’est agréable. On dit bien aimer la solitude, mais quand on n’a rien autour...

Nicole, 71 ans

Enfin, dans le cas de Fernand, par exemple, le fait de refaire sa vie avec une nouvelle compagne lui a permis de surmonter la période douloureuse qui a suivi la perte de son épouse.

Eh ben, peut-être entre 4 et 5 ans après j’ai dit « bon »… Mon beau-père vivait, encore, il me disait reste pas tout seul. Lui il avait été veuf. Il me dit reste pas tout seul, trouve-toi quelqu’un… Il savait que me dire ça. Et alors après je me suis décidé.

Fernand, 81 ans

2.3.2 La perte des semblables et du mode de vie

Les voisins et amis de la même génération apparaissent comme les derniers témoins de la culture commune dont il est beaucoup question dans le discours des personnes interviewées. Ce sont en quelque sorte les derniers représentants de l’identité collective que chacun met en avant. Ainsi la disparition des pairs s’accompagne également de la perte d’un certain mode de vie.

2.3.2.1 Deuil des amis

Dans les entretiens, les sentiments et émotions liés à la perte des semblables, voisins et amis, sont peu exprimés. Dans ces situations, on ne retrouve pas non plus de la part de l’entourage une reconnaissance du chagrin éventuel ni un soutien particulier comme en cas de deuil de l’époux ou épouse par exemple.

Lorsque la tristesse est verbalisée cependant, elle s’accompagne d’un repli, un retrait de la vie sociale. Un manque d’intérêt et d’envie, lié au processus de deuil, est décrit. Le refus de poursuivre la pratique d’une activité peut s’expliquer par le fait qu’il s’agissait d’une activité partagée avec l’ami décédé.

Ma femme me le dit, elle me dit il faudrait quand même qu’on sorte un peu plus, qu’on aille plus souvent au bal. On y allait un peu plus lorsque mon copain était, bon… celui qui est décédé de la maladie. Lui il adorait danser aussi. On y allait tous les quatre mais bon, maintenant à mesure que… on se retrouve plus seuls, on a peut-être moins envie de sortir, peut-être.

Charles, 76 ans
2.3.2.2 La perte du mode de vie

Par ailleurs, les participants les plus âgés décrivent la fin d’une certaine vie sociale. Elle se manifeste tout d’abord à travers la disparition des lieux et occasions de se rencontrer. Par exemple, les foires ne sont plus que très rarement organisées.

Parce que les foires c’était un lieu de rencontres important. On rentrait pas de la foire sans aller manger au restaurant. Et maintenant ça n’existe plus, quoi! C’était pas le truc de boire, c’était de discuter ensemble! On se retrouvait à quelques-uns et on allait boire un café après la foire et puis on discutait un quart d’heure, demi-heure… des problèmes de la vie, quoi! Et tout ça petit à petit ça disparaît.

Yves, 80 ans

L’évolution des modes de vie et des relations de voisinage est également évoquée.

Mais le voisinage c’est pareil, ça a disparu… Avant avec les battages, avec les trucs on était obligés de se rencontrer, avec les voisins, mais maintenant ils vont travailler en ville ou… ils partent le matin, ils rentrent le soir, ils n’ont plus envie de… Si on se rencontre c’est bien mais y a plus les mêmes relations… ça a tout à fait disparu, tout ça.

Yves, 80 ans

Avec la disparition de ceux que l’on pourrait nommer « les semblables », ce sont les piliers de l’environnement familier des personnes âgées qui s’effondrent soudain. Une forme de solitude apparaît alors, qui n’est pas exprimée de la même façon que dans le cas de la perte du conjoint ou de la conjointe. Cette solitude est en lien avec la perte de ce qui a toujours garanti l’identité collective. Lors des repas des anciens organisés par les communes, les plus anciens sont peu nombreux et il semble exister un décalage avec les plus jeunes.

Alors c’est pareil, les quelques-uns qu’on se rencontrait, ils sont partis. Alors maintenant je serais en décalage important avec des gens qui ont 10 ou 15 ans de moins que moi… et qui n’ont pas les mêmes… la même attitude.

Yves, 80 ans

2.3.3 La perte des capacités physiques

La perte des capacités physiques liée à l’âge ou à des problèmes de santé impacte le quotidien, la vie relationnelle et la vie psychique des personnes. Il est question de renoncer à certaines activités, à ses habitudes et à son indépendance. On observe alors la manifestation d’éléments dépressifs.

2.3.3.1 Renoncement à certaines activités

Tout d’abord, la perte des capacités physiques entraîne l’obligation pour les personnes de mettre fin à des activités qu’elles ne sont plus en mesure de réaliser. Comme on l’a vu, les participants ont toujours été actifs et les activités en lien avec le travail agricole, notamment, sont signifiantes et valorisantes pour eux; elles sont caractéristiques de leur identité culturelle.

J’ai un petit jardin à côté, j’ai un peu de volaille… J’ai encore deux chèvres! Mais je crois bien que… elles vont partir, là aussi parce que je peux pas aller les attacher, je peux pas… elles me feraient tomber, hein…

Rose, 82 ans

Pour Rose, la perte de ses chèvres signifie qu’elle ne pourra plus faire les délicieux fromages dont elle est fière et qu’elle offre à ses enfants.

En outre, les habitudes et l’indépendance sont mises à mal, obligeant à accepter une aide extérieure, qu’elle vienne des enfants ou d’une aide à domicile, par exemple. On note une forte résistance vis-à-vis de cette aide, qui le plus souvent n’est pas spontanément demandée, mais finalement acceptée sur conseil de l’entourage.

Je pouvais plus, les carreaux… un jour j’étais montée sur l’évier, mon fils me dit : « Qu’est-ce que tu fais là-haut? Descends-moi de là, je vais te les faire, moi mais que je te voie plus remonter là-haut. » Il avait raison, je tombais, je m’assommais, je me cassais quelque chose… Alors depuis j’ai quelqu’un là, pour faire un peu de ménage.

Édith, 74 ans

Les participants expriment une volonté de ne pas dépendre des autres, de ne pas être un poids pour leur entourage. « Si je peux me suffire. De pas emmerder mes enfants. Enfin! C’est pas le mot de dire, mais bon… de pas les embêter, quoi! » (Paulette, 72 ans).

Enfin, les participants insistent sur l’importance de pouvoir rester chez eux. Ils manifestent d’une part un refus de se projeter ailleurs que dans leur lieu de vie habituel et ont d’autre part une représentation très négative de la vie en maison de retraite. Celle-ci serait synonyme d’ennui, de solitude, d’un état de santé dégradé et d’un lieu de vie que l’on ne pourra jamais identifier à un nouveau chez soi.

C’est un désastre! Quand vous rentrez là, ça sent le pipi à plein nez, ça vous renverserait… Non, elle était tombée l’autre jour on lui avait même pas soigné son truc. Non! non! Pour quelqu’un qui se dit renommé et ça coûte cher et ci et là. Ah non! Non, non. Non. Y a pas assez de personnel, y a pas… Non! Faut pas non plus demander la lune, mais.... Alors je sais pas comment on deviendra, mais le plus qu’on pourra rester chez nous, on y restera. [sanglot] Parce que quand on voit ça… non… ça fait de la peine. Elle s’en plaint pas, pas vraiment, mais elle se plaint qu’elle s’ennuie, qu’elle n’est pas chez elle.

Édith, 74 ans
2.3.3.2 Détresse psychologique

Toujours en ce qui a trait à la perte des capacités physiques, à travers la prise de conscience de cette perte et des choses que l’on n’est plus capable de faire s’exprime une tristesse qui est palpable lors des entretiens, ainsi qu’une dépréciation de soi.

Il faut rester debout, je peux plus… Lever les bras en l’air je peux pas… Pfffff! C’est incroyable! [pleurs] Ah ben si je voulais faire un peu quelque chose dehors… Planter une fleur, je peux plus, je peux plus arroser, je peux plus… Pff!

Henriette, 84 ans

La tristesse est évoquée également en lien avec la souffrance physique. Cette souffrance est décrite à la fois comme une douleur physique et une perte d’autonomie et de liberté, qui enlève le goût de vivre. On retrouve l’expression d’une détresse psychologique.

Je pouvais même pas aller dans le jardin, je faisais rien rien, alors le moral… Pas sur la fin mais quand je souffrais, je n’avais plus le goût de vivre… Ça c’est vrai, quand on souffre.... vous n’avez pas goût à la vie. Quand tout va bien, vous n’avez pas envie de mourir, mais quand tout va mal. Oui, oui, oui, c’était une souffrance, on souffrait, on n’avait pas goût à la vie.

Fernand, 81 ans

Par ailleurs, le fait de perdre ses capacités physiques impacte la mobilité et, avec elle, la possibilité d’aller vers les autres. En ce sens, la réduction des contacts sociaux entraîne un sentiment de solitude non choisie.

Je pense des fois et j’ai peut-être un peu peur… de la solitude. De ne pas pouvoir, si la santé m’en empêchait, aller faire ceci ou le reste, participer à toutes ces petites choses et alors ça, rester à la maison sans pouvoir avoir ces contacts extérieurs, partager et tout et tout, avec ces gens que je connais… là je crois que ça deviendra triste.

Marie, 78 ans

Enfin, les participants expriment des angoisses liées à leur santé, voire une angoisse de mort et une impossibilité à se projeter sereinement, même pour les plus jeunes d’entre eux.

Il faut pas s’attendre, à notre âge, à revenir à 20 ans, qu’on va… On peut pas prévoir un avenir, on fera ci, on fera là. On fait quelque chose dans le jardin, eh bé tiens, je fais ça… et combien de fois on dit, eh ben l’an prochain, on verra bien si on est encore vivant!

Fernand, 81 ans

Ainsi, dans cette partie sur la gestion des pertes, on constate de nombreux éléments de détresse psychologique, qui correspondent à une période révolue ou bien qui sont encore présents pour les personnes.

La perte de l’être cher s’accompagne d’éléments dépressifs réactionnels liés au processus de deuil et est associée à un vécu et un ressenti de solitude. Le soutien familial et les capacités de résilience des personnes peuvent être mobilisés dans cette situation.

En revanche, pour ce qui est de la perte des semblables et de la perte des capacités physiques, les données ne font pas réellement apparaître de ressource pour y faire face.

Les problèmes de santé et le déclin des capacités physiques entraînent également de la détresse, liée à la dévalorisation de soi, au renoncement, à la crainte de la dépendance. La perte des semblables, par ailleurs, qui vient marquer la disparition du collectif d’appartenance, constitue un deuil qui semble ne pas être pris en compte.

Conclusion

Dans cette recherche exploratoire, il s’agissait d’aller à la rencontre d’aînés vivant en milieu rural agricole afin de mieux comprendre la construction et le vécu d’isolement chez cette population dans une perspective de prévention du risque suicidaire. Nous avons ainsi évoqué l’inclusion sociale à travers l’étude des relations que ces personnes entretenaient avec leur entourage et leur environnement.

L’utilisation d’une méthodologie qualitative inductive a permis d’accéder à la parole des participants et de la relayer à travers la présentation des résultats, qui constituait le coeur de cet article.

Nous avons fait le choix d’interviewer des personnes âgées « tout venant », c’est-à-dire des personnes qui n’étaient pas repérées comme étant isolées, dépressives ou à risque suicidaire.

L’analyse des données a montré en effet que les participants n’étaient pas isolés socialement, dans la mesure où ils avaient des contacts quotidiens au moins avec les membres de leur famille et/ou avec des voisins. Dans l’échantillon étudié, les contacts sociaux sont présents et l’entraide fonctionne, que ce soit au sein de la famille ou du voisinage. La proximité géographique joue d’ailleurs un rôle important dans le maintien des liens.

Si l’on ne peut parler strictement de situation d’isolement social, le ressenti de solitude apparaît en revanche de façon très prégnante dans les données, comme un enjeu majeur qui confronte à soi, parfois pour la première fois de sa vie, et il s’accompagne d’éléments de détresse psychologique.

Le profil des participants était plutôt homogène autour d’une culture commune issue du monde rural agricole. Dans ce sens, il ressort des entretiens une grille de lecture du monde similaire et la référence aux mêmes valeurs d’effort, de travail, de sens du devoir.

Les parcours individuels diffèrent très peu les uns des autres. D’une façon générale, la subjectivité disparaît derrière une identité culturelle ancrée dans une sorte de conformisme. On ne peut pas déroger à la norme. Les histoires de vie se ressemblent, le chemin était tracé en quelque sorte : il fallait prendre la suite des générations passées.

Un mécanisme de résignation teinté de fatalisme s’opère dans la continuité d’un parcours de vie marqué par la culture du non-choix. L’expression d’une plainte est possible, mais l’accès à celle se voulant une demande d’aide semble impossible. Impossible également l’accès à une part ignorée de soi, de sa subjectivité, de son désir.

Ce qui est marquant dans l’analyse des résultats, c’est la présence d’une importante détresse psychologique non prise en compte, ni par la personne elle-même ni par son entourage. Ces éléments de détresse sont associés à la confrontation aux pertes du conjoint ou de la conjointe, des pairs et d’un certain mode de vie, des capacités physiques et à l’émergence d’un vécu et d’un sentiment de solitude. Dans cette situation, les ressources sur lesquelles s’appuient les personnes sont les repères sécurisants qu’elles connaissent bien : le travail, des activités en lien avec les traditions, la présence et le soutien de l’entourage, le lieu de vie. La fonction contenante de ces repères porteurs de valeurs identitaires fortes révèle un levier de toute importance qui pourrait être mobilisé dans une dynamique de prévention : maintenir cette fonction contenante ou la transférer à d’autres activités. Au moins, la repérer et la préserver. En ce qui concerne les difficultés de santé et la perte des capacités physiques, nous avons vu qu’elles étaient déniées et peu prises en compte ou alors tardivement, vraisemblablement parce qu’elles renvoient les personnes à la crainte de devenir dépendantes, de perdre leur liberté et à la difficulté de changer leurs habitudes.

En outre, nous constatons que les personnes ne sont pas demandeuses. Celles qui bénéficient d’un service comme la téléassistance ou une aide à domicile n’en ont pas eu l’idée elles-mêmes et n’en ont pas formulé la demande au départ. Elles ont accepté cette aide suggérée ou proposée par un proche ou un pair.

Il semblerait alors stratégique de s’appuyer sur l’entourage et sur le témoignage des pairs pour favoriser l’accessibilité pour ces personnes aux services de soin et de prévention. La relation de confiance joue ici un rôle primordial.

De plus, nous avons vu que les représentations négatives de la vie en maison de retraite contribuaient largement à l’impossibilité pour les personnes à s’y projeter. Un lien peut être fait avec l’importance du lieu de vie comme point d’ancrage transgénérationnel ayant une fonction d’attachement et ne permettant pas d’envisager qu’un nouveau lieu de vie puisse revêtir la même signification de la notion de « chez-soi ».

Comme nous l’avons dit, la question de l’accessibilité pour ces personnes aux services de soin et de prévention pour préserver ou améliorer leur qualité de vie nécessite sans doute d’opérer un détour par les personnes de confiance que sont les proches, les pairs, le médecin de famille, par exemple.

Les entretiens de recherche ont constitué un exercice difficile pour certaines personnes, qui se sont montrées réticentes ou pour qui s’exprimer et parler de soi n’était pas aisé. D’autres à l’inverse se sont livrées plus facilement et ont apprécié le fait de se sentir écoutées.

Elles ont même exprimé leur gratitude vis-à-vis de l’intérêt sincère que nous leur avons porté. L’évocation de l’histoire de vie révèle des blessures, des bonheurs, des accomplissements et soulève des émotions liées à la souffrance, à la nostalgie, à la fierté.

Par ailleurs, la prégnance du sentiment d’appartenance au collectif, qui efface l’individualité et la subjectivité des personnes rencontrées, nous confirme leur besoin de se remémorer et de faire (sur)vivre l’histoire commune, bouleversée actuellement par des transformations sociétales majeures. L’affaiblissement de l’intégration sociale liée à l’âge est d’autant plus marquant dans le cas de cette population pour qui l’identité collective prend une telle place et il constitue un facteur sur lequel il doit être possible d’agir, ce qui n’est pas le cas de l’inéluctable avancée en âge.

En outre, l’analyse des données a mis en exergue une importante dévalorisation et dépréciation de soi, en lien avec le processus de vieillissement et la détresse psychique. Comme si les personnes âgées elles-mêmes portaient un regard négatif sur la vieillesse, comme si elles avaient intégré le discours social, politique et médiatique qui les désigne uniquement à travers leurs fragilités. Cela nous amène à formuler l’hypothèse selon laquelle au-delà de s’intéresser à la santé des personnes âgées, il semble essentiel de se pencher sur leur reconnaissance au sein de la société. C’est bien le besoin de cette reconnaissance que les participants évoquent par exemple à travers la volonté de se sentir utiles. C’est cette reconnaissance qui contribue à ce qu’ils développent une meilleure estime de soi.

Dans leur discours, les participants nous livrent leurs valeurs, dont nous avons fait l’hypothèse qu’elles avaient pour eux une fonction contenante. Certaines de ces valeurs et des repères propres à cette population rurale d’anciens agriculteurs contrastent avec ceux de nos sociétés post-industrielles. En rencontrant ces personnes, on voyage dans des temps anciens, dans un univers simple et authentique dont le rythme paisible est en marge de ce que l’on considère comme « la vraie vie » actuelle : celle du XXIe siècle, de la mondialisation, de la consommation, du numérique. Un monde qui trace sa route à toute vitesse sans percevoir la rupture qui s’opère entre lui et ces aînés du monde rural qui vivent loin des métropoles, hors du temps et qui sont pourtant bien présents.