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Introduction

Plusieurs défis ont marqué l’évolution de la bibliothèque publique québécoise. Le développement du réseau de bibliothèques, à partir de l’adoption de la Loi sur les bibliothèques publiques du Québec en 1959, s’est d’une part fait en accéléré, en tentant de rattraper un retard historique sur les autres sociétés occidentales (Lajeunesse, 2004); il fut d’autre part caractérisé par plusieurs périodes de désengagement de l’État (Séguin, 2016) tout en devant composer avec une pression financière constante pour la rationalisation (Laforce, 2008).

Il fut une période politiquement favorable à la cause des bibliothèques publiques, celle qui vit la conception puis le déploiement de la Grande Bibliothèque du Québec. Notamment, le gouvernement adopte en 1998 la Politique de lecture publique et du livre qui préconise une série de mesures favorisant l’essor du réseau (Ministère de la Culture et des Communications du Québec [MCCQ], 1998). Le projet de la Grande Bibliothèque s’inscrit dans une visée complémentaire de stimulus tous azimuts du milieu documentaire québécois (MCCQ, 1997). On la destine ainsi à jouer un « rôle de navire amiral » (Lajeunesse, 2010, p. 9) pour le réseau des bibliothèques publiques. Au moment de son inauguration en 2005, elle introduit par ailleurs un « genre nouveau » et incarnera « la découverte de la bibliothèque moderne » pour nombre de Québécois, ce qui participe de son statut « emblématique », selon Lajeunesse (2010, p. 9).

Sa situation particulière apparait intéressante à explorer dans le prolongement de la problématique des lacunes affectant la dimension communicationnelle de la bibliothèque publique québécoise en relation avec ses publics[1]. Sans préciser quels sont lesdits éléments lacunaires, plusieurs auteurs soulèvent plutôt leurs effets néfastes et soutiennent que la problématique mérite conséquemment davantage d’attention de la part des chercheurs (Baillargeon, 2004, 2005, 2007; Gazo, 2010, 2012; Lajeunesse, 2004, 2009). Ainsi, ces lacunes alimenteraient la persistance de stéréotypes datés à l’égard de la bibliothèque, des écarts de perceptions chez les publics ainsi que leur mécompréhension de ses déclinaisons contemporaines, notamment (Galluzzi, 2014; Gazo, 2012). Nous abordons donc, dans cet article, le cas particulier de Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ) dans une perspective de communication sociale s’intéressant également, au-delà de la transmission de l’information, aux échanges relevant du registre symbolique (Perreault & Laplante, 2014). Spécifiquement, nous analysons le discours institutionnel que contient le corpus exhaustif des rapports annuels d’activités de 1968 à 2020 concernant la Bibliothèque nationale (BnQ) puis la Grande Bibliothèque du Québec (GBQ) qui en est l’héritière, ainsi que les planifications stratégiques produites à partir de 2004[2], guidé par le questionnement suivant : quels développements communicationnels innovateurs ces bibliothèques amènent-elles, historiquement puis à ce jour? L’objectif général de recherche poursuivi est, dès lors, d’accéder à une meilleure compréhension de certains aspects sous-étudiés de la communication de cette institution emblématique.

Nous nous sommes, d’une part, inspiré des principes de la méthodologie de la théorisation enracinée (MTE), laquelle permet, en priorisant le sens des données du terrain, de développer des interprétations théoriques de phénomènes peu explorés que l’on cherche à mieux comprendre. Ses principes de suspension initiale des savoirs préexistants à la recherche, du caractère provisoire de la problématisation de départ puis de la circularité entre les moments de collecte des données, de leur analyse et de référence aux écrits pertinents ont contribué à structurer notre démarche générale inductive (Corbin, 2012; Glaser & Strauss, 1967; Luckerhoff & Guillemette, 2012). Nous nous inspirons d’autre part de Luckerhoff (2012) qui a mis à l’épreuve une telle démarche pour analyser des rapports annuels d’une institution culturelle. Ainsi, nous avons procédé à l’analyse qualitative par émergence (Lejeune, 2014) de près de cinq décennies de discours institutionnel. De ce corpus, cet article met de l’avant les éléments qui illustrent le mieux notre construction d’une interprétation théorique. Certains rapports, liés à des périodes d’évolution significative, se sont effectivement révélés plus riches en ce sens[3]. La démarche aboutit à la proposition d’une typologie descriptive au sens où l’entend Demazière (2013). La présentation des résultats est aussi structurée en suivant généralement la trame chronologique des évènements dans un effort visant à rendre plus saillant l’aspect diachronique de l’analyse. Trois parties renvoient ainsi à trois périodes de complexification et mettent en lumière autant de catégories d’activités programmées qui s’interpénètrent et s’hybrident dans la poursuite apparente de stratégies communicationnelles par la bibliothèque. La proposition théorique est enfin mise en discussion.

1. La légitimation des manifestations culturelles par l’affluence des publics

La raison d’être d’une Bibliothèque nationale au Québec est évidente. Entouré de 220 millions d’anglophones en Amérique du Nord, le groupe de 6 millions de francophones conserve malgré tout sa vitalité. Par conséquent, il doit se donner les institutions indispensables à l’épanouissement de sa culture. L’une de ces institutions, la Bibliothèque nationale, trouve la définition de son rôle dans la loi du 12 août 1967 qui est entrée en vigueur le 1er janvier 1968. Elle fait de la Bibliothèque nationale la dépositaire de la culture française en Amérique et lui confie la responsabilité d’en assurer la diffusion.

Ministère des Affaires culturelles du Québec [MAC], 1969, p. 83

C’est en ces termes que le MAC justifie son projet de Bibliothèque nationale au moment de son inauguration. On y reconnait d’emblée les logiques de démocratisation de la culture dans le sens de la diffusion et du rayonnement d’une culture, sur trame argumentaire d’identité nationale – évoquant la formulation originale par De Gaulle et al. (1959), qui, au Québec, plus que d’inspirer la BnQ aura aussi constitué une référence assumée pour la constitution du ministère des Affaires culturelles en 1961. Les moyens qui sont déployés au service de ces logiques évolueront fortement, quoique le paradigme demeurera influent (Bellavance, 2000; Santerre, 2000). Jusqu’aujourd’hui les retrouve-t-on, en effet, au coeur des missions de la GBQ. C’est sur la base de ces fondements que ladite dimension communicationnelle de l’institution se développera.

Le portrait de la BnQ tel que dépeint par ses rapports annuels révèle à quel point il s’agit, dès son inauguration en 1968, d’un ensemble culturel et communicationnel complexe, diversifié et aux ramifications profondes dans plusieurs secteurs des domaines de la culture, de l’industrie du livre alors émergente, de l’éducation et de la recherche. Dès 1969, on retrouve dans les rapports une catégorie relativement imprécise d’activités programmées et dont la dénomination se stabilisera éventuellement autour du terme manifestations culturelles. De telles activités, alors conférences, concerts, spectacles, expositions de livres, de photos et de gravures, lancements d’ouvrages et projections de films ou de documentaires, sont présentées sous l’angle du rayonnement qu’elles confèrent à l’institution :

Les activités culturelles […] constituent un autre facteur de rayonnement. […] La Bibliothèque nationale maintient sa salle ouverte à divers organismes pour conférences, concerts, spectacles. La Bibliothèque nationale a ainsi accueilli, dans le hall et la galerie, 14 expositions cette année. Treize lancements ont pu également s’y faire en cours d’année par différentes maisons d’édition.

MAC, 1969, p. 85

La diversité et la fréquence soutenue de ces manifestations culturelles à la BnQ laissent constater qu’à ces égards, elle se distingue très tôt du stéréotype austère, silencieux et d’entrepôt de livres qui circule par ailleurs à propos des bibliothèques du passé, ici comme ailleurs (Lankes, 2016; Le Marec, 2007). Dans le prolongement des logiques de la démocratisation culturelle, les fonctions alors attribuées auxdites manifestations culturelles sont explicitement de faire connaitre la bibliothèque et d’y faire venir des publics, de diverses catégories, profanes tout autant que cultivés :

Parmi les faits saillants qui témoignent de l’animation de la bibliothèque, notons l’apport précieux de la collaboration du ministère des Affaires culturelles avec la Cinémathèque canadienne. Cet organisme donne en effet ses projections à la salle Saint-Sulpice de la Bibliothèque depuis février dernier. Liée par contrat avec la Bibliothèque, elle amène à celle-ci de nouveaux usagers et la fait connaître à davantage de chercheurs.

MAC, 1969, p. 85

Les manifestations culturelles se révèlent dans cet axe comme relevant de stratégies communicationnelles assumées, plus spécifiquement pour atteindre et attirer les publics. Dans cet extrait, une tendance qui s’accentuera au fil des ans transparait également, soit la tendance à associer de telles activités à l’affluence qu’elles génèrent, les légitimant en quelque sorte. Autour de la création du Service des manifestations culturelles en 1975, le discours en leur faveur s’intensifie et leur fréquentation par les publics est dorénavant systématiquement quantifiée. À deux niveaux, l’argumentaire qui mobilise ces statistiques apparait chercher à légitimer à la fois le déploiement des activités elles-mêmes pour leur popularité puis plus largement l’institution pour la même raison :

[…] les activités ont été nombreuses et très fréquentées. Ainsi, en collaboration avec la Cinémathèque québécoise, des films […] ont été projetés à raison de quatre soirées par semaine et ont attiré au cours de la dernière année près de 30 000 personnes. Les concerts donnés tous les lundis soirs par des professeurs ou des étudiants du Conservatoire de musique de Montréal ont, pour leur part, attiré plus de 13 000 auditeurs. D’autres concerts donnés par les organismes nationaux ou par des institutions privées ont également attiré un public considérable.

MAC, 1975, pp. 88-90

Avec la diversification progressive des publics gagne par ailleurs en vigueur une diversification des manifestations en elles-mêmes qui se poursuit jusqu’à ce jour. De fait, on constate dès le milieu des années 1970 que les formes et les registres culturels inclus dans l’institution s’élargissent. Par exemple, les conférences se doublent d’évènements de lecture de poésie, les expositions principalement documentaires s’ouvrent à diverses disciplines artistiques. Aussi introduit-on progressivement à la Bibliothèque des spectacles de danse contemporaine, des représentations de « jeune théâtre » ainsi que de « théâtre d’avant-garde », notamment par des troupes d’amateurs (MAC, 1975, p. 90). La collaboration et le partenariat avec des organisations externes gagnent en importance et semblent également alimenter cette tendance, en témoigne le nombre sans cesse croissant de manifestations culturelles programmées.

Or survient aussi au cours de cette décennie 1970 l’ajout de logiques relevant du paradigme de la démocratie culturelle, laquelle émerge dans les cercles intellectuels en réponse à la critique de l’arbitraire discriminant de la « bonne » culture afférent à la démocratisation (Lafortune, 2013). Elle entend favoriser l’essor d’une culture davantage plurielle, notamment par un soutien accru aux mesures participatives, et plus particulièrement encore auprès de groupes marginalisés (Bellavance, 2000; Caune, 1999, 2006; Santerre, 2000). On retrouve dans un rapport que la définition de la culture et de la « vocation culturelle » à laquelle se réfère le Ministère devient alors la suivante :

La culture étant à la fois un réservoir universel autant que national où l’on peut puiser, et un potentiel individuel ou local qu’il faut exploiter, les interpénétrations des quatre ordres de préoccupations du ministère sont multiples et évidentes : en plus de conserver le patrimoine intellectuel d’un peuple, il faut provoquer la créativité et l’expression culturelle de ce même peuple et animer culturellement le milieu québécois par la diffusion d’une culture universelle aussi bien que d’une culture autochtone.

MAC, 1971, pp. 59-60

Une telle ouverture dans la conception culturelle s’accompagne effectivement d’une accentuation de la dimension participative de la culture, mais aussi de l’apparition des premières mentions de la « communauté » comme visée de l’action culturelle (MAC, 1971, p. 60) puis de préoccupations dites « communautaires » (MAC, 1982, p. 34) qui renvoient alors à l’utilisation des ressources de la bibliothèque par la ou les communautés.

Une réforme majeure retient par ailleurs notre attention au début de la décennie 1980. Cette orientation ministérielle redéfinira non seulement la manière de penser et d’organiser l’action culturelle en institution, mais la transcendera également pour induire des changements qui traverseront les différents ordres de gouvernement. Elle redéfinira leurs rapports aux acteurs sociaux de tous les secteurs et de l’économie plus particulièrement, en transformant les politiques qui les lient. L’extrait suivant, présenté comme « prospective », traduit bien cette réforme :

Le développement du secteur culturel s’appuiera davantage sur une collaboration nécessitant la complémentarité entre des associés des ministères, de l’industrie, des corporations et du milieu. Les moyens de culture tendent à retrouver leur caractère fonctionnel en devenant des moyens d’éducation permanente, des stimulants économiques et des outils d’animation. La rentabilité de la culture tend à se manifester dans l’économique, le social et le culturel.

MAC, 1981, p. 8

Ceci nous apparait évocateur du courant plus large qui s’installe au cours des années 1980 et que l’on peut interpréter comme un mouvement double d’économisation de la culture et de culturalisation de l’économie (Bellavance & Poirier, 2013; Casemajor, Dubé & Lamoureux, 2017), renvoyant à la théorie de l’ordre connexionniste de Boltanski et Chiapello (2011), laquelle décrit l’interpénétration progressive en réseaux des sphères culturelle, communicationnelle, économique et politique. Pour la Bibliothèque, cela se traduira notamment par la prise en compte de nouveaux critères de rationalisation ainsi que par de multiples vagues de compression budgétaire et l’apparition d’initiatives d’autofinancement.

Dans le sillon de ce courant d’ampleur sociétale, Beauchemin et al. (2020) remarquent que les modes institutionnels d’organisation poursuivront leur évolution vers le décloisonnement, la mise en réseau et la coproduction. La diversification des formes d’intervention, des « programmes d’action culturelle » (p. 19) des institutions, serait alors nourrie à même l’influx de savoirs, de savoir-faire et d’approches extra-institutionnelles que portent ces partenariats, qu’ils relèvent des secteurs communautaires, de la santé ou des services sociaux. Les registres artistiques admis ou soutenus par l’institution s’ouvrent éventuellement à l’éclectisme puis valorisent même l’hybridité, « en phase avec des transformations des sensibilités esthétiques des publics » (p. 20). De tels changements semblent par la suite accélérer la prise d’envergure des manifestations culturelles, justifiée par l’attrait pour les publics, tout en reflétant de plus près un idéal de « performance » que l’on peut aussi associer à la formalisation des logiques managériales qui accompagne ladite réforme des années 1980. L’année 1989-1990 est éloquente en ce sens, alors que les professionnels autant que des milliers d’amateurs de cinéma convergent vers la BnQ dans le cadre du festival Vues d’Afrique, qui y est inauguré. On rapporte aussi l’année suivante la résidence professionnelle de la troupe de danse contemporaine Tangente pendant six mois : un partenariat de nature auparavant inédite qui aura résulté en 51 représentations et produit des statistiques de fréquentation de la salle Saint-Sulpice jusqu’alors inégalées (BnQ, 1991).

Pour les années qui suivent, la diversification se poursuit jusqu’à inclure la présentation régulière de spectacles de théâtre d’improvisation, lesquels contribueront à attirer des milliers d’amateurs sur les lieux annuellement. La Bibliothèque sera par ailleurs hôtesse de l’évènement inaugural du Mondial de la publicité francophone, renvoyant au constant élargissement de ce qui est admis au sein du domaine culturel. Puis a lieu en 1992-1993, à l’occasion du 25e anniversaire de la Bibliothèque, ce qui est désigné comme un ensemble de « festivités » fortement intégré dans les médias populaires. Cet ensemble évènementiel qui s’étira sur plusieurs jours fut toujours produit en phase avec les stratégies communicationnelles vues avant, soit la poursuite du double objectif de « faire connaitre la bibliothèque à un plus large public et [de] mieux faire comprendre sa mission fondamentale » (BnQ, 1993, p. 60).

Les développements de l’approche nous amènent à considérer qu’une seconde catégorie d’activités programmées émerge alors. S’ajoutent de la sorte progressivement à cette dimension communicationnelle de la bibliothèque des ensembles évènementiels prisés des médias, dont la nature et l’ampleur sont respectivement de plus en plus éclatée et spectaculaire, jusqu’à attirer en une journée autant de gens que la bibliothèque en attirait auparavant en une année.

2. L’éclatement des cadres par les ensembles évènementiels d’envergure

Les processus de diversification, d’hybridation des formes et des registres culturels, d’intégration de composantes participatives, d’accentuation de l’approche partenariale puis du gain en ampleur des évènements, mais aussi et de plus en plus de l’investissement de l’espace public par ces productions de plus en plus complexes, déterminent l’avant-scène des activités programmées par la BnQ au cours de la décennie 1990. Tant et si bien qu’au tournant du millénaire, les rapports révèlent une augmentation chiffrée à 25 % des évènements qui se déroulent dans l’espace public, sur le parvis de la BnQ donnant sur la rue Saint-Denis pour la plupart, dans le but assumé de se mettre en avant. L’affluence des publics ainsi générée bat des records année après année. De telles activités, coproduites en partenariat dans l’espace public, inscrites dans un cadre évènementiel plus vaste (souvent festivals, festivités ou programmations thématiques) et pouvant intégrer des composantes participatives de plus en plus ouvertes[4], sont ainsi présentées :

La Bibliothèque a, pour une première fois, organisé une exposition de concert avec les services interculturels de la Ville de Montréal. Couleurs de la Main proposait une dizaine d’immenses toiles sélectionnées parmi les oeuvres qui avaient été créées dans la nuit du 6 au 7 septembre 2000, sur la rue Saint-Laurent, par des artistes professionnels et amateurs, des passants et des touristes, dans le cadre du happening de peinture en direct Montréal multicolore. Cette exposition s’inscrivait dans le cadre de la Semaine d’actions contre le racisme.

BnQ, 2001, p. 42

Cette activité en particulier s’inscrit, en parallèle, dans un ensemble plus vaste d’activités qui allait mener à l’inauguration de la GBQ, lequel a notablement inclus la conversion du concours d’architecture en évènement médiatisé ainsi que le lancement et l’animation du chantier de construction. Lors des Journées de la culture de 2001, la BnQ présente alors sur le site du chantier de la GBQ l’activité Créations sur palissades en partenariat avec l’Union des écrivains et le Café Graffiti. Ses composantes participatives, l’hybridation des genres et des registres y sont alors éloquentes : graffiteurs, bédéistes, poètes, écrivains et artistes de tous horizons laissent leur trace sur une palissade monumentale où les peintres S. Leduc et J. Plante ont créé une « organisation picturale élaborée », laquelle inclut « des détails de l’architecture du bâtiment et des textes d’écrivains » en trame de fond (BnQ & GBQ, 2002, p. 27). Ainsi, une forte circulation – stratégique – des contenus thématiques se tient, d’un média à l’autre, d’un médium d’expression artistique à l’autre, d’un site à l’autre, tissant des liens avec une variété d’acteurs sociaux, d’artistes et de publics.

En parallèle de la couverture médiatique importante qu’elle nourrit (BAnQ, 2006), la catégorie des ensembles évènementiels d’envergure culmine à nouveau autour de l’inauguration en 2005 de la GBQ avec la tenue, en plus de la cérémonie protocolaire, de plusieurs évènements pour des groupes de citoyens ciblés puis d’un weekend complet portes ouvertes qui a attiré plus de 20 000 visiteurs en 48 h. Une programmation diversifiée d’expositions, de spectacles et d’animations caractérise cette fin de semaine, laquelle illustre éminemment un tel passage de la singularité des activités programmées vers leur réagencement en ensemble plus vaste.

Leroux et Lajeunesse écriront à l’égard de cette inauguration que son « grand succès […] et la persistance de la fréquentation qui a suivi sont à inscrire parmi les grandes réalisations du Québec en matière de culture et de lecture » (2007, p. 40). Mais jamais à la moindre occasion l’institution n’aura-t-elle rassemblé autant de gens que lors de ce qui ressort comme l’évènement vedette de son histoire jusqu’ici : la Nuit blanche Manga, présentée le 25 février 2012 dans le cadre du festival Montréal en Lumière – point culminant de l’année thématique manga devant faire connaitre la GBQ aux publics adolescents, plus particulièrement. La programmation de l’évènement fait vibrer la GBQ jusqu’à tard dans la nuit et inclut une diversité d’activités, d’ateliers et de présentations d’art vivant, d’animations costumées, de dégustations thématiques en plus de prestations live par plusieurs DJ tout en permettant la danse libre. Dans le rapport annuel de 2012, une page double est consacrée à une photographie spectaculaire dudit évènement (voir la Figure 1), non sans rappeler un fascicule publicitaire. Bien en évidence, le titre domine, éloquent quant à l’étalon de mesure du succès qui sous-tend la démarche : « 13 000 festivaliers ont envahi la Grande Bibliothèque au cours de la Nuit blanche » (BAnQ, 2012, p. 28).

La programmation de l’évènement est à la fois la plus dense et la plus éclatée qui n’ait jamais été présentée à la GBQ jusqu’ici, produite en partenariat multiple. Elle comprend neuf heures d’activités ininterrompues à partir de 18 h, incluant des ateliers d’origami, de dessin de mangas, de calligraphie, d’ikébana (arrangement floral traditionnel japonais), de fabrication de lanternes en papier décorées de haïkus (poèmes japonais de trois lignes), la dégustation de thé et de sushi, un spectacle de flute traditionnelle shakuhachi et un service de maquillage traditionnel japonais. Tout ceci, en plus de l’accès illimité aux deux expositions principales Manga – L’art du mouvement et Raconte-moi un manga, qui ont lieu respectivement dans la salle d’exposition et dans l’espace jeunesse, et à de nombreuses expositions secondaires d’artéfacts et de documents qui ont trait à la culture manga et japonaise, parsemées aux quatre coins de la bibliothèque. De 21 h à minuit, un triptyque interdisciplinaire et multimédia sur le même thème, intitulé Yoigoshi, est présenté. L’oeuvre consiste en une performance visuelle, littéraire et théâtrale en trois actes sous la direction artistique de la troupe Belzébrute et avec la participation de l’auteur P. Samson, de l’artiste vidéo Pink Rubber Lady ainsi qu’en collaboration avec l’Union des écrivains. De minuit à 3 h du matin a enfin lieu le Bal Manga, organisé en collaboration avec l’organisme Otakuthon. De nombreux cosplayers (animateurs costumés en personnages de films, d’oeuvres littéraires ou de jeux populaires) y paradent, interagissent avec les participants et dansent sur de la musique pop aux accents asiatiques (BAnQ, 2012).

Figure 1

Extrait du rapport annuel de BAnQ (2012, pp. 28-29).

Photo : Mimi Zhou

-> Voir la liste des figures

La tenue de cet ensemble évènementiel d’envergure permettra à BAnQ d’affirmer pour la suite que « la Grande Bibliothèque a retrouvé sa place au premier rang des bibliothèques publiques les plus fréquentées en Amérique du Nord. Elle demeure également la plus fréquentée de la Francophonie » (BAnQ, 2013, p. 18). À cette occasion, encore une fois à travers diverses périodes historiques de l’existence de la BnQ ou de la GBQ, les activités programmées au service de logiques communicationnelles auront contribué à repousser les limites du cadre de l’imaginable sur le terrain d’une bibliothèque. On peut considérer à ce jour qu’il s’est agi de la quintessence d’un tel registre de production pour la GBQ, soit des ensembles évènementiels d’ampleur spectaculaire, partie indéniable de la dimension communicationnelle de la bibliothèque. Se poursuivront, d’année en année, les activités programmées pour la Nuit blanche du festival Montréal en Lumière, et également d’autres collaborations dans le cadre du festival Montréal joue organisé par les Bibliothèques de Montréal à partir de 2013. Mais aucun évènement d’une telle ampleur, rien d’aussi spectaculaire ne sera présenté jusqu’à ce jour. La suite des développements mis de l’avant par BAnQ en matière d’activités programmées allait, tout au contraire, nous inciter à plonger dans la singularité des activités où, au-delà de la forme, la transformation des philosophies d’action concernant les publics s’accentue.

3. De la médiation aux ateliers en laboratoire : philosophie et modalités de la participation

Parallèlement à la montée des ensembles évènementiels d’envergure, le terme médiation culturelle apparait dans les planifications stratégiques de BAnQ à partir de 2006. La médiation est conçue par l’institution comme un « rôle » et une « mission » relevant d’objectifs stratégiques fondés sur la fréquentation et explicitement liés à la démocratisation, soit « [d’]intervenir auprès de clientèles empêchées » et plus précisément d’opérer une

médiation entre l’usager, actuel ou futur, le livre et les autres ressources documentaires et toucher des segments de nouveaux publics (autochtones, personnes en processus d’alphabétisation, nouveaux arrivants, personnes issues des communautés culturelles, etc.) grâce à des actions spécifiques.

BAnQ, 2009, p. 4

Les efforts consentis par l’institution pour ainsi rejoindre des clientèles empêchées ou toucher de nouveaux publics se concrétiseront, par exemple, par l’organisation de plusieurs activités de diffusion et d’échange, au fil des ans, avec les cinéastes du Wapikoni mobile, dit « lieu vivant de la création autochtone » (BAnQ, 2008, p. 24) dans le cadre du festival Présence autochtone. Des activités visant à établir des liens entre des usagers de l’Espace Jeunes et l’Orchestre symphonique de Montréal, et plus largement la Nuit blanche Manga, laquelle avait été spécifiquement développée pour attirer à la GBQ des publics adolescents, peuvent être envisagées comme participant d’une telle mission de médiation également, sans toutefois rompre avec une approche de démocratisation traditionnelle. Elle apparait plutôt en préciser les modalités, selon lesquelles des groupes spécifiques sont dorénavant ciblés par des initiatives institutionnelles diversifiées.

Trois formes de médiation plus spécifiques seront ensuite explicitées par BAnQ à partir de 2016, soit la médiation documentaire, la médiation sociale et la médiation numérique. Si l’on peut comprendre la médiation documentaire comme renvoyant à l’essentiel du travail des bibliothécaires auprès de leurs usagers en ce qui a trait à la mise en relation avec les documents, l’une des pratiques les plus évidentes qui en relèvent est celle de l’heure du conte. Introduite comme programme expérimental d’animation à la lecture par BnQ en 1978 avant d’être déployée dans l’ensemble du réseau des bibliothèques publiques à partir de 1981, l’heure du conte sera le cadre d’innovations dans le sens de l’inclusion au cours des dernières années. Au-delà de la dizaine de langues dans laquelle elle est aujourd’hui offerte, incluant la langue des signes, BAnQ programme par ailleurs l’Heure du conte Drag en 2017 :

[…] une Heure du conte avec une drag queen pour les enfants de 3 à 5 ans à l’Espace Jeunes de la Grande Bibliothèque. L’activité, qui remporte un franc succès, avec une centaine de participants, sera reprise en mars 2018.

BAnQ, 2017, p. 20

La médiation sociale s’incarne quant à elle dans des activités telles que la Bibliothèque vivante, organisée dans le hall de la GBQ et où l’on

invite le public à rencontrer des représentants de communautés culturelles montréalaises qui se transforment en « livres humains » pour se raconter. […] [Ce sont des] échanges intimistes, offerts dans le but de combattre les préjugés et de construire des ponts entre les cultures.

BAnQ, 2017, p. 21

Bibliothèque vivante prendra, la première année, la forme d’une série de rencontres, après quoi elle sera programmée à nouveau l’année suivante comme une activité tenue sur une base hebdomadaire. En 2019, on y consacrera enfin une place centrale lors de la Nuit blanche à la GBQ.

La médiation numérique est enfin définie comme suit par BAnQ dans le Guide d’initiatives de médiation numérique en bibliothèque, publié en 2018 :

En matière d’offre numérique, les bibliothèques font face à un double défi : rendre plus accessibles, exploitables et visibles les ressources numériques qu’elles offrent, et fournir à leur public peu familier avec le numérique le minimum de savoir-faire qui lui permettra d’en profiter [par le biais d’initiatives qui doivent] être adaptées à leur contexte et à leur public [par les professionnels de l’information].

BAnQ, 2018, p. 2

BAnQ présente, dans ce guide, un portrait notable de l’activité Mardi, c’est Wiki! tenue sur une base hebdomadaire depuis 2014 avec pour objectifs de contribuer à l’enrichissement des contenus québécois et canadiens francophones sur Wikipédia ainsi que de sensibiliser la communauté aux façons d’explorer et d’utiliser les ressources numériques mises à leur disposition par BAnQ, notamment. Relevons aussi la précision faite par l’institution à savoir que le projet « a permis d’instaurer un véritable climat collaboratif entre les différents intervenants (professionnels, bénévoles, participants aux ateliers) » (BAnQ, 2018, pp. 23-24).

Ce terrain spécifique des activités de médiation numérique et le climat collaboratif qui y est évoqué s’inscrivent par ailleurs au croisement de ce que l’on peut désigner comme une philosophie de la collaboration, de la cocréation puis de la coconstruction du savoir et de la culture, laquelle fut tout d’abord introduite dans le monde des bibliothèques par des laboratoires de création collaboratifs, ou fab labs (Krauss & Tremblay, 2019; Martel, 2018). Chez BAnQ, les orientations en ce sens, les activités qui peuvent lui être associées ainsi que les espaces qui lui seront consacrés se multiplieront au fil des ans[5]. Le Square, un laboratoire médiatique destiné aux adolescents de 13 à 17 ans et qui rassemble un espace physique et numérique, des professionnels intervenants ainsi qu’un ensemble d’équipements, mais également une programmation d’activités de médiation numérique, s’inscrit notamment dans cette lignée. BAnQ considère que sa programmation, laquelle inclut divers ateliers et concours de création multimédia sur plateforme numérique, contribue à « la popularité croissante de la Grande Bibliothèque auprès des adolescents » (BAnQ, 2017, p. 8).

Martel (2012) reconnait que de tels laboratoires en bibliothèque ont également marqué un point tournant dans l’approche institutionnelle en ce qu’ils ont permis l’introduction d’une vision en « écosystème d’innovation ouverte centré sur l’utilisateur […] [et] fondé sur une approche systématique de co-création » (p. 18). Ils représentent ainsi un positionnement de l’institution en faveur de la participation des citoyens à un système composite, à la fois culturel, informationnel et politique dans le contexte de l’avènement d’une société axée sur l’information et le savoir. L’investissement dans les plateformes numériques amènera par ailleurs l’accès démocratique à la modification en continu des contenus, alimentant à la fois culture et savoir coconstruits tout en mettant l’accent sur la participation et l’appropriation des outils la permettant. Pour les auteurs en sciences de l’information, cette philosophie ouvre ultimement sur l’espace conceptuel de la métalittératie, soit l’ensemble des capacités, et leur apprentissage, pour qu’un citoyen puisse participer pleinement et activement à la société numérique (Mackey & Jacobson, 2011). Dans son article de 2021, Martel précise que c’est bien dans la différenciation des objectifs que réside le coeur de la métalittératie : ce n’est plus le résultat qui importe, mais bien le processus d’apprentissage grâce à la participation.

Dans les projets de médiation numérique présentés par BAnQ, dont l’offre ne cesse de croitre et qu’il sera intéressant d’observer évoluer, une telle réflexion vient s’ajouter aux objectifs communicationnels typiques de rejoindre et d’attirer les publics. Elle confère ainsi une portée renouvelée à la composante participative des générations précédentes d’activités programmées tout en contribuant à repousser les limites des modalités de la participation qui sont soutenues par l’institution. Bien que les efforts consentis dans ces niches participatives demeurent, en rétrospective, marginaux par rapport à l’offre de contenus qui est opérée par une diffusion plus strictement traditionnelle, une réelle montée prend néanmoins place. Initialement déployée dans des espaces restreints et au second plan, la médiation numérique à BAnQ est de plus en plus à la vue, mobilise les publics et transforme la notion même de programmation tout en s’alimentant à même une réflexion résolument distinctive des sciences de l’information. Elle contribue ainsi à la réalisation d’une approche institutionnelle de démocratie culturelle.

4. Discussion

La médiation culturelle, au Québec, est généralement comprise comme un champ de pratiques et d’études qui porte sur des initiatives diversifiées de mise en relation entre, d’une part, des publics et des non-publics puis, d’autre part, des pratiques culturelles et des objets culturels, en impliquant ou non la participation d’artistes professionnels au sein des dispositifs de médiation (Casemajor, Dubé, Lafortune & Lamoureux, 2017; Lafortune, 2012, 2013). Or peu d’études apparaissent s’être jusqu’ici penchées sur la médiation culturelle en bibliothèque publique, spécifiquement. L’ouvrage récent de Beauchemin et al. (2020) constitue toutefois un effort en ce sens. Les auteurs cherchent en effet à mieux comprendre « […] la signification des concepts auxquels renvoient les termes accessibilité, inclusion et équité, au sein des milieux culturels » (p. 5) et s’intéressent, le temps d’un chapitre, au cas de BAnQ et de la GBQ aux côtés de onze autres cas institutionnels montréalais. Ils proposent, plus précisément, une analyse de l’opérationnalisation par BAnQ de la démocratisation, de l’accessibilité et de l’inclusion comme autant de dimensions de la médiation culturelle.

Le chapitre de Beauchemin et al. (2020) retrace d’abord comment les textes législatifs constitutifs de BAnQ et de la GBQ ont préservé la place de la démocratisation culturelle au coeur de leur action, quoique le paradigme lui-même ait sensiblement évolué avec le temps. Ils contextualisent par ailleurs l’approche déployée à la GBQ comme combinant la démocratisation avec le modèle de la bibliothèque tiers lieu[6]. Leur analyse de la documentation institutionnelle leur permet ensuite de définir l’accessibilité, du point de vue de l’institution, comme une condition essentielle à la réalisation de la démocratisation, soit le fait de « s’assurer de l’autonomie réelle de tous et de toutes en son sein » (Beauchemin et al., 2020, p. 60) à travers une diversité de pratiques institutionnelles incluant autant les aménagements que les services adaptés. Ils analysent enfin certaines pratiques de BAnQ, incluant les activités programmées en bibliothèque, comme fondées sur un principe éthique connexe d’inclusion, compris comme

le désir de rejoindre des publics plus éloignés ou difficiles à rejoindre et le souhait de créer des zones de rencontre citoyennes où la médiation se déroule entre ceux-ci et d’autres publics, afin de tisser des liens par une médiation spécifiquement sociale.

p. 64

Dans cette définition, deux types de médiation, soit la médiation culturelle et la médiation sociale, sont identifiés et correspondent généralement à nos résultats pour cette période.

Or les dimensions de l’inclusion auxquelles renvoie respectivement chacun de ces types de médiation sont, selon Kawashima (2006), trop souvent confondues sur les terrains institutionnels : l’inclusion culturelle et l’inclusion sociale. Concernant la première, notre propre étude diachronique de la documentation institutionnelle à partir de 1968 nous a permis d’identifier clairement la légitimation systématique des activités culturelles sur la base de l’affluence qu’elles génèrent comme fil conducteur de telles activités, ce qui peut correspondre à la place centrale de la démocratisation qu’évoquent Beauchemin et al. (2020). Ainsi, la médiation culturelle qui survient éventuellement sur ce terrain institutionnel nous apparait reposer sur le socle de logiques communicationnelles qui, bien qu’elles se complexifient, maintiennent également leur orientation pour se traduire, au plan stratégique et dans la pratique, dans le fait de chercher à rejoindre et à attirer des publics par des initiatives diversifiées. Ce principe opérateur de l’inclusion culturelle correspond à l’outreach, que Beauchemin et al. définissent comme l’action de « rejoindre un public éloigné de manière à le faire participer à l’institution et à la vie culturelle de la communauté » (2020, p. 64), par opposition à sa définition chez Kawashima (2006) qui la conçoit comme suscitant l’inclusion plus précisément par des activités de médiation qui ont lieu hors les murs. Une distinction importante nous apparait résider en ce que, dans le premier cas, le cadre traditionnel de la démocratisation qui vise à attirer vers l’institution pour la fréquentation semble effectivement maintenu – l’inclusion culturelle se résume-t-elle donc à la démocratisation qui se réalise? Dans le second, « rejoindre » signifierait plutôt pour l’institution de sortir de ses propres murs.

Selon Kawashima (2006), les initiatives institutionnelles visant un développement strictement quantitatif des publics seraient, de plus, bien souvent opposées, dans une intrication complexe, à celles visant une inclusion plus substantielle, comprise comme la pleine participation à une communauté, à une institution culturelle, à un réseau culturel ou communicationnel, dont les contours et le contenu mêmes sont appelés à varier. D’où l’importance de considérer la nature de la participation qui est impliquée dans ces conceptions de l’inclusion, au-delà d’une fréquentation provoquée. Beauchemin et al. (2020) mobilisent à cet égard Fraser (2011) pour préciser comment l’inclusion, au sens général, peut reposer sur un idéal de parité dans la participation, c’est-à-dire qu’il s’agit, pour son opérationnalisation par l’institution,

de s’assurer que chaque membre de la société puisse prendre part à la vie sociale et y interagir en tant que pair avec les autres, plutôt qu’à l’état de subalterne. Cette participation en tant que pair implique, pour Fraser, une redistribution économique de même qu’une pleine reconnaissance sociale des personnes.

Beauchemin et al., 2020, p. 310

C’est ici que nous croyons que la prise en compte des composantes participatives de l’action institutionnelle permet de distinguer l’avènement d’une inclusion culturelle qui soit moins unilatéralement orientée par la démocratisation, mais plutôt alimentée également par la démocratie culturelle. Les composantes participatives qui ont été mobilisées tout au long de l’évolution de l’institution nous apparaissent constituer un vecteur de développement qui traverse à la fois les catégories des manifestations culturelles, des évènements d’envergure puis de la médiation et des ateliers en laboratoire, vecteur qui, à notre avis, a contribué à la redéfinition possible de l’inclusion pour une telle institution. En ce sens, la prise en compte de la philosophie de la collaboration, de la cocréation puis de la coconstruction du savoir et de la culture qui accompagne l’avènement des activités de médiation numérique à BAnQ et en bibliothèque plus largement peut permettre de redéfinir plus démocratiquement les contenus et les contours de la culture qui seraient l’objet du partage, de l’inclusion. Ce faisant, l’inclusion culturelle peut être comprise non plus seulement sous l’angle de l’action institutionnelle pour la diffusion, mais aussi celui de la contribution active à une culture, à une institution, à un réseau, à la société. Au plan théorique, une telle inclusion nous apparait rejoindre et pénétrer les enjeux de la métalittératie, évoquée précédemment comme l’ensemble des capacités, et leur apprentissage, permettant à un citoyen de participer pleinement et activement à la société (Mackey & Jacobson, 2011) – au plan culturel et au moyen du numérique notamment.

Avec la montée de telles activités et approches participatives, collaboratives, voire contributives liées au numérique sur le terrain institutionnel à l’étude, ces considérations nous semblent s’aligner, dans un lien qui avait peu été explicité jusqu’ici, avec l’évolution des cadres paradigmatiques et des approches institutionnelles de la démocratisation vers la démocratie culturelle puis potentiellement vers la citoyenneté culturelle (Poirier, 2017) – laquelle nous avions déjà précédemment identifié comme un concept permettant de comprendre et de réfléchir les modalités de participation et de contribution par les individus et les communautés dans les institutions contemporaines aux aspirations « citoyennes » (Derbas Thibodeau & Poirier, 2019; Derbas Thibodeau et al., sous presse). En ce sens, l’inclusion culturelle envisagée à travers le prisme de la citoyenneté culturelle permettrait de concevoir une citoyenneté construite à même le sens donné par l’individu à la dimension culturelle de ses expériences, de ses pratiques et de sa participation, contribuant à son positionnement face à une culture, face aux autres et face au monde, tous en mouvance. La nature de la participation ainsi que le sens donné par l’individu ou la communauté comme fondements de l’inclusion culturelle revisitée apparaissent au coeur de cette idée, se distanciant d’une appartenance octroyée par l’institution.

La question du sens donné nous ramène à la seconde dimension de l’inclusion abordée par Beauchemin et al. (2020), soit la dimension sociale de l’inclusion, opérant doublement aux plans culturel et social, entre les personnes et les vécus, dans l’approche déployée par BAnQ. L’inclusion définie à partir de cette approche de BAnQ consisterait plus précisément, selon Beauchemin et al., en « des projets visant à tisser des relations significatives entre des personnes aux parcours hétérogènes, par un travail partenarial en réseau et une valorisation des expériences de la marge » (2020, p. 65). Or, aussi innovante l’initiative institutionnelle puisse-t-elle sembler, la place donnée à une telle optique « citoyenne », centrée sur le vécu et le sens donné par l’individu, nous est apparue peu développée – ou du moins peu explicitée – tant sur le terrain institutionnel appréhendé que dans les études mentionnées, lesquelles demeurent essentiellement centrées sur l’institution (au même titre que la présente étude). Il importerait, pour compléter ces développements, d’explorer davantage le vécu qui y est partagé par les participants, afin de donner accès à une meilleure compréhension, empiriquement fondée, des dynamiques qui sont à l’oeuvre, des liens sociaux et symboliques que suscite cette médiation sociale, puis enfin d’interroger les usages effectifs – ou potentiels – de ce matériau relationnel par l’institution.

Cette discussion ne serait pas complète sans que nous abordions la question de l’éducation, mission centrale de l’institution et composante non négligeable de la médiation. En dépit de cette importance, il nous a semblé nécessaire de nous concentrer sur la dimension communicationnelle de la bibliothèque dans l’espace limité de cet article, et ce, afin de mieux pouvoir revenir sur sa dimension éducative pour la suite, car c’est bien là l’enjeu maintes fois soulevé par Baillargeon (2004, 2005, 2007) : la communication de l’institution constitue l’un des derniers grands défis qu’il lui reste à relever avant de pouvoir pleinement jouer son rôle de transmission du savoir et de la culture. Notre perspective est conséquente. Sur la base commune des dynamiques de transmission, il ne suffira que d’un pas pour qu’au départ de la communication, la poursuite de cette réflexion nous ramène à l’éducation.

Conclusion

À l’étude du discours institutionnel présent dans le corpus des rapports annuels d’activité de 1968 à 2020 concernant la BnQ puis la GBQ, ainsi que dans les planifications stratégiques produites à partir de 2004, nous avons pu construire une typologie descriptive (Demazière, 2013) à partir de l’unité d’analyse de l’activité programmée en bibliothèque. Cette exploration nous aura ramené aux fondements communicationnels de l’activité programmée en bibliothèque qui apparaissent les qualifier en tant que stratégies en raison de la légitimation donnée par l’institution, fortement axée sur l’affluence des publics générée au fil des décennies. Nous avons vu l’évolution et retracé la complexification exemplaire des activités programmées à la BnQ puis à la GBQ, ce qui nous a permis de distinguer trois grandes catégories d’activités, sur trois périodes.

Les manifestations culturelles originales sont présentes dès l’inauguration de la BnQ en 1968; elles mettent de l’avant des offres de plus en plus extralittéraires, évoluent d’un mode de stricte diffusion des contenus pour éventuellement inclure des pratiques participatives, de modalités individuelles à collectives. Les ensembles évènementiels d’envergure apparaissent sporadiquement vers le milieu des années 1970. Leur ampleur se développe en termes de complexité du montage partenarial et médiatique, du déploiement plus ou moins décentralisé d’activités individuelles combinées sous une thématique centrale, voire un cadre festivalier établi par la bibliothèque ou qui en déborde, de leur caractère éphémère et parfois spectaculaire. Cette catégorie d’activités programmées, regroupées dans des ensembles de plus en plus éclectiques et hybrides, se développe particulièrement au cours des décennies 1990 et 2000 pour culminer avec la Nuit blanche Manga de 2012 à la GBQ. Enfin, des activités généralement qualifiées de médiations intègrent progressivement des activités de médiation sociale puis de médiation numérique. Dans ce dernier volet, des ateliers en espaces laboratoires tout autant que des activités sur plateformes numériques permettent des modalités inédites de participation et de contribution par des publics divers, lesquelles alimentent notre réflexion portant sur la nature de la participation dans l’inclusion culturelle. Nous argüons qu’une importante transition se produit à la bibliothèque sur le plan de la médiation et demeure sous-étudiée par les auteurs en sciences sociales. À la lumière de nos recherches, l’engagement de la bibliothèque publique dans des formes de médiation numérique qui lui sont propres semble en effet avoir été pratiquement occulté par les chercheurs s’intéressant à la médiation culturelle au Québec jusqu’ici.

L’étude du cas de BAnQ et de la GBQ nous rappelle enfin la complexité, sans cesse croissante, d’une telle plateforme de communication. Si la dimension communicationnelle de cette institution est dite sous-étudiée (Baillargeon, 2004, 2005, 2007; Gazo, 2010, 2012; Lajeunesse, 2004, 2009), les activités programmées relevant éminemment de stratégies de communication nous apparaissent de manière plus circonscrite constituer un terrain d’étude fécond, généralement peu étudié en lui-même et toujours en vif développement.