Corps de l’article

Introduction

La croissante diversité démographique invite à une transformation des relations de services entre les États démocratiques et leurs populations, particulièrement en Amérique du Nord (Bourhis et al., 2010; Frederickson, 2010). On assiste alors à une conscience grandissante de l’importance de services publics adaptés et réussis faisant preuve d’équité et de respect entre les individus participant aux interventions, que ceux-ci représentent l’État ou soient membres d’une collectivité ethnoculturelle (Lamizet, 2015; Parazelli & Ruelland, 2017; Pouliot et al., 2015; Ruelland et al., 2020). Cette prise de conscience se fait également quant aux phénomènes causant certaines tensions : au premier plan, les préjugés et la discrimination (Talaska et al., 2008). Pourtant, des malentendus et des conflits peuvent survenir même dans le cadre de dialogues ou d’interactions interculturelles bien intentionnés, des difficultés de communication et d’interaction surgissant lorsque les acteurs découvrent que leurs présupposés ne sont pas les mêmes (Sprenger, 2016; UNESCO, 2013).

Dans ce contexte de diversité ethnoculturelle, une étude portant sur les malentendus devient centrale en vue de soutenir un déploiement efficace de services par ces différents intervenants et intervenantes et afin d’éviter des tensions, voire des exclusions, sur la base de relations interculturelles. C’est le cas, entre autres, pour les cinq secteurs publics étudiés dans le rapport Traits d’union : Compétences interculturelles en action (Gagné et al., 2020), à savoir les bibliothèques publiques, les centres locaux d’emploi (CLE) des bureaux de Services Québec, les services de police, le Service de sécurité incendie pour l’activité de ses premiers répondants (SSI-PPR) et Urgences-santé. Ces secteurs déploient leurs services dans la région métropolitaine de Montréal. Fruit d’une collaboration entre l’Institut Jacques-Couture et le Groupe d’expertise pour le développement des cités interculturelles au Québec, le rapport Traits d’union vise à poser les bases en vue de formations qui permettent l’acquisition de compétences interculturelles ainsi que leur application dans ces milieux diversifiés.

Cette nouvelle étude adopte l’angle des malentendus interculturels qui émergent de 457 extraits du corpus Traits d’union; celui-ci comprend environ 40 heures d’enregistrement audio. Le sous-corpus a été soumis à une analyse thématique et à une analyse discursive des malentendus interculturels vécus et racontés par les participants et participantes lors des groupes de discussion. Les résultats de la recherche se déclinent selon les analyses effectuées en trois parties : 1) analyse thématique; 2) analyse discursive; 3) formations aux compétences interculturelles.

1. Recension des écrits

La diversité ethnoculturelle croissante est particulièrement présente en milieu métropolitain et ses régions. Pour le Québec, l’Institut de la statistique du Québec (ISQ) illustre cette diversité en indiquant qu’en 2018, le solde migratoire international annuel était de 43 000 personnes : il avait plus que doublé depuis 2000. Cette diversité est particulièrement présente dans le centre urbain de Montréal et sa périphérie qui accueillent 78 % des immigrants internationaux admis au Québec entre 2013 et 2017, et qui y résident en janvier 2019 : Montréal en accueille 58 % (ISQ, 2019), la Montérégie un peu plus de 12 % (ISQ, 2019) et la région de Laval, 8 % (ISQ, 2019).

Ainsi, les intervenants et intervenantes du secteur public en général, et ceux de la région métropolitaine de Montréal en particulier, sont confrontés à une altérité différente de la leur (Ogay & Edelmann, 2011). Ces intervenants et intervenantes situent le plus souvent les enjeux de services comme étant reliés au développement de compétences interculturelles, et ce, par divers mécanismes, stratégies et formations (Demorgon, 2003; Gagné et al., 2020; Landis & Bhawuk, 2020; Legault & Rachédi, 2008; Littrell et al., 2006; UNESCO, 2013); ces intervenants et intervenantes doivent acquérir les connaissances et les compétences qui auront été identifiées afin d’interagir avec succès lors d’interventions avec des personnes d’origines et de cultures diversifiées (Potvin et al., 2018).

Mais former à quelles compétences interculturelles? En fonction de quelle définition puisque, dans les écrits, les nombreuses définitions proposées pour décrire les compétences interculturelles n’ont pas permis d’établir un consensus? Celles-ci varient selon les contextes d’application et selon les disciplines. Griffith et al. (2016) ont recensé 25 définitions publiées entre 1986 et 2006, dont certaines décrivent les stades de développement des compétences interculturelles (Bennett, 2017; Deardorff, 2006; Hammer et al., 2003), d’autres le rôle du langage (Byram, 1997, 2008), le rôle de la pleine conscience (Ting-Toomey, 2004), celui des contrastes culturels (Gudykunst & Lee, 2003; Gudykunst et al., 1988). Huit de ces définitions mettent l’accent sur l’aspect communicatif des compétences interculturelles. Par exemple, la définition de Fantini et Tirmizi (2006) décrit trois composantes des compétences communicatives interculturelles incluant la capacité : 1) de développer et de maintenir des relations; 2) de communiquer efficacement et de manière appropriée avec une perte ou une distorsion minimale; 3) d’atteindre la conformité et d’obtenir la coopération des autres (Fantini et Tirmizi, 2006, p. 27).

Cette définition des compétences interculturelles met l’accent sur l’interaction et la communication. Les malentendus constituent-ils alors des erreurs dans la communication ou sont-ils des conditions nécessaires à la communication? Sont-ils destructifs ou constructifs de sens partagés? Ces questions sont fondamentales dans les interactions, et plus encore en contexte interculturel d’interventions publiques. Elles orientent également la manière dont sont conçues les formations aux compétences interculturelles.

Peu de recherches étudient le malentendu en situation interculturelle. En contexte québécois, l’analyse de Guilbert et al. (2020) fait état d’une analyse conversationnelle du malentendu dans le cadre de rencontres de groupes entre Québécois natifs et Québécois immigrants. L’étude conclut à l’importance d’une énergie de groupe orientée vers une posture relationnelle dirigée sur la personne qui est présente avec son histoire et ses caractéristiques propres.

Sur le plan des savoirs linguistiques et socioculturels, Porquier et al. (2003) analysent les malentendus lors de conversations entre natifs et non-natifs du français. Ils observent des malentendus portant sur le sens littéral des énoncés et sur le sens global implicite. Dû à l’asymétrie linguistique et culturelle, pour qu’il y ait communication entre interlocuteurs ou interlocutrices de cultures différentes, des efforts coopératifs linguistiques et extralinguistiques doivent assurer la construction commune de l’interaction.

Le malentendu interculturel fait l’objet de recherches de terrain en psychiatrie. Celle de de Pury (2005) offre un cadrage se déroulant dans une perspective ethnopsychiatrique. Celle de Mourin et Mestre qui explore le malentendu en psychothérapie interculturelle de personnes migrantes montre que le travail des professionnels est « parasité par les entraves administratives et le stress qu’elles engendrent » (2017, paragr. 20). Celle de Reuillard (2018) décrit le processus de formation des liens primitifs entre parents et enfants pour expliquer les malentendus dans le maintien des relations.

Par ailleurs, celle de Chabloz (2007) analyse les interactions entre les visiteurs et les personnes visitées dans un village du Burkina Faso pour conclure que les idéologies et les discours véhiculés par l’entreprise publicitaire qui organise les voyages de tourisme solidaire semblent être la source de la plupart des malentendus entre les protagonistes.

Si la recherche sur les malentendus interculturels demeure parcellaire, celle portant sur le malentendu en général est abondante. Elle interroge quant à la nature du malentendu, ses causes, sa fréquence, sa logique, les processus de résolution, son éthique de communication, son lien avec le langage et la communication (Dascal, 1999). Elle apporte un éclairage utile pour le contexte interculturel par ses fondements théoriques.

Michaël Oustinoff (2019) résume ainsi la position du malentendu dans le langage et la communication :

[E]n ce sens, le langage est toujours l’instrument du malentendu : à force de chercher en lui la clarté de l’évidence, on se condamne à ne pas comprendre sa véritable nature, qui est de pouvoir communiquer le monde dans toute sa complexité, complexité qui ne fait que croitre […].

2019, p. 56

La recension des écrits portant sur le malentendu présente donc le malentendu, d’une part, comme un incident qui porte atteinte à la communication et, d’autre part, comme une partie intégrante, voire nécessaire, de la communication. En d’autres mots, le mot malentendu souffre de péjoration.

1.1 Le malentendu : incident dans la communication

Une partie des écrits portant sur le « malentendu » porte sur le malentendu langagier sous l’angle linguistique de l’analyse de discours (Bourgain & Fabre, 2017; Brzostowska-Tereszkiewicz et al., 2019; Laforest, 2003; Penas, 1998). Souvent interdisciplinaires, ces écrits examinent à la fois les enjeux linguistiques, communicationnels et psychologiques pour les uns, ou argumentaires, rhétoriques et littéraires pour les autres, afin d’en décrire les contenus et les caractéristiques. Le malentendu y apparait comme un incident ou un accident.

Puisque le malentendu peut se situer à plusieurs niveaux de signification (contenu, situation, intention, mode de diffusion), il peut être causé par de nombreuses raisons, y compris celle de la prononciation ou de l’audition (Dascal, 2003). Dans sa typologie du malentendu, GâŢĂ (2016) identifie ceux issus d’actions et ceux issus des propos d’un locuteur; ces malentendus sont soit implicites (la situation n’est pas désignée comme un malentendu), soit explicites (en le désignant comme tel). Sa recension de nombreux synonymes et définitions de dictionnaires pour nommer le malentendu fait état de son omniprésence sur le plan linguistique et communicationnel. Elle synthétise ainsi son explication du malentendu :

On voit donc que le malentendu est perçu comme un incident de communication ou d’interprétation, dont l’origine peut être une action mal interprétée ou un acte de communication raté. Ce qui revient à dire que les actes et les faits d’un individu sont mal saisis, ou que ses dires sont interprétés autrement qu’ils ne devaient l’être.

GâŢĂ, 2016, p. 43

1.2 Le malentendu : construction de la communication

Toutefois, si le malentendu peut être conçu comme un incident dans la communication, il peut également être considéré comme une condition de communication, voire une nécessité dans la poursuite de la communication (Aucouturier, 2019; Lyotard, 1983; Missire, 2019; Mucchielli & Corbalan, 2004; Nyckees & Cislaru, 2019; Oustinoff, 2019; Taylor, 1992; Wolton, 2009; Xu, 2013). C’est la perspective de La Cecla :

Le malentendu entre les cultures ne signifie pas que les cultures ne peuvent pas cohabiter, se mêler, se transformer par contigüité et par influences. Il signifie même exactement le contraire : l’identité est un jeu de malentendus, les malentendus entre cultures sont la base de l’échange et du voisinage.

2002, p. 142

D’autres soulignent la nature constructiviste du malentendu interculturel dans un mouvement dialectique entre fermeture et ouverture (Demorgon, 2003), entre ethnocentrisme et ethnorelativisme (Bennett, 2004, 2017).

Cette approche est également en lien avec celle proposée par Sprenger (2016), inspirée de la théorie des systèmes sociaux de Luhmann, lorsqu’il formule une critique d’une idéologie moderne spécifique de la communication qui empêche de concevoir le malentendu comme étant normal, voire même un élément nécessaire à la communication. Sprenger distingue les « malentendus structurés », lorsque les concepts culturels sont partagés, des « malentendus non structurés », comme dans un contexte interculturel. Cependant, les résultats de la recherche Traits d’union montrent que cette distinction en est une de degrés sur un continuum de malentendus alors que, malgré l’apparence de partage de concepts communs entre intervenants et intervenantes appartenant largement à une même culture, des concepts comme ceux de culture ou de compétences interculturelles demeurent polysémiques : ceux-ci apportent des interprétations diversifiées, à la fois dans les conversations des groupes de discussion et en lien avec leurs interventions avec un public diversifié (Gagné et al., 2020). Ainsi, les malentendus n’y seraient pas soit structurés soit non structurés; ils résideraient plutôt sur un continuum.

L’objectif de la présente étude est de présenter la manière dont se coconstruit le sens dans les interventions interculturelles : processus de médiation et posture relationnelle. Notre recherche s’intéresse aux malentendus interculturels du point de vue linguistique et thématique dans les représentations des intervenants et intervenantes ainsi qu’aux malentendus du point de vue discursif et interactionniste selon lequel « l’influence réciproque que les participants exercent sur leurs actions respectives lorsqu’ils sont en présence physique immédiate les uns des autres » (Goffman, 1973a, p. 23) est incontournable.

La définition large et euristique du concept de « malentendu » formulée par Saint-Gelais évite d’évaluer cette notion à priori alors qu’il voit dans le malentendu un « lieu silencieux et instable où s’élaborent et se défont les reconstructions cognitives des interlocuteurs » (2003, p. 42). Le malentendu interculturel en dérive directement : les reconstructions cognitives sont celles d’interlocuteurs et interlocutrices appartenant à des cultures différentes qui se rencontrent à l’occasion d’une situation déclenchant une telle reconstruction.

La présente étude tente de répondre aux questions de recherches suivantes :

  1. Comment comprendre, sur le terrain des intervenants et intervenantes de secteurs publics, les malentendus interculturels sous la forme d’un ensemble de phénomènes communicationnels allant de l’incommunication à toute forme de conflit en passant par des manifestations d’incompréhension?

  2. Quels constats tirer sur les malentendus interculturels en vue de former les intervenants et intervenantes de secteurs publics aux compétences interculturelles?

2. Méthodologie

Les données de la présente étude sont issues du corpus Traits d’union constitué par une recherche de terrain avec 11 groupes de discussion composés de cinq à neuf personnes d’une durée d’environ quatre heures pour cinq secteurs d’intervention du secteur public. Ces données ont été recueillies en région urbaine comportant un haut taux de personnes issues de l’immigration et dans des secteurs d’activité exigeant une intensité de rapports avec ces personnes. Les principes d’analyse des données sont présentés dans cette section, en fonction de l’objectif de comprendre les représentations portant sur les malentendus en vue de formations.

2.1 Les participants et participantes

Les 85 participants et participantes (39 femmes et 46 hommes), tous secteurs d’intervention confondus de la région métropolitaine de Montréal, sont d’âge moyen de 43 ans. L’expérience moyenne est de 12,5 années de service. Plus de la moitié des participants et participantes (44) a acquis de l’expérience dans d’autres régions du Québec et le tiers (28) d’entre eux a également occupé des postes connexes à leur fonction actuelle.

2.2 L’analyse des données

Les données sont tirées du corpus Traits d’union et d’un questionnaire portant sur les informations professionnelles des participants et participantes. En rencontre, la discussion était guidée par un protocole flexible concernant : 1) leur interprétation de la notion de culture; 2) la description de leur milieu de travail et des enjeux interculturels fréquemment rencontrés; 3) leurs besoins, souhaits et contraintes en vue de formations aux compétences interculturelles. Les transcriptions ont été analysées et codifiées par une assistante de recherche et par l’auteur et les auteures. Les allusions, explicites ou implicites, sous une forme ou une autre, de malentendus, de l’incompréhension au conflit ont été analysées; elles ont été comparées et validées. Cette analyse a fourni un sous-corpus composé de 457 extraits.

Puisque la préparation de formations est l’objectif ultime de la recherche, deux approches méthodologiques complémentaires ont été utilisées pour analyser le corpus : l’analyse thématique des représentations portant sur le malentendu et l’analyse discursive de la manière dont les choses sont représentées. En premier lieu, l’analyse des extraits a été effectuée dans une perspective inductive attentive aux propos mêmes des intervenants et intervenantes interrogés qui tentent eux-mêmes de comprendre les malentendus qu’ils vivent dans l’exercice de leurs fonctions. Elle se conclut par un classement thématique des situations de malentendus. En deuxième lieu, l’analyse de données est attentive à la manière dont le discours s’élabore. Il s’agit de considérer le malentendu sous l’angle de sa mise en scène discursive alors que les participants et participantes interagissent, s’influencent mutuellement et construisent ensemble (ou non) le sens. Cette approche s’appuie sur la sociologie interactionniste (Goffman, 1973a, 1973b, 1987) et sur l’analyse conversationnelle (Kerbrat-Orecchioni, 1994, 2001; Moeschler, 1990; Trognon & Saint-Dizier, 1999).

En somme, les deux étapes d’analyse convergent vers

la compréhension de la réalité à partir des points de vue des acteurs eux-mêmes, car ceux-ci sont considérés comme les auteurs de leur réalité sociale qui ne peut exister indépendamment de la pensée, de l’interaction et du langage humain.

Anadón & Guillemette, 2007, p. 29

Conséquemment, les catégories présentées dans la prochaine section ont émergé du corpus lui-même et non de catégorisations préimposées à l’analyse.

3. Résultats

Cette section présente les résultats; ceux-ci sont illustrés de propos des intervenants et intervenantes. Elle est découpée ainsi : 1) analyse thématique portant sur les malentendus; 2) analyse discursive de leur manière de s’exprimer; 3) analyse des besoins de formation.

3.1 Analyse thématique

Les propos des intervenants et intervenantes permettent d’identifier des thèmes explicites où tendent à émerger des malentendus dans : 1) la communication directe entre les professionnels et professionnelles et la population desservie; 2) les valeurs culturelles; 3) le fonctionnement des institutions dont relèvent les intervenants et intervenantes.

3.1.1 Dans la communication

La nécessité de communication directe, enjeu fréquemment abordé comme source première des incompréhensions, émerge d’une impossibilité communicationnelle. Par exemple, un policier démontre que la première conséquence de l’absence d’une langue commune avec la victime est de nature opérationnelle puisqu’il faut trouver un interprète ou une interprète pour comprendre la situation, pour poursuivre l’intervention : « Tu te ramasses en intervention, la personne ne parle ni français ni anglais; tu te ramasses à avoir besoin d’un interprète bengali pour intervenir » (no 95).[1] Un autre exemple est celui d’un pompier premier répondant (PPR) illustrant une forme d’impuissance communicationnelle : « On essaie de communiquer comme on peut. Souvent ce qui va arriver, c’est qu’on ne procède pas, parce que c’est pas majeur. Mais on attend les ambulanciers, puis après ça c’est beau » (no 48).

Les intervenants et intervenantes parlent également de la frustration qu’ils ressentent dans une situation d’incommunicabilité langagière. Ne pas pouvoir entrer directement en contact verbal avec le patient perturbe le processus diagnostique pour ces PPR :

C’est plus de frustration que de stress, parce qu’on aime. Moi si j’arrive et je demande à Simon : « Comment tu te sens? Où t’as mal? » je n’ai pas envie qu’il y ait 12 personnes qui me disent où il a mal. « Ah, il a mal là. » –« Non, c’est pas à toi que je le demande, c’est à lui ».

no 306

Frustration d’un seul côté en ce cas qui devient frustration symétrique, car la difficulté de communication peut amener aussi bien les intervenants et intervenantes que leurs clients et clientes à raidir leurs attitudes respectives lors de rencontres ultérieures. Un agent de centre local d’emploi (CLE) commence par faire part de la situation :

On a déjà eu ce cas où on a eu une cliente à qui on a dit : « On pourra t’aider la première fois, mais la prochaine, il faut que tu viennes avec un interprète. » Elle est venue la prochaine fois, elle parlait toujours sa langue. On a dit : « Non, on t’a dit, cette fois, il faut que tu parles, essaie de faire des efforts, parler en français. » Elle a porté plainte, qu’on n’a pas voulu la servir.

no 214

Dès lors, l’agent partage sa frustration et souligne sa réciprocité puisque du moment que le lien est brisé, « on n’est plus capable de le servir, parce qu’en arrivant il est déjà frustré parce qu’on veut pas le servir dans une langue qu’il comprend bien » (no 214).

Les dysfonctionnements peuvent affecter non seulement la langue, mais les signes non verbaux. L’interprétation du regard des interlocuteurs est un exemple :

Ça porte à confusion parce que, dans mes codes de vie ou de formation, un regard fuyant, souvent, c’est que la personne est mal à l’aise ou elle ment, alors qu’en fait c’est parce que la personne est juste respectueuse.

no 206

Si les signaux non verbaux s’avèrent une source de malentendus, suffirait-il de parler? Non, puisque des mots communs ne neutralisent pas forcément le malentendu dans l’usage de la courtoisie interlocutoire. Ainsi, un PPR témoigne d’un incident autour du caractère culturel des comportements attendus en ce qui a trait au remerciement lors d’une distribution de paniers de Noël : « Quelqu’un qui a dit juste un petit “merci”. J’ai entendu pendant 45 minutes les gars chialer. Pourquoi? Parce que le gars n’a pas sauté de joie quand on lui a donné le panier de Noël » (no 309). Il tente alors d’expliquer les réactions des deux acteurs de cette scène : d’une part, celle de son collègue par le fait que « souvent on va ne pas comprendre ce qui est différent, mais on va le transposer » (no 309), et d’autre part, celle du bénéficiaire du panier supposant qu’elle « était peut-être dans sa culture » (no 309), suivant donc les usages de sa culture.

Dès lors, lorsque des différences communicationnelles s’interposent entre les intervenants et intervenantes et les personnes servies, leur travail peut être complexifié, mais pas seulement : leur perception des bons usages de la communication verbale et non verbale peut aussi être bousculée.

3.1.2 Dans les valeurs culturelles

Autre point de malentendus fréquemment rapporté : les affrontements de perception au regard des valeurs culturelles. Les différences dans les relations entre les hommes et les femmes constituent une situation fréquemment rapportée. Une policière témoigne d’un incident où un père de famille, ayant passé un appel, refusait qu’elle entre dans son domicile (no 132). Démontrant son incompréhension, c’est à postériori que son partenaire, plus expérimenté, peut lui expliquer que pour ce père vraisemblablement musulman, des deux caractéristiques, c’était celle d’être femme qui pesait bien plus lourd dans son axiologie que celle d’êtrepolicière.

Ces divergences dans la représentation que chacun et chacune se fait de sa place par rapport à l’autre ne concernent évidemment pas les seules relations entre hommes et femmes. L’expérience visiblement douloureuse de l’agente d’un CLE le démontre; il s’y adjoint l’enjeu fréquent de l’inadéquation entre les représentations du statut hiérarchique. L’agente explique sa situation à un client immigrant qui selon elle la considérait comme « une pauvre petite fonctionnaire. Il m’explique qu’il est chercheur en biochimie, qu’il est docteur. Il m’explique tout ça, il attendait le service. Il a dit : “C’est maintenant [le service]” » (no 201).

Les différences liées aux valeurs culturelles peuvent également survenir d’un dysfonctionnement dans des relations duelles entre la culture d’accueil et celle d’une communauté ethnoculturelle. Cela se complique lorsque, desservant plusieurs collectivités, une institution se fait interpeler par l’une d’elles au nom de l’équité, comme le rapporte une bibliothécaire :

On a commencé des heures du conte bilingue avec des communautés kurdes : on l’a fait parce qu’on a eu une opportunité de partenariat. On avait déjà fait des heures du conte créole français, mais on n’en faisait plus parce que l’organisme avec qui on en faisait n’était plus disponible. Donc on s’est fait ramasser par la représentativité des Kurdes par rapport à la communauté haïtienne. On sait qu’à chaque fois qu’il y a quelque chose, on marche sur des oeufs. À cause de ça, on se freine.

no 8

Ou lorsque cherchant à être comprise du plus grand nombre une bibliothèque propose en plusieurs langues une annonce de programme de lecture pour les enfants et se fait interpeler au nom de la Charte de la langue française :

On a vécu quelque chose de similaire avec notre programme de lecture d’été; il y avait quelque chose d’écrit en deux, trois langues. Une signalisation pour les enfants, quelque chose de très ludique. Et c’est un pur Québécois pure laine qui est venu nous dire : « Ici c’est une bibliothèque francophone ».

no 7

Cela dit, la différence entre des systèmes de valeurs exhibée par un usage ou un comportement ne conduit pas inévitablement à une situation conflictuelle. La séquence prise de conscience/résolution décrite par l’agente d’un CLE a ainsi une courbe assez brève et apaisée :

Mes collègues m’ont expliqué : « Dans cette culture-là, il y a des femmes qui viennent accompagnées tout le temps. » J’ai déjà fait sortir un mari, mais il n’est pas content quand il sort. Il parle à sa place. Je ne suis même pas capable de rentrer en communication avec ma cliente. Elle me dit : « C’est comme ça dans notre culture. » J’ai dit OK. Elle dit : « Ça ne me dérange pas, je suis habituée. » Quand il est parti, elle s’est mise à parler.

no 204

En somme, le malentendu peut aussi survenir des perceptions induites par les appartenances culturelles et religieuses de chacun et chacune.

3.1.3 Dans le fonctionnement institutionnel

Les intervenants et intervenantes font état de deux formes différentes de dysfonctionnement affectant la communication d’une institution dont la vocation est de servir une clientèle issue de la diversité.

Le premier cas est celui du dysfonctionnement interne à l’institution; ce sont ses agents et agentes qui en sont affectés. C’est le cas de l’agente d’un CLE (no 198) qui était inconsciente, jusqu’à son transfert en ville, des différences de procédures et de ce qu’impliquait le changement de la sociologie de la nouvelle clientèle qu’elle allait devoir servir.

Dans le deuxième cas, c’est le choix d’un mode de communication à la clientèle imposé par l’institution qui, appauvrissant le contact, génère des dysfonctionnements dont aussi bien les clients et clientes que les fonctionnaires sont victimes. Une autre agente d’un CLE explique : « Le fait que les entrevues soient par téléphone, on peut pas voir le non verbal, on peut pas serrer la main de la personne, on peut pas la regarder dans les yeux. On ne les voit plus » (no 187).

Ces propos des intervenants et intervenantes nous permettent de cibler certains domaines plus particulièrement que d’autres qui tendent à conduire au malentendu.

3.2 Analyse discursive

En nous tournant vers la manière dont ça se dit, le malentendu est analysé non plus sous l’angle thématique, mais sous celui de sa mise en scène discursive : la manière de dire les choses. Le discours, aussi imparfait soit-il avec ses frictions de malentendu, est lui-même le résultat d’un processus qui reste assez largement latent. La métaphore du théâtre (de Goffman) met en lumière qu’en amont de la verbalisation, et parallèlement à elle, ce processus tresse des obligations et de l’improvisation – aussi bien pour s’approprier l’entrevue elle-même que pour tenter d’imposer un ethos de narrateur – pour gérer les différents rôles qu’il doit jouer parfois, présenter les situations et s’y intégrer, représenter les actes de langage et leurs enchainements en dialogue.

3.2.1 Scène de l’entrevue

La dynamique de la situation de parole originale se fondait en effet aussi bien sur le groupe, les participants et participantes aux groupes, que sur les questions et les relances de l’animateur. À la lecture, les entrevues que nous avons sous les yeux proposent des scènes, comme au théâtre, mais où, une fois les questions de l’animateur posées, les réponses et les éventuels dialogues sont improvisés.

Or, comme au théâtre, dans les « improvisations » des intervenants et intervenantes apparaissent plusieurs gammes de complexité communicationnelle :

  • Si la majorité des représentations de malentendus apparait sous une forme narrative, l’argumentation n’est jamais loin, de manière plus ou moins explicite.

  • Les récits de malentendus deviennent à leur tour de petites scènes de théâtre comprises dans la scène plus englobante de l’entrevue.

Ces petites scènes mettent en oeuvre six dimensions : 1) les registres de leur structuration discursive dans le discours direct, 2) l’ethos du dramaturge-narrateur, 3) les acteurs convoqués pour jouer ces miniscènes narratives; 4) les configurations situationnelles à partir desquelles les acteurs sont amenés à improviser; 5) les enchainements des actes de langage; 6) parfois, les enchainements de tours de parole.

3.2.2 Structuration discursive

La structuration discursive s’applique à l’ensemble des représentations; elle se décline en trois paliers. Tout d’abord, les entrevues instituent la situation de parole, déterminant la place que chaque personne peut y prendre. La situation d’entrevue et son asymétrie (une personne questionne, les autres répondent) sont bien une dramaturgie suscitant l’improvisation. Ensuite, la représentation que chacune d’elles s’est faite à la fois du thème abordé, d’elle-même sur cette scène, de ses interlocuteurs et interlocutrices et de la situation d’interlocution. Enfin, les stratégies plus ou moins consciemment mises en oeuvre par chaque personne dans sa participation, la manière dont elle s’approprie (ou se laisse attribuer) tours et temps de parole, mais aussi la manière dont elle enchaine sur ce qui vient d’être dit, comme le voit Flahaut (1978, 2010), alors que l’échange de vive voix implique des interlocuteurs en chair et en os dont les paroles confirment, modifient ou infirment inévitablement la place que chacun occupe par rapport à l’autre.

3.2.3 Ethos du narrateur

Dans l’entrevue, chaque individu devient à la fois narrateur d’une histoire et personnage de cette histoire. Héritée de la rhétorique, la notion d’ethos désigne la représentation de soi qu’un énonciateur ou énonciatrice construit par et dans ce qui est dit, représentation plus ou moins consciente et maitrisée. Nos extraits en mettent deux de l’avant, l’ethos du témoin et celui du spécialiste.

Une agente d’un CLE incarne l’ethos du narrateur qui rapporte une double inadéquation : celle de sa conjecture (à partir de la formation professionnelle de son client) et celle de la demande formulée par ce client. Elle explique : « J’ai rencontré un médecin sans frontières qui venait de la Mauritanie. Il est arrivé à mon bureau. Je me dis : “Wow, qu’est-ce qu’il vient chercher ici?” » (no 221). Si son discours place plutôt de l’avant le témoignage, l’autorité sociale dont elle est investie émerge de temps à autre dans ses réticences : « Je pensais qu’il allait me parler d’un métier au niveau de la santé; il me parle de soudage. Il veut aller faire du soudage. Il était complètement perdu. Mais pour moi ce n’était pas ce dont il avait besoin » (no 221).

Pour sa part, un policier emblématiserait l’ethos du spécialiste lorsqu’il part du principe que « [d]épendamment de la culture, la conduite [automobile] est pas pareille » (no 32). Même s’il tire visiblement son savoir de son expérience, il le formule en départicularisant, en généralisant : « Par exemple, les Asiatiques. Si nous on roule en urgence, la plupart des gens se tasse à droite; mais eux, y arrêtent où qu’ils sont » (no 32). De cette observation, son statut d’expert l’incite à tirer une règle générale sur la compréhension de cette situation, et sur la réponse comportementale inappropriée au Québec quoiqu’obligatoire en Asie : « Tu vois la police, t’arrêtes » (no 32).

Si l’opposition témoin/expert est franchement marquée, et que le passage de l’un à l’autre peut ressembler à une conversion (comme dans l’extrait précédent), il arrive aussi qu’elle puisse apparaitre sous un jour plus graduel. En fait, on peut dire que ce choix entre ethos du témoin et du spécialiste, ou cette hésitation, est directement issu du registre qui, dans l’imaginaire de chacun ou chacune, structure l’entrevue et les prises de parole publiques : par rapport au thème discuté, quel rôle m’attribuer et jouer, quitte à en changer en cours de route, en fonction de ce qui se joue sur la scène où je vais improviser?

3.2.4 Acteurs de la scène

Outre ce rôle de narrateur qu’occupent les intervenants et intervenantes, leurs récits les représentent eux-mêmes ou elles-mêmes dans leurs histoires. Le je s’avère donc multiple : représentant initialement l’intervenant et intervenante réel, il s’invente une place de narrateur (ethos) auteur d’une dramaturgie, un récit mis en scène. Ici, c’est de la manière dont le récit met en scène les agents et agentes de l’action racontée qu’il s’agit. Ainsi, dans l’extrait qui suit, même s’il multiplie les pronoms (je, tu, on) pour raconter, on comprend que le policier se met lui-même en scène pour représenter sa propre perplexité : « Si je suis rentré et que je n’avais pas le droit de rentrer sans mandat, tu as des recours après. Mais si j’avais le droit d’être là, tu as beau crier, tu n’arriveras à rien. » Il questionne ensuite : « Ont-ils du monde qui se sont fait tuer par la police chez eux? Parce que dans leur société la police tue du monde pour aucune bonne raison? On ne le sait pas » (no 37).

C’est une autre configuration qu’ouvre un PPR dans une situation qui ne se passe plus entre un acteur québécois de naissance et une néo-Québécoise, mais entre Québécois ou Québecoises de naissance. La connaissance des pratiques de l’islam permet à ce PPR de poser une question dont la pertinence échappe à ses collègues, à savoir que le jeûne du ramadan pourrait expliquer une asthénie :

Moi je suis déjà intervenu : j’ai déjà demandé si la personne faisait le ramadan. Mes collègues m’ont regardé avec des yeux gros de même : « Qu’est-ce que tu fais à lui demander ça? » – « C’est parce que, est-ce qu’elle a mangé? ».

no 301

Ainsi, les intervenants et intervenantes choisissent la manière de présenter les acteurs de leurs scènes et, bien souvent, de se représenter eux-mêmes ou elles-mêmes dans leurs récits.

3.2.5 Configurations situationnelles

De plus, pour jouer leur rôle, les acteurs arrivent sur une scène configurée par une situation dont le peu qu’ils connaissent suscite spontanément dans leur esprit un cadrage préconstruit fait au mieux d’expériences, au pire de préjugés.

Ainsi, le récit d’un PPR qui fait part d’une configuration situationnelle qui évolue au fil de l’intervention. Il commence par dresser le décor situationnel : « C’est une grosse inondation, il doit avoir deux pieds d’eau. Ça se déverse dans une école à deux heures du matin. C’est une école juive, le quartier s’est réveillé » (no 353). Puis il met la table des préjugés : « Les pompiers sont : “Comment on va vider ça? Ils vont rester à rien faire” » (no 353). Toutefois, au nom d’une de ses valeurs, en contradiction avec l’humeur de son équipe, ce PPR fait complètement pivoter l’interprétation de la situation et inclut les étudiants dans la tâche :

Je dis : « Hey, trouvez-nous des pelles, des balais, on continue. » Comme de fait, ils se sont enlevé les doigts dans le nez. Après, je dis : « OK, avez-vous des chansons, vous avez surement des chansons juives? » On commence à chanter des chansons juives. Écoute, le party a pogné [pris]. Les autres ont embarqué; en 25 minutes tout était fait. Puis, on a eu du fun.

no 353

Cet extrait de configuration situationnelle exprimé par le PPR démontre que les situations de malentendus peuvent être issues de ses propres préjugés, ou d’une mauvaise compréhension de l’autre, mais qu’elles peuvent évoluer positivement selon leurs réactions.

3.2.6 Enchainements d’actes de langage

Il s’agit maintenant d’examiner les anecdotes rapportées sous l’angle des enchainements d’actes de langage. Dépendant du contexte, du ton, des relations entre les interactants et interactantes, une même phrase peut incarner plusieurs actes de langage différents, voire contradictoires. Selon Searle (1972), un acte de langage présuppose à la fois une intention (que l’interlocuteur ou interlocutrice doit saisir à travers ce qui est dit) et une convention (même si les expressions linguistiques d’un acte de langage sont multiples, elles sont socialement conventionnées). Pour que réussissent les actes de langage impliquant cet obligatoire partenariat avec l’interlocuteur ou l’interlocutrice, la convention peut être simple lorsque l’expression linguistique est directe; mais parfois, lorsqu’elle est indirecte, elle exige une interprétation.

Un agent d’un CLE qui explique être troublé par l’évitement du regard d’une cliente illustre ce concept. À la narration de son malaise s’enchaine d’abord celle d’une succession de nouveaux actes de langage : question puis réponse simple, mais inattendue.

Je dis : « Madame, je vais vous poser une question. Pourquoi fuyez-vous le contact visuel? » Elle dit : « J’écoute. C’est un signe d’écoute. Pour moi, dans ma culture, quand on porte attention, et je veux vraiment me concentrer sur ce que vous dites, je regarde par terre ».

no 256

Suivi d’un retour décalé à son for intérieur, contredisant les hypothèses qu’il avait échafaudées, et qui le conduisent à exprimer une sorte de règle généralisable :

Je me disais probablement qu’elle n’a pas le droit [de me regarder]; mais même pas. Parce que c’est déroutant, tu sais, nous, au Québec on est habitué à un contact visuel et quand la personne ne nous regarde pas, souvent, on se dit que c’est de la honte, alors que dans ce contexte ce n’était pas ça.

no 256

Les actes de langage sont des outils permettant de rendre compte du cheminement de pensée des intervenants et intervenantes et de leur manière d’appréhender des situations de malentendu interculturel.

3.2.7 Enchainements dialogiques

Dans les entrevues de groupe qui constituent la scène, l’acteur n’est pas seul à improviser; il arrive que pour un même thème, plusieurs se rejoignent et instituent un dialogue. Dans certaines situations, l’enchainement dialogique fait du surplace, chacun ou chacune défendant ses positions. En revanche, dans d’autres cas, l’enchainement dialogique permet aussi bien la réaffirmation de propos que l’opposition d’un tiers. Tous deux sont présents dans l’extrait qui met en scène des agents de CLE. D’abord, deux premiers partenaires s’entendent pour dénoncer la mauvaise volonté linguistique d’un client :

Tu lui expliques : « Ça se peut que tu arrives une deuxième fois, et le monsieur [qui parle ta langue] n’est pas là; la madame n’est pas là. Comment est-ce que tu vas t’en sortir? Il faut que tu essaies de faire des efforts. » Il fait un an, deux ans, trois ans. Il n’a même pas appris un mot en français. C’est comme s’il ne voulait pas. Je ne sais pas ce qui se passe, mais tout ce qu’il veut, c’est que ce soit toi qui le serves, parce que tu es là. Ils cherchent la solution facile pour eux.

no 216

Toutefois, une autre partenaire s’oppose, réagissant à cette conception réductrice : « Mais on parle des besoins essentiels; la personne est très vulnérable. Quelquefois c’est de l’aide sociale; il n’a pas d’argent. Ou des personnes qui arrivent, qui sont demandeurs d’asile; qui ont vécu des situations très difficiles » (no 216). Elle apporte ensuite une plus large définition de qui est le client, non pas réductible à sa mauvaise volonté linguistique, mais surdéterminée par bien d’autres dimensions des circonstances de son expérience d’immigration, de sa vie. Dans l’échange, ce n’est pas seulement une information nouvelle qui s’ajoute horizontalement aux précédentes; c’est un nouvel étage ajouté verticalement au belvédère cognitif permettant de voir plus loin :

Moi je suis une immigrante, et même avec une éducation et même si je parlais déjà le français quand je suis arrivée, c’était un défi, vraiment. Alors pour les personnes qui ne parlent pas la langue… Il faut les accueillir et vraiment les accompagner. Faudrait que quelqu’un les aide dans chaque démarche du début. Oui il faut qu’ils parlent français, mais d’abord il faut les rassurer, les accompagner, trouver une manière de pas les laisser tout seuls.

no 216

En somme, les enchainements dialogiques peuvent prendre différentes formes et permettent de comprendre les racines du malentendu, les méthodes de leur résolution, mais aussi de mettre en exergue des accords ou des affrontements.

3.3 Formations : la prise de conscience du malentendu

Cette démarche de recherche inductive, partant de données brutes, observables, nous a permis de confirmer qu’il existe une prise de conscience double : celle du malentendu (sections précédentes) et celle d’un besoin de formation.

3.3.1 Quelle formation?

La formation est souvent mentionnée par les participants et participantes comme une solution aux différents malentendus. Par exemple, des PPR constituent un degré zéro de la demande de formation puisque c’est dans l’intervention elle-même auprès d’une victime qu’ils trouvent l’antidote à un préjugé spontané, antidote à l’action toutefois spécifique et limitée dans le temps. L’un d’eux explique :

C’est dans l’approche au départ, c’est avant de commencer à intervenir que sont nos préconçus. Mais quand c’est le temps d’intervenir, on met de côté tout ça. Les préjugés sont mis de côté. À la terminaison de l’intervention, là [les préjugés] rembarquent. Ce qu’il nous faudrait ce serait pour l’approche et la fin de l’intervention.

no 302

Le plus souvent, le pas de la demande de formation est franchi; parfois timidement, comme par le policier qui déclare : « Nous, on a été formé pour le criminel. On s’attend à ce qu’on fasse quelque chose sur quelque chose pour laquelle je n’ai pas été formé » (no 26).

Parfois la demande de formation se fait sans aucune timidité, voire avec une réelle détermination, surtout quand l’intervenant ou l’intervenante a déjà reçu une formation dans ce domaine dont il ou elle a pu apprécier la pertinence et la richesse à partir de son expérience professionnelle. C’est également par un apprentissage commun explicitant aussi bien aux fonctionnaires québécois qu’à leur clientèle immigrée que pourrait se construire le socle minimal d’intercompréhension. Par sa propre expérience, cette agente d’un CLE en arrive à cette conclusion :

Il faudrait établir un processus pour apprendre à se connaitre tous, autant les gens qui immigrent, autant les Québécois. Il faut qu’on apprenne ensemble comment on peut échanger. Et quelles sont nos règles à chacun pour qu’on s’adapte.

no 202

Certes, le risque se profile de renvoyer la responsabilité de se former aux seuls néo-Québécois – renversement formulé par une policière qui estime que « [c]’est important qu’il y ait des formations comme ça données à tout ce monde » (no 102).

Ces témoignages montrent donc l’intérêt des intervenants et intervenantes à recevoir une formation adéquate à leur réalité de travail et que la formation pourrait être une solution aux malentendus vécus.

3.3.2 Sans formation : solutions innovantes

Ainsi, en réponse à certains problèmes mentionnés, plusieurs ont trouvé des solutions innovantes, expérimenté leur pertinence, testé leurs avantages et leurs inconvénients. Des solutions mises en place par les intervenants et intervenantes eux-mêmes et elles-mêmes, comme celle du PPR : « C’est de même aussi parmi les Italiens. Y’a des places où j’arrive, le monsieur il parle pas anglais ou français. Alors, je baragouine mon italien pour essayer de comprendre » (no 306). Des solutions techniques, comme celle du policier déjà rencontré utilisant des outils de traduction en ligne pour « faire translate ». Mais aussi des solutions pédagogiques, comme celle du PPR, intervenu la nuit dans une école due aux tirs de feux d’artifice dans le gymnase, qui a rassemblé les jeunes pour comprendre leur pratique, mais aussi pour les sensibiliser aux dangers de faire cela à l’intérieur. Ou encore celle de la policière à qui un père musulman interdisait l’entrée chez lui, qui a appris grâce aux explications de son partenaire plus expérimenté.

Il y a encore des solutions pragmatiques, issues de l’expérience, là où l’ambulancier parle de contrôle : « On est sur une situation de crise : il faut être en contrôle de l’appel. Alors, la négociation est pas forte! » (no 441). Il y a enfin des solutions institutionnelles dans lesquelles, plus au nom de l’atmosphère de travail qu’à celui de la rectitude politique, un cadre de bibliothèque intervient de manière mesurée mais ferme pour désamorcer un malencontreux processus en cours de rigidification lors d’une altercation : « rencontrer chacun de son côté, discuter. Et qu’ensemble on trouve une solution pour nuancer, se respecter et garder aussi une atmosphère de travail convenable où les gens ont envie de venir travailler et ne se sentent pas rejetés » (no 10). La pluralité de ces témoignages illustre d’autres solutions que les participants et participantes expérimentent pour répondre aux situations de malentendu interculturel.

En conclusion, les intervenants et intervenantes semblent bien exposer ce que Reuillard appelle la recherche d’éléments manquants, la recherche d’outils de compréhension et de communication : « D’où des entendements jamais totalement entendus et des illusions de compréhensions. Mais comme nous sommes par essence des êtres manquants, les actes communicatifs ont l’avantage de contribuer à notre recherche permanente des éléments manquants » (2018, p. 63).

3.3.3 Attitudes réparatrices du malentendu

Plutôt que de compléter et, à fortiori, de corriger telle ou telle conception de l’interculturel, il s’agissait d’entendre les expériences, les analyses et les suggestions des participants et participantes pour regrouper, outre des réponses ponctuelles, une autre avenue, les attitudes réparatrices.

La première attitude réparatrice consiste à « réparer la communication » plutôt que de rester désarmé devant une impasse d’incommunicabilité ou d’échange bloqué. L’ampleur en est considérable et variée : du recours à la fonction translate du iPhone à celui d’un enfant scolarisé en français comme truchement jusqu’à cette discussion qui à la fois maintient le contact et s’élabore autour du « ah, c’est ça que tu voulais dire! ».

La deuxième attitude réparatrice passe à un autre niveau; au-delà d’une réévaluation dans le for intérieur de l’agent ou agente ou dans son contact duel avec l’Autre, il ou elle prend conscience qu’il est nécessaire de questionner le fonctionnement institutionnel, de tendre à l’améliorer. Ce qui implique souvent deux registres, pragmatique et politique, c’est-à-dire un élargissement : une modification des pratiques concerne des secteurs plus ou moins larges de l’institution et la rigidité plus ou moins forte de sa culture propre.

La troisième attitude réparatrice est bien connue de l’interculturel : face à un malentendu qu’il ou elle voudrait réduire, l’agent ou agente saisit que, afin d’aller au-delà de l’irritation que provoque chez lui ou chez elle un usage ou une conception qui diffèrent notablement des siens, il lui faut abandonner provisoirement sa propre perspective, comprendre les usages de l’Autre ou relativiser ses propres valeurs sociales à celle manifestée par l’Autre. Cette progression d’attitudes réparatrices des malentendus situe les intervenants et intervenantes à un stade ethnorelativiste de la sensibilité interculturelle (Bennett, 1986, 2004, 2017). Selon le modèle de Bennett, alors que l’ethnocentrisme place l’expérience de sa propre culture au centre de la réalité, l’ethnorelativisme admet que sa propre culture est une façon de concevoir la réalité parmi d’autres possibles (Bennett, 2004). De plus, les propos des intervenants et intervenantes les placent aux stades d’acceptation et d’adaptation.

Quelles formations à l’interculturel pourraient être offertes? Plus précisément, lorsque les intervenants et intervenantes évoquent les deux premières attitudes réparatrices du malentendu, ceux-ci démontrent leur stade de développement. Ils démontrent des capacités d’acceptation, contrairement aux attitudes de déni (ignorer les différences culturelles), de défense (voir la différence comme une menace) ou de minimisation (penser que certaines valeurs – les siennes – sont communes à l’humanité) (Bennett, 1986, 2017). En effet, la recherche de mécanismes de communication afin de dissiper les malentendus, ou encore le questionnement, permet de mieux comprendre les cadres de références culturelles de personnes issues de différents milieux. Les informations permettent de mieux connaitre la perspective de l’Autre sans nécessairement la comprendre entièrement, ni l’intégrer, ni apporter des changements à ses interactions subséquentes. En somme, l’attitude réparatrice ne conteste pas une description de différences dans une autre culture; elle est curieuse afin de mieux comprendre et dissiper les malentendus.

La troisième attitude, celle de changer temporairement de cadre de référence et d’ajuster son comportement en contexte d’interaction avec des personnes issues de diverses cultures démontre une attitude d’adaptation selon Bennett (2004, 2017). Ainsi, les intervenants et intervenantes en viennent à lire une même situation de plusieurs points de vues différents.

Conclusion

Quels constats peut-on tirer de cette recherche? Tout d’abord, en passant par une recherche qualitative auprès de professionnels et professionnelles confrontés à l’accroissement de la diversité culturelle dans leur pratique, notre propos était d’étudier les malentendus dans des expériences professionnelles, d’en comprendre les composantes et leur complexité, voire d’apprendre par l’exemple les manières mises en oeuvre pour les identifier et les réduire. Nous avons constaté que le malentendu :

  • est un phénomène de communication, le plus souvent considéré comme une scorie malvenue;

  • est pourtant coextensif à la communication interculturelle;

  • implique un éventuel ajustement entre les partenaires de l’interaction pour en réduire les effets (portant sur le contenu du message ou sur la communication elle-même).

En cherchant initialement des représentations de ce que sont les malentendus pour nos participants et participantes, on découvre le processus de la constitution de ces représentations, processus qui n’est pas toujours conscient. On retrouve bien le noyau expérientiel, ou plutôt une chaine expérientielle : on bute sur un malentendu, en tâtonnant on tente de comprendre ce qui ne marche pas, on tombe dans une boucle de stéréotypisation ou on trouve éventuellement une solution au problème spécifique. En somme, comme l’indique Alex Mucchielli :

Pour le constructivisme, le réel connaissable est un réel phénoménologique, celui que le sujet connaissant expérimente et qu’il construit à travers des représentations symboliques (schémas, lettres, chiffres, phonèmes…). Ainsi, pour le constructivisme, nous ne pouvons en aucun cas concevoir un monde indépendant de notre expérience.

2006, p. 15

L’approche de Saint-Gelais a évité d’évaluer à priori la notion de malentendu interculturel et nous a permis de décrire les reconstructions cognitives qui sont celles d’interlocuteurs et interlocutrices appartenant à des cultures différentes qui se rencontrent à l’occasion d’une situation déclenchant une telle reconstruction. Les intervenants et intervenantes ayant participé aux groupes de discussion sont doublement en situation de malentendu interculturel : ils tentent de représenter et d’analyser des situations de malentendus qu’ils ont vécues alors qu’ils sont eux-mêmes en train de vivre ces malentendus dans leur groupe de discussion. C’est donc avec prudence que nous avons décrit « les relations qui se tissent entre l’énoncé et les différents éléments constitutifs du cadre énonciatif » (Kerbrat-Orecchioni, 1980/1999, p. 34) comme le fait l’analyse discursive.

Nous concluons également que les résultats obtenus à chacune des étapes d’analyse (thématique, discursive, formation) pourraient servir d’intrants au contenu de formations aux compétences interculturelles, comme les intervenants et intervenantes-mêmes en ont coconstruit le sens au cours des groupes de discussion. En effet, la recherche nous a permis de colliger des informations qui pourraient être utilisées comme exemples, déclencheurs, suggestions afin de développer les compétences communicatives interculturelles des intervenants et intervenantes du secteur public. Les trois dimensions de ces compétences selon Fantini et Tirmizi (2006) sont mises en oeuvre :

  1. Des exemples ont fait état de manières de maintenir les relations malgré les malentendus, démontrant la capacité à développer et à maintenir des relations.

  2. Des stratégies ont été proposées par les intervenants et intervenantes afin de contourner les barrières linguistiques démontrant en cela la capacité de communiquer efficacement et de manière appropriée.

  3. Des suggestions ont été faites afin de procéder à une intervention réussie, démontrant la capacité d’atteindre et d’obtenir la coopération des autres.

Quelle conclusion finale tirer de ces constats et du processus de recherche? Une leçon de complexité qui serait d’accepter que le malentendu est ambivalent : à la fois une mauvaise chose, qu’il faut repérer et réparer, et une bonne chose, qui permet d’enrichir son logiciel personnel et organisationnel en matière d’interculturel. Ainsi, les deux faces du malentendu exposées par les écrits, soit comme incident et comme construction de sens, ont leur place et leur part à jouer dans les compétences communicatives interculturelles.