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Au terme de la Guerre civile espagnole (1936-1939), Francisco Franco (1892-1975) prend le pouvoir en Espagne, instaurant une dictature de droite qui ne prend fin qu’à son décès en 1975. Son régime est marqué par la mise en place d’institutions qui organisent rapidement le contrôle des masses par la propagande. Si le but est d’abord de consolider le pouvoir de Franco à travers la promotion d’une image unifiée de l’Espagne, plusieurs auteur·trice·s s’étant penché·e·s sur le sujet (Pérez Zalduondo 2013 ; Martínez del Fresno 2014, notamment) remarquent qu’un glissement s’opère dans les objectifs poursuivis par le régime vers le milieu des années 1940. À partir de 1945, le régime s’attache à promouvoir une image de paix et de normalité en Espagne, ce qui a des répercussions sur la propagande culturelle. Ce changement dans la politique franquiste s’explique par le contexte politique à l’issue de la Seconde Guerre mondiale (1939-1945), qui marque évidemment un point tournant pour les régimes totalitaires en Europe. L’Organisation des Nations Unies (ONU) exclut d’ailleurs l’Espagne à partir de 1945 en raison de sa proximité avec les régimes fasciste et nazi durant la Seconde Guerre mondiale. Le régime espagnol doit donc composer avec la nécessité de paraître moins rigide devant la communauté internationale afin d’assurer sa pérennité.

Dans cet article, je propose d’effectuer d’abord une première synthèse en français de plusieurs travaux récents sur la propagande musicale franquiste, publiés majoritairement en espagnol et en anglais. Dans la seconde partie de ce texte, je développerai une réflexion autour des mécanismes de propagande récurrents que sont la récupération, le détournement et la censure. Présents dans plusieurs des études de cas sélectionnées, ces mécanismes ne sont pas toujours thématisés clairement par les auteur.trice.s. Le survol que je propose de faire, s’il n’est pas exhaustif, permet néanmoins de prendre une distance par rapport aux manifestations concrètes de la propagande et de mettre en évidence les phénomènes de contrôle de la culture qui sont sous-jacents à l’entreprise de propagande. Je me pencherai sur la période s’étendant de 1940 à 1960 puisque la littérature secondaire portant sur la musique sous le franquisme montre que le contrôle exercé par le régime est alors à son apogée et que la propagande culturelle franquiste est modulée entre le début des années 1940 et la fin des années 1950, alors que les objectifs politiques du régime franquiste évoluent. Ainsi, les années 1940 et 1950 sont marquées par la mise en place d’une bureaucratie importante visant à encadrer toute activité à caractère musical dans le but d’imposer l’idéologie du parti, en restreignant notamment la diffusion de certains répertoires musicaux jugés contraires aux intérêts du régime. Durant les années 1960, les autorités cherchent à créer une image de normalité en Espagne, ce qui conduit à une ouverture progressive de la scène musicale et à un contrôle moindre.

Je m’appuierai sur les travaux portant sur la musique savante et la musique folklorique dans la propagande franquiste, en laissant de côté la musique populaire. Ce choix repose sur le fait que les répertoires savant et folklorique ont reçu une plus grande attention de la part des musicologues, ce qui permet de rendre compte avec davantage de subtilité des mécanismes de propagande qui feront l’objet de la réflexion présentée en deuxième partie de cet article. Parmi les travaux mobilisés pour cette étude, on compte ceux menés par le groupe de recherche « Musiques dans l’Espagne contemporaine[1] », dirigé par Gemma Pérez Zalduondo (Université de Grenade) et ses collaborateur·trice·s, qui ont conduit entre autres à la publication de plusieurs articles et du collectif Music and Francoism, coédité en 2013 par Pérez Zalduondo et German Gan Quesada. Les travaux de cette équipe couvrent un large éventail de pratiques musicales sous la période franquiste, et les études de cas qu’ils présentent permettent de réfléchir à l’impact du régime sur la vie culturelle et sociale en Espagne. À cela s’ajoutent les travaux réalisés par Pilar Ramos López, qui ont donné lieu au collectif Discursos y prácticas musicales nacionalistas (1900-1970), publié en 2012. Les auteur·trice·s de ce collectif, qui adopte une perspective historiographique, s’interrogent sur la façon dont s’incarne le politique dans les discours sur la musique, dans un contexte marqué par le nationalisme. Bien que les articles proposés dans ce collectif ne concernent pas seulement le contexte espagnol, ils permettent de considérer les liens entre musique et politique dans des contextes différents, pas exclusivement marqués par un régime autoritaire, ce qui met en lumière les mécanismes par lesquels s’exerce le pouvoir dans le domaine de la culture.

D’autres travaux concernant l’Espagne franquiste sont également inclus dans des collectifs ayant pour thème la musique dans des contextes dictatoriaux, et dont le cadre temporel et géographique est plus large. C’est le cas notamment de Music and Propaganda in the Short Twentieth Century, édité par Massimiliano Sala en 2014 à la suite du colloque tenu à Pistoia du 18 au 20 mai 2012. Organisé par région géographique, ce collectif permet de situer le cas espagnol par rapport à d’autres cas et de réfléchir aux problématiques récurrentes posées par la relation musique et politique en contexte de dictature. Le collectif Composing for the State : Music in Twentieth-Century Dictatorship, édité en 2016 par Esteban Buch, Igor Contreras Zubillaga et Manuel Deniz Silva, poursuit un objectif similaire et présente des études de cas en distinguant la nature du lien existant entre le phénomène musical étudié et l’entité politique, qu’il soit explicite, comme lorsqu’il s’agit de suivre des directives pour la composition, ou implicite, comme dans les cas où le compositeur doit se censurer lui-même pour ne pas s’attirer les foudres du régime.

Dans ce survol, je m’intéresserai d’abord à la portée éducative visée par la propagande franquiste. Nous verrons que toute une bureaucratie se met en place pour encadrer efficacement la diffusion de l’idéologie auprès du peuple, et en particulier des jeunes femmes. Ensuite, je m’intéresserai à la façon dont la musique a servi de vecteur d’idéologie politique sous le franquisme en regardant plus particulièrement à quelles fins sont utilisées respectivement la musique folklorique et la musique savante. De là, je porterai mon attention sur les processus de récupération de la culture à des fins politiques, qui impliquent la plupart du temps un travail de transformation, d’orientation, allant même jusqu’au détournement de la culture de la part de l’autorité. Enfin, je m’attarderai à la question de la censure, qui occupe inévitablement une place prépondérante dans toute entreprise de contrôle des masses et qui a pris plusieurs formes sous le franquisme. Cette question servira à ouvrir la réflexion autour des mécanismes de la propagande qui se dégagent des études de cas discutées et à esquisser les conditions qui font qu’une manifestation culturelle devient une manifestation de la propagande de l’État.

L’éducation comme prétexte

Le parti unique qui se forme au lendemain de la Guerre civile en 1939 rassemble en fait plusieurs factions conservatrices espagnoles constituées dans les années 1930, dont la Phalange espagnole traditionaliste[2] (Falange española tradicionalista, FET) , un groupe de monarchistes défendant le catholicisme, et la Junte d’offensive national-syndicaliste (Junta de ofensiva nacional sindicalista, JONS), un groupe inspiré du fascisme de Mussolini prônant l’antilibéralisme, l’antimarxisme et l’antisémitisme. Le régime de Franco entend ainsi mettre un terme aux idées républicaines en Espagne, qui avaient miné le pouvoir monarchique et causé un déchirement profond entre les différentes régions du pays selon que la population était favorable ou non à la mise en place d’un système démocratique. Se présentant ainsi comme le gardien des valeurs traditionnelles espagnoles que sont le monarchisme et le catholicisme, Franco resserre son emprise sur le peuple et cherche à consolider l’unité nationale par la promotion d’une identité hispanique profonde qui dépasserait les différences culturelles propres à chaque région.

En se positionnant contre les idées de gauche soutenues par le camp républicain, le régime franquiste a rapidement voulu s’assurer que la jeunesse espagnole serait éduquée de manière « saine », c’est-à-dire selon les principes du régime. L’éducation a donc servi de vecteur d’idéologie politique auprès des masses et le régime met en place un système dans le but d’encadrer les pratiques visant la jeunesse. Gemma Pérez Zalduondo est l’une des spécialistes qui se sont penché·e·s sur la question des institutions politiques ayant joué un rôle dans l’orientation des activités culturelles en Espagne. À partir de ses travaux, je m’attarderai à deux de ces institutions qui ont eu une influence marquante en renforçant la centralisation des pouvoirs à Madrid, le Vice-secrétariat d’éducation populaire[3] (VEP) et le Ministère de l’information et du tourisme[4] (MIT).

Du Vice-secrétariat d’éducation populaire au Ministère de l’information et du tourisme

Comme son nom l’indique, le VEP se caractérise par une évidente ambition éducative qui sert de prétexte pour diffuser l’idéologie franquiste auprès du peuple. Intégré au Secrétariat général du mouvement phalangiste (Pérez Zalduondo 2011, 876), le VEP se positionne dès 1941 comme le centre de contrôle de la propagande et de la censure du régime franquiste. En effet, le VEP a sous son autorité les délégations de presse et de propagande[5]. Cette dernière délégation comporte une section de propagande orale et d’éducation musicale qui est en charge de réguler les productions musicales, les reproductions, les interprétations publiques et la vente de disques (Pérez Zalduondo 2011, 876). Toutefois, la propagande dans le domaine musical s’étend rapidement à tout ce qui concerne de près ou de loin la musique, incluant ainsi les conférences sur des sujets musicaux, la publicité en rapport avec la musique et l’édition de partitions (Pérez Zalduondo 2011, 877). Pérez Zalduondo montre bien que pour les deux premières années d’existence du VEP, toute une machine bureaucratique est mise en place, ce qui est vérifiable grâce aux nombreux documents conservés dans les Archives générales d’administration[6] qui ont pour but d’organiser le processus de censure (Pérez Zalduondo 2011, 877).

Au début des années 1950, le régime crée un nouvel organe politique qui a lui aussi pour objectif d’encadrer la production culturelle, mais dans un but différent. Si le Vice-secrétariat vise la diffusion de l’idéologie franquiste auprès des masses — notamment par l’embrigadement de la jeunesse —, le Ministère de l’information et du tourisme (MIT) poursuit quant à lui un but commercial. Formé à l’été 1951, le MIT vise à améliorer l’image de l’Espagne pour assurer le développement de l’industrie touristique (Pérez Zalduondo 2013, 174). Rapidement, le MIT devient un organe de gestion culturelle du gouvernement franquiste ; la censure exercée par cet organe s’inscrit donc dans le prolongement de celle du VEP dans les années 1940. Selon Pérez Zalduondo, l’apparition du MIT au début des années 1950 coïncide avec la stabilisation et la bureaucratisation du contrôle de la culture en Espagne franquiste (Pérez Zalduondo 2013, 175). En ce qui concerne la musique, le MIT agit comme coordonnateur pour la plupart des évènements musicaux, soit en les planifiant, soit en octroyant un financement aux organisateurs qui doivent soumettre leurs projets à l’approbation des autorités du MIT. Cet organe de contrôle se divise en plusieurs paliers, du niveau local au niveau national, et la nature de l’évènement détermine quel palier devait être sollicité pour obtenir un appui financier (Pérez Zalduondo 2013, 182). Il faut aussi souligner que si Pérez Zalduondo met en évidence le fait que le contrôle de la culture ne s’effectue pas explicitement sur la base de considérations esthétiques, mais plutôt par un contrôle des moyens financiers, elle ne discute pas des conséquences de ce contrôle. En fait, au fil des cas qu’elle présente, on comprend que les organisateurs se retrouvent souvent dans une zone floue et que, dans le but de garantir la tenue de leurs activités, ils cherchent à inscrire leurs évènements dans les orientations du régime. Ainsi, des manifestations qui n’étaient pas à proprement parler une entreprise de propagande émanant des hautes sphères du parti en prennent néanmoins l’allure, simplement en raison du contrôle exercé par le MIT.

Si le VEP et le MIT ont coexisté, on remarque toutefois que les buts de ces deux organes de contrôle de la culture se télescopent, notamment parce que les manifestations culturelles initiées par le VEP sont réutilisées afin de projeter une image de l’Espagne qui soit attirante à l’étranger, mais aussi parce que le MIT devient le siège de la coordination des évènements organisés dans les provinces espagnoles (Pérez Zalduondo 2013, 176). En somme, le MIT n’a pas cherché à établir une politique musicale qui réponde à des critères spécifiques : il devait surtout contrôler et augmenter l’activité culturelle, améliorer la cohésion idéologique aux plans national et religieux, développer l’industrie touristique et améliorer l’image de l’Espagne à l’international (Pérez Zalduondo 2013, 199).

La musique comme vecteur d’idéologie politique

La bureaucratie franquiste n’a pas tardé à exploiter la musique afin de diffuser l’idéologie du parti. La mise en place d’une musique nationale espagnole n’a donc pas tant à voir avec une esthétique spécifique, mais bien plus avec la nationalisation de la musique en Espagne (Pérez Zalduondo 2011, 876). Des genres musicaux sont toutefois exclus, notamment la zarzuela et les musiques de danses sociales, mais ce n’est pas tant pour des raisons esthétiques que pour ce que ces genres sont censés représenter, en l’occurrence la culture bourgeoise républicaine (Martínez del Fresno 2012, 236). Ainsi, le régime vise surtout à intégrer les manifestations à caractère musical dans les structures de l’État, dans une optique de régulation et pour s’assurer qu’elles participent à l’entreprise de propagande du parti (Pérez Zalduondo 2011, 876). Dans les travaux portant sur ce sujet, on voit apparaître deux grandes tendances dans la propagande musicale en Espagne. Dans un premier temps, la musique est utilisée afin de consolider l’unité nationale du pays ; dans un second temps, cette apparence d’unité nationale est récupérée afin de projeter sur la scène internationale une image de normalité en Espagne (Pérez Zalduondo 2013 ; Martínez del Fresno 2012).

Promouvoir l’unité nationale

Un des objectifs principaux de la propagande culturelle franquiste consiste à imposer un nouveau modèle national, celui de la Nueva España[7] (Nouvelle Espagne). Cette nouvelle Espagne est dépeinte comme une nation où plusieurs cultures minoritaires cohabitent harmonieusement sur le territoire, sans toutefois que cette diversité ne mine l’unité nationale. En fait, la conception de la nation espagnole que promeut le régime franquiste s’articule davantage autour d’une définition historique de l’Espagne qui s’est consolidée au xve siècle avec l’union des Rois Catholiques, d’Isabelle ire de Castille et de Ferdinand ii d’Aragon. Leur règne est marqué par l’unification du territoire qui découle d’une part de leur mariage, qui réunit deux des plus importants royaumes de la péninsule ibérique, et d’autre part, de la fin de la Reconquête qui aboutit à la prise des territoires sous domination musulmane au sud de la péninsule en 1492. Cette année charnière marque aussi la réalisation de l’unité religieuse du territoire alors que les sujets espagnols de confession juive qui refusent de se convertir sont expulsés. Les Rois Catholiques se présentent ainsi comme un symbole fort de l’unité espagnole, une idée qui sera au coeur de l’idéologie du régime franquiste.

Cette conception de l’Espagne comme nation unitaire est toutefois source de tension entre les différentes factions au sein du gouvernement franquiste, telles que l’ultranationalisme fasciste, le national-catholicisme et les identités régionales (Martínez del Fresno 2012, 230). Promouvoir l’unité nationale et une hispanité commune à tous les Espagnols entre en effet en contradiction avec les identités régionales qui, à partir du xixe siècle et jusqu’à la Guerre civile, revendiquent à des degrés divers leur spécificité culturelle au sein de l’Espagne. La Catalogne, le Pays basque et la Galice sont les régions où ces revendications sont les plus marquées, notamment parce qu’elles possèdent une langue propre, respectivement le catalan, le basque et le gallego. Par ailleurs, la Catalogne a été le bastion du camp républicain durant la Guerre civile, et c’est la prise de sa capitale, Barcelone, qui marque la fin du conflit. Il y a donc un paradoxe dans ce concept de Nouvelle Espagne qui cherche à intégrer les particularismes régionaux dans une représentation unitaire de la nation. Les interrogations soulevées par ce paradoxe ont d’ailleurs servi de base à plusieurs études sur la propagande franquiste, notamment en ce qui concerne l’instrumentalisation du folklore.

Dans le but de rétablir la cohésion au sein de la nation, le régime franquiste s’attache à représenter l’unité espagnole en faisant table rase de la culture républicaine qui avait été en vogue dans les années 1920 et 1930 ; les genres alors à la mode, tels que la zarzuela, la musique orphéonique et les musiques de danse bourgeoises, sont jugés frivoles et cosmopolitains (Martínez del Fresno 2012, 236). C’est pourquoi le régime a valorisé le répertoire folklorique, dans le but de mettre l’accent sur l’austérité et la sobriété du monde rural espagnol.

Dès le mois de mai 1939, le parti organise une journée de célébration pour souligner le triomphe de Franco ; les danses et les chants folkloriques de différentes régions y sont représentés par des femmes. Cet évènement est fondateur pour comprendre comment le régime franquiste a utilisé la figure féminine et le folklore pour promouvoir l’image d’une Espagne unie (Martínez del Fresno 2012, 235). Ce volet de la propagande culturelle franquiste a été abondamment étudié par Beatriz Martínez del Fresno, dont les travaux portent sur la Section féminine de la Phalange espagnole, la faction du parti franquiste la plus attachée aux valeurs conservatrices et catholiques, et qui soutenait que le seul rôle souhaitable pour la femme était de tenir le foyer et d’être mère. À partir d’une structure se voulant éducative, la Section féminine embrigadait les jeunes filles dès un très jeune âge. Ces dernières assistaient entre autres à des séances d’enseignement religieux ; elles devaient aussi intégrer le choeur, le groupe de danse ou la troupe de théâtre de la Section. Loin d’être conçue comme un divertissement, cette dernière composante de leur éducation servait plutôt à leur enseigner l’obéissance et la discipline régie par les idéaux qui régulent la vie de l’individu, de la religion et de la patrie (Martínez del Fresno 2012, 241). Les vertus de la pratique des chants et des danses servent alors de motif pour diffuser l’idéologie du parti auprès de la population dans le cadre d’activités culturelles.

Dans les premières années du régime, la Section féminine avait pour mission de déterritorialiser les traditions. Les femmes allaient assister à des formations où elles apprenaient les danses de plusieurs régions, et retournaient ensuite dans leur village où elles les enseignaient aux autres femmes (Martínez del Fresno 2012, 244). Ce procédé favorisait évidemment l’émergence d’un imaginaire national commun et soutenait le projet d’une Espagne unie. Un changement survient toutefois vers le milieu des années 1940 alors que des directives émises par le parti stipulent que les femmes ne doivent présenter que les danses de la région dont elles sont originaires, sans quoi l’authenticité des spectacles serait compromise. Martínez del Fresno associe ce revirement dans le discours des autorités au fait que le régime passe d’une ligne ultranationaliste fasciste à un nationalisme catholique qui se préoccupe davantage de la pureté des traditions (Martínez del Fresno 2012, 245-246). Il faut souligner que ce changement s’accompagne d’une régionalisation des pratiques, qui ne mine cependant pas le pouvoir central puisqu’un imaginaire national partagé avait d’abord été consolidé.

Par la suite, les spectacles présentés par la Section féminine sont exploités à une autre fin : montrer que l’Espagne est unie malgré la diversité culturelle. Des tournées de la Section féminine sont ainsi organisées ; Martínez del Fresno s’est intéressée plus spécifiquement à un voyage organisé en Argentine en 1948. Il ressort de son analyse que cette tournée poursuivait deux objectifs, soit réhabiliter l’Espagne sur la scène internationale à un moment où l’Organisation des Nations Unies (ONU) se montrait défavorable au régime franquiste, mais aussi raviver les liens existants entre l’Espagne et ses anciennes colonies. Le choix de l’Argentine n’est certainement pas anodin puisqu’à cette époque, en pleine Guerre froide, ce pays ne s’était aligné ni avec les États-Unis, ni avec l’Union soviétique. La dictature de Juan Domingo Perón, aux tendances populistes et fascisantes, facilitait en outre les rapprochements avec l’Espagne franquiste. Il s’agissait donc de rappeler aux Argentins leurs racines espagnoles en leur présentant les danses folkloriques de leur ancienne métropole. Toutefois, ce deuxième objectif apparaît moins important que celui de redorer l’image de l’Espagne sur la scène internationale, et Martínez del Fresno insiste sur la campagne médiatique qui entoure la tournée de la Section féminine dans les provinces argentines, dans le but de contrôler ce qui sera montré à l’étranger (Martínez del Fresno 2014, 259). Les 150 jeunes femmes qui forment la Section féminine rencontrent également des ambassadeurs de plusieurs pays, entre autres les États-Unis, la Belgique, la Suède, la Suisse, l’Égypte, la Grèce, l’Iran, la Finlande et la Turquie (Martínez del Fresno 2014, 258). La Section féminine joue ainsi un rôle fondamental dans la diplomatie culturelle franquiste et permet au régime de présenter à l’international une image harmonieuse de l’Espagne (Martínez del Fresno 2014, 263).

Le modèle de nation unie que le régime franquiste souhaite imposer est tout de même source de tension avec les différentes identités régionales. L’usage des langues régionales comme le basque, le gallego ou le catalan s’inscrit d’ailleurs dans cette tendance du régime à reconnaître les particularismes régionaux seulement dans une certaine mesure, et toujours dans le but de montrer que l’Espagne est plurielle, mais profondément unie par une hispanité partagée. Les langues régionales sont donc représentées comme étant des langues mortes, ce qui permet du même coup de minimiser les mouvements séparatistes (Martínez del Fresno 2012, 237). Cela est particulièrement nécessaire dans la relation entre le régime et la Catalogne, puisque cette région ayant réclamé son indépendance avait été la dernière à résister aux phalangistes.

Les apparitions de Franco au théâtre du Liceu à Barcelone, étudiées par Gemma Pérez Zalduondo (2012, 339-361), s’inscrivent dans cette optique de consolider l’unité nationale en montrant que le dictateur est acclamé par les Catalans. La musique joue ici davantage un rôle de soutien dans la mesure où ce n’est pas ce qui est joué qui importe, mais bien plus le contexte entourant l’évènement qui lui donne une valeur politique significative. Le Liceu est en effet un lieu important pour la bourgeoisie catalane, et ce théâtre était également devenu un symbole identitaire fort en Catalogne. Il faut rappeler que le camp républicain qui s’opposait à la Phalange menée par Franco avait été particulièrement actif dans cette région, et que l’une des raisons ayant mené à la Guerre civile était la tension générée par un déséquilibre entre le manque d’industrialisation en Espagne et le développement industriel considérable qu’avait connu la Catalogne dans le premier quart du xxe siècle. La bourgeoisie catalane incarnait justement cette classe de républicains favorables à l’indépendance de la Catalogne en raison de sa prospérité, laquelle se trouvait minée par le retard industriel du reste du pays. Le régime devait donc, pour asseoir son pouvoir, rallier les Catalans à sa cause, du moins en apparence. C’est l’objectif visé par la première apparition de Franco au Liceu, qui a lieu en janvier 1942 dans le cadre d’un voyage organisé dans cette région pour marquer le troisième anniversaire de la « libération » de Barcelone par les troupes franquistes en 1939. Selon ce que rapporte Pérez Zalduondo (2012, 353), Franco serait apparu au milieu d’une représentation de l’opéra Madame Butterfly de Puccini et aurait été acclamé par la foule avant que celle-ci n’entonne l’hymne national[8]. Le récit de ces voyages a évidemment eu un écho important dans la presse, ce qui renforçait le concept d’unité nationale en montrant que le dirigeant avait obtenu l’appui des Catalans. La musique n’est certes pas une composante de premier ordre dans ce contexte, mais il n’en demeure pas moins qu’elle fournit un cadre idéal pour la diffusion de l’idéologie politique qui s’effectue alors dans un contexte en apparence neutre.

Pour une image de normalité

Mise à part la musique folklorique, une autre stratégie de la propagande franquiste concerne la représentation d’une image « normale » de l’Espagne ; cette stratégie transparaît clairement dans le domaine de la musique savante.

Comme on l’a vu, l’utilisation de la musique par le régime franquiste ne concerne pas tant la détermination d’une esthétique franquiste que la nationalisation de toutes les manifestations musicales (Pérez Zalduondo 2011, 876). Il faut toutefois souligner que dans un premier temps, le régime a bel et bien cherché à encadrer les orientations esthétiques adoptées par les compositeurs, sans pour autant qu’une ligne esthétique ne soit clairement déterminée. Un des moyens privilégiés pour atteindre ce but est la mise en place de concours qui, sous le couvert de récompenses, permettaient en fait de définir les attentes du parti en matière de musique savante. Par exemple, le Prix de musique de la ville de Barcelone[9] institué dans les années 1950 permet d’orienter le travail de composition des Catalans. Germán Gan Quesada s’est justement intéressé aux changements esthétiques dans l’oeuvre de trois compositeurs catalans, Eduard Toldrà (1895-1962), Ricard Lamote de Grignon (1899-1962) et Manuel Blancafort (1897-1987) (Gan Quesada 2012, 277-299). Il remarque que chacun de ces compositeurs, qui intégraient des chants folkloriques catalans dans leurs oeuvres ou qui utilisaient des textes catalans pour leurs oeuvres vocales, adoptent des stratégies différentes pour s’adapter à la nouvelle réalité politique en Espagne.

Si Toldrà a presque complètement arrêté de composer après la Guerre civile espagnole, Lamote de Grignon et Blancafort ont plutôt renoncé à exploiter le folklore catalan et ont opté pour l’adoption d’une esthétique qui ne traduisait pas aussi explicitement leur appartenance régionale, soit l’atonalité pour Lamote de Grignon et le retour aux formes classiques chez Blancafort. C’est ce qui leur a permis de continuer à faire connaître leurs oeuvres, et dans le cas de Blancafort, c’est sans doute ce qui lui a permis de remporter l’édition 1950 du Prix de musique de la ville de Barcelone avec sa Symphonie en mi majeur (Gan Quesada 2012, 287). La reconnaissance ainsi attribuée par l’octroi du Prix servait au final à montrer ce que les autorités attendaient des compositeurs. Bien que Gan Quesada n’aborde pas explicitement cette question, il semble en fait que le régime, en encourageant des esthétiques ne portant pas le sceau de la culture régionale, comme c’était le cas pour de nombreux compositeurs catalans, favorise implicitement l’idée d’unité nationale au moyen de la musique. Gan Quesada ne s’avance pas non plus sur les raisons qui ont pu favoriser l’esthétique néoclassique de Blancafort par opposition au recours à l’atonalité de Lamote de Grignon, qui n’est pas pour autant mal reçue. Il y a toutefois lieu de souligner qu’au moins sur le fond, le retour à des formes passées était plus en phase avec la ligne conservatrice prônée par le régime. Si le néoclassicisme obtient la faveur des autorités franquistes, il n’empêche que les musiques d’avant-garde prennent progressivement le devant de la scène à partir des années 1950.

Le régime ne s’est jamais véritablement opposé aux avant-gardes parce que leurs langages, considérés comme non représentatifs, suggéraient qu’ils ne pouvaient pas être des vecteurs d’idéologie politique ou de messages subversifs (Pérez Zalduondo 2014, 218), ce qui a favorisé la tenue de concerts présentant ce type de répertoire dans les années 1960[10]. Les autorités franquistes s’aperçoivent en fait que soutenir les avant-gardes permet de projeter une image de normalité et de modernité à l’international (Pérez Zalduondo 2014, 219). Le Prix de composition Samuel Ros[11], sur lequel s’est penché Francisco José Fernández Vicedo (2014), est un excellent exemple de cette stratégie. Samuel Ros (1904-1945) avait milité au sein du mouvement phalangiste, et le choix des lauréats permettait d’une part de définir une certaine orientation esthétique, et d’autre part de mettre en valeur les compositeurs choisis. La gagnante de l’édition de 1958 illustre bien l’objectif visé par le régime. Il s’agit de María Teresa Prieto (1896-1982), une compositrice espagnole exilée avec d’autres républicains au Mexique. Fernández Vicedo suggère qu’elle a sans doute été choisie pour montrer que le régime cherchait à se rallier les exilés républicains et à donner une image de normalité politique sur la scène internationale (Fernández Vicedo 2014, 283). Il ne discute cependant pas du fait qu’il s’agit d’une compositrice, un point qui mériterait certainement d’être approfondi, considérant le rôle traditionnel dévolu aux femmes sous le régime franquiste.

Dans une perspective similaire, le Ministère de l’information et du tourisme (MIT) a créé dans les années 1950 plusieurs festivals de musique comme ceux de Grenade et de Santander, qui visaient à attirer des touristes étrangers issus de l’élite intellectuelle (Pérez Zalduondo 2014, 220). On retrouve le même objectif du côté de l’Exposition biennale des arts hispano-américains de 1951, dont les visées sont plus directement liées à la diplomatie franquiste qu’aux arts, à en juger par les documents d’archives cités par Pérez Zalduondo (2014, 220). Si la musique occupe une place importante dans la propagande franquiste, son rôle demeure secondaire ; la façon dont elle est intégrée dans la propagande relève surtout de la nationalisation des pratiques musicales. Comme on l’a vu, il importe apparemment peu que ce soit un opéra de Puccini qui ait été représenté lorsque Franco apparaît au Liceu ; quant à la programmation des spectacles de danse de la Section féminine, elle doit permettre de témoigner de la diversité culturelle espagnole, et le parti ne semble pas s’embarrasser outre mesure du détail des oeuvres qui sont interprétées. C’est particulièrement évident avec le « Concert de la paix », un évènement présenté en 1964, qui, s’il excède la période ciblée par cette étude, mérite toutefois une remarque. Ce concert visait à célébrer les 25 ans du régime en Espagne et à montrer que le régime avait permis de ramener la stabilité au sein du pays. Des oeuvres avaient été commandées par le MIT pour l’occasion, mais aucune directive quant à l’esthétique désirée n’avait été émise parce que les autorités voulaient éviter que l’évènement prenne des airs de campagne de propagande (Contreras Zubillaga 2016, 170). Il importe davantage que toutes les manifestations musicales semblent émaner du gouvernement et puissent servir à diffuser l’idéologie du régime, à savoir l’unité et la cohésion de la nation de même que la projection d’une image de normalité, c’est-à-dire d’absence d’autoritarisme, sur le plan politique. L’impressionnante bureaucratie franquiste a donc réussi à affermir son emprise sur toutes les manifestations culturelles, mais nous avons vu que des traces de ce contrôle transparaissent, ne serait-ce que dans les modalités de présentation de la musique.

Récupération, détournement, censure : des conditions essentielles de la propagande ?

Dans tous les travaux consultés, les auteur·trice·s considèrent d’emblée que les manifestations qu’ils et elles décrivent s’inscrivent dans la propagande culturelle du régime franquiste. Toutefois, peu d’entre eux et elles s’attardent à définir explicitement le concept de propagande. Ce terme semble renvoyer de façon assez large aux moyens mis en place par le pouvoir dans le but d’établir un contrôle sur — dans le cas qui nous occupe — la vie musicale. Les cas de figure que les chercheur·e·s ont étudiés (et que j’ai présentés dans le cadre de cet article) montrent que ce contrôle de la part du régime franquiste s’opère selon trois mécanismes : la récupération de pratiques antérieures, le détournement de ces pratiques de manière à les aligner sur l’idéologie du parti, et enfin la censure de toutes les pratiques jugées contraires aux intérêts du régime. Ces trois mécanismes sont-ils des conditions nécessaires pour que l’on associe un phénomène à de la propagande ? Y a-t-il propagande si, et seulement si, tous les mécanismes sont utilisés, ou l’un de ces mécanismes est-il plus important que les deux autres ? Ce sont les questions auxquelles nous réfléchirons à présent en nous intéressant plus en détail à la façon dont s’incarne le pouvoir dans les manifestations musicales étudiées ici.

De la récupération au détournement

La récupération et le détournement sont les mécanismes de propagande qui permettent de comprendre comment les chants et les danses folkloriques ont pu acquérir une fonction aussi importante sous le régime franquiste. Si le folklore en vient à représenter la terre et l’essence de l’hispanité, laquelle transcende les spécificités culturelles de chaque région de l’Espagne, ce n’est pas simplement le fruit de politiques culturelles bien orientées de la part du parti phalangiste dans les années 1940 : il s’agit en fait d’une combinaison de facteurs qui allie la récupération d’une pratique préexistante et son détournement à des fins politiques.

Comme le fait remarquer Carles A. Pitarch Alfonso (2012, 195-228), des spectacles de danses folkloriques représentaient déjà, au début du xxe siècle, les cultures de diverses régions du pays. Ces spectacles étaient apparus dans la foulée de l’essor des nationalismes au milieu du xixe siècle qui, en Espagne, incluait les cultures régionales. Le contexte politique du tournant du siècle s’était par la suite révélé propice à l’attribution d’une valeur politique au patrimoine culturel. En effet, la fin du xixe siècle marque un point tournant dans la politique espagnole alors que Cuba, Porto Rico et les Philippines, les dernières colonies attachées à l’Espagne, obtiennent toutes les trois leur indépendance en 1898, causant une onde de choc dans l’imaginaire national. Pour apaiser la crise identitaire qui en résulte, les intellectuels et les littéraires espagnols de la Génération de 1898 tels Miguel de Unamuno et José Augusto Trinidad Martínez Ruiz, plus connu sous le pseudonyme d’Azorín, se questionnent sur la décadence de la nation et en appellent à la régénération de celle-ci sur des bases autres que l’impérialisme[12].

L’air du temps, au début du xxe siècle, est donc empreint de l’envie de retrouver une identité espagnole profonde qui aurait été perdue, et dans ce contexte, le folklore apparaît comme une source tout indiquée. Des fêtes mettant en scène la diversité culturelle de toute l’Espagne sont organisées dès le début du xxe siècle, comme par exemple la fête de la Glorification du drapeau qui vise à commémorer le centenaire de la Guerre d’indépendance[13] en 1908. Célébrée à Séville, cette fête cherche à présenter la nation espagnole à travers ses chants, sa musique et ses danses régionales. Le concept ne tarde pas à être repris par l’entreprise privée, qui y voit la possibilité de faire des profits. Pitarch Alfonso (2012) s’est penché sur la récupération commerciale de ce genre de spectacle par un artiste espagnol, Miguel Asso Vitallé (1886-1936). Si ce chanteur a su intégrer, dans ses spectacles produits entre 1916 et 1936, différentes traditions musicales espagnoles pour son propre bénéfice, Pitarch Alfonso fait aussi remarquer qu’il a participé à la construction d’une conscience nationale générale à un moment où l’identité espagnole était en crise (Pitarch Alfonso 2012, 199). Les spectacles de danses folkloriques en Espagne au début du xxe siècle ont certainement joué un rôle crucial dans la formation d’un sentiment national espagnol dans la foulée de l’éveil des nationalismes, d’autant que ce moment a coïncidé avec une crise politique importante, soit la perte des colonies.

La façon dont sont constitués puis exploités ces spectacles de danses folkloriques au début du xxe siècle n’est pas sans rappeler la pratique de l’« invention de tradition » telle que l’a conceptualisée l’historien britannique Eric Hobsbawm dans le collectif The Invention of Tradition (1983), qu’il a dirigé avec Terrence Ranger. Selon Hobsbawm, le tournant du xxe siècle marque un changement important dans la sphère sociale et politique. Se crée alors une nouvelle et importante classe sociale ouvrière qu’il faut désormais rallier à la nouvelle entité géopolitique qu’est l’État-nation. Dans ce contexte, les nouveaux gouvernements nationaux participent de manière plus consciente à l’invention de traditions, dans le but de susciter un sentiment d’appartenance des masses pour la nation. Hobsbawm puise l’essentiel de ses exemples du côté de la France et de l’Allemagne, mais son raisonnement peut également s’appliquer à l’Espagne et en particulier aux spectacles de danses folkloriques, un excellent exemple de « tradition inventée » qui favorise un attachement des foules envers la nation. Si cette pratique est exploitée à des fins commerciales par des artistes comme Asso Vitallé, il faut souligner qu’elle émane d’abord de la sphère politique puisque le premier spectacle mentionné par Pitarch Alfonso est présenté en 1908 pour commémorer le centenaire de la Guerre d’indépendance.

Il est permis de croire que les danses de chaque région revêtaient déjà un caractère symbolique pour la région dont elles sont issues, et qu’en rassemblant le folklore de plusieurs régions dans des spectacles, des artistes comme Asso Vitallé ont contribué à forger un sentiment d’appartenance à une communauté plus grande, qui dépasse le cadre d’une région spécifique. S’il n’y avait peut-être pas d’intentions politiques dans l’entreprise d’Asso Vitallé, il n’en demeure pas moins qu’au fil des réitérations, les danses folkloriques ont acquis une valeur symbolique nationale forte. Loin de faire table rase du passé, le parti phalangiste, et plus particulièrement la Section féminine du parti, récupère cette représentation culturelle de l’Espagne à travers ses chants et ses danses pour servir ses intérêts, non sans opérer certaines modifications au programme des spectacles. En effet, il ne suffit pas de récupérer un phénomène culturel dont la symbolique est efficace pour en faire un moyen de propagande tout aussi efficace. Les autorités du régime doivent s’assurer que le message véhiculé est en phase avec l’idéologie du régime. C’est pourquoi, si l’on reprend l’exemple des danses folkloriques, il était nécessaire d’opérer quelques transformations sur le matériau de base.

Comme l’a montré Martínez del Fresno (2012, 338), les danses folkloriques, telles que récupérées par la Section féminine de la Phalange, font l’objet d’un détournement qui vise à les inscrire plus clairement dans l’idéologie conservatrice phalangiste. La pratique de ces danses subit d’abord un déplacement : des petites places de village aux théâtres des grandes villes, les danses sont urbanisées et théâtralisées. Elles sont également féminisées : si, à l’origine, la plupart de ces danses sont destinées à être dansées en couples mixtes, les autorités les adaptent de plusieurs façons, soit en faisant danser les parties d’hommes par des femmes portant le costume traditionnel masculin ou en les modifiant pour mettre en présence deux parties de femmes. La limite d’âge imposée aux femmes pouvant faire partie de la Section féminine, fixée entre 17 et 28 ans, implique également un rajeunissement de la pratique des danses. Martinez del Fresno souligne que tous ces changements concourent à ce que soit créée une chaîne d’associations et de réduction en phase avec les idées conservatrices prônées par le régime, en l’occurrence que l’esprit de la nation est lié au peuple, que cet esprit est essentiellement rural et lié à la terre, que la femme représente la terre et qu’ainsi, elle est à même de transmettre des valeurs traditionnelles (Martinez del Fresno 2012, 239).

Revenons un instant à l’invention de traditions selon Hobsbawm. L’historien souligne que les traditions qui se caractérisent par une théâtralisation et une ritualisation passent mieux l’épreuve du temps (Hobsbawm 2012, 324). Hobsbawm ne s’est pas intéressé aux régimes totalitaires parce que son étude se penche sur le tournant de siècle, mais comme il le remarque lui-même en conclusion de son article, les régimes autoritaires ont exploité pleinement ces caractéristiques (Hobsbawm 2012, 324). C’est exactement ce qu’on a pu observer avec le détournement des danses folkloriques qu’a opéré la Section féminine de la Phalange, entre autres en déplaçant les danses de leur cadre original vers les théâtres urbains.

On peut voir un phénomène similaire à l’oeuvre derrière l’entreprise d’Asso Vitallé, qui récupère aussi une tradition pour servir ses propres intérêts — ici de nature commerciale. Certes, le degré de détournement n’est pas poussé aussi loin que dans le cas des spectacles de la Section féminine, mais il faut reconnaître que ce mécanisme est tout de même effectif. Dès lors, on peut se demander ce qui distingue les spectacles d’Asso Vitallé des spectacles de la Section féminine. Qu’est-ce qui explique que cette dernière pratique soit considérée comme de la propagande au contraire de la première puisque dans les deux cas, une tradition est récupérée et son sens premier détourné ? Est-ce seulement une question de contexte politique marqué par un régime autoritaire ? Une telle assertion ne tient pas compte du fait qu’Asso Vitallé organise ses spectacles alors que l’Espagne est sous la dictature de Miguel Primo de Rivera (1870-1930) entre 1923 et 1930[14]. Est-ce plutôt le fait qu’Asso Vitallé ne soit lié à aucun parti et ne cherche pas consciemment à faire la promotion d’idées politiques au contraire de la Section féminine de la Phalange ? Sans doute, mais pas seulement. Ce que cet exemple indique, c’est qu’il faut chercher la condition de la propagande dans le rapport au pouvoir, ce qui nous amène au troisième mécanisme de la propagande : la censure.

La censure pour affermir le pouvoir

L’exercice d’un rapport de pouvoir semble être une condition essentielle pour déterminer si un phénomène peut être associé à de la propagande. Comme je l’ai mentionné plus haut, peu d’auteur·trice·s qui se sont penché·e·s sur l’Espagne franquiste se risquent à proposer une définition de la propagande, à l’exception de Gemma Pérez Zalduondo (2012, 339-361). Sa définition n’est pas des plus précises, mais elle permet d’ouvrir la réflexion. Cette chercheure soutient que dans les régimes totalitaires, la culture, l’information et la politique sociale sont conçues comme de la propagande et que la présence d’un appareil répressif est un élément essentiel à la mise en place de cette propagande (Pérez Zalduondo 2012, 339). Dans un article de 2014 rédigé conjointement avec María Isabel Cabrera García, Pérez Zalduondo synthétise cette définition en la limitant au fait que lorsqu’il y a une relation entre pouvoir et culture, on peut observer une forme de propagande et que, par conséquent, toute initiative émanant de l’État poursuit forcément des fins de propagande (2014, 207).

Le troisième mécanisme de la propagande identifié au début de ce texte, la censure, n’est en fait que l’expression de ce rapport de pouvoir entre culture et autorité. Le fait qu’il existe un appareil étatique censeur permet de concrétiser ce rapport de force, mais il faut remarquer que l’exercice effectif de ce pouvoir n’est même pas nécessaire, car, comme nous l’avons vu, le seul fait que les organisateurs d’évènements se sentent surveillés a le pouvoir de susciter une autocensure. Dans le cas des compositeurs, je rappelle que la tenue de concours initiés par le régime a suffi à leur faire adopter des orientations esthétiques en phase avec l’idéologie du régime. En somme, c’est davantage la présence d’une forme de contrôle venant du pouvoir qui fait en sorte qu’une manifestation donnée peut être associée à de la propagande. Si l’on reprend une dernière fois l’exemple des danses folkloriques, on s’aperçoit bien que, finalement, ce qui distingue les spectacles commerciaux d’Asso Vitallé de ceux de la Section féminine, c’est que dans le premier cas, il n’y a aucun contrôle sur la façon dont le chanteur récupère et détourne cette pratique culturelle, alors que dans le cas de la Section féminine, ces spectacles sont assujettis à un contrôle qui émane du parti phalangiste.

Reprenons brièvement la définition proposée par Pérez Zalduondo et Cabrera García. Dans la deuxième partie de leur définition, elles soutiennent que toute entreprise de l’État vise des fins de propagande (Cabrera García et Pérez Zalduondo 2014, 207). Inversons cette proposition : est-ce que la propagande est le seul fait de l’État, ou est-ce que la condition essentielle que nous avons identifiée, à savoir la présence d’un rapport de pouvoir, ne pourrait pas être exercée par une autre entité non étatique ? C’est une question qui mérite réflexion, car en prenant pour contexte précis les régimes totalitaires et en présentant une variété de cas de figure, les études portant sur la propagande montrent que celle-ci se manifeste sous des formes récurrentes d’un régime à l’autre. J’ai présenté ici diverses manifestations liées à l’Espagne franquiste ; comme le montrent les autres articles de ce numéro, les mécanismes de récupération, de détournement et de censure mis en lumière ci-dessus trouvent notamment des échos dans les politiques culturelles de l’Allemagne nazie ou de l’Italie fasciste. Si ces dictatures ont pour point commun d’être des régimes totalitaires basés sur une idéologie d’extrême-droite, le contrôle de la culture ne leur est certainement pas exclusif. Les études futures sur les rapports entre musique et politique devraient s’ouvrir à d’autres contextes politiques tout en cherchant à mettre en évidence les mécanismes sur lesquels repose la propagande, de façon à ce qu’il soit possible de la reconnaître, peu importe l’idéologie qu’elle vise à promouvoir.