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En 1936, après qu’Arturo Toscanini a manifesté son intention de se retirer du Festival de Salzbourg, Bruno Walter lui adresse une lettre le priant de revenir sur sa décision, dans laquelle il décrit le Festival comme étant « peut-être le dernier lieu apolitique, où l’art a encore un toit au-dessus de la tête » (Sachs 1978, 339). Aussi sincère que soit le chef d’orchestre allemand dans son plaidoyer auprès de son collègue italien, il erre en présentant le Festival de Salzbourg comme un lieu épargné par la politique. Au contraire, celle-ci s’est souvent immiscée dans le sort du Festival : sis à la frontière entre l’Autriche et la Bavière, le Festival de Salzbourg sert en effet de théâtre privilégié pour la résistance autrichienne aux politiques nazies et, après l’Anschluss de mars 1938, pour l’étalage de la supposée supériorité culturelle des nouveaux maîtres.

Établi dans la ville natale de Wolfgang Amadeus Mozart, le Festival de Salzbourg accorde naturellement une place importante à l’oeuvre de ce compositeur dans ses activités. Dans cet article, il sera question des incidences des changements politiques sur la façon dont est présenté Mozart dans le cadre du festival : les orientations des différents régimes laissent-elles des traces dans la programmation des oeuvres de Mozart ?

Cette question, posée spécifiquement en rapport avec le Festival de Salzbourg, s’inscrit dans le contexte de l’instrumentalisation générale de Mozart et des tentatives d’aryanisation de son oeuvre dans l’ensemble du Troisième Reich, telles que décrites par Erik Levi dans son livre Mozart and the Nazis (2010). Cela se reflète entre autres dans une entreprise de dissimulation de la contribution du librettiste d’origine juive Lorenzo Da Ponte, dont le nom est fréquemment retiré des programmes imprimés. Toujours concernant les livrets d’opéras, il s’ensuit également une vague de nouvelles traductions (par Siegfried Anheisser, Herman Roth, Willy Meckbach et Georg Schünemann) pour remplacer celles qui étaient couramment utilisées, fruit du travail du chef d’orchestre juif Hermann Levi. Parallèlement, bien que le singspiel Die Zauberflöte échappe à ces considérations puisque son livret est rédigé en allemand, cette oeuvre n’en est pas moins problématique en raison de ses connotations franc-maçonnes. De ce côté, la solution a consisté à dépouiller l’oeuvre de sa symbolique et de la présenter comme un simple conte fantastique (Levi 2010, 53-87).

Sans se pencher spécifiquement sur le cas de Mozart, les ouvrages historiques de Stephen Gallup (1987), Michael P. Steinberg (2000) et Robert Kriechbaumer (2013) mettent en lumière l’ingérence fréquente de la politique dans les décisions financières, administratives et artistiques rattachées au Festival de Salzbourg. Le réalisateur Andreas Novak adopte un angle similaire dans son documentaire Festspiele im Mustergau (2002), dont il tirera l’ouvrage « Salzburg hört Hitler atmen »: Die Salzburger Festspiele 1933-1944 (2005). Hermann Peseckas, de son côté, esquisse dans son documentaire Die Künstler, die Antisemiten und die Salzburger Festspiele (2020) un bref historique de l’antisémitisme dans la région salzbourgeoise, et met en lumière le contraste entre la mentalité locale et celle des visiteurs et des artistes attirés par le festival. Produit à l’occasion du centenaire du Festival de Salzbourg, ce dernier film exploite un impressionnant fonds d’images et de films d’archives.

Aux fins de cet article, il s’agit cependant d’observer si cette ingérence laisse des traces dans le choix du répertoire, par exemple en accordant une priorité aux oeuvres instrumentales et lyriques de Mozart dans la programmation – et, le cas échéant, lesquelles. Le lien étroit entre le lieu et le compositeur laisse également supposer que les années de commémoration soulignées ailleurs en grande pompe, comme le 150e anniversaire de son décès qui a notamment donné lieu à une Semaine Mozart (Mozart-Woche) étoffée à Vienne en 1941 (Benoit-Otis et Quesney 2019[1]), auront été des occasions privilégiées pour le Festival d’organiser des événements d’envergure centrés sur le compositeur salzbourgeois.

C’est en procédant à un dépouillement systématique du catalogue en ligne du Festival de Salzbourg, où l’on trouve le contenu de la programmation (oeuvres, interprètes et lieux) de chaque événement du festival depuis sa création, que les informations nécessaires ont été récoltées[2]. Les données sur la fréquence de présentation des oeuvres de Mozart ont été colligées pour trois périodes successives entre 1921 et 1944, soit la période s’étendant de la première édition comportant un volet musical à l’arrivée du gouvernement austrofasciste[3] (1921-1932), la période austrofasciste (1933-1937) et la période sous emprise nazie, c’est-à-dire de l’Anschluss jusqu’à l’entrée des troupes américaines dans Salzbourg le 4 mai 1945 (1938-1944).

Le nombre d’oeuvres de Mozart programmées au cours de chaque période a été recensé et mis en parallèle avec le nombre total d’oeuvres présentées dans le cadre de chaque édition du festival. Cela permet d’évaluer la place relative accordée à Mozart tout en tenant compte des variations dans la programmation globale. Le même principe a été appliqué aux opéras, en retraçant le nombre total de représentations (et non de productions) par année.

L’examen des statistiques ainsi récoltées fait ressortir une étonnante régularité dans la présentation de deux oeuvres, le Requiem et la Messe en do mineur, dirigées par les deux mêmes musiciens locaux, sur une longue période. Le contraste entre ces présentations régulières et le programme principal changeant incite à s’interroger sur la différence d’approche ainsi manifestée.

Les observations découlant de ce travail, réparties en trois sections correspondant au découpage temporel adopté, sont présentées dans les pages qui suivent. Une section supplémentaire permet d’aborder le discours sur Mozart présenté dans la presse, par le biais d’une discussion de deux textes écrits par le critique Otto Kunz dans des contextes politiques différents, soit en 1931 et en 1938.

Les débuts du Festival de Salzbourg (1921-1932)

Le Festival de Salzbourg est le fruit des efforts d’une équipe composite réunissant deux projets embryonnaires : d’un côté, les amateurs de musique Friedrich Gehmacher (1866-1942) et Heinrich Damisch (1872-1961), qui militent déjà depuis 1913 pour la construction d’une nouvelle salle de concert et la création d’un festival centré sur Mozart à la façon de Bayreuth ; de l’autre, le metteur en scène Max Reinhardt (1873-1943), qui envisage une formule plus éclatée combinant musique, opéra et théâtre, au sein de laquelle il compte raviver la tradition des grandes représentations extérieures dans l’esprit des mystères médiévaux (Gallup 1987, 6-7 ; 9-10).

Dans une Europe encore sous le choc des horreurs de la Première Guerre mondiale, dont les différentes populations peinent à assimiler les changements sociopolitiques profonds provoqués entre autres par la chute de l’Empire austro-hongrois, les fondateurs perçoivent leur festival comme un moteur unificateur européen et souhaitent en ouvrir l’accès au plus grand nombre. C’est la motivation, par exemple, derrière les grandes mises en scène extérieures de Reinhardt et les représentations en salle à prix réduit réservées aux habitants locaux. Il est cependant difficile de concilier cette aspiration avec les coûts élevés des productions d’opéra, de l’engagement d’artistes du plus haut niveau, de la publicité à l’étranger, etc. Malgré le désir manifesté par le comité d’administration du festival de développer des productions spécifiquement salzbourgeoises, les productions d’opéras sont surtout reprises de l’Opéra d’État de Vienne, également pour une question de coûts, ce qui est mal perçu dans le contexte de la rivalité constante entre les deux villes. De plus, le festival attire rapidement des visiteurs étrangers, essentiels pour sa survie financière. Par conséquent, les habitants locaux participent peu au Festival, découragés par le prix élevé des billets pour les représentations régulières, et adoptent vis-à-vis de l’événement une attitude ambivalente : ils apprécient les revenus générés par l’influx de touristes, mais grognent contre les foules, particulièrement le nombre croissant d’étrangers, et contre le clivage qu’ils ressentent entre les attitudes élitistes de ceux-ci et leur propre vie provinciale.

Les conditions économiques misérables de l’après-guerre, provoquant une inflation faramineuse, sont peu favorables au lancement d’une entreprise de grande envergure et forcent l’annulation des saisons 1923 et 1924. La reprise des activités en 1925 correspond à une orientation plus large dans les choix de répertoire, alors que les programmations des années 1921 (introduction du premier volet instrumental) et 1922 (ajout du volet d’opéra) n’avaient présenté que du répertoire mozartien. Cette direction ne se démentira plus, même si les oeuvres de Mozart demeurent une partie incontournable de l’offre, qui reste en général conservatrice et se concentre sur le canon du répertoire.

À partir de 1925, le nombre d’oeuvres de Mozart suit la progression du nombre total d’oeuvres présentées, mais selon une courbe aux proportions variables. Le pourcentage de la part accordée annuellement au répertoire mozartien entre 1925 et 1932 varie en dents de scie entre 18 pour cent (13 oeuvres de Mozart sur un total de 72 en 1925) et 45 pour cent (33 oeuvres de Mozart sur un total de 74 en 1932), auquel s’ajoute un résultat exceptionnel de 83 pour cent en 1927 (29 oeuvres de Mozart sur un total de seulement 35) — un cas extrême (Tableau 1).

Tableau 1

Comparaison entre le nombre d’oeuvres de Mozart et le nombre total d’oeuvres par année (1921-1933)

Comparaison entre le nombre d’oeuvres de Mozart et le nombre total d’oeuvres par année (1921-1933)

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L’exception que constitue l’année 1927 s’explique par l’introduction de la série des Soirées Sérénades Mozart (Serenaden). La programmation de ces concerts de fin de soirée combine les sérénades annoncées par le titre avec d’autres oeuvres mozartiennes généralement légères : divertimentos, marches, danses, notturnos, cassations, occasionnellement une des symphonies moins importantes ou une oeuvre concertante. En 1927, sept de ces Soirées Sérénades ont eu lieu, ce qui explique l’augmentation soudaine du nombre d’oeuvres de Mozart. Inversement, le nombre total de concerts et de représentations d’opéra était relativement bas cette année-là : seulement trois (alors qu’il varie entre un et douze au cours de cette période), complémentés par deux soirées de danse et une « soirée musico-dramatique » (Musik-dramatische Vorführung), trois concerts d’orchestre et un seul de musique de chambre. De plus, un certain nombre d’oeuvres de longue durée se trouvait au programme (Requiem et Messe en do mineur de Mozart, Missa solemnis de Beethoven, deux symphonies de Schubert au cours du même concert symphonique), ayant pour effet de réduire encore plus le nombre total d’oeuvres.

Cette première période inclut le 175e anniversaire de naissance de Mozart en 1931. L’occasion a été soulignée par trois nouvelles productions d’opéras du compositeur, Die Zauberflöte, Die Entführung aus dem Serail et Così fan tutte, ainsi que deux reprises, Don Giovanni et Le nozze di Figaro. L’importance des célébrations est cependant noyée par le fait que l’ensemble de cette édition du festival a été faste en ce qui a trait aux productions d’opéra : la programmation en comportait un total de douze, dont une nouvelle production additionnelle (Orfeo ed Euridice de Gluck), ainsi que des reprises du Fidelio de Beethoven, du Don Pasquale de Donizetti, du Barbiere di Siviglia de Rossini, d’Il matrimonio segreto de Cimarosa et du Rosenkavalier de Richard Strauss.

Du côté instrumental, trois concerts comportant exclusivement du répertoire mozartien portent la mention « Fête Mozart de la Fondation internationale Mozarteum » (Mozart-Fest der Internationalen Stiftung Mozarteum) : deux concerts de la série symphonique, soit le cinquième, ayant lieu le 13 août sous la direction de Robert Heger, et le septième, le 21 août sous la direction de Bruno Walter, ainsi qu’un concert de musique de chambre offert le 19 août par le Quatuor à cordes Sedlak-Winkler et ses invités (Viktor Polatschek, alto, et Karl Stumvoll, clarinette). La fiche du dixième concert symphonique ne porte aucune indication reliant celui-ci à des célébrations Mozart, mais celui-ci mérite d’être mentionné puisqu’il constitue la seule apparition dans le cadre du festival du chef britannique Thomas Beecham, considéré comme un spécialiste de Mozart et de Haydn. Le programme qu’il dirige comporte effectivement une symphonie de chacun des deux maîtres classiques, ainsi que la Deuxième symphonie de Brahms[4].

L’implication de la Fondation internationale Mozarteum (FIM) auprès du festival ne se limite cependant pas à ces quelques concerts. Dès la saison 1921, il est mentionné sur la fiche d’archives de certains concerts que ceux-ci font partie de la Semaine Mozart (Mozart-Woche) du Mozarteum. Des mentions similaires se trouvent rattachées à des concerts présentés lors d’autres éditions, sous des appellations variées : en plus de la Semaine Mozart en 1921 et de Fêtes Mozart en 1928, 1930 et, comme précisé plus haut, en 1931, il y a eu des Concerts Mozart (Mozart-Konzerte) en 1929. Ces événements sont tous décrits comme étant le fruit d’une collaboration entre la fondation et le festival (Veranstaltung der Internationalen Stiftung Mozarteum in Zusammenarbeit mit den Salzburger Festspielen).

La FIM organise également des symposiums et des congrès musicologiques centrés sur Mozart. La tenue de ces congrès, indépendants du festival, coïncide parfois avec les dates de celui-ci. Selon les informations disponibles sur le site des archives du festival, c’est le cas en 1927, où certains concerts font partie des activités du symposium (Mozart-Tagung) de la FIM. Le 175e anniversaire de naissance du compositeur donne lieu à un congrès (Musikwissenschaftliche Tagung) du 2 au 5 août 1931, qui « peut être considéré comme possiblement l’événement Mozart le plus important de l’année 1931 dans le monde germanophone[5] » (Levi 2010, 12) et qui a été soigneusement couvert par la presse[6]. À l’occasion de ce congrès, la FIM annonce la création de l’Institut central de recherche sur Mozart (Zentralinstitut für Mozart-Forschung), dont la mission est « de rassembler et d’enregistrer tous les résultats et toutes les retombées de la recherche sur Mozart sur des bases scientifiques[7] ».

La fondation de l’Institut central avait été proposée par Erich Schenk, un musicologue natif de Salzbourg, alors professeur à l’université de Rostock, aux vues antisémites confirmées et supporteur convaincu du Parti populaire de la Grande Allemagne (Großdeutsche Volkspartei), lequel prônait l’unification de l’Autriche avec l’Allemagne (Levi 2010, 14). Étant donné que Schenk s’est entouré de collaborateurs aux vues similaires pour former le comité fondateur de l’institut (Hans Engel, Robert Haas, Robert Lach, Alfred Orel, Bernhard Paumgartner et Ludwig Schiedermair) (Levi 2010, 14-15), la cohabitation entre le Festival de Salzbourg, cosmopolite, international, dont la direction inclut quelques membres juifs, et cet institut satellite de la FIM ne peut pas avoir été simple.

Nonobstant l’implication de la FIM, une comparaison du nombre d’oeuvres de Mozart avec le total de celles qui ont été présentées en concert montre que l’année 1931 n’atteint que le sixième résultat le plus élevé de la période, soit 39 pour cent (51 oeuvres sur 130), derrière les deux premières années entièrement consacrées à Mozart (100 pour cent), l’édition de 1927 (83 pour cent) et celles de 1932 (45 pour cent) et de 1930 (40 pour cent).

Il en va de même pour les représentations d’opéra. Bien que les pourcentages les plus élevés correspondent à des années différentes que pour les concerts, l’année 1931 occupe encore le sixième rang, avec 43 pour cent du nombre total de représentations consacrés aux oeuvres scéniques de Mozart (12 représentations sur un total de 28) (Tableau 2). Cependant, avec cinq opéras du compositeur salzbourgeois à l’affiche, l’année 1931 remporte la palme de l’édition présentant le plus grand nombre d’opéras différents, soit Le nozze di Figaro, Die Zauberflöte (3 soirs chacun), Don Giovanni, Così fan tutte et Die Entführung aus dem Serail (2 soirs chacun) — les cinq opéras de Mozart les plus régulièrement présentés au Festival. Le seul autre titre faisant une rare apparition au cours de cette période initiale est le modeste singspiel Bastien und Bastienne pour une unique représentation en 1921 et des représentations en russe — d’ailleurs peu appréciées des critiques — par le Studio d’opéra de Leningrad en 1928 (Tableau 3[8]).

Tableau 2

Nombre de représentations d’opéra par année (1921-1932)

Nombre de représentations d’opéra par année (1921-1932)

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Il se dégage de ce portrait des célébrations de 1931 l’impression que si, d’une part, la FIM remplit bien son mandat de promotion de la musique de Mozart et de recherche à son sujet, le Festival, d’autre part, ne semble pas avoir investi d’efforts particuliers pour distinguer cette édition de celles des autres années. Il n’est pas possible, à partir des sources à notre disposition, de déterminer si ce partage des tâches entre la FIM et le Festival est volontaire ou le résultat d’une évolution naturelle, en ligne avec la mission que chaque organisme s’est attribuée.

Tableau 3

Opéras de Mozart présentés par année[9] (1921-1932)

Opéras de Mozart présentés par année9 (1921-1932)

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Période austrofasciste (1933-1937)

Les événements politiques importants se précipitent au cours des années 1933 à 1938. En Allemagne, le parti national-socialiste (Nationalsozialistische Deutsche Arbeiterpartei, ou NSDAP) accède au pouvoir en mars 1933. Le chancelier autrichien Engelbert Dollfuss et son parti Front Patriotique (Vaterländische Front) prennent clairement position contre l’annexion de l’Autriche au Troisième Reich, ce qui provoque des tensions entre les deux pays. Au sein de la population autrichienne, cependant, la tendance pro-Anschluss gagne du terrain. Dollfuss et son successeur Kurt Schuschnigg cherchent alors à éveiller un sentiment renouvelé d’identité nationale en présentant le pays comme le gardien des authentiques valeurs germaniques, que le NSDAP s’affaire selon eux à corrompre.

Cette approche joue en faveur du Festival, que le gouvernement met de l’avant comme une vitrine exemplaire de la valeur et l’attrait de la culture germanique. Selon une citation transmise par le chef d’orchestre Bernhard Paumgartner, le chancelier Dollfuss aurait clamé en 1934 que « ne pas tenir le Festival de Salzbourg serait équivalent à baisser le drapeau autrichien. Tenons le drapeau bien haut[10] ! » (Kriechbaumer 2013, 28). L’esprit de cet appel est confirmé par une autre citation indirecte, alors que le président du Festival, Heinrich Puthon, « rapporte dans une séance du conseil de direction de l’association pour la construction d’une salle de concert attitrée au Festival de Salzbourg le 30 janvier 1934 que l’ordre a été donné à Vienne qu’en toutes circonstances le Festival doit avoir lieu[11] » (Kriechbaumer 2013, 28). De leur côté, « les nazis voient le Festival comme un défi et tentent de le détruire. Salzbourg devint ainsi, pour ces quelques semaines en juillet et en août, la manifestation du combat entre les nazis et leurs ennemis[12] » (Gallup 1987, 57).

Les incidences concrètes de ce combat sur le destin du Festival ne tardent pas à se faire sentir : en mai 1933, quelques mois à peine après son installation au Reichstag, Hitler instaure une taxe de passage de 1000 Reichsmarks pour les voyageurs allemands souhaitant traverser la frontière en direction de l’Autriche. Cette mesure frappe de plein fouet le Festival de Salzbourg, qui lance de toute urgence une offensive publicitaire d’envergure à l’étranger pour compenser la perte anticipée des nombreux visiteurs allemands. La distribution de feuillets de propagande nazie à partir d’avions allemands survolant les lieux du festival à l’été 1933 n’est certainement pas pour rassurer les touristes étrangers.

La campagne nationale-socialiste visant à briser l’esprit autrichien se poursuit à l’été 1934, alors que la faction autrichienne du parti, déclarée illégale par le gouvernement, pose des bombes et diffuse de la propagande pro-nazie dans de puissants haut-parleurs. L’intimidation nazie culmine avec l’assassinat accidentel du chancelier Dollfuss dans un putsch raté tenté par des membres du NSDAP autrichien le 25 juillet 1934. La tenue de ses funérailles le 28 juillet provoque le report de l’ouverture du Festival de Salzbourg au lendemain.

Le festival profite indirectement de la tournure des événements politiques en Allemagne en recueillant la figure musicale la plus marquante de l’époque, Arturo Toscanini, après que celui-ci a annulé sa participation au Festival de Bayreuth de 1933 en protestation contre les politiques nazies. De 1934 à 1937, le chef italien règne sur le Festival de Salzbourg, pliant non seulement les chanteurs et instrumentistes à sa volonté de fer, mais obligeant également l’administration à satisfaire tous ses désirs, par la force du pouvoir que lui confèrent les revenus élevés de vente de billets que génère sa présence (Gallup 1987, ch. 5).

La domination de Toscanini, qui a des idées très définies sur ce qu’il souhaite diriger, ne joue pas en faveur des oeuvres de Mozart, car celles-ci ne font pas partie de son répertoire de prédilection. Au cours de ses quatre saisons d’activité au festival, Toscanini ne dirige que trois oeuvres de Mozart : la Symphonie Haffner le 23 août 1934, dans un programme repris d’une tournée effectuée précédemment avec l’Orchestre philharmonique de Vienne, la Symphonie no 40 le 15 août 1935, toujours avec le Philharmonique de Vienne, et, en 1937, une nouvelle production de Die Zauberflöte. Bien qu’attendue avec impatience, cette production ne rencontre qu’un succès mitigé, les tempos rapides du chef italien formant un contraste trop marqué avec la lecture « contemplative et touchante » de Bruno Walter à laquelle étaient habitués les visiteurs réguliers du festival (Gallup 1987, 97). C’est plutôt à ce dernier qu’incombe le rôle de spécialiste de la musique de Mozart, ainsi qu’à l’incontournable, mais moins célèbre, Bernhard Paumgartner.

Cela contribue sans doute à expliquer la différence entre la courbe du nombre total d’oeuvres présentées au Festival au cours de cette période et celle des oeuvres de Mozart (Tableau 4). En effet, si l’on se fie au nombre total d’oeuvres présentées à chaque édition entre 1933 et 1937, le Festival se trouve dans une période de croissance continue. Ces années sont d’ailleurs passées à l’histoire comme l’âge d’or du festival, et l’édition de 1937 comme une année exceptionnellement réussie par la qualité des présentations et la réputation des artistes invités. La régularité de cette courbe ascendante ne se reflète cependant pas dans la part accordée aux oeuvres de Mozart, qui présente un portrait plus variable. Les pourcentages se maintiennent dans une fourchette allant de 28 pour cent en 1934 (28 oeuvres sur 101) à 42 pour cent en 1935 (45 sur 106).

Tableau 4

Comparaison entre le nombre d’oeuvres de Mozart et le nombre total d’oeuvres par année (1933-1937)

Comparaison entre le nombre d’oeuvres de Mozart et le nombre total d’oeuvres par année (1933-1937)

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Une régularité s’installe par ailleurs dans les termes de l’implication de la FIM : au cours de cette période, celle-ci collabore à deux concerts par saison. S’il s’agit en 1933 de deux concerts orchestraux entièrement dédiés à Mozart (celui du 30 juillet, dirigé par Richard Strauss, et celui du 27 août, dirigé par Bruno Walter), le soutien de la FIM se déplace par la suite vers la série des concerts d’église (Kirchenkonzerte) ayant lieu à l’Abbaye Saint-Pierre. Ces concerts pour choeur et orchestre sont systématiquement dirigés par Bernhard Paumgartner. Rappelons que ce dernier est membre du comité de l’Institut central de recherche fondé par la FIM, un facteur ayant pu avoir une portée sur la décision d’associer la fondation à cette série de concerts, qui devient dès sa création un élément régulier de la programmation annuelle du festival.

La série des concerts d’église présentée à l’Abbaye Saint-Pierre est en fait la deuxième série régulière de concerts pour choeur et orchestre à venir enrichir la programmation du Festival de Salzbourg, puisque la chorale de la Cathédrale de Salzbourg produit depuis 1928 une série étoffée de concerts de ce répertoire sous la direction de son Kapellmeister attitré, Joseph Messner.

La Cathédrale de Salzbourg avait été à l’origine le berceau de l’Association musicale de la Cathédrale et du Mozarteum (Dom-Musikverein und Mozarteum), fondée en 1841, jusqu’à ce que le secteur éducatif du Mozarteum crée sa propre fondation, la FIM, et se dissocie de la Cathédrale en 1881. Peut-on soupçonner un reste de rivalité entre les deux institutions, menant à la tenue de deux séries parallèles, chacune dirigée par un musicien local renommé ? Les seules archives du Festival ne permettent pas de répondre à cette question, qui exigerait une plongée dans les archives (non numérisées) des deux institutions concernées.

Ce que la consultation des archives du festival permet de constater est une répartition bien marquée de deux oeuvres majeures du répertoire mozartien pour choeur et orchestre : en effet, tout au long de la remarquable longévité des deux séries, le Requiem est resté l’apanage de Messner et du Choeur de la Cathédrale, tandis qu’à l’Abbaye Saint-Pierre, Paumgartner et des ensembles ad hoc, avec le soutien de la FIM, se sont approprié la Messe en do mineur.

Cette appropriation du répertoire sacré pour choeur et orchestre par des producteurs extérieurs au festival, tel que le laissent entendre les mentions sur les fiches des archives, devait permettre d’étoffer la programmation de représentations de qualité à moindre coût pour le festival lui-même. Encore une fois, cet aspect mériterait une visite dans les archives de la FIM et de la Cathédrale. La participation de la Cathédrale en tant que producteur extérieur a probablement facilité l’inclusion d’un musicien conservateur et pro-Anschluss comme l’était Joseph Messner dans un festival qui, comme nous l’avons vu, servait par ailleurs de vitrine à l’esprit identitaire autrichien anti-annexion.

Du côté des opéras, les Tableaux 5 et 6 montrent qu’aucun grand changement n’est à noter au cours de cette période : la trilogie Da Ponte maintient sa suprématie sur les autres opéras, bien que Le nozze di Figaro déloge Don Giovanni comme opéra le plus programmé, plaçant celui-là ex aequo avec Così fan tutte. Notons qu’à partir de 1934, les productions de Don Giovanni puis celle de Le nozze di Figaro en 1937 dirigées par Bruno Walter sont présentées dans l’italien original[13].

Tableau 5

Nombre de représentations d’opéra par année (1933-1937)

Nombre de représentations d’opéra par année (1933-1937)

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Tableau 6

Opéras de Mozart présentés par année (1933-1937)

Opéras de Mozart présentés par année (1933-1937)

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C’est aussi Walter qui dirige en 1933 la première des deux seules productions de Die Zauberflöte de la période (la deuxième étant celle déjà mentionnée sous la direction musicale de Toscanini), une reprise de la production présentée en 1931 et 1932, tout comme il dirige l’unique production de Die Entführung aus dem Serail, un opéra qu’il avait lui-même introduit à la programmation en 1926.

Ces années d’or laissent présager pour le festival un avenir resplendissant, mais le vent tourne rapidement, comme il allait bientôt tourner pour tout le continent européen et le monde entier : le 12 février 1938, Schuschnigg se voit forcé de signer l’Entente de Berchtesgaden, qui, sous couvert de reconnaître l’identité germanique de l’Autriche, prépare en réalité le terrain pour l’annexion. En apprenant la nouvelle de la rencontre entre Schuschnigg et Hitler, Toscanini s’empresse d’annuler sa présence au festival, mettant ainsi la hache dans les plans élaborés pour l’été 1938. Un mois plus tard, les troupes nazies entrent dans Salzbourg et l’Anschluss devient réalité. La population salzbourgeoise, qui, à l’opposé du gouvernement national, nourrissait des sentiments pro-annexion depuis la fin de la Première guerre mondiale et des sentiments antisémites depuis beaucoup plus longtemps, accueille l’entrée des troupes allemandes avec des saluts nazis et des cris de « Heil Hitler! »

Régime nazi (1938-1944)

Avec l’Anschluss, la responsabilité de la planification du Festival de Salzbourg passe aux mains du ministère de la Propagande, qui fait face dès lors à un défi de taille : le premier Festival sous l’égide du régime national-socialiste se doit d’être un événement d’envergure, d’une part pour confirmer la supposée supériorité des Allemands et d’autre part pour rassurer rapidement les visiteurs en provenance de l’étranger, qui, devant la nouvelle situation politique, annulent massivement leurs réservations. Une des premières actions des nouveaux maîtres est d’interdire la participation de personnes d’origine juive, ce qui signifie entre autres que Max Reinhardt, co-fondateur et figure généralement indissociable du Festival de Salzbourg, doit abandonner tout ce qu’il y a construit[14]. Bruno Walter pâtit également de cette interdiction.

Illustration 1

Affiche du Festival de Salzbourg 1938, présentant Mozart sous les traits d’Apollon.

Source : © IMAGO/Salzburger Festspiele

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Le dilemme qui se pose aux nazis est de déterminer comment rendre le festival « plus allemand tout en restant international » (Gallup 1987, 105), puisque, comme leurs prédécesseurs et malgré leurs proclamations qu’ils vont rendre le festival aux Allemands, ils constatent qu’ils ne peuvent se passer de l’influx étranger. Par ailleurs, le temps manque pour repenser en profondeur la programmation déjà élaborée. En termes de contenu, l’édition de 1938 ressemble en fin de compte aux précédentes. Elle est même un peu moins élaborée, puisque le nombre total d’oeuvres marque un léger recul à un niveau comparable à 1933 ou 1934, avant la période glorieuse des années d’or.

S’ils ne peuvent marquer un grand coup par une refonte réussie de la programmation, les nazis se saisissent de l’image visuelle de Mozart sur l’affiche annuelle, dans une mise en scène frappante : les silhouettes du château fortifié Festung Hohensalzburg et de la Cathédrale de Salzbourg servent d’arrière-plan à une représentation de Mozart sous les traits du dieu grec Apollon tenant une lyre (Illustration 1). Dans la mythologie grecque, Apollon est non seulement le dieu des arts et de la musique, mais également celui de la beauté masculine et, chez Nietzsche, le représentant de l’ordre et de la logique, en opposition aux excès de Dionysos. En associant Mozart à Apollon, les nazis en font un représentant de leurs idéaux raciaux aryens et établissent un parallèle entre les proportions classiques de sa musique et l’ordre sociétaire qu’ils comptent établir dans le pays nouvellement annexé.

Il ne devait pas y avoir de festival à l’été 1940 : Goebbels était d’avis que la ligne de « guerre totale » qu’il défendait ne permettait pas la tenue d’événements musicaux de cette envergure. L’Orchestre philharmonique de Vienne prend donc l’initiative d’organiser et de financer deux semaines de concerts au mois de juillet 1940, sous l’appellation « Été de la culture de Salzbourg » (Salzburger Kultursommer). La programmation est limitée à sept concerts symphoniques donnés par l’orchestre sous la direction de Hans Knappertsbusch, Karl Böhm, Wilhelm Furtwängler et, pour la seule fois au festival, Franz Lehár dans un programme de sa propre musique, un concert symphonique hors-série présenté par Kraft durch Freude et par le Front allemand des travailleurs (Deutsche Arbeitsfront) et deux Soirées Sérénades (passées sous la direction Willem von Hoogstraten pendant l’exil de Paumgartner). Les deux seules oeuvres de Mozart présentées cette année-là sont le Concerto pour violon no 5 en la majeur, KV 219, avec Wolfgang Schneiderhan dirigé par Karl Böhm, et la Gran Partita lors de la première de deux Soirées Sérénades, avec l’ensemble à vents de l’orchestre. Le directeur par intérim de l’orchestre Wilhelm Jerger note que ces concerts « ont été de francs succès, “bien que le ministère de la Propagande ait fait plus pour les empêcher que pour en faire la promotion[15]” » (Trümpi 2016, 136-137).

Tableau 7

Comparaison entre le nombre d’oeuvres de Mozart et le nombre total d’oeuvres par année (1938-1944)

Comparaison entre le nombre d’oeuvres de Mozart et le nombre total d’oeuvres par année (1938-1944)

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Cette édition hors de l’ordinaire n’est évidemment pas représentative de l’esprit du festival, mais son contenu démontre que sans direction artistique globale, sans possibilité de présenter des opéras, sans les séries de la Cathédrale et de la FIM, et avec une série de Soirées Sérénades squelettique qui a perdu son identité, Mozart est bien peu représenté.

Les archives du Festival sont laconiques quant au destin des séries des Concerts de la Cathédrale et de celle de Musique sacrée à l’Abbaye Saint-Pierre. En 1938, les deux sont encore offertes. En 1939, les deux séries et leurs chefs sont absents de la programmation, mais les deux oeuvres phares, le Requiem et la Messe en do mineur, sont toutes deux présentées à l’Abbaye Saint-Pierre sous la direction de Meinhard von Zallinger. En 1941, Zallinger revient pour diriger uniquement la Messe, avec la collaboration habituelle de la FIM. Par la suite, les deux oeuvres disparaissent de la programmation, ce qui s’explique aisément dans le contexte des contraintes de la guerre. Joseph Messner et la série des Concerts de la Cathédrale réapparaissent dès 1945 (la série conserve son appellation bien que les concerts ne puissent avoir lieu dans la cathédrale, endommagée par une bombe). De son côté, Paumgartner, qui avait été exilé de force à Florence, ne peut reprendre ses représentations de la Messe en do mineur qu’en 1950, puis annuellement à partir de 1952, toujours avec la collaboration de la FIM. À noter que dans l’intervalle de leurs absences respectives, hormis l’année 1939 avec Zallinger, ces oeuvres n’ont été reprises par aucun autre ensemble.

Tableau 8

Nombre de représentations d’opéra par année (1938-1944)

Nombre de représentations d’opéra par année (1938-1944)

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Tableau 9

Opéras de Mozart présentés par année (1938-1944)

Opéras de Mozart présentés par année (1938-1944)

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Regards sur le discours sur Mozart (1931-1938)

Les données présentées dans les sections précédentes montrent que les intentions des différents régimes ne se traduisaient pas nécessairement avec clarté sur le terrain : le répertoire mozartien présenté reste sensiblement le même et la part occupée par celui-ci au sein de l’ensemble du festival ne varie que dans une mesure assez faible.

Les données de programmation ne révèlent cependant qu’une partie de l’histoire, et il importe de jeter également un regard sur la façon dont ces événements et le personnage de Mozart ont été présentés et interprétés dans la presse, afin d’évaluer la portée de la propagande ciblée.

À cet effet, nous comparerons dans cette section le discours employé dans deux textes rédigés à deux moments différents de l’histoire de Salzbourg, soit en 1931 et en 1938 (au moment même de l’Anschluss), et parus dans le quotidien Salzburger Volksblatt[16].

Les deux textes sélectionnés sont du même auteur, le journaliste Otto Kunz (1880-1949). Critique d’art, journaliste culturel pour plusieurs journaux dont le Salzburger Volksblatt et connaisseur de Mozart, Kunz a participé aux démarches pour la rénovation de la maison natale du compositeur ainsi qu’à la conception de différentes expositions lui étant consacrées. Il a également été actif au sein de l’Institut central de recherche sur Mozart, dont l’orientation conservatrice a déjà été mentionnée. Un survol de ses articles[17] dévoile une attitude critique envers le Festival de Salzbourg, qu’il accuse d’être trop commercial et tape-à-l’oeil, de trop miser sur les grandes stars et de négliger par conséquent les artistes locaux, et enfin de n’être qu’une toile de fond pour une procession des bien nantis du monde entier qui viennent y parader. L’absence d’authentique révérence envers le génie de Mozart de la part de la direction est également une complainte récurrente dans ses écrits au sujet du festival. Il ne manque cependant pas de souligner la qualité artistique et musicale des interprétations lorsque celles-ci atteignent un calibre qu’il juge digne d’un festival de portée internationale.

Le premier article sous considération est intitulé « L’instrument des dieux » (« Das Werkzeug der Götter ») et a été publié le 26 janvier 1931, en prévision du 175e anniversaire de naissance du compositeur, le lendemain.

Kunz s’y emploie à décrire Mozart comme issu du peuple et proche de celui-ci. La description de la chambre modeste où est né Wolfgang et du seul portrait connu de sa mère, que l’auteur suppose aigrie par les luttes quotidiennes, servent manifestement cet objectif.

L’appartenance autrichienne du compositeur est fièrement mise de l’avant : les coquineries relevées dans sa correspondance sont mises sur le compte de « l’humour autrichien, […] qu’il semble avoir hérité de sa mère[18] ». La « joie de vivre autrichienne » devient un tremplin grâce auquel « l’humanité s’élève vers l’universalité[19] ». Cette universalité est exprimée en d’autres mots plus tôt dans le texte, alors que l’auteur affirme que « Mozart est libre d’idéologie et intemporel[20] », et qu’il dresse la liste des grandes villes européennes visitées par le jeune prodige (Vienne, Munich, Paris, Londres, Mannheim, Berlin, Naples), formant son jeune esprit à « l’élégance de la scène française, les caractéristiques folkloriques du style bavarois, la manière viennoise au pied léger, la grâce italienne[21] ».

Le texte de Kunz est suivi d’extraits de quelques lettres écrites entre 1770 et 1791 par Mozart aux membres de sa famille, formant un large portrait de sa personnalité : tour à tour léger et tendre, puis enjoué et décrivant son succès dans des lettres à sa soeur et sa mère, songeur mais serein dans une lettre à son père, et pressé et factuel dans un extrait d’une lettre à sa femme.

Le deuxième texte, intitulé « La mission de Salzbourg pour l’avenir » (« Die Sendung Salzburgs in der Zukunft »), est paru le 2 avril 1938, c’est-à-dire à quelques jours du référendum qui devait entériner a posteriori l’Anschluss et le jour même de la visite du Generalfeldmarschall Hermann Göring à Salzbourg. Contrairement au premier article, aucune circonstance musicale ou biographique particulière n’invite la publication de ce texte d’opinion de la part du critique. La seule motivation de Kunz pour ce texte substantiel occupant une pleine page du quotidien semble être de profiter du revirement dans la situation politique du pays et de l’effervescence suscitée par la visite de Göring ; le critique peut ainsi mousser sa vision de l’avenir de la ville de Salzbourg et de la place à accorder au personnage de Mozart au coeur du Festival.

Dans des élans presque poétiques, Kunz jongle entre les notions de Mozart comme représentant d’une identité germanique, celui d’un universalisme élevé et celui du peuple qui s’identifie à lui. Ces quelques phrases tirées du premier paragraphe illustrent cette juxtaposition :

L’Autriche est depuis toujours le pays de la musique et de l’artisanat nobles, et Salzbourg, la porte d’accès la plus importante vers le reste de l’Allemagne, devient maintenant porteuse de ce message. Dans ce contexte, l’objectif de Salzbourg est de devenir la métropole de l’Art au nom de Mozart, au nom de la magie de l’architecture de la ville et des paysages environnants. Mozart représente à la fois l’incarnation de la consécration et de la clarté, la synthèse la plus élevée de la musique, l’humanité la plus élevée et le ravissement le plus grand. Dorénavant il doit aussi devenir un archétype populaire, une source à laquelle puise toute la nation[22].

Un paragraphe intitulé « Mozart pour tous les Allemands » (« Mozart für alle Deutsche ») décrit comment Salzbourg accueillera à bras ouverts « le gendarme de circulation, le randonneur avec son sac à dos, le travailleur, en camarade à qui incombe le rôle le plus essentiel dans la reconstruction de l’Allemagne[23] ». La présence de cette catégorie de gens est vue comme étant plus favorable pour l’économie des commerces locaux que les riches visiteurs étrangers qui ne dépensent pas chez l’aubergiste du coin. Toutes ces bonnes gens, dans la vision de Kunz, cherchent à rencontrer Mozart dans chaque recoin de la ville, « à goûter à [leur] part de la magie de Mozart. Et si [elles] ne portent pas déjà cette attente dans leur coeur, il faut éveiller celle-ci en [elles]. […] Il ne s’agit pas seulement de combler le connaisseur, mais d’ouvrir la porte du grand royaume de Mozart au nouvel être humain allemand, au camarade, au travailleur, qui jusqu’à présent s’en tenait loin[24]. »

Sans hésitation, Mozart est dépouillé de son identité autrichienne pour devenir allemand : « Les Fêtes Mozart doivent redevenir d’authentiques célébrations de l’âme allemande[25]. » Des extraits de sa correspondance servent supposément à démontrer non seulement à quel point Mozart « se sentait allemand », mais que celui-ci « aurait célébré par des tintements de verres et par de la musique festive l’union de l’Allemagne aujourd’hui atteinte[26]. »

Conclusion

Il ressort de ces deux exercices d’analyse deux résultats en quelque sorte opposés. D’une part, nous voyons que le discours employé pour présenter Mozart a changé de façon marquante avant même le début de la Deuxième Guerre mondiale. Ses liens supposés avec le peuple sont soulignés à grands coups de pinceau à la moindre occasion ; son identité nationale est recadrée, aussi sans finesse, pour le mettre au service de la glorification de l’Allemagne, sans qu’on se soucie de définir de quelle Allemagne il s’agit. L’universalité de sa musique devient ainsi étroitement attachée à ses qualités allemandes.

D’autre part, les données statistiques démontrent que la place qu’occupent ses oeuvres au sein du Festival de Salzbourg ne varie pas énormément, du moins pas en proportion avec l’enflure rhétorique des discours qui les accompagnent.

Il semblerait que les organisateurs aient été conscients de leurs efforts limités, même s’il s’agit probablement plus d’une justification a posteriori que de l’explication d’un choix éclairé. En 1935, lors d’un discours soulignant la quinzième année d’existence du festival, le Landeshauptmann de Salzbourg Franz Rehrl avance que c’est justement en évitant de se concentrer trop spécifiquement sur les oeuvres de Mozart que le festival rend le mieux hommage à son esprit, et tourne cette position à l’avantage de l’indépendance artistique du festival :

En dépit de la hauteur à laquelle nous plaçons le génie incomparable et impérissable de Mozart, qui représente de plus l’expression musicale exacte du Salzbourg baroque, le festival ne pouvait se limiter à l’entretien de la mémoire de ce génie. […] Depuis toujours, le Nord et le Sud se tendent la main en ce lieu où ils ont trouvé l’harmonie. Le visage de la ville exprime la profondeur et le mysticisme nordiques illuminés de la clarté et du classicisme latins. Cette harmonie de la variété constitue justement l’essence universelle de Mozart et doit être conservée pour la durée et l’esprit du Festival de Salzbourg. De là découle la nécessité impérative de l’indépendance artistique du Festival de Salzbourg[27].

Reichspost, 12 août 1935, cité dans Kriechbaumer 2013, 162

Tout aussi étonnant est le fait que les oeuvres présentées appartiennent toujours au même éventail restreint, avec peu d’exceptions, et que les anniversaires de naissance ou de mort du compositeur sont plus ou moins soulignés. Il convient ici de souligner une dichotomie ressortant des histoires écrites du festival, qui se concentrent sur la « grande histoire », celle des vedettes venues de l’extérieur et dont les noms tapissent les programmes des grands concerts symphoniques et des opéras. Même le comité de direction d’origine, établi à Vienne et non à Salzbourg même, est constitué de noms légendaires, dont les contemporains mesuraient déjà l’influence : Max Reinhardt, Hugo von Hofmannsthal, Richard Strauss. Aussi attachées qu’aient été ces personnes à Salzbourg, elles s’y transplantaient annuellement sans y vivre réellement, et même si elles jouaient à adopter le mode de vie provincial en portant le costume traditionnel autrichien, elles ne mesuraient pas forcément la profondeur des valeurs conservatrices, l’emprise de l’antisémitisme et la force de l’aspiration à une identité nationale apte à remplacer celle de l’empire perdu. Leur propre mode de vie cosmopolite, en décalage avec ces traits, venait heurter les préoccupations de leurs hôtes. Exception faite peut-être de Bruno Walter, leur attachement à promouvoir les oeuvres négligées du génie local n’avait manifestement pas la ferveur d’un Bernhard Paumgartner.

À l’inverse, Paumgartner et son pendant à la Cathédrale, Joseph Messner, étaient des musiciens locaux bien établis qui, en tant respectivement que professeur et chef de choeur, maintenaient un contact constant et renouvelé avec la population locale. Leurs concerts risquent d’avoir été plus attirants pour celle-ci, ne serait-ce que par la participation de personnes de leur entourage, en tant qu’élèves du Mozarteum ou membres des chorales impliquées.

L’histoire de la relation entre Mozart et le Festival de Salzbourg ne pourra être complète tant que celle de l’implication de ces deux hommes et des organisations musicales qu’ils menaient ne sera pas mieux connue. La longévité exceptionnelle des séries dont ils étaient les têtes d’affiche justifie en elle-même une étude approfondie. Pourquoi cette répartition stricte assignant le Requiem à l’un et la Messe en do mineur à l’autre ? Qui étaient les membres de la Chorale de la Cathédrale, du Salzburger Liedertafel et de tous les autres choeurs impliqués dans leurs séries de concerts respectives, et comment ces personnes percevaient-elles leur attachement au Festival de Salzbourg et aux oeuvres de Mozart ?

Les réponses à ces questions et à celles qui s’ensuivront s’ajouteront au portrait déjà esquissé des volets plus « glamour » du Festival, produisant une histoire nuancée, et ainsi probablement plus juste, d’un des plus grands festivals de musique au monde et de sa relation avec un des compositeurs les plus chéris par les mélomanes.