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Internet est souvent associé au concept d’autorégulation, ce qui impliquerait que le réseau porte en lui-même la capacité de réguler les fonctions et les enjeux qui s’y rattachent, des infrastructures de réseaux aux différentes applications. De nature technique et ensuite commerciale, un mode de gouvernance privé et transnational s’est graduellement institutionnalisé. Ce mode de gouvernance a rompu fondamentalement avec les fondements du régime international des télécommunications qui existait préalablement et dont les principes coïncidaient avec une organisation industrielle monopolistique du secteur des télécommunications s’étant imposée au cours des XIXe et XXe siècles.

Aujourd’hui, Internet n’est plus une technologie naissante dont il convient de couver l’incubation, le « réseau de réseaux » qui liait initialement une poignée d’universités et d’organisations, principalement américaines, est désormais devenu transnational et l’un des plus importants espaces d’échanges commerciaux de la planète et, en parallèle, le siège d’un nombre sans cesse croissant de controverses, notamment en matière de sécurité, de droits humains ou de propriété intellectuelle. Ainsi se pose la question d’une régulation publique concernant un bon nombre de problèmes de l’action collective.

Il est d’ailleurs significatif que les entreprises dominantes du numérique reconnaissent désormais le besoin de certaines formes d’intervention étatique. Par exemple, en 2019, Mark Zuckerberg, fondateur, président et actionnaire majoritaire de Facebook, appelait les États à jouer un rôle plus proactif en matière de régulation d’Internet, en vue de la protection de la vie privée ou encore de portabilité des données alors que Tim Berners-Lee, ingénieur américain connu comme étant le créateur du langage HTML, et donc du World Wide Web, a pour sa part demandé aux États d’encadrer fermement les activités des grandes entreprises numériques, qui seraient, selon lui, devenues des menaces pour le caractère libre et ouvert du réseau en raison de leur contrôle et leur capacité de monétisation sur les principaux pôles d’activités des internautes[1]. Il est même question de scinder les géants du numérique, cela se discute en Europe et aux États-Unis, pour contrôler le pouvoir de marché grandissant de manière exponentielle de ces acteurs transnationaux.

Signe de la volonté accrue des États et des Nations unies de jouer un plus grand rôle dans ce monde d’interconnexions, le secrétaire général des Nations unies a créé le groupe de haut niveau sur la coopération numérique qui a fait des recommandations concrètes, en juin 2019, au niveau de la coopération numérique mondiale[2]. Mais les fondements de la coopération internationale changent, car les États ne sont pas seuls à agir. Toutes les parties prenantes sont désormais impliquées dans un modèle nouveau de multilatéralisme, le multistakeholder model. Si l’on ne parle pas de nouvelles structures, le groupe de haut niveau sur la coopération numérique vise à orchestrer les actions des organisations et des acteurs oeuvrant actuellement dans la gouvernance d’Internet. Ce modèle provoque une réflexion de fond sur les processus et les mécanismes traditionnels et légitimes de la coopération internationale. Chose certaine, diverses organisations internationales déploient des efforts réglementaires et initiatives de régulation traitant de problématiques aussi variées que la protection de la vie privée et des données sensibles, la fiscalité, le commerce, la neutralité d’Internet ou encore la supervision et modération des contenus qui circulent sur le web et les diverses plateformes d’échanges en ligne.

Plusieurs organisations internationales jouent un rôle dans la gouvernance d’Internet et des secteurs du numérique. Certaines organisations internationales sont plus influentes que d’autres, car il existe des relations de pouvoir qui structurent et déterminent leur importance relative tout comme leur influence dans les régulations des communications du XXIe siècle. D’autres restent en marge des organisations internationales publiques et conservent un pouvoir structurant incontestable. Dans cette contribution, nous dresserons un portrait succinct de l’évolution de la gouvernance d’Internet et plus généralement de tout ce qui touche les communications électroniques et les plateformes numériques. Cette contribution est structurée en trois temps distincts et en analysant les moments, les controverses et les organisations ayant marqué l’évolution de cette gouvernance hybride, multiniveaux et multidimensionnelle. Le premier temps aborde la gouvernance technique, le deuxième discute, la dimension commerciale alors que le troisième se penche sur les enjeux politiques.

I. Gouvernance technique transnationale – loin de l’UIT

En tant qu’infrastructure des télécommunications transnationales, Internet aurait sans doute pu échoir à l’Union internationale des télécommunications (UIT), l’organisation onusienne chargée des communications à l’échelle internationale. L’histoire en a toutefois voulu autrement et c’est loin de ce régime international des télécommunications préexistant centré sur l’UIT, que la gouvernance d’Internet s’est développée et structurée.

Le régime international des télécommunications centré sur l’UIT a été très robuste. Les fondements en sont les suivants : des marchés internationaux organisés (monopoles publics en général), l’interconnexion des réseaux nationaux et l’interopérabilité des équipements ainsi que le trafic transfrontalier. Le Traité de Paris de 1865 a fusionné deux unions (traités Dresden créant Austro-German Telegraph Union en 1850 et le West European Telegraph Union de 1855)[3] et crée la première organisation internationale moderne garante des principes organisateurs des relations télégraphiques entre les États membres et des règles et lignes directrices concernant l’organisation technique des réseaux et des services de communications. Depuis 1865, l’UIT a surmonté plusieurs obstacles, notamment les effets de deux guerres mondiales et de l’émergence d’innovations technologiques majeures. L’UIT a su évoluer afin de traverser plus d’un siècle. Aujourd’hui, la mondialisation et l’émergence de nouvelles technologies de rupture, notamment Internet, constituent des défis importants pour un régime international centré sur le système des Nations unies et l’intergouvernementalisme.

Quatre décennies de développements technologiques ont permis de définir les fondements d’Internet (adresse IP, courrier électronique, navigation par liens hypertextes, les adresses web, le protocole HTTP, et le langage HTML, le navigateur web). Les États-Unis ont été un acteur central et hégémonique dans ces développements par le biais du Advanced Research Projects Agency Network (ARPANET) et du programme américain Defense Advanced Research Projects Agency (DARPA) qui ont débouché sur la mise en réseaux des recherches universitaires, à commencer par Stanford et l’Université de Californie à Los Angeles (UCLA). Nous sommes aux origines de la naissance de la Silicon Valley alors que les États-Unis s’apprêtent à jouer un rôle déterminant dans la gouvernance d’Internet. Des éléments incontournables de la navigation ainsi que du développement d’applications et de contenus mèneront à la prééminence actuelle de la Silicon Valley dans l’économie numérique mondiale, résultat direct de la consolidation, autant des capitaux que des expertises, qui a eu lieu lors de cette période dans cette région des États-Unis[4].

Radicalement novateur, Internet incarnait la confrontation entre deux mondes, l’ancien et le nouveau. Les télécommunications du XXe siècle se sont organisées autour de monopoles nationaux fournissant des services publics universels pour lesquels la concurrence était souvent considérée plus préjudiciable que bénéfique. Le rôle de l’UIT était d’harmoniser les interconnexions et la faciliter la collaboration entre les différents opérateurs nationaux et, vu l’importance de la mainmise exercée par les gouvernements nationaux vis-à-vis ceux-ci, le modèle intergouvernemental traditionnel constituait un arrangement adéquat. Les pionniers d’Internet envisageaient l’émergence d’un nouveau monde qui allait aussi transformer radicalement la société et ceci sans respect pour les frontières. Caractérisé par un déterminisme technologique et un techno-idéalisme, on l’envisage comme un vecteur d’un monde sans frontières, sans discrimination et dépourvu de toute contrainte gouvernementale[5]. Un monde dématérialisé, décentralisé et foncièrement libre et ouvert, noyauté par une poignée d’instances dirigeantes dont les mandats et les pouvoirs se limitent à la facilitation technique des interconnexions locales, régionales et mondiales.

Cet écosystème initial, souvent identifié sous l’expression de « communauté technique », partiellement incarné dans des instances formelles telles que l’Internet Engineering Task Force (IETF)[6] et le World Wide Web Consortium (W3C), s’est constitué autour de normes, règles et spécificités culturelles divergeant radicalement de celles développées à l’UIT. Incubé et financé par diverses branches, civiles comme militaires, du gouvernement américain[7] et jouissant d’une large liberté d’action dans la structuration du volet civil du réseau, l’Internet a pu ainsi être incubé dans un contexte échappant au rôle de supervision des États et de l’UIT et ses protocoles fondamentaux (TCP/IP, notamment) ont été conçus pour permettre une interopérabilité complète entre différentes technologies et supports matériels de transmission (câble, satellite ou téléphonie, par exemple).

Bien que nominalement ouverte et pluraliste, l’IETF est principalement composée de spécialistes des domaines scientifiques et techniques, ingénieurs et chercheurs spécialisés en informatique et télécommunication disposant des connaissances nécessaires pour comprendre des enjeux techniques complexes et dont les incidences politiques ultérieures n’étaient guère d’ampleur, initialement, à susciter l’implication d’autres personnes ou d’autres organisations. Ce manque de représentativité politique et, surtout internationale, a généré son lot de frictions et donné lieu à une période de compétition avec l’UIT[8].

L’UIT a pourtant été considérée comme une alliée potentielle par des membres éminents de la communauté technique, coalisée au sein de l’Internet Society (ISOC)[9]. C’est ainsi qu’un protocole d’entente (memorandum of understanding, MOU) fut signé en mai 1997. Le contrôle effectif des infrastructures et de leur financement demeurant cependant sous contrôle américain, ce protocole n’aura jamais pu aller au-delà d’une recommandation non contraignante. Il ne sera pas question d’extirper l’Internet de l’orbite politique des États-Unis qui maintiendront indirectement leur contrôle à travers la fondation en 1998 de l’ICANN (Internet Corporation on Assigned Names and Numbers), une organisation sans but lucratif enregistrée dans l’État de Californie.

Après sa création formelle, et héritant du mandat préalablement confié à l’Internet Assigned Numbers Authority (IANA), l’ICANN s’est imposée comme l’autorité mondiale en matière d’attribution des noms de domaines et d’adresses IP malgré les multiples controverses se succédant depuis sa création[10].

Cette crise a constitué l’un des principaux accélérateurs des efforts de pluralisation et de démocratisation de la gouvernance d’Internet et la reconnaissance par l’UIT du modèle de gouvernance privée et multipartite (le multistakeholderism). Les États-Unis cesseront de s’opposer à la volonté de l’UIT de jouer un rôle plus actif dans la gouvernance d’Internet, ce qui se traduira par la mise sur pied du Sommet mondial sur la société de l’information (SMSI) de 2003 et 2005 et du Groupe de travail spécialisé sur la gouvernance d’Internet (GTGI). Bien qu’elle n’ait pas réussi à s’arroger un rôle aussi central dans la gouvernance d’Internet que pour d’autres technologies relevant d’un intergouvernementalisme plus traditionnel, l’UIT conserve un siège d’observateur au sein du GAC (Governmental Action Committee), instance de l’ICANN servant de courroie de transmission avec les États membres de l’ONU. Il s’agit d’un comité à vocation consultative, mais il possède une certaine autonomie visà-vis l’ICANN. Il peut, par exemple, demander une consultation et, en cas de désaccord, l’ICANN doit expliquer à la communauté des utilisateurs les raisons pour lesquelles un consensus n’a pu être atteint et les gouvernements, au besoin, conservent le droit de légiférer localement sur les sujets et questions jugées plus controversées[11]. Le Plan d’action du SMSI de 2003 et les « déclarations de principes » illustrent bien que le fait que les États ne s’entendaient guère. Lors d’une phase de discussions subséquente lors du SMSI de 2005 à Tunis, le GTGI débouchera sur la mise sur pied du premier Forum mondial sur la gouvernance de l’Internet (FGI) pour garder un oeil sur les activités de l’ICANN et l’expansion de son rôle dans la gouvernance d’Internet[12]. Les SMSI de 2003 et 2005 ont donc permis d’engager une discussion élargie sur les interactions entre les divers domaines qui s’entrecroisent dans la gouvernance d’Internet et plus généralement dans la gouvernance de la société de l’information, mais sans donner un mandat clair à l’UIT, ni à l’ONU.

Le Forum mondial sur la gouvernance de l’Internet fut créé en 2005 permettant de relancer l’UIT dans un processus dynamique et novateur qui a fait émerger un processus de délibération menant à des déclarations et des plans d’action. Ces SMSI et leurs impacts ont à la fois annoncé une redynamisation de la réponse interétatique tout en reconnaissant le mérite des trajectoires émergentes d’une régulation transnationale pluraliste évoluant à l’extérieur du système des Nations unies et on peut y voir l’origine d’une certaine redéfinition du rôle de l’UIT dans un contexte de gouvernance globale des communications électroniques.

Le contraste entre l’UIT et l’ICANN est frappant. Le fait de développer les aspects fondamentaux de la gouvernance d’Internet au sein de l’ICANN et non à l’UIT, une institution centenaire qui a une approche traditionnelle et stato-centrée, suggère un contexte institutionnel reflétant un changement radical dans le système mondial. Les tensions entre les modèles de gouvernance interétatiques et multi-parties prenantes se sont aussi cristallisées en décembre 2012 dans le cadre du Congrès mondial sur les technologies de l’information (CMTI/WCIT) de l’UIT. Le contraste entre les modèles respectifs associés à l’UIT et l’ICANN s’y est illustré de manière frappante provoquant une crise dans le régime de gouvernance d’Internet. Nous y reviendrons dans la troisième partie. Pour l’instant, tournons-nous vers la gouvernance marchande enracinée dans les traités de commerce international.

II. Gouvernance marchande – plus loin de l’UIT

Au nombre des OI qui jouent un rôle important dans la dimension marchande de la gouvernance d’Internet, nous retrouvons l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (CNUCED) et la Banque mondiale. Dans cette section, nous insisterons surtout sur les traités et les organisations commerciales qui ont éloigné encore plus l’UIT de la gouvernance d’Internet en institutionnalisant un processus de libéralisation des secteurs des télécommunications et du commerce électronique. D’une régulation monopolistique, nous sommes passés à un cadre concurrentiel fondé sur le néo-libéralisme[13].

Dans le contexte du régime international des télécommunications, on préconisait l’établissement de monopoles naturels, ce qui impliquait une réglementation rigoureuse de grands monopoles sous contrôle privé ou public autant au niveau des opérateurs de réseaux que des fabricants d’équipements. Généralement, le commerce entre les nations était planifié entre monopoles et les frictions commerciales, politiques ou techniques, résolues par des procédés de médiation et coopération internationale laissant peu de place à l’intervention de la société civile et ne permettaient pas d’accès au marché aux entreprises étrangères désireuses de s’y investir. Une nette préférence s’est également manifestée pour la séparation, au niveau réglementaire, des industries touchant aux contenus et des opérateurs de réseaux. Une réglementation stricte a donc été mise en place pour créer des barrières sectorielles. Les modalités d’interconnexion des systèmes nationaux de télécommunication, autant en termes de faisabilité technique que de facturation, faisaient l’objet de négociations au sein de l’UIT.

Ce modèle correspondait à celui qui était défendu par la plupart des pays d’Europe occidentale. Les États-Unis pour leur part ont préconisé une gouvernance différente à partir des années 1980, moins restrictive et plus libérale. En toile de fond, les pressions croissantes découlant de la mondialisation économique, et plus particulièrement de l’intégration accélérée des activités de production, financières et commerciales d’entreprises et de réseaux d’entreprises d’envergure transnationale ont eu pour effet d’éroder le modèle intergouvernemental et centralisateur centré sur l’UIT.

Ainsi, bien que le régime international piloté par l’UIT puisse encore sembler stable et robuste vers la fin des années 1980, le principal vecteur de croissance dans les télécommunications s’articulait autour de technologies numériques ordinateur à ordinateur (ou hôte à hôte) et de moins en moins sur la base d’arrangements entre systèmes nationaux interconnectés. La stratégie américaine de promotion systématique d’initiatives de privatisation et de libéralisation des réseaux et des services de télécommunications lors de la négociation d’ententes commerciales bilatérales ou multilatérales, aura pour effet de jeter les bases sur lesquelles le commerce électronique se développera.

Graduellement, les États-Unis allaient rallier la plupart des pays du monde à une tendance générale consistant à se départir des politiques invasives et monopolistiques qui leur semblaient brimer l’innovation. Ils allaient privilégier une approche plus libérale ou la mise en concurrence plus ou moins encadrée de fournisseurs de services privés était vue comme davantage propice à l’expansion et à l’innovation que les grands monopoles lourdement réglementés dans ces industries de télécommunication où le numérique (données, information, services) en venait à supplanter l’analogique[14].

Dans ce capitalisme de l’information, du savoir et des communications, la question des droits de propriété intellectuelle verra l’Organisation mondiale de la propriété internationale (OMPI) intervenir dans la gouvernance d’Internet. Ayant joué un rôle dans la synchronisation du système d’allocation d’adresses Internet avec celui des droits de propriété intellectuelle, principalement à travers l’élaboration et la ratification de deux traités (le Traité sur les droits d’auteur et le Traité sur les interprétations et exécutions de phonogramme), l’OMPI agit comme fournisseur de services de médiation en cas de dispute entre deux parties via son Centre d’arbitrage et de médiation (nommé Principes directeurs pour un règlement uniforme des litiges et connu sous l’acronyme UDRP). D’ailleurs, dès la fondation de l’ICANN, il fut donc question d’harmoniser les pratiques nouvelles avec le régime international de gestion des droits de propriété intellectuelle supervisé par l’OMPI.

L’Accord sur les technologies de l’information (ATI)[15], signé par 29 participants à la Conférence ministérielle de l’OMC de Singapour en 1996, rejoint maintenant 82 participants, soit 97 % du commerce mondial des produits des technologies de l’information qui s’engagent à éliminer les droits de douane sur ces produits. C’est au sein de l’OMC que ce régime sera codifié, à travers deux traités, l’Annexe sur les télécommunications[16] et l’Accord sur les télécommunications de base (ATB) entré en vigueur en 1998[17]. Le rôle de la première était en premier lieu d’encadrer les modalités d’interconnexion entre les réseaux publics et privés et, plus particulièrement, que chaque pays signataire s’engage à permettre aux fournisseurs de services d’autres membres de se connecter aux réseaux publics de télécommunication « suivant des modalités raisonnables et non-discriminatoires »[18] et à permettre une interopérabilité transparente avec les protocoles de télécommunication utilisés par ces derniers.

La véritable rupture survint cependant avec l’Accord sur les télécommunications de base, signé en 1997 qui est complémentaire à l’ATI en prévoyant la réduction des tarifs sur les équipements de télécommunications. L’ATB est venu conforter l’idée de la généralisation du modèle d’accès au marché comme fondement d’une nouvelle configuration internationale des télécommunications. Depuis, les États abordent le secteur des télécommunications dans une perspective nouvelle, principalement caractérisée par un positionnement favorable à la libre concurrence et au libre-échange, ce qui signifiait l’abandon généralisé du modèle du monopole réglementé, le déplacement de la coopération internationale de l’UIT vers les espaces de négociations commerciales, ainsi que la participation accrue du secteur privé dans le développement de l’environnement institutionnel et réglementaire des télécommunications. Les accords commerciaux permettront de créer un nouvel ordre mondial des télécommunications loin des discussions à l’UIT. Plusieurs accords ont mis en place des règles d’accès au marché et des éléments significatifs de coopération réglementaire sur de nombreux aspects du commerce électronique, notamment en ce qui concerne la localisation des données, les restrictions ou les règles relatives au contenu local, etc... L’OMC est donc, de facto, devenue un site de gouvernance de plus en plus important pour les équipements, les transmissions électroniques et les flux de contenus par voie électronique.

Nombre de controverses portent désormais sur les implications des accords commerciaux sur la capacité des États d’intervenir sur de nombreux aspects du commerce à l’ère numérique. Si les chapitres portant sur le commerce électronique n’empêchent pas la régulation des États, elle doit être compatible avec l’esprit et la lettre des accords qui sont de plus en plus complexes et controversés puisque le commerce électronique structure les nouvelles routes du commerce. Mais ce qui est intéressant à noter est que la capacité technique de pénétration du web renverse désormais la vapeur. Il ne s’agit plus pour les États de déterminer si une entreprise peut avoir accès au marché local, mais bien de déterminer si l’État peut forcer la sortie ou négocier avec une entreprise qui est en mesure d’accéder à des marchés de l’étranger sans autorisation et même sans présence physique. La plateformisation économique mondiale permet notamment à Netflix, Uber et autres GAFA (Google, Amazon, Facebook, Apple) plus généralement d’accéder aux marchés du monde avec une facilité qui met les industries locales devant des restructuration industrielle périlleuses et les gouvernements devant des problèmes des plus complexes.

La révolution numérique a modifié la nature du commerce et de la mondialisation. La redéfinition des relations commerciales est très profonde - voire paradigmatique. L’OMC est au coeur des discussions très complexes concernant l’adaptation des règles commerciales multilatérales à l’ère du commerce électronique. En 2019, on y a amorcé des négociations sur le commerce électronique, notamment sur le moratoire des tarifs sur les transmissions électroniques qui prévaut depuis 1998 ainsi que sur les classifications des produits. Concernant le moratoire, il fut reconduit jusqu’en 2017, mais la question est toujours ouverte et un consensus pourrait être remis en cause.

Le commerce électronique est devenu le moteur de l’économie et l’OMC doit répondre à de nombreuses nouvelles questions que son émergence et son développement phénoménal soulèvent[19]. La question du moratoire rejoint celle de la classification des produits dans la mesure où la définition même des « transmissions électroniques » est objet de débats intenses. Est-ce que le moratoire vise le support des transmissions ou s’étend-il au contenu des transmissions ? Les exportateurs de contenus défendent une approche plus extensive alors que les pays importateurs auraient plutôt intérêt à restreindre la définition afin de conserver une marge de manoeuvre. Cette question touche aussi la taxation des biens et services numériques puisque la présence sur les marchés d’exportation n’est pas techniquement nécessaire pour fournir un service à un utilisateurs d’Internet où qu’il soit. Plus fondamentalement, la capacité de récolter des impôts ou des taxes de ventes est posés aux puissances publiques et remet en question les limites de la souveraineté économique des États à l’ère numérique, nous y reviendrons.

III. Gouvernance politique – et encore loin de l’UIT

Il existe une vision de plus en plus consensuelle à l’effet la régulation d’Internet devrait être orientée par l’apport d’acteurs émanant du secteur privé, des ONG, ou de la société civile, qui sont ici conçus comme représentatifs des intérêts variés des utilisateurs du réseau, mais que les États doivent également y jouer un rôle[20]. Le modèle multiples parties prenantes doit-il mettre tous les acteurs sur le même pied ? Les controverses et les luttes de pouvoir se situent à ce niveau et surtout au niveau de la légitimité démocratique de la gouvernance d’Internet et du numérique qui s’est développée jusqu’à ce jour sans se soucier de sa cohérence d’ensemble[21].

Récemment, la gouvernance d’Internet voit le rôle des États remonter en puissance, tout en acceptant le modèle de multiples parties prenantes. Le secrétaire général des Nations unies a constitué un groupe de haut niveau sur la coopération numérique ayant déposé un rapport en 2019 recommandant une série de pistes de solutions au niveau de la coopération numérique mondiale, des droits de la personne et de la promotion de l’inclusion des femmes et minorités[22]. Cette mouvance vers une dimension plus délibérative et plus politique de la gouvernance d’Internet n’est pas sans lien avec les effets des révélations d’Edward Snowden au sujet des divers programmes de cybersurveillance déployés par le gouvernement américain et la National Security Agency américaine (NSA) en 2013. Ces révélations ont aussi mis en lumière un clivage entre les pays qui désirent réaffirmer le modèle stratocentré dans le cyberespace, notamment la Chine, le Brésil, la Russie et l’Arabie saoudite. En effet, le scandale autour du programme PRISM de surveillance électronique de la NSA mettait en évidence le fait que le gouvernement américain jouissait d’un important rapport de force vis-à-vis certains des plus grands opérateurs de plateformes et fournisseurs de services et pouvait en dégager des pouvoirs d’interception et de surveillance des masses de données qui s’y transigent et ce, autant pour des ressortissants domestiques qu’étrangers.

Bien que les institutions transnationales formelles régissant l’Internet n’aient pas eu de rôle à jouer dans la mise en place de ces programmes, ce scandale a provoqué un important débat sur la position privilégiée des États-Unis, de même qu’une certaine dissonance entre sa position pluraliste et intégrative et sa capacité d’exploiter celle-ci pour ses propres efforts de renseignement et ceux de pays alliés. On assiste, peu de temps plus tard, à la mise en place de l’Initiative NetMundial, qui se veut être le siège d’une remise en question de l’autorité de surveillance américaine au profit d’une inclusivité, d’une ouverture et de la transparence accrue des institutions régulant Internet. Cette initiative s’intéresse à la gouvernance plurielle d’Internet et a surtout promu la condamnation de la surveillance électronique, la neutralité d’Internet ainsi que la fin du contrôle effectif des États-Unis au profit d’une gouvernance multilatérale[23].

Le gouvernement américain enclenchera formellement, lors du 52e sommet de l’ICANN, un processus de rétrocession de certaines de ses plus importantes prérogatives de supervision à l’endroit de l’institution, annonçant du même coup que celle-ci était désormais devenue assez mature pour être administrée par la communauté globale des internautes et ses représentants attitrés. Le processus de rétrocession devait par contre se faire en préservant les arrangements institutionnels préexistants. Le 1er octobre 2016, le contrat entre ICANN et l’Administration nationale des télécommunications et de l’information (NTIA) du Département du commerce des États-Unis relatif à l’opération des fonctions de l’IANA s’est terminé, marquant le transfert de la coordination et de la gestion des identificateurs uniques de l’Internet au secteur privé, ce qui fortifie le modèle multipartite et renforcer la reddition de comptes.

La dimension politique s’adresse à plusieurs autres questions d’intérêt public. C’est le cas du cadre normatif entourant la protection des données et le droit à l’oubli prévu par la régulation européenne sur la protection des données (Le Règlement nᵒ 2016/679, dit Règlement général sur la protection des données) entrée en vigueur en mai 2018, à laquelle se sont conformées les plus grands opérateurs de plateformes numériques transnationales[24]. Les règles portent sur l’obtention du consentement des utilisateurs lorsqu’il y collecte de données personnelles, la sécurisation et la protection des données collectées, la propriété des données personnelles des citoyens (« droit à l’oubli ») (art 16) ; Droit d’accès aux données par les utilisateurs (art 13-15) ; Droit de portabilité des données (art 20) ; Droit d’explication et d’opposition dans des cas de profilage ou prise de décision automatisée (art 21-22).

Ainsi, autant le scandale Snowden et ses conséquences que la propagation des droits associés à ce règlement européen témoigne du fait que l’écosystème réglementaire d’Internet résulte désormais de processus plus ouverts et pluralistes qu’à l’ère de l’Internet pré-commercial ou le gouvernement américain et la communauté technique jouissaient d’une autonomie quasi-complète dans la gouvernance du réseau mondial. On y constate aussi un rôle important joué par l’Union européenne qui a développé un système supranational de régulation des communications électroniques et des régulations qui ont eu un rayonnement et des incidences extraterritoriales très significatives.

De nouvelles controverses ont émergé au sein de l’ICANN elle-même lorsque les intérêts privés sont entrés en conflit avec des préoccupations des États, ou du public élargi. Ce fut le cas lors du litige opposant le géant du commerce en ligne Amazon et le gouvernement brésilien. En 2012, des enchères ont été lancées pour l’acquisition de la première vague de top-level domains (TLD) privés et le géant américain fit parvenir une requête afin d’obtenir la création et la gestion en circuit fermé du TLD « AMAZON ». Des gouvernements de pays de la région amazonienne membres de l’Organisation du traité de coopération amazonienne (OTCA) s’y opposèrent et enjoignent l’ICANN de ne pas accorder à une entreprise privée ce qui, selon eux, constituait l’accaparement d’une ressource électronique qui devrait plutôt échoir aux citoyens, organisations et initiatives d’intérêt public de la région amazonienne. Sept ans plus tard, en mai 2019, après un long processus d’arbitrage et de délibérations, l’ICANN annonce que la firme de Jeff Bezos obtiendra formellement le droit d’exploiter le nom, pour ensuite encore remettre le processus en suspens à la suite du dépôt d’une lettre de reconsidération du gouvernement colombien. Au moment d’écrire ces lignes dans le sillage du sommet de l’ICANN de novembre 2019 se déroulant à Montréal, le processus reste toujours irrésolu. Du côté des huit pays contestataires de l’OTCA, on y voit une perte de souveraineté sur un élément clé de leur patrimoine régional et humain. Peu importe l’issue du litige, on constate que les TLD et autres ressources immatérielles propres à l’économie numérique peuvent souvent mener à l’entrechoquement d’intérêts politiques et économiques majeurs[25].

D’autres enjeux, tels que celui de la neutralité des réseaux, sont le résultat direct de la tension entre le monde post-Internet, et les choix et compromis qui ont été faits dans l’ancien régime centré sur l’UIT. La neutralité d’Internet (Net Neutrality) a été définie par Timothy Wu comme étant avant tout un principe d’organisation de réseaux informatiques qui assure que tous les contenus, sites et plateformes sur Internet sont traités sur un même pied d’égalité[26]. Plusieurs autorités de régulation défendent le principe de neutralité d’Internet, mais comme la situation aux États-Unis le démontre, cet interventionnisme est contesté. Le 14 décembre 2017, en promulguant l’abrogation[27] du principe de la « neutralité du Net », la FCC (Federal Communication Commission) accordait une marge de manoeuvre beaucoup plus importante aux fournisseurs d’accès Internet américains (AT&T, Comcast, Verizon, Qwest, etc.) dans la supervision, l’interception et le contrôle des flux de de données et contenus transitant via leurs infrastructures de réseaux, débridant par la même occasion la libre concurrence entre ces entreprises et les fournisseurs tels que Netflix ou Spotify dont l’activité est principalement basée sur la gestion et la distribution de contenus, plutôt que l’opération d’infrastructures physiques à grande échelle. Cette décision, bien qu’elle ne s’applique pour le moment qu’aux États-Unis, est symptomatique des nouvelles régulations asymétriques des services numériques, notamment dans un contexte de convergence intersectorielle où les activités d’entreprises opérant à une échelle transnationale dans les secteurs des télécommunications, des nouveaux médias et de l’Internet auront des impacts de plus en plus importants, à court ou moyen terme, sur les politiques et les cadres règlementaires nationaux et internationaux de soutien aux industries culturelles locales et de promotion/protection de la diversité des expressions culturelles numériques.

L’une des questions les plus importantes pour les États est probablement celle qui concerne la fiscalité à l’ère du numérique. En effet, la capacité des géants du web à contourner et exploiter les asymétries et les trous des politiques nationales dans le domaine fiscal entraîne des pertes dans le secteur du numérique, mais également dans presque tous les autres secteurs d’activités économiques. Plusieurs États, comme la France, ont réagi avec des réformes et des mesures fiscales, mais la plupart des pays attendent que les travaux de l’OCDE en la matière aboutissent. Les questions qui se posent sont nombreuses. Parmi celles-ci, on notera 1) comment faire face aux problèmes fiscaux induits par la numérisation de l’économie ? ; 2) comment en arriver à une solution fondée sur un consensus pour refondre le système fiscal international avec plus de 130 pays et des idées provenant des pouvoirs publics, des entreprises, de la société civile, des milieux universitaires et du grand public?; et 3) comment s’assurer que les entreprises multinationales paient leur part de l’impôt et résoudre les éventuels chevauchements avec les règles existantes et d’atténuer les risques de double imposition ?

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Le secteur des télécommunications a subi des transformations radicales au XXe siècle qui se sont traduites par le passage d’un régime international de télécommunication centré sur l’UIT à un cadre de gouvernance mondiale d’Internet faisant intervenir une pluralité de sites de gouvernance et de régulation transnationale répondant à une dynamique d’un capitalisme de réseau globalisé[28]. D’un secteur basé sur les réseaux et services de télécommunication nationaux, il est devenu un secteur mondialisé des communications électroniques. Les frontières traditionnelles reposant sur des systèmes géographiques nationaux et sous-nationaux interconnectés sur la base de négociations internationales à l’UIT, ainsi que sur celles séparant différents secteurs qui convergent maintenant vers un seul secteur de communications électroniques intégrant l’informatique, les télécommunications et la radiodiffusion.

Trois grandes phases de développement de la gouvernance d’Internet ont été abordé dans ce chapitre, la première, de nature essentiellement technique, fait intervenir le secteur privé, la deuxième, répondant à une logique marchande, voit un rôle puissant joué par les traités et ententes commerciales, alors que la troisième, plus politique, implique une politisation d’Internet remettant à l’avant-plan les États et les volets politiques de la coopération internationale au sein de l’ONU et de ses organisations spécialisées. En dépit de ces évolutions, il reste que la gouvernance d’Internet est toujours caractérisée par l’influence des grandes entreprises et de la communauté technique des pionniers de l’Internet ainsi que par l’exercice du pouvoir hégémonique des États-Unis qui n’est pas toujours bienveillant[29]. Une éventuelle quatrième phase verra-t-elle survenir un équilibrage et une stabilisation des changements technologiques opérant un arbitrage entre les considération techniques, commerciales, sociales et politiques ? La question reste ouverte.

Pour l’instant on constate une pluralité de sites de gouvernance d’Internet et des secteurs numériques sans un chef d’orchestre pour les faire évoluer en bloc. Les plus influentes se retrouvant dans la section privé/économique.

Tableau 1

Tableau des grandes organisations structurant le domaine et les enjeux de la gouvernance d’Internet

Tableau des grandes organisations structurant le domaine et les enjeux de la gouvernance d’Internet

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On peut conclure que la mondialisation et les nouvelles technologies ont contribué à une un processus de « destruction créative » des « anciens » modèles de gouvernance et de régulation vers de « nouvelles » trajectoires institutionnelles. La complexité institutionnelle résultant de la convergence des régimes réglementaires et des domaines de préoccupation alimente l’incertitude et l’incohérence des politiques. La question est de savoir comment les acteurs, anciens et nouveaux, peuvent faire avancer leurs intérêts dans les trajectoires institutionnelles émergentes, et comment ils peuvent façonner les nouvelles réponses face aux défis majeurs qui se présentent dans un contexte de complexité grandissante qui n’est pas exempt nouvelles formes de pouvoir et de rivalités.

Il existe de nombreuses inconnues sur la façon dont les nouvelles trajectoires institutionnelles se dessinent dans un monde de plus en plus entrelacé et technologiquement avancé, mais chercher à comprendre les changements en cours nous permet de comprendre les impacts des transformations technologiques sur le rôle des institutions, anciennes et nouvelles, et sur l’évolution des fondements de la coopération internationale multilatérale.