Corps de l’article

Alors que l’Organisation mondiale du commerce (OMC) est toujours empêtrée dans le cycle de Doha, les Accords commerciaux régionaux (ACR), de leur côté, suscitent toujours autant d’intérêt. Certes, en nombre, leur croissance a ralenti, mais ils couvrent toujours plus de domaines, le commerce électronique et la coopération règlementaire par exemple, et touchent désormais toutes les régions du monde, à commencer par l’Asie où le Partenariat économique régional global (PERG)[1], récemment conclu, vient créer la plus grande zone de libre-échange du monde. Pour les pays concernés, les avantages sont nombreux. On en retiendra quatre principaux. Premièrement, ils permettent d’élargir davantage le périmètre des négociations et de les faire avancer plus rapidement que ce n’est le cas à l’OMC, un double avantage lorsqu’il s’agit d’adapter les règles du commerce aux évolutions et transformations incessantes de l’économie mondiale. Deuxièmement, ils donnent la possibilité aux pays signataires, surtout s’ils sont plusieurs, de créer de grands espaces d’intégration ou, aujourd’hui, d’interconnexion, facilitant ainsi d’autant l’organisation et la restructuration compétitive des réseaux de production et des chaînes de valeur. Troisièmement, ils favorisent les alliances stratégiques, les pays de petite taille ou de taille moyenne cherchant bien souvent par là à renforcer les liens de coopération et à s’assurer d’un accès préférentiel, élargi et sécuritaire à leurs principaux marchés alors que les grandes puissances ne manqueront pas de faire valoir de leur côté leurs modèles normatifs et de s’appuyer sur ces accords pour faire avancer leurs intérêts sur la scène économique internationale. Enfin, les ACR offrent la possibilité d’introduire des mécanismes de régulation dans les relations commerciales, que ce soit à l’intérieur de la zone couverte ou avec l’extérieur comme c’est le cas pour l’Union européenne.

Les ACR n’ont, bien entendu, pas que des avantages. Mentionnons en particulier : 1) le détournement d’attention au détriment du multilatéralisme ; 2) les asymétries toujours présentes dans les négociations ; 3) la mobilisation importante de ressources que nécessite tant leur négociation que leur gestion ; 4) les effets toujours possibles de déviation du commerce « à la Viner » ; voire encore 5) l’effet « bol de spaghetti » qu’engendrent les différences dans les règles d’origine et les dispositions règlementaires. Mais, l’un dans l’autre, les ACR présentent plus d’avantages que d’inconvénients. Suffisamment en tout cas pour entretenir l’engouement des États à leur sujet et, partant, jeter de l’ombre sur l’OMC et le multilatéralisme.

Trois grandes vagues d’ACR se sont succédé depuis la Seconde Guerre mondiale. C’est sur la troisième vague, celle des accords de troisième génération comme on les appelle désormais, que nous allons porter notre attention. Plus précisément, notre objectif est de montrer dans cette contribution comment les accords commerciaux ont évolué depuis l’ALÉNA. Nous allons faire ressortir quatre tendances de fond : 1) le contenu des négociations n’a cessé de s’élargir et de se complexifier ; 2) après les ÉtatsUnis et l’Europe, l’Asie s’affirme désormais comme troisième pôle mondial des accords ; 3) le contenu des accords est désormais étroitement associé aux chaînes de valeur mondiales, particulièrement en Asie ; et 4) le temps n’est plus à l’intégration, mais à l’interconnexion, avec la coopération règlementaire pour enjeu central.

I. Les accords commerciaux préférentiels

Le système multilatéral de l’OMC comporte trois grandes catégories d’accords préférentiels : les accords plurilatéraux (AP), les accords commerciaux régionaux (ACR) et les accords commerciaux préférentiels (ACPr). Ces accords sont préférentiels dans la mesure où ils ne s’appliquent qu’à une partie des membres de l’OMC. Ils diffèrent sur leur portée et les conditions.

A. L’OMC et les accords commerciaux

Les AP ont pour objectif d’ouvrir la route dans un domaine particulier du commerce, et, dans ce sens, ils sont ouverts aux autres membres qui souhaiteront y accéder plus tard. Deux AP sont actuellement en vigueur : l’Accord sur le commerce des aéronefs civils (1980) et l’Accord sur les marchés publics (2014). Un troisième est en cours de négociation, l’Accord sur le commerce des services. En marge de la Conférence ministérielle tenue à Buenos Aires en décembre 2017, 71 pays membres ont signé une Déclaration commune préparatoire à une future négociation sur le commerce électronique.

Les ACPr sont des accords non réciproques. Ils s’adressent plus spécifiquement aux pays en développement. Sur une base générale, comme pour le Système généralisé des préférences (SGP), ou sur la base d’une dérogation accordée par le Conseil général, aux États-Unis pour la Loi sur la croissance et les opportunités économiques en Afrique par exemple[2]. Trente pays membres octroient actuellement des préférences non réciproques.

À la différence des ACPr, les ACR, enfin, sont des accords commerciaux réciproques. Bilatéraux ou plurilatéraux, ils sont reconnus et régis par l’article XXIV de l'Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT)[3], par l’article V de l’Accord général sur le commerce des services (AGCS)[4] et dans le cas plus particulier des accords entre pays en développement, par la Clause d’habilitation. Le système de l’OMC ne reconnaît que deux catégories d’ACR : les unions douanières et les zones de libre-échange. L’article XXIV spécifie également qu’ils doivent porter sur « l’essentiel du commerce », favoriser la libéralisation du commerce, ne pas opposer d’obstacles aux autres membres, et être notifiés à l’OMC. En date du 17 novembre 2021, 351 ACR étaient en vigueur selon l'OMC.

B. Les ACR et le système de l’OMC

Malgré une certaine volonté d’améliorer les règles, la transparence et les pouvoirs d’examen du Comité des ACR[5], ces derniers font toujours l’objet de débats, sinon d’une grande méfiance, et ce depuis la signature du GATT en 1947. Les débats ont évolué avec le temps, mais ils gravitent toujours autour de quatre problèmes principaux : le respect de l’article 1 du GATT relatif à la clause de la nation la plus favorisée, les risques de fragmentation de l’économie mondiale, la cohérence des règles, la complexité des accords et leur chevauchement, et le risque de désintérêt pour le système commercial multilatéral.

Le problème fut, en effet, très tôt posé. Si, d’un côté, il était difficile de s’opposer à la volonté de certains pays de coopérer davantage entre eux et de resserrer leurs échanges commerciaux, voire de s’engager dans des processus d’intégration toujours plus poussés, d’un autre côté, comment encadrer les accords pour qu’ils ne nuisent pas aux parties tierces ni aillent à l’encontre de l’esprit et de la lettre du multilatéralisme commercial, à savoir ouvrir et libérer toujours davantage le commerce sur une base réciproque et non discriminatoire ? C’est dans cet esprit que fut rédigé l’article XXIV du GATT et que les ACR furent intégrés au système multilatéral. Bien qu’ils soient une exception majeure – aujourd’hui, la principale exception – à l’article 1 du GATT, les ACR sont acceptables pourvu qu’ils contribuent à ses objectifs, favorisent le développement des échanges et ne soient pas un substitut au multilatéralisme[6].

Les choses n’ont jamais été simples pour autant. Elles sont devenues beaucoup plus complexes et les tensions entre multilatéralisme et régionalisme sont devenues plus palpables depuis que le nombre d’accords a explosé à partir des années 1990. On relèvera que le nombre de nouveaux accords tend à baisser, que la tendance est à la recherche d’une plus grande cohérence entre les accords ou encore que les membres de l’OMC ne manquent jamais l’occasion de réitérer leur appui au multilatéralisme, mais il n’en demeure que les pays sont davantage portés à multiplier entre eux les accords qui reflètent leurs intérêts et les tendances de l’économie mondiale qu’à s’engager dans une réforme difficile, pour ne pas dire périlleuse du système multilatéral.

Figure 1

Accords commerciaux régionaux

Accords commerciaux régionaux
Source : OMC, Faits et chiffres. Accords commerciaux régionaux, 2019

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II. De l’ALÉNA à l’ACÉUM

Le GATT marque un tournant incontestable dans l’évolution des échanges internationaux. Essentiellement, il institutionnalisait la coopération et la règle de droit dans les échanges commerciaux, les soumettait au respect de deux principes fondamentaux, la réciprocité et le traitement non discriminatoire, et engageait les parties contractantes dans la négociation quasi permanente. C’était énorme, mais, vu d’aujourd’hui, le GATT reste un accord fort modeste, limité comme son nom l’indique aux seuls tarifs douaniers et au commerce des marchandises. Les négociations devaient faire un grand bond en avant avec le cycle Kennedy (1964-67), la première grande négociation à introduire, entre autres, la formule de réduction linéaire, puis avec le cycle de Tokyo (1973-79) au cours duquel furent abordées pour la première fois les barrières non tarifaires. Malgré tout, le GATT ressemblait encore au début des années 1980 à un club, certes ouvert, mais essentiellement composé des pays développés[7]. Et surtout l’ouverture des marchés souffrait de la comparaison avec les résultats phénoménaux obtenus sur les marchés européens depuis la création de la Communauté économique européenne en 1957. 

De leur côté, préoccupés par les lenteurs du GATT, mais aussi par le peu de protection dont jouissaient la propriété intellectuelle et leurs investissements à l’étranger, les États-Unis de Ronald Reagan souhaitaient donner un grand coup de fouet aux négociations multilatérales et les élargir à de nouveaux domaines, en phase avec les évolutions de l’économie mondiale : les services, la propriété intellectuelle, l’investissement, les marchés publics, la concurrence, l’agriculture, etc. Toute négociation possède sa propre dynamique, mais l’Europe communautaire et le Japon étaient alors peu portés à suivre les Américains et à s’engager aussi loin. L’Accord de libre-échange entre le Canada et les États-Unis puis l’Accord de libre-échange nord-américain (ALÉNA) vont jouer un rôle décisif dans le lancement en septembre 1986 de ce qui allait devenir cycle de l’Uruguay, dans le déroulement des négociations et, finalement, sur leur conclusion et la signature des accords à Marrakech en avril 1994.

A. L’ALÉNA et le nouveau régionalisme

Rappelons simplement les dates. Annoncées à la fin 1985, amorcées en mai 1986, les négociations canado-américaines sont conclues en octobre 1987 et l’Accord de libre-échange entre le Canada et les États-Unis est officiellement signé en janvier 1988, pour entrer en vigueur le 1er janvier 1989. L’Accord était à peine en vigueur que les États-Unis et le Mexique annonçaient en juin 1990, à la grande surprise d’ailleurs du Canada, l’ouverture de négociations similaires. Après une période de flottement, les deux pays conviennent, en février 1991, d’accepter le Canada aux tables de négociation. Celles-ci débutent en juin 1991 et un an plus tard une entente de principe est conclue, en août 1992. L’accord sera signé en décembre, mais à la suite de l’élection de Bill Clinton, de nouvelles négociations sur le travail et l’environnement furent entamées et conclues en septembre 1993 dans des accords parallèles, mais finalement le nouvel accord, l’Accord de libre-échange nord-américain (ALÉNA), entrera en vigueur le 1er janvier 1994.

Ces deux accords ont indéniablement fait levier sur les négociations multilatérales. D’abord, parce que même s’ils privilégiaient toujours la voie multilatérale, les États-Unis ne cachaient plus leur intérêt pour la voie bilatérale, plus rapide et plus souple pour la défense de leurs intérêts[8]. Mais surtout parce qu’ils innovaient dans de nombreux domaines et préparaient le terrain à d’autres négociations, qu’elles fussent bilatérales, régionales ou multilatérales.

Les objectifs de l’ALÉNA sont énoncés à l’article 102. Ils consistent : à éliminer les obstacles au commerce des produits et des services entre les territoires des Parties et à faciliter le mouvement transfrontière de ces produits ; à favoriser la concurrence loyale dans la zone de libre-échange ; à augmenter substantiellement les possibilités d'investissement sur les territoires des Parties ; à assurer de façon efficace et suffisante la protection et le respect des droits de propriété intellectuelle sur le territoire de chacune des Parties ; à établir des procédures efficaces pour la mise en oeuvre et l'application du présent accord, pour son administration conjointe et pour le règlement des différends ; et à créer le cadre d'une coopération trilatérale, régionale et multilatérale plus poussée afin d'accroître et d'élargir les avantages découlant du présent accord[9].

À la seule lecture des objectifs, on notera une différence notable avec la plupart des accords commerciaux régionaux conclus après la guerre. Marqués du sceau de la solidarité, ceux-ci étaient, pour la plupart, des accords d’intégration orientés vers la mise en place de grands espaces économiques, de complémentarité et encadrés par des institutions communes. L’ALÉNA, par contre, n’a d’autres objectifs que de libéraliser le commerce en facilitant et en libérant les échanges entre les parties que de créer un espace de marché concurrentiel à l’intérieur d’un cadre de type contractuel. À l’image somme toute de ce qu’était le GATT. La coopération, de type intergouvernemental, était limitée à trois mécanismes : une commission chargée de superviser la mise en oeuvre de l’accord, les travaux des groupes de travail, des comités et autres organes, et le règlement des différends ; un secrétariat, lui-même divisé en trois sections, une par pays ; et des mécanismes juridiques pour le règlement des différends.

Sur le plan du contenu lui-même, on se limitera à relever trois éléments : la méthode de négociation retenue fut celle de la liste négative, autrement dit, « tout sauf… », une méthode souvent utilisée aujourd’hui, mais qui rompait à l’époque avec l’approche traditionnelle au GATT et avait le double avantage d’élargir considérablement le périmètre des négociations et d’isoler ce que les parties souhaitaient protéger pour en faire des exceptions.

La perspective générale de l’ALÉNA est de faire de l’espace économique nordaméricain un marché des biens et des services concurrentiels, soumis à des règles de fonctionnement communes et accordant des droits étendus et similaires aux entreprises, notamment en matière d’accès aux marchés publics[10], de protection de l’investisseur et de son investissement[11] et de protection de la propriété intellectuelle[12], trois chapitres qui susciteront d’ailleurs beaucoup de critiques, notamment le chapitre 11 pour son mécanisme de règlement des différends investisseur/État.

On ajoutera que l’ALÉNA possède ses propres mécanismes de règlement des différends, à la demande du Canada pour les produits et des États-Unis pour l’investissement, et que le principe de l’égalité de traitement prévaut, y compris pour le Mexique, un pays pourtant en développement.

B. L’ACÉUM

L’ALÉNA a sans aucun doute produit des résultats au-delà de toutes les espérances initiales, tant sur le plan commercial qu’économique ; il a surtout contribué à apaiser les relations commerciales entre les trois pays signataires et mis en place un modèle d’intégration fort différent du modèle européen[13], sans finalité autre que concurrentielle et sans cadre autre que contractuel. L’impact international fut considérable. D’abord au GATT, où même si les négociations multilatérales n’ont pu aller aussi loin qu’en Amérique du Nord, il n’en reste pas moins que ces dernières servirent de référence à la conclusion de plusieurs accords dont ceux sur les services, la propriété intellectuelle, les marchés publics ou encore sur l’investissement[14]. Ensuite, la vague d’ACR qui va tant marquer les années 1990 s’inspire largement de l’ALÉNA, sur le plan institutionnel comme pour le contenu. Enfin, « le nouveau régionalisme », une expression alors à la mode, symbolisait autant la rupture avec le vieux modèle d’intégration de type communautaire que le retour en force des jeux du marché dans les processus intégratifs. Cela dit, le modèle ALÉNA possédait deux limites intrinsèques : son caractère contractuel et sa nature fermée de club.

Nous venons d’évoquer la diffusion du modèle ALÉNA. On ne peut la nier, mais elle va rencontrer de vives résistances. D’abord dans les Amériques où le projet de créer une Zone de libre-échange pancontinentale sera finalement abandonné après l’échec dramatique du quatrième Sommet des Amériques tenu en Argentine en novembre 2005. Ensuite entre les États-Unis et l’Europe, où le projet de libre-échange transatlantique pourtant relancé sous la présidence d’Obama a finalement connu le même sort que celui que certains caressaient dans les années 1990. Enfin, et surtout, en Asie, nouveau foyer des ACR depuis le tournant des années 2000, où les tentatives pour faire de l’APEC une zone de libre-échange transpacifique ne sont jamais allées au-delà des déclarations communes. La crainte de l’hégémon américain n’est pas étrangère à ces résistances, mais le modèle contractuel est aussi en cause. Que ce soit en Europe, en raison des menaces qu’il ferait peser sur le modèle communautaire, ou en Asie de l’Est et du Sud-Est (AESE), en raison de son cadre trop légaliste et des préférences régionales pour les partenariats économiques.

L’autre limite tient au fait que les ACR sont assez peu ouverts aux nouveaux partenaires et, surtout, que sauf à les rouvrir ou à les enchâsser dans de nouveaux accords, il est très difficile d’en modifier le contenu. Si les nouveaux ACR prévoient de telles dispositions, dans le cas de l’ALÉNA, les dispositions relatives aux groupes de travail étaient trop peu contraignantes pour être suivies d’effets. Résultat : alors que les nouveaux ACR incluent toujours plus de dispositions pour tenir compte des évolutions de l’économie mondiale, l’ALÉNA est resté figé dans le temps. En ce sens, même si l’ALÉNA fut renégocié dans des conditions difficiles, le nouvel accord, l’Accord Canada–États-Unis–Mexique (ACÉUM)[15], comporte de nombreuses mises à jour et innovations, notamment en ce qui concerne le commerce numérique, les bonnes pratiques de réglementation, les petites et moyennes entreprises, voire la lutte contre la corruption et les politiques macro-économiques. Que traduisent ces ajouts ? Sinon, premièrement que l’économie mondiale a profondément changé avec le développement du commerce électronique et la mondialisation des chaînes de valeur, et deuxièmement que les négociations commerciales sont en train de franchir une nouvelle étape : après l’élimination des obstacles à la frontière puis à l’intérieur des frontières, les pays s’attaquent désormais à ce qui est devenu le principal obstacle transfrontière, les différences dans les réglementations. Voyons plus précisément ce qu’il en est.

III. La mondialisation et les ACR

Après la Deuxième Guerre mondiale, le mot régionalisme prêtait beaucoup moins à confusion que ce n’est le cas aujourd’hui : la plupart des accords étaient des accords de contiguïté géographique. On retrouve encore ce trait, notamment là où il existe un projet d’intégration commun, voire là, comme en Amérique du Nord, où l’organisation des chaînes de valeur mondiales (CVM) a un fort ancrage régional. Cela dit, le fait de partager le même espace géographique ne crée pas pour autant des complémentarités économiques. À l’inverse, l’externalisation qui caractérise désormais l’organisation de la production pousse les pays concernés à coopérer davantage entre eux, peu importe la distance qui les sépare. Ces deux lignes de fond ont changé la donne de la coopération commerciale.

A. De l’intégration adentro à l’intégration compétitive

L’absence de complémentarité a été à l’origine de bien des déconvenues, sinon de l’échec de nombreux projets d’intégration. La crise de la dette qui frappa durement les pays en développement dans les années 1980 en fut le révélateur, ou du moins elle fut la révélatrice des ratés du modèle de développement stato-centré et, dans sa mouvance, du modèle d’intégration tourné vers l’intérieur (adentro) préconisé, entre autres, par la Commission économique pour l'Amérique latine et les Caraïbes (CEPAL) et la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (CNUCED). Le constat d’échec doit être, bien entendu, nuancé et, surtout, ne pas être généralisé, mais, confrontés à la crise, nombre de pays n’eurent d’autre choix que de redonner la priorité à la concurrence et de se tourner vers l’extérieur. Avec deux conséquences majeures, à savoir : pour la première que le retour à la concurrence s’accompagna d’une ouverture généralisée des marchés, et pour la seconde que le développement d’une économie compétitive passait nécessairement par les marchés extérieurs. Les exigences d’une intégration compétitive dans l’économie mondiale passeront à leur tour par deux voies : celle des accords bilatéraux d’investissement (ABI) et celle des accords commerciaux. Dans le premier cas, il s’agissait essentiellement d’attirer les investissements étrangers en leur assurant une protection étendue, y compris le recours à l’arbitrage international en cas de différend investisseur/État. Et dans le second, de développer une relation privilégiée avec un partenaire et de s’assurer ainsi un accès sécuritaire et élargi à ses marchés. Il y eut ainsi une double rupture dans la mesure où les pays passaient 1) du contrôle de l’investissement à son attractivité et 2) de l’aide au développement au développement par le commerce.

Dans ce contexte, le cas du Mexique prit ainsi valeur de symbole : non seulement était-ce le premier pays en développement avec lequel les États-Unis signaient un accord de libre-échange, de surcroît sur la base de l’égalité de traitement, mais, vitrine d’un nouveau modèle de développement, sa réussite économique devenait aussi exemplaire. L’impact fut considérable, à commencer dans les Amériques où nombre de pays se tournèrent à leur tour vers les États-Unis, mais aussi un peu partout dans le monde. L’Europe communautaire emboîta le pas, non sans développer son propre modèle de négociation, combinant libre-échange et coopération. La vague des ACR dans les années 1990 doit son succès à ce changement total de perspective, mais il en fut de même des ABI. Selon la CNUCED, leur nombre n’atteignait pas 200 à la fin des années 1970. Il dépassait 400 au tournant des années 1990, pour atteindre 1941 en 2000. En date du 31 décembre 2020, il y aurait 3360 accords d’investissement, soit 2943 ABI et 417 ACR comportant un chapitre sur l’investissement[16].

Qu’il s’agisse des ACR ou des ABI, les résultats n’ont pas toujours été à la hauteur des attentes, mais ces accords sont généralement perçus comme des polices d’assurance. N’oublions pas non plus « l’effet de domino », chacun cherchant à obtenir les mêmes avantages que les autres. D’autres facteurs que l’attractivité ou l’accès aux marchés jouent cependant. Notamment en Asie[17] où les accords commerciaux en tout genre vont se multiplier à partir de la fin des années 1990.

B. Des NPI aux pays émergents

Phénomène majeur de l’après-guerre, la multinationalisation des entreprises a longtemps présenté trois caractéristiques : 1) les flux d’investissement gravitaient autour d’une triade composée des États-Unis, de l’Europe et du Japon ; 2) ils étaient surtout orientés vers l’exploitation des ressources naturelles et l’accès direct aux marchés ; et 3) les flux de production et de commercialisation étaient centrés sur la relation sociétés mères/filiales. L’ALÉNA, mais aussi l’Europe communautaire participait de ce modèle. Dès les années 1970, on voit pourtant apparaître de nouvelles tendances qui ne feront que s’accentuer par la suite avec la libéralisation généralisée des échanges et la mondialisation, notamment deux : l’externalisation et la délocalisation.

Réduire les coûts de production et augmenter l’efficacité organisationnelle deviennent alors pour les multinationales une préoccupation grandissante, poussant celles-ci à délocaliser leur production vers d’autres cieux et externaliser certaines de leurs activités, y compris les services. Plus attractifs que ceux d’Amérique latine ou d’Afrique, les pays d’AESE vont profiter de ce nouveau modèle d’affaires, et plus tardivement la Chine qui en fera la clé de voûte de son développement. Or, non seulement ce modèle va-t-il s’étendre rapidement, mais aussi se complexifier. Avec deux conséquences : 1) centré sur la sous-traitance et les alliances locales, celui-ci nécessitera beaucoup moins d’investissement sur place que le capitalisme de filiales ; et 2) les sous-traitants et producteurs locaux seront eux-mêmes de plus en plus liés à des réseaux d’échange transfrontaliers. Ce n’est plus l’espace de marché qui prend ici de l’importance, mais celui couvert par les réseaux transfrontaliers.

Ce nouveau phénomène, caractéristique de la mondialisation des années 1990 et 2000, n’a pas été sans incidences en Asie, avec l’Association des nations de l'Asie du Sud-Est (ASEAN) en pointe, où l’on va assister, entre autres, à des baisses unilatérales drastiques des tarifs, à la multiplication des accords et partenariats économiques et commerciaux, et au développement d’une intense coopération régionale touchant une grande variété de domaines, de la coopération monétaire à la coopération technologique en passant par le commerce et l’investissement. Signataires d’accords entre eux, ces pays, aujourd’hui appelés émergents, vont, à leur tour, rechercher les accords, bilatéraux ou plurilatéraux, de commerce ou d’investissement. Et au fur et à mesure qu’ils vont devenir eux-mêmes des investisseurs à l’étranger, ils vont multiplier les ABI et les partenariats dits SudSud et affirmer toujours plus haut leurs ambitions. Signe des temps nouveaux : non seulement l’Asie-Pacifique devientelle le centre de gravité de l’économie mondiale, mais aussi celui du régionalisme. Trois données statistiques nous en donnent un aperçu : 1) fin 2020, l’Asie était impliquée dans 194 ACR bilatéraux et 75 plurilatéraux, comparativement à 5 et à 2, respectivement, en 1991[18] ; 2) plus du tiers des flux d’IDE étaient destinés à l’Asie en 2017 ; et 3) ’Asie concentre les trois quarts des multinationales originaires des pays en développement, dont le quart uniquement pour la Chine[19].

IV. Les chaînes de valeur mondiales

Le commerce lié aux CVM représente aujourd’hui près de 60 % des exportations mondiales. À titre d’exemple, la composante étrangère (amont/aval) représentait 48 % cent des exportations du Japon, 46 % celles des États-Unis, de 45 % de celles du Canada et 42 % de celles du Mexique, mais, en revanche, 58 % de celles de la Corée du Sud, 60 % de celles de l’Allemagne et 62 % de celles de la Chine[20]. En schématisant les choses, on peut identifier deux grands modèles de CVM : celui des filiales, centrée sur le commerce intrafirme et typique de l’intégration en Amérique du Nord et en Amérique du Nord, et celui de l’externalisation des activités typique du développement en Asie, plus précisément en AESE.

A. Deux modèles

Le premier modèle est toujours bien vivant, le nombre des emplois dans les filiales passant de 30,9 à 85,5 millions entre 1990 et 2018[21], et les deux modèles sont bien souvent indissociables dans les pratiques d’affaires, mais le second s’impose aujourd’hui et devient d’autant plus attrayant qu’il nécessite moins de capital de risque et que les technologies de l’information et des communications (TIC) facilitent la coordination à distance des opérations de production et de circulation des produits le long de la chaîne. Le modèle, par contre, a ses exigences, pour les entreprises comme pour les pays concernés, et ce en termes d’arrimage, de savoir-faire et d’interopérabilité. 

Les ACR type ALÉNA répondaient assez bien aux préoccupations du premier modèle : protection de l’investissement et de la propriété intellectuelle, interdiction des prescriptions de résultats, ouverture des services, accès aux marchés publics, conditions d’opération des entreprises publiques ou règles en défavorisant la création, etc. La vague d’ACR qui a déferlé sur l’Asie de l’Est et du Sud-Est à partir du milieu des années 1990 répond, par contre, davantage aux préoccupations du second modèle, mais dans la mesure où les CVM tournent non seulement autour de cette région, mais davantage encore autour des États-Unis et de l’UE, elles déteignent aussi sur leurs propres négociations commerciales. Mais allons plus loin encore. Avec la CVM, ce n’est pas seulement l’organisation de la production qui se trouve modifiée, mais aussi nos représentations, et avec elles, l’orientation et le contenu des négociations. Le concept qui rend le mieux compte de ces changements est celui d’interconnexion. Fort différent des concepts traditionnels d’interdépendance et d’intégration, le concept est indissociable de celui de CVM. Faisant référence 1) à l’embranchement des segments et entreprises le long de la chaîne, et 2) à la jonction des CVM autour de certains pôles, le concept nous oblige à avoir une vision à la fois holistique et en réseaux des processus de production, les CVM traversant les frontières et s’enchevêtrant les unes aux autres.

De fait, la dynamique des CVM pousse à la fluidité des échanges et donc à l’élimination des obstacles tarifaires et non tarifaires, ce que les pays d’AESE ont entrepris à marche forcée. Et pour cause ! L’impact des obstacles se trouve démultiplié en termes de coûts le long des CVM. Mais la fluidité ne se limite plus à ces seuls obstacles classiques ; elle concerne quatre grands domaines.

B. Le nouveau périmètre des négociations commerciales

L'enjeu de la fluidité touche d’abord à l’environnement économique. Les CVM intègrent beaucoup de petites et moyennes entreprises (PME), traversent des pays dont les niveaux de développement sont souvent très hétérogènes, demandent toujours plus de savoir-faire, nécessitent des infrastructures de base et de communication fiables, etc. Dans un tel contexte, le développement des capacités prend une autre tournure et nécessite des mesures particulières, lesquelles entrent dans le cadre d’une coopération régionale plus étroite, mais aussi dans celui des ACR. On prendra pour exemple le Partenariat transpacifique (PTP) : celui-ci inclut un chapitre (21) sur la coopération et le renforcement des capacités, un autre sur le développement (23), un autre encore sur les PME (24)[22].

Un second problème tient à la spécialisation verticale qui implique de plus en plus de services dans les échanges et de savoir-faire dans la production et une organisation toujours plus complexe des activités. Si dans un premier temps, il s’est agi pour les entreprises de contourner les barrières tarifaires, de profiter ainsi des avantages d’une internationalisation horizontale ou de délocaliser des emplois primaires pour réduire les coûts de production et préserver ainsi les rentes économiques, l’externalisation des activités en s’insérant désormais dans un modèle de production fragmentée qui implique un accès à des services compétitifs, à des ressources humaines très spécialisées, à de hautes technologies et à des PME innovantes. Ainsi, des chapitres sur la compétitivité ou encore sur les PME deviennent-ils chose courante dans les ACR.

Troisième domaine : les règlementations. La CVM modifie en profondeur le commerce transfrontalier. L’élimination des obstacles tarifaires ne porte plus seulement d’un pays à l’autre, mais sur l’ensemble de la CVM. Il en va de même des obstacles non tarifaires classiques – les normes techniques, les normes sanitaires et phytosanitaires, etc. : elles portent désormais sur l’ensemble des règlementations. Outre les différences parfois substantielles qui peuvent exister d’un pays à l’autre, la qualité des services légaux et règlementaires a aussi un impact direct sur les décisions et l’organisation des CVM. Ajoutons que si les règlementations peuvent entraver l’entrée des intrants, les biens comme les services, elles peuvent aussi nuire à la compétitivité des entreprises nationales. D’où l’entrée en force de la coopération règlementaire dans les ACR au tournant des années 2010. Ainsi, l’AECG[23] a-t-il deux chapitres, l’un sur la « réglementation intérieure » (12) et l’autre sur la « coopération en matière de réglementation » (21) ; le Partenariat transpacifique comporte un chapitre (25), intitulé « cohérence en matière de régulation » ; et l’ACÉUM en a deux : un sur les « obstacles techniques au commerce » (11) et un autre sur les « bonnes pratiques de réglementation » (28).

Quatrième domaine : la cohérence entre les ACR. Rappelons le célèbre problème du bol de spaghettis (ou de nouilles) associé aux règles d’origine, générant confusion et fouillis dans leur application. Avec le CVM, il n’en est plus un d’enchevêtrement, mais de cohérence. Tout comme pour les tarifs, celui-ci se trouve magnifié, sinon ingérable du fait de la complexité organisationnelle des CVM. Comment dans ces conditions obtenir des règles interopérables pour le commerce ? Sinon qu’en sortant du bilatéralisme traditionnel pour se tourner vers les accords plurilatéraux, voire vers les méga-accords qui rendent possible l’adoption d’un cadre réglementaire plus uniforme, créant ainsi des externalités de réseau génératrices d’efficacité et de compétitivité accrues.

V. Méga-accords, accords transrégionaux et partenariats

Les dimensions stratégiques et économiques ont toujours été indissociables, particulièrement lorsqu’il est question de grands projets. Ainsi, on ne peut dissocier le régionalisme de première génération de la division cardinale du monde. Il en fut de même des grands ensembles régionaux projetés tant par les États-Unis que par l’Union européenne (UE) dans les années 1990. Ou encore plus près de nous du Partenariat transpacifique. Non seulement celui-ci marquait-il le retour en force des États-Unis en Asie-Pacifique, mais par la force des choses, il ne pouvait qu’inciter l’UE et la Chine à bouger à leur tour : l’UE en proposant aux États-Unis un Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement ; et la Chine en acceptant le compromis de l’ASEAN autour d’un Partenariat économique régional global[24]. Il en va toujours ainsi avec le projet d’intégration que caresse l’Union africaine, l’intégration autour des Communautés économiques régionales devant permettre à l’Afrique de reprendre dans l’économie mondiale la place qui lui revient. Cela dit, in fine c’est toujours l’économie qui est au coeur de ces regroupements, et sur ce plan, quelque chose de fondamental a changé avec les CVM et révolution dans les technologies de l’information et des communications (TIC).

A. De l’intégration à l’interconnexion

Tant sur le fond que sur la forme, les regroupements répondent à d’autres préoccupations que celles qui prévalaient lorsqu’il était question d’intégration spatiale. Avant tout, il s’agit de rendre toujours plus fluide un commerce devenu transnational avec les CVM et, ce faisant, de rendre les systèmes règlementaires interopérables. Un second phénomène, plus puissant encore, pousse dans cette direction : l’émergence spectaculaire de l’économie numérique. 

L’interconnexion, avons-nous dit, est étroitement liée aux CVM, mais celles-ci ont considérablement évolué sous l’impact des TIC. Non seulement celles-ci favorisentelles la généralisation et l’approfondissement du modèle de production à distance, mais elles en modifient aussi l’organisation, notamment en accordant beaucoup plus d’importance aux services, à la mobilité des personnes et aux alliances locales, sans oublier le fait que les mêmes intrants peuvent être utilisés par des firmes concurrentes. Ces aspects nouveaux poussent évidemment à l’uniformisation des standards techniques, mais aussi des normes règlementaires, ou à défaut à leur reconnaissance mutuelle. La variété des systèmes règlementaires fait, en effet, doublement problème dans la mesure où les règlementations nationales peuvent non seulement être un obstacle à la circulation des biens et des services, mais également nuire à la compétitivité des entreprises nationales. 

De leur côté, les TIC n’ont pas simplement transformé le modèle d’affaires des multinationales ; elles ont surtout fait émerger une économie mondiale numérique avec pour centre de gravité des multinationales d’un type nouveau qui en assurent les infrastructures et la commercialisation des produits. L’enjeu n’est plus strictement commercial et va au-delà du simple ajout dans les accords de chapitres sur le commerce numérique. Il est de trois ordres : 1) international, dans la mesure où il s’agit pour les États de définir le cadre règlementaire de l’économie numérique ; 2) sociétal, dans la mesure où il s’agit de redéfinir le champ de l’intérêt public à l’aulne de la dématérialisation des échanges ; et 3) individuel, dans la mesure où l’économie numérique et ses normes privées interpellent les droits individuels, ceux qui touchent à la vie privée, aux données personnelles, à la protection des consommateurs ou encore à la diversité culturelle.

B. La coopération règlementaire internationale

Qu’il s’agisse des méga-accords ou des accords comme l’AECG, conclus entre le Canada et l’UE, l’ACÉUM ou d’autres encore, tous ont pour centralité la coopération règlementaire, autrement dit l’interopérabilité des systèmes règlementaires. Si le sujet est abordé à d’autres niveaux, dans le cadre intergouvernemental de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) notamment, les ACR offrent l’avantage de rendre cette coopération plus contraignante grâce aux disciplines commerciales qui l’accompagnent. Autre point : même si l’Asie est devenue le nouveau foyer du régionalisme, l’initiative dans ce domaine n’en revient pas moins aux ÉtatsUnis et à l’UE, le Canada se plaçant entre les deux. Cela dit, le sujet est nouveau et on en est encore au stade de l’expérimentation. Malgré tout, on peut relever d’importantes différences dans leur approche. On en relèvera trois.

Premièrement, les trois accords récents impliquant le Canada comportent, avons-nous dit, des chapitres spécifiques. Les titres sont en eux-mêmes révélateurs des approches envisagées. Ainsi les États-Unis privilégient-ils la cohérence et les bonnes pratiques en matière de règlementation. L’ACÉUM est à cet égard très clair :

L’application de bonnes pratiques de réglementation peut aider à mettre en place des approches en matière de réglementation compatibles entre les Parties, et à réduire ou à éliminer les exigences réglementaires contradictoires, inutilement lourdes ou qui font double emploi. De bonnes pratiques de réglementation sont également essentielles à une coopération efficace en matière de réglementation[25].

Il en va de même dans le PTP où l’on y parle de cohérence. Par contre, dans l’AECG et sous l’influence de l’UE, on parle de coopération et dans la liste des quatre objectifs visés, le tout premier est de « contribuer à la protection de la vie, de la santé ou de la sécurité des personnes, de la vie ou de la santé des animaux ou à la préservation des végétaux et à la protection de l'environnement »[26].

Deuxièmement, sur le plan de la méthode, le débat règlementaire privilégie de façon générale le dialogue entre les agences, s’appuie sur les rapports d’experts et, si possible, réfère aux normes internationales. Par contre, l’AECG, là encore sous l’influence de l’UE, aborde la coopération dans le cadre d’une démarche volontaire, et ce chaque fois que ce sera « mutuellement bénéfique ». Elle laisse aussi une large place au dialogue, à la comparaison, à l’examen des différences et à la concertation, y compris avec les acteurs de la société civile. Les États-Unis privilégient, quant à eux, l’approche technique et la mise en place d’un cadre procédural très détaillé et, en fin de compte, fort contraignant. Le chapitre 28 de l’ACÉUM, d’une longueur de 17 pages, détaille l’ensemble des procédures à suivre, incluant la consultation et la coordination internes, la qualité et la clarté de l’information disponible, la formation des groupes d’experts, les études d’impact, la publication et le suivi des rapports, etc.

Troisièmement, sur le plan institutionnel et celui des engagements, l’approche de l’UE demeure prudente. Ainsi, dans l’AECG, si l’utilité de la coopération règlementaire est clairement reconnue et vise à

a. prévenir et éliminer les obstacles inutiles au commerce et à l'investissement ;

b. améliorer les conditions de la compétitivité et de l'innovation, y compris en cherchant à assurer la compatibilité, la reconnaissance d'équivalence et la convergence des règlementations ; et

c. promouvoir des processus règlementaires transparents, efficients et efficaces (…)[27].

Cela doit se faire « sans limiter la capacité de chaque Partie à mener à bien ses propres activités réglementaires, législatives et politiques ». Cette coopération doit se faire dans le cadre d’un Forum particulier. À l’inverse, les objectifs sont beaucoup plus tranchés dans l’ACÉUM : la coopération vise

à prévenir, à réduire ou à éliminer les différences réglementaires inutiles pour faciliter le commerce et promouvoir la croissance économique, tout en maintenant ou en améliorant les normes de santé et de sécurité publiques ainsi que la protection de l’environnement[28].

Le mécanisme procédural est plus contraignant, y compris en cas de réformes règlementaires, il relève d’un comité spécifique, le « Comité sur les bonnes pratiques de réglementation », et tout en « reconnaissant qu’il est souvent possible de trouver une solution mutuellement satisfaisante sans avoir recours au règlement des différends », l’ACÉUM ouvre malgré tout la porte au mécanisme de règlement des différends : « une Partie exerce son discernement pour déterminer s’il serait utile de recourir au règlement des différends prévu au chapitre 31 »[29].

***

Un des objectifs du Partenariat transpacifique était d’établir les règles de l’économie mondiale du XXIe siècle. Sur le plan règlementaire, il n’allait pas aussi loin que l’AECG, mais la démarche projetée s’en démarquait déjà nettement. Les choses sont devenues plus claires encore dans l’ACÉUM, les États-Unis imposant au Mexique et au Canada leur approche. Le problème de la convergence règlementaire n’en est pas réglé pour autant, le débat portant désormais sur la méthode à suivre, mais aussi avec en arrière en fond une grande inconnue : la Chine. Si l’Europe peine à se donner une position commune, les États-Unis ne sont plus l’hégémon qu’ils étaient au temps de l’ALÉNA. Dans une économie mondiale en pleine mutation, on peut se demander si ce n’est pas en définitive la Chine qui va en définir les règles. En tout cas, multipliant les initiatives et les partenariats régionaux, elle avance ses pions, avec le résultat que si les ACR ont encore un bel avenir devant eux, le jeu deviendra triangulaire. Cela signifie concrètement que, dans les négociations à venir, il n’y aura plus deux, mais trois grands modèles institutionnels en concurrence : 1) le modèle communautaire de l’Union européenne ; 2) le modèle contractuel auquel les États-Unis sont toujours attachés ; et 3) le modèle partenarial façon ASEAN que la Chine semble avoir repris à son compte pour mieux défendre ses intérêts.