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La migration est un phénomène mondial qui touche des millions de personnes qui se déplacent pour des raisons diverses comme le travail, le regroupement familial, les études, le loisir ou le refuge. On estimait à 272 millions le nombre de migrants internationaux dans le monde en 2019, soit 3,5 % de la population mondiale. Près des deux tiers des migrants internationaux sont des travailleurs migrants[1]. La mobilité internationale de la main-d’oeuvre a été marquée par la montée des programmes de travailleurs migrants temporaires à bas salaire dans des secteurs tels que l’agroalimentaire, l’hébergement, la restauration et le commerce du détail, la construction ou encore l’aide familiale. Ces travailleurs migrants n’ont généralement pas d’accès à la résidence permanente et bénéficient de droits socio-économiques limités. Une autre tendance qui a marqué les dernières décennies est l’augmentation du nombre de migrants irréguliers, c’est-à-dire des personnes qui cherchent à entrer, entrent ou demeurent dans un pays dont elles ne sont pas citoyennes, en violation des règles nationales d’immigration. De plus, la migration forcée causée par des persécutions, des conflits ou de violations de droits humains ne cesse de croître[2], exacerbée par le changement climatique et les inégalités sociales. En 2019, la population mondiale des réfugiés était de 26 millions. Le nombre des demandeurs d’asile s’est élevé à 4.2 millions de personnes[3].

La migration est un sujet intimement lié à la souveraineté étatique. Les États sont, en effet, souverains de décider des conditions d’entrée et de séjour de ressortissants étrangers sur leur territoire. En même temps, la migration est un thème prioritaire pour la communauté internationale et soulève des enjeux majeurs concernant les trois piliers interconnectés de l’Organisation des Nations Unies (ONU) que sont la paix et la sécurité, les droits de l’homme, et le développement. La notion de « gestion ou gouvernance des migrations » a été initiée au début des années 1990 afin de parvenir à un nouveau cadre international sur la mobilité internationale. L’objectif est de réguler les causes et les conséquences des migrations pour transformer ce phénomène qui est traditionnellement spontané et non réglementé, en un processus plus ordonné et prévisible[4]. Au cours des trois dernières décennies, le pouvoir des États sur les questions de migration a donc été restreint et façonné par des normes et des institutions internationales[5]. Dans ce contexte et en l’absence d’une organisation internationale dédiée à ce phénomène, l’ONU joue un rôle grandissant en matière de gouvernance mondiale des migrations tant sur le plan normatif qu’institutionnel.

I. Cadre normatif

L’ONU occupe une position de premier plan dans la conceptualisation et la codification des droits humains et des libertés fondamentales depuis la Deuxième Guerre mondiale. La Déclaration universelle des droits de l’Homme (DUDH)[6] affirme dans son préambule que « la reconnaissance de la dignité inhérente et des droits égaux et inaliénables de tous les membres de la famille humaine est le fondement de liberté, de justice et de paix dans le monde ». Ces droits sont donc accessibles à « toutes les personnes », quel que soit leur statut juridique. Les droits et libertés reconnus dans la DUDH ont été transcrits en deux traités juridiquement contraignants : le Pacte international sur les droits civils et politiques (PIDCP)[7] et le Pacte international sur les droits économiques, sociaux et culturels (PIDESC)[8], tous deux adoptés sous les auspices de l’ONU. Le PIDCP définit les droits fondamentaux tels que le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité, le droit de ne pas être tenu en esclavage ni en servitude, le droit de ne pas être soumis à la torture ou à des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, le droit de ne pas être détenu arbitrairement, et le droit à la vie privée. Seul un nombre limité de ces droits sont réservés uniquement aux citoyens d’un État, dont le droit d’entrer et de résider dans son propre pays, le droit de voter et de se faire élire dans des élections. Les migrants bénéficient de tous les autres droits et libertés. Il en est de même du PIDESC qui couvre, entre autres, le droit de chacun de travailler, le droit à condition de travail juste et favorable, le droit à la sécurité sociale, le droit à un niveau de vie suffisant, y compris une nourriture, un vêtement et un logement suffisants, ainsi qu’à une amélioration constante de ses conditions d’existence, le droit de jouir du meilleur état de santé physique et mentale possible et le droit à l’éducation. Les États peuvent traiter différemment les citoyens et les migrants ou divers groupes de migrants – résidents permanents, travailleurs migrants temporaires ou migrants irréguliers, par exemple. Cependant, conformément aux principes d’égalité et de non-discrimination, tout traitement différentiel doit être raisonnable, proportionné au but légitime poursuivi et nécessaire dans une société démocratique.

Ces principes s’appliquent également aux autres traités adoptés sous les auspices de l’ONU et protégeant les droits humains. Certains traités ont une portée générale comme la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale. D’autres établissent des normes et critères de protection pour des groupes spécifiques. Tel est le cas de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes, la Convention relative aux droits de l’enfant, la Convention sur les droits des personnes handicapées et la Convention sur les travailleuses et travailleurs domestiques - pour en nommer quelques-uns. Tous ces instruments juridiques de protection de droits humains s’appliquent aux migrants. Par ailleurs, l’ONU a été le précurseur dans le développement des normes de protection de trois groupes spécifiques de migrants : les travailleurs migrants, les réfugiés et les personnes qui ont fait l’objet de traite d’êtres humains.

II. Travailleurs migrants

Le premier traité international sur les travailleurs migrants a été élaboré dans les années 1930 par l’Organisation internationale du travail (OIT). Fondée en 1919, l’OIT devint la première agence spécialisée des Nations Unies en 1946. Ses objectifs comprennent la promotion des droits au travail, la création d’emplois décents, le développement de la protection sociale et le renforcement du dialogue social dans le domaine du travail[9]. L’OIT a 187 États membres et une structure de gouvernance unique qui assure que, non seulement les gouvernements, mais aussi les travailleurs et les employeurs participent aux délibérations des principaux organes sur un pied d’égalité. En règle générale, toutes les normes internationales du travail de l’OIT s’appliquent à tous les travailleurs migrants, sauf indication contraire. L’OIT a également élaboré des traités portant spécifiquement sur la protection des travailleurs migrants : la Convention sur les travailleurs migrants (révisée) (n° 97), la Convention sur les migrations dans des conditions abusives et sur la promotion de l’égalité de chances et de traitement des travailleurs migrants (n° 143), la Convention sur les agences d’emploi privées (n° 181) et la Convention sur les travailleuses et travailleurs domestiques (no° 189). Néanmoins, ces instruments n’ont été ratifiés que par un nombre limité d’États. Par exemple, 50 États sont partis à la Convention no° 97 et seuls 25 États avaient ratifiée la Convention no° 143 en date du 27 février 2021.

La Convention internationale sur la protection des droits de tous les travailleurs migrants et des membres de leur famille[10] de 1990 est sans doute l’outil normatif de l’ONU le plus abouti visant à améliorer la situation des travailleurs migrants. Reconnaissant la situation de vulnérabilité dans laquelle se trouvent fréquemment les travailleurs migrants et les membres de leur famille, la Convention fixe des normes permettant aux États d’harmoniser leurs politiques et affirme certains principes fondamentaux pour ce qui est du traitement de cette population. Elle exige des États parties d’accorder aux travailleurs migrants les mêmes droits qu’à leurs ressortissants, notamment au niveau des salaires, des heures et des conditions de travail. Une section dédiée à la promotion de conditions saines, équitables, dignes et légales fait partie intégrante de la Convention qui étend ces protections aux catégories particulières de travailleurs migrants, comme les travailleurs frontaliers, saisonniers ou indépendants. Finalement, en vertu de cet instrument, les migrants en situation irrégulière et les membres de leurs familles bénéficient de droits identiques à ceux accordés aux travailleurs migrants légaux. C’est sans doute pour cette raison que les principaux États industrialisés de destination pour les travailleurs migrants, comme le Canada, se sont montrés réticents à ratifier cette convention qui est entrée en vigueur 13 ans après son ouverture à la signature. En 2021, elle n’a toujours été ratifiée que par 56 États des 193 membres de l’ONU.

III. Réfugiés

La Convention relative au statut des réfugiés de 1951 (Convention de 1951)[11] et le Protocole relatif au statut des réfugiés[12] de 1967 établissent un cadre normatif clair régissant la protection des réfugiés. La Convention de 1951 adoptée sous l’égide de l’ONU confère un statut à la personne qui :

craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays ; ou qui, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle à la suite de tels événements, ne peut ou, en raison de ladite crainte, ne veut y retourner[13].

La Convention de 1951 prévoit que tout réfugié jouira du même traitement qu’un ressortissant d’un État partie en ce qui concerne les droits tels que l’accès aux tribunaux et l’assistance judiciaire, la liberté de circulation, certains droits du travail et le droit à l’éducation élémentaire. Les États contractants sont également tenus d’accorder aux réfugiés le traitement le plus favorable accordé aux ressortissants d’un pays étranger ou, aussi favorable que possible, en ce qui concerne, entre autres, le droit d’association et de s’engager dans des droits salariaux en matière d’emploi, de logement et de propriété. La Convention de 1951 requiert des États parties de ne pas imposer de sanctions pénales, du fait de leur entrée ou de leur séjour irrégulier, aux réfugiés qui entrent ou se trouvent sur leur territoire sans autorisation, sous la réserve qu’ils se présentent sans délai aux autorités et leur exposent des raisons reconnues valables de leur entrée ou présence irrégulière (article 31). Elle énonce également le principe de non-refoulement (article 33) qui interdit aux États de renvoyer un réfugié sur les frontières des territoires où sa vie ou sa liberté serait menacée en raison de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques. La Convention de 1951 est l’un des traités internationaux les plus ratifiés au monde. Toutefois, elle n’est pas dotée d’un mécanisme effectif de supervision du respect des droits qui y sont énoncés. Elle n’impose aux États aucune obligation d’établir une procédure nationale de reconnaissance du statut de réfugié. Elle ne prescrit pas non plus de normes procédurales minimales à cette fin. L’article 38 de la Convention de 1951 prévoit que les différends relatifs à son application et son interprétation doivent être référés à la Cour internationale de justice à la demande de l’une des parties au différend. Cependant, cette procédure interétatique n’a jamais été mise en oeuvre. Le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés (HCR) est chargé de diriger et de coordonner l’action internationale visant à protéger les réfugiés et de trouver des solutions durables à leur situation dans le monde entier. Afin de remplir son mandat, cette agence de l’ONU travaille avec les États et d’autres organisations. En vertu de l’article 35 de la Convention de 1951, le HCR assume aussi des responsabilités de surveillance de l’application des dispositions de la Convention de 1951. Mais ses décisions n’ont pas de force juridique contraignante.

IV. Traite d’êtres humains

La lutte contre la traite des êtres humains est un domaine prioritaire pour les Nations Unies. Ce crime transnational affecte particulièrement les migrants et expose leur vulnérabilité à l’exploitation. Le Protocole additionnel à la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale visant à prévenir, réprimer et punir la traite des personnes, en particulier des femmes et des enfants[14], adopté en 2000, a pour but de prévenir et combattre ce type de criminalité. Il exige des États parties de criminaliser la traite d’êtres humains, d’adopter des mesures concertées destinées à détecter et prévenir ce phénomène, par exemple, en renforçant les contrôles aux frontières. Le Protocole contient également des règles concernant l’assistance et la protection des victimes de la traite. Les États sont notamment appelés à permettre aux victimes de la traite de rester sur leur territoire, de manière temporaire ou permanente, dans les cas appropriés. Une approche sécuritaire favorisant la lutte contre le crime organisé, plutôt que la protection des droits humains des migrants ayant fait l’objet de traite d’êtres humains est proéminente dans l’application du Protocole. Ainsi c’est l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime, établi en 1997, qui a la charge de coordonner sa mise en oeuvre en collectant des données y relatives et en aidant les États parties dans

la production de lois et de stratégies intégrales contre la traite et les assistant dans leur mise en oeuvre, incluant le développement de capacités et d’expertise locales, et les outils pour encourager la coopération internationale dans les investigations et les poursuites[15].

Le Protocole est largement accepté par les États, avec 178 ratifications en date de mars 2021.

V. Architecture institutionnelle

Au sein du système des Nations Unies, il n’existe pas d’entité centralisée ayant un mandat particulier et des compétences précises responsable de questions migratoires. Cette fonction est plutôt partagée entre plusieurs organes et agences de l’ONU, et gérée de manière fragmentée. L’Organisation internationale du travail (OIT), le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme (HCDH), le Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD), l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO), le Fonds des Nations Unies pour la population, le Département des affaires économiques et sociales des Nations Unies (UNDESA), le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) et l’Office des Nations Unies contre la Drogue et le Crime, pour n’en nommer que quelques-uns, sont tous impliqués dans des questions migratoires dans leur champ de compétence respectif. En tant qu’agence spécialisée indépendante de l’ONU, la Banque mondiale s’intéresse également de près aux migrations, en particulier en ce qui concerne les envois de fonds.

VI. Organes de traités et droits des migrants

Le HCDH qui est chargé de promouvoir et de protéger tous les droits humains, vise à assurer que les migrants soient inclus dans toute décision et stratégie nationale les concernant. Le HCDH assure la fonction de secrétariat pour les organes de mise en oeuvre de traités susmentionnés. Les États parties à ces traités s’engagent à présenter des rapports périodiques sur les mesures qu’ils ont arrêtées et qui donnent effet aux droits reconnus dans ces traités et sur les progrès réalisés dans la jouissance de ces droits (voir par exemple, PIDCP article 40 et PIDESC article 16). Ces rapports sont soumis à un comité d’experts institué dans le cadre de chaque traité et qui surveille la conformité des politiques et actions des États parties avec leurs obligations découlant du traité concerné et formule des observations finales incluant des recommandations. Il existe huit comités d’experts, aussi appelés organes de traités, dont le Comité des droits de l’homme surveillant l’application du PIDCP et de ses protocoles facultatifs, le Comité des droits économiques, sociaux et culturels (CESCR) en charge de la mise en oeuvre du PIDESC, le Comité contre la torture, et le Comité sur les travailleurs migrants.

L’examen des rapports périodiques est censé être fondé sur un dialogue constructif entre chaque comité et les États parties. Les observations finales informent les politiques des États et orientent l’action des acteurs gouvernementaux et des organisations non-gouvernementales. Bien que les recommandations des organes de traité des Nations Unies ne soient pas juridiquement contraignantes, elles indiquent des lacunes dans la protection des droits humains, notamment des migrants, et exercent une pression sur les États pour que des mesures correctives soient prises.

À titre d’exemple, dans ses plus récentes observations finales, le Comité contre la Torture a exprimé sa préoccupation face à un certain nombre de questions liées au traitement de migrants au Canada. Il a noté en particulier l’insuffisance des services de soins médicaux et de santé mentale dispensés dans les centres de détention pour les migrants. Le Comité a dénoncé le fait que les migrants soient détenus dans des centres correctionnels provinciaux et que des enfants qui continuent d’être placés en détention ne disposent d’aucun droit de contrôle judiciaire indépendant de leur détention[16]. Le Comité a demandé au Canada de prendre des mesures nécessaires pour remédier à ces problèmes.

Les organes de traité publient également des observations générales offrant des lignes directrices sur l’interprétation et la mise en oeuvre du traité concerné ou de certaines de ses dispositions. En 2008, dans son observation générale sur le droit à la sécurité sociale (article 9 du Pacte)[17], le CDESC affirme, par exemple, que « chacun, quels que soient sa nationalité, son lieu de résidence ou son statut en matière d’immigration, a droit aux soins médicaux primaires ou d’urgence »[18] et que « les réfugiés, les apatrides et les demandeurs d’asile (…) devraient bénéficier, dans des conditions d’égalité, des régimes de sécurité sociale non contributifs, notamment d’un accès raisonnable aux soins de santé et aux prestations familiales »[19]. Plus récemment, le Comité pour la protection des droits de tous les travailleurs migrants et des membres de leur famille et le Comité des droits de l’enfant ont adopté une observation générale conjointe sur les principes généraux relatifs aux droits de l’homme des enfants dans le contexte des migrations internationales. Ils ont affirmé, entre autres, que

la possibilité de placer des enfants en détention en tant que mesure de dernier ressort, qui peut s’appliquer dans des contextes tels que la justice pénale des mineurs, n’est pas applicable dans les procédures relatives à l’immigration parce qu’elle entrerait en conflit avec le principe de l’intérêt supérieur de l’enfant et avec le droit au développement[20].

Certains traités mentionnés plus haut ont des mécanismes permettant aux particuliers de déposer des plaintes individuelles, appelées communications, auprès des organes de traités. Pour cela un État partie au traité doit reconnaître la compétence du comité pour recevoir et examiner de telles plaintes présentées par des particuliers relevant de la juridiction d’un État Partie, qui affirment être victimes d’une violation d’un des droits énoncés dans le traité. Chaque comité s’assure d’abord de la recevabilité d’une plainte individuelle avant d’examiner les questions de fond y relatives et de publier ses conclusions. Actuellement le Comité contre la torture est de loin l’organe de traité de l’ONU le plus sollicité par les migrants qui souvent conteste des décisions de renvoi impliquant un risque de refoulement[21].

Le Canada a reconnu la compétence de recevoir et d’examiner les plaintes individuelles de quatre organes de traité, à savoir le Comité des droits de l’homme (CDH), le Comité contre la torture (CAT), le Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes et le Comité relatif aux droits des personnes handicapées.

Au cours des dix dernières années, la plupart des plaintes individuelles déposées contre le Canada auprès des organes de traité de l’ONU concernaient la situation des migrants. Ces plaintes ont été introduites surtout auprès du CDH et du CAT par des migrants en situation irrégulière, des demandeurs d’asile déboutés et des résidents permanents au Canada interdits de territoire pour cause de « grande criminalité » prévue à l’article 36(1) de la Loi sur l’Immigration et la Protection des Réfugiés[22]. La grande majorité de ces personnes ont contesté les mesures de renvoi prises à leur encontre, alléguant un risque de refoulement[23].

La jurisprudence élaborée par ces organes de traité joue un rôle déterminant pour élargir la portée des droits des migrants. Elle est parfois de nature à remettre en cause des distinctions bien établies en droit entre les citoyens et les migrants. Le cas de Jama Warsame illustre bien ce fait. Ressortissant somalien résident permanent au Canada depuis l’âge de quatre ans, Warsame a reçu une ordonnance de renvoi du Canada pour grande criminalité. Le CDH a estimé qu’une fois renvoyé du Canada, le droit de Warsame d’entrer dans son propre pays, à savoir le Canada, serait limité et que cela violerait sa liberté de mouvement énoncée à l’article 12 du PIDCP. Dans sa décision, le Comité a pris en compte les liens étroits qui unissent Warsame au Canada, notamment la présence de sa famille, la langue qu’il parle, la durée de son séjour dans le pays et l’absence de tout autre lien avec la Somalie[24]. Il s’est notamment référé à son Observation générale n° 27 sur la liberté de circulation qui considère que le champ d’application de l’expression « son propre pays »[25] est plus large que le concept de « pays de sa nationalité »[26] :

Elle n’est pas limitée à la nationalité au sens strict du terme, à savoir la nationalité conférée à la naissance ou acquise par la suite ; l’expression s’applique pour le moins à toute personne qui, en raison de ses liens particuliers avec un pays ou de ses prétentions à l’égard d’un pays, ne peut être considérée dans ce même pays comme un simple étranger[27].

Malgré cette décision, le Canada a renvoyé Warsame en Somalie. Ce cas montre aussi les limites quant à l’autorité des décisions rendues par les organes de traité de l’ONU.

Les organes de traité accordent un poids considérable à la vulnérabilité spécifique de certains groupes de migrants, tels que des femmes, des enfants et des minorités ethniques et religieuses. Dans l’affaire Kaba c Canada[28], la plaignante dénonçait la décision du Canada de renvoyer sa fille âgée de 15 ans en Guinée où elle risquerait d’être excisée par son père ou des membres de sa famille. Le CDH s’est prononcé en faveur de la plaignante et noté que bien qu’interdite par la loi, les mutilations génitales féminines sont une pratique courante dans un climat d’impunité en Guinée, en particulier chez le groupe ethnique malinké à qui la fille de la plaignante appartenait.

Par ailleurs, les décisions de ces organes de traité jettent la lumière sur des problèmes systémiques auxquels font face des migrants au Canada comme l’illustre Toussaint c Canada qui concerne le droit aux soins de santé des migrants en situation irrégulière. Nell Toussaint, ressortissante de la Grenade, a travaillé illégalement au Canada de 1999 à 2008. À partir de 2006, elle a souffert de graves problèmes de santé. En raison de son statut irrégulier, elle n’a pas pu bénéficier du programme fédéral de soins de santé destiné aux immigrants. Elle a saisi le Comité des droits de l’Homme en alléguant que le Canada a manqué à son obligation positive de protéger son droit à la vie. Le Comité a donné raison à Madame Toussaint en estimant que les États ne pouvaient faire de distinction entre migrants réguliers et irréguliers aux fins de respect et de protection du droit à la vie et qu’« au minimum, les États parties ont l’obligation d’assurer accès aux services de santé essentiels lorsque le déni d’accès exposerait une personne à un risque prévisible pouvant entraîner la mort »[29]. Le CDH a demandé aux autorités canadiennes d’assurer que les migrants irréguliers puissent bénéficier des soins de santé essentiels, sans discrimination.

VII. Forum de dialogue et de coopération

Une autre réalisation importante des Nations Unies est la création en 1999 d’un mandat de Rapporteur spécial sur les droits de l’homme des migrants. Depuis, quatre rapporteurs spéciaux ont successivement occupé ce poste, dont le professeur François Crépeau du Canada (2011-2017). Le rapporteur spécial organise des missions aux pays membres de l’ONU, prépare des rapports de visite, attirant l’attention sur des politiques nationales problématiques et formulant des recommandations pour guider les États et autres acteurs concernés. À travers ses rapports annuels et thématiques, le rapporteur spécial aide à la sensibilisation aux enjeux de la gouvernance de la migration et aux questions urgentes comme l’exploitation des travailleurs migrants, la gestion des frontières extérieures de l’Union européenne et la détention des migrants en situation irrégulière. Les organes de l’ONU ont adopté de nombreuses déclarations, résolutions et recommandations sur les migrants. Par exemple, le Conseil des droits de l’homme a noté en 2013 que, lorsqu’ils exercent leur droit souverain de promulguer et de mettre en oeuvre les mesures de sécurité aux frontières, les États ont le devoir de respecter les obligations qui leur incombent en vertu du droit international des droits de l’homme, afin de garantir le plein respect des droits humains de tous les migrants. De même, plusieurs conférences de haut niveau ont offert l’occasion d’adopter des déclarations soulignant les droits des migrants et discutant des solutions possibles aux défis auxquels cette population est confrontée. Tel est le cas de la Conférence internationale sur la population et le développement, tenue au Caire en 1994 dont le programme d’action comprend un chapitre sur les migrations internationales. Un autre exemple est la Conférence mondiale sur les femmes, organisée à Beijing en 1995, qui a attiré l’attention sur les droits des femmes migrantes. En outre, la Déclaration du millénaire de l’ONU du 8 septembre 2000 a invité les États à prendre des mesures pour assurer le respect et la protection des droits de l’homme des migrants, des travailleurs migrants et de leurs familles. De même, la déclaration finale de la Conférence mondiale de Durban contre le racisme, la discrimination raciale, la xénophobie et l’intolérance de 2001 a appelé les États à reconnaître que la xénophobie à l’égard de non-nationaux, en particulier des migrants, des réfugiés et des demandeurs d’asile constitue l’une des principales sources du racisme contemporain et que les violations des droits humains commises à l’encontre de membres de ces groupes se produisent souvent dans le contexte d’actes discriminatoires, xénophobes et racistes.

VIII. Migration et développement

Le lien entre la migration et le développement fait partie des questions auxquelles l’ONU porte une attention particulière. En 2006, le Secrétaire général de l’ONU a nommé un représentant spécial pour les migrations et le développement afin d’engager un débat constructif entre divers acteurs gouvernementaux, non-gouvernementaux et du secteur privé. L’ONU a ainsi affirmé avec force la contribution positive des migrants au développement durable et l’importance des migrations pour le développement des pays d’origine, de transit et de destination.

Une autre étape importante fut le premier Dialogue de haut niveau sur les migrations internationales et le développement organisé par l’Assemblée générale en 2006. La Déclaration du deuxième Dialogue de haut niveau (2013)[30] a mis en évidence la nécessité de trouver des solutions aux problèmes liés aux droits humains des migrants, tels que les normes insuffisantes du travail, la xénophobie, le racisme et la discrimination et la situation des victimes de la traite d’êtres humains. Tout comme ces initiatives, le Programme de développement durable à l’horizon 2030[31] préconise une meilleure protection des droits humains des migrants comme condition essentielle du développement dans un monde globalisé. Il permet de promouvoir un discours positif sur les migrants en mettant l’accent sur leur rôle en tant qu’agent de développement et de progrès.

IX. Implication grandissante dans la gouvernance des migrations

Au cours des deux dernières décennies, alors que les États ont favorisé des politiques restrictives à l’égard des migrations et renforcé les contrôles aux frontières, l’ONU a pris des initiatives pour consolider et rationaliser ses activités relatives aux migrations. En 2002, le Secrétaire général de l’ONU a mis en place un groupe de travail sur les migrations dans le cadre de ses propositions visant à renforcer l’ONU. Ce groupe de travail a recommandé de combler les lacunes normatives et institutionnelles dans les régimes juridiques applicables aux migrants grâce à une coordination renforcée entre les États sous les auspices de l’ONU. Ainsi, une Commission mondiale sur les migrations internationales a été mise en place en 2003 par un groupe d’États, en tant qu’organe indépendant chargé de formuler des recommandations sur les moyens de renforcer la gouvernance nationale, régionale et mondiale de la migration. La Commission mondiale a publié en 2005 un rapport qui, malheureusement, ne contient pas de propositions novatrices, mais se contente de réaffirmer la capacité des États d’exercer leur souveraineté territoriale et la nécessité de renforcer la coopération interétatique pour réglementer les migrations.

De plus, le Secrétaire général a créé le Groupe mondial sur la migration (GMM) en 2006, afin de fournir un espace de dialogue interinstitutionnel et d’améliorer la coordination des travaux liés à la migration au sein de la famille des Nations Unies. Le groupe compte actuellement 22 entités et agences des Nations Unies, qui débattent de questions complexes et généralement quelque peu marginales par rapport à leur mission. Par le biais de réunions semestrielles sur des questions thématiques et d’un dialogue continu sous la présidence annuelle d’une organisation membre, le GMM diffuse des informations sur les politiques et pratiques, et publie des rapports sur des sujets importants, tels que la migration irrégulière, la migration et la jeunesse. Il a créé une série de groupes de travail sur des thèmes spécifiques comme l’intégration de la migration dans les stratégies de développement nationales et la migration et le travail décent[32]. En mai 2018, le Secrétaire général de l’ONU a décidé de créer un Réseau des Nations Unies sur les migrations qui succédera au GMM, afin d’assurer un soutien efficace et coordonné à la mise en oeuvre du Pacte mondial pour des migrations sûres, ordonnées et régulières (voir ci-dessous)[33].

L’implication grandissante de l’ONU dans la gestion globale des migrations est aussi évidente dans la décision prise par l’Assemblée générale en juillet 2016 de faire de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) une organisation affiliée aux Nations Unies. L’OIM compte 173 États membres et des bureaux dans plus de 100 pays agissant essentiellement en tant que prestataire de services aux États. Ses objectifs comprennent la mise en oeuvre de solutions pratiques aux problèmes de migration et de fournir une assistance humanitaire aux migrants dans le besoin. Dans le passé, il a été reproché à l’OIM de ne pas suffisamment prendre en considération les droits humains des migrants, notamment dans le cadre de ses programmes de retours volontaires assistés. Le nouveau statut de l’OIM serait de nature à assurer plus de transparence et de cadre de responsabilisation dans ses activités. Par ailleurs, l’OIM contribue à l’action de l’ONU en faveur de migrants par le biais de sa vaste expérience, sa présence sur le terrain, et de ses programmes en faveur de la santé des migrants ou de la lutte contre la traite d’êtres humains. L’OIM a été chargée de la coordination du Réseau des Nations Unies sur les migrations qui rassemble plusieurs agences et entités onusiennes ainsi que d’autres parties prenantes. Le réseau a pour but de

garantir l’efficacité et la cohérence de l’appui fourni par l’ensemble du système, y compris par le mécanisme de renforcement des capacités, à la mise en oeuvre, au suivi et à l’examen du Pacte mondial pour des migrations sûres, ordonnées et régulières, selon les besoins des États membres[34].

Face à la soi-disant « crise des réfugiés » en 2015, causée notamment par l’exode de millions de personnes fuyant la guerre en Syrie et dans d’autres pays et l’absence de solidarité entre les États, l’ONU a doublé d’effort pour trouver des solutions durables aux problèmes dans la gestion des migrations. En septembre 2016, les États membres ont adopté la Déclaration de New York pour les réfugiés et les migrants (Déclaration de New York). Les États y reconnaissent

la responsabilité partagée qui nous incombe de gérer les déplacements massifs de réfugiés et de migrants avec humanité, sensibilité et compassion et en veillant à répondre aux besoins de chacun. Notre arme sera la coopération internationale, tout en ayant conscience que divers moyens et ressources peuvent être utilisés pour faire face à ces déplacements[35].

La déclaration propose un cadre d’action global pour les réfugiés et définit des mesures en vue de l’adoption d’un Pacte mondial sur les réfugiés en 2018. Elle énonce également des mesures en vue de l’adoption d’un pacte mondial pour des migrations sûres, ordonnées et régulières en 2018.

Dans le cadre de ces efforts, le Secrétaire général de l’ONU a nommé en mars 2017, Louise Arbour, du Canada, en tant que sa Représentante spéciale pour les migrations. Madame Arbour est chargée de collaborer avec les États membres, en partenariat avec d’autres parties prenantes, de fournir des conseils stratégiques et de coordonner l’engagement des entités des Nations Unies sur les questions migratoires, en particulier dans la mise en oeuvre des dispositions de la Déclaration de New York.

Conformément à ces dispositions, une Conférence intergouvernementale s’est tenue les 10 et 11 décembre 2018 à Marrakech, au Maroc au cours de laquelle le Pacte mondial pour des migrations sûres, ordonnées et régulières a été adopté. Il s’agit d’un instrument juridiquement non contraignant qui énonce des principes de coopération accrue et de partage des responsabilités entre les États dans la gestion des migrations et la protection des droits humains des migrants. Le Pacte mondial qui est solidement ancré dans les principes du Programme de développement durable à l’horizon 2030, comprend 23 objectifs pour les États tels que collecter et utiliser des données précises et ventilées qui serviront à l’élaboration de politiques fondées sur la connaissance des faits ; faire en sorte que les filières de migration régulière soient accessibles et plus souples ; favoriser des pratiques de recrutement justes et éthiques et assurer les conditions d’un travail décent ; s’attaquer aux facteurs de vulnérabilité liés aux migrations et les réduire ; sauver des vies et mettre en place une action internationale coordonnée pour retrouver les migrants disparus et donner aux migrants et aux sociétés des moyens en faveur de la pleine intégration et de la cohésion sociale. Le Pacte inclut un mécanisme de suivi où les États membres de l’ONU sont invités à élaborer des initiatives nationales en vue de sa mise en oeuvre. De même, la Présidence de l’Assemblée générale est chargée d’ouvrir et mener à terme, en 2019, un cycle de consultations intergouvernementales[36].

Le Pacte mondial sur les réfugiés[37] a été présenté par le Haut-Commissaire des Nations Unies pour les réfugiés à l’Assemblée générale de l’ONU en 2018. D’après le HCR, les quatre objectifs essentiels du Pacte sont d’alléger les pressions exercées sur les pays d’accueil, d’accroître l’autonomie des réfugiés, d’élargir l’accès à des solutions faisant appel à des pays tiers et d’aider à créer dans les pays d’origine les conditions nécessaires au retour des réfugiés dans la sécurité et la dignité. Des dispositions de suivi et d’examen qui inclura l’élaboration d’indicateurs permettant de mesurer les progrès accomplis dans la réalisation des quatre objectifs, se feront lors du Forum mondial sur les réfugiés, convoqué tous les quatre ans ; lors des réunions officielles de haut niveau (qui se tiendront tous les deux ans entre les Forums) ; et par les rapports annuels adressés à l’Assemblée générale des Nations Unies par le HCR.

Ces deux pactes mondiaux constituent des feuilles de route pour la gouvernance des migrations. Leur succès dépendra grandement de la volonté politique des États de se conformer à leurs obligations découlant de multiples instruments de droits humains de l’ONU et de contribuer à la mise en oeuvre effective des objectifs fixés.

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À travers ses organes de traités et autres structures et activités de suivi et de coopération, l’ONU a considérablement contribué à façonner les normes de protection des droits humains des migrants et à sensibiliser les États à leurs obligations envers cette population. L’ONU, qui montre un intérêt grandissant aux questions de migrations et de développement, s’est aussi récemment positionnée comme le forum mondial responsable des solutions durables aux défis liés à la gestion des migrations. Néanmoins, les mécanismes de suivi des Nations Unies manquent de force juridique contraignante. Les États sont rarement tenus pour responsables en cas de non-respect de leurs obligations internationales. La réalisation des droits des migrants dépend encore aujourd’hui de la volonté des États de limiter leur souveraineté étatique au profit de ces obligations. Malgré ces problèmes, l’ONU dispose de l’expérience nécessaire et de la capacité normative et institutionnelle pour gérer l’extrême complexité des mouvements migratoires dans toutes leurs dimensions et de répondre aux nouvelles réalités de la migration internationale.