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Depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, la promotion et la protection des droits de la personne est devenue un objectif primordial d’un nombre important d’organisations internationales et régionales. Nombre d’entre elles ont adopté des normes en la matière ou se sont penchées sur les violations de ces droits et libertés par les États parties aux traités.

Cette contribution analyse d’abord le système institutionnel universel essentiellement issu de la Charte des Nations Unies[1], puis le système universel conventionnel de promotion et de protection des droits de la personne. Seront ensuite présentés les mécanismes régionaux en la matière, c’est-à-dire les systèmes américain, européen et africain de promotion et de protection des droits de la personne. Finalement, nous nous pencherons sur les développements récents en la matière en Aise et au sein des pays arabes.

À la lecture de cette contribution, il faut garder à l’esprit que chacun de ces systèmes a élaboré ses propres textes juridiques, développé ses institutions et ses procédures, à des niveaux plus ou moins similaires pour promouvoir et protéger les droits de la personne. L’enchevêtrement des normes et la prolifération des processus décisionnels en matière de droit de la personne donnent lieu à un important complexe de régimes, lequel entraine parfois une superposition anachronique de ceux-ci, mais également une incohérence normative ou décisionnelle.

I. Le système universel institutionnel de promotion et de protection des droits de la personne

Bien qu’il ne s’agisse pas ni du premier traité ni de la première organisation internationale à aborder la question des droits de la personne, le système institutionnel universel de promotion et de protection des droits de la personne tel qu’on le connait à ce jour prend naissance dans la Charte des Nations Unies (Charte). C’est à l’article premier de la Charte énonçant les buts des Nations Unies qu’il est mentionné que l’organisation doit veiller à la réalisation de la coopération internationale dans « le respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales pour tous, sans distinctions de race, de sexe, de langue ou de religion ».

La Charte ne doit toutefois pas être comprise comme un outil de promotion et de protection des droits de la personne ; si cette philosophie y est bien ancrée, les engagements ferment ne s’y retrouvent pas. Par exemple, les articles 55 et 56 créent de vagues obligations pour les États Membres afin de générer les meilleures conditions qui soient pour le développement économique et social de tous dans le respect universel et effectif des droits et libertés. Malgré cette faiblesse normative, les Nations Unies ont créé au fil du temps un réseau d’organisations qui voient à cet objectif premier. En effet, les organes des Nations Unies ont réussi à donner vie à ces obligations et ont cherché à en assurer le respect en adoptant un ensemble de traités et d’entités[2].

L’un des premiers gestes forts posés par les Nations Unies et ses États Membres sera l’adoption de la Déclaration universelle des droits de l’homme (DUDH)[3] le 10 décembre 1948. Les États Membres des Nations Unies ont ainsi rapidement reconnu l’importance de la protection des droits de la personne et se sont accordés sur le besoin de mettre en place des instruments de droit international en la matière. Il faut noter que la DUDH consiste en une résolution de l’Assemblée générale adoptée sans objection par 50 des 58 États Membres de l’époque et, par conséquent, n’a pas à proprement parler de force contraignante, car elle ne consiste pas en un traité. De nos jours, les droits inclus à la DUDH ont acquis une valeur de droit coutumier qui s’impose à tous les États.

Bien qu’il n’existe pas de définition unique des droits de la personne, les droits contenus à la DUDH fondent la base de ceux-ci. Voici la DUDH reproduite :

A. De la Commission des droits de l’homme au Conseil des droits de l’homme

En 1946, le Comité économique et social (ECOSOC) a créé, comme cela est prévu à l’article 68 de la Charte, la Commission des droits de l’homme qui, jusqu’en 2006, consistait en le coeur de l’activité du système des Nations Unies en matière de droits de la personne. La Commission était composée de 53 États membres des Nations Unies répartis géographiquement. Il s’agissait donc d’un organe restreint, car tous les États ne participaient pas à ses décisions. Elle a été en grande partie responsable de la négociation et de la rédaction des principaux documents et traités qui définissent les droits de la personne. Elle a mené des études et publié des rapports sur de nombreux sujets relatifs aux droits de la personne. Puis, en 1970, elle a obtenu le mandat d’examiner les plaintes des personnes pour violation des droits de la personne[4].

Alors même que les États lui ont octroyé le pouvoir d’entendre des plaintes individuelles, la Commission des droits de l’homme a commencé à faire l’objet d’importantes critiques essentiellement, car il a semblé qu’elle dénonçait, la plupart du temps, certains pays, tout en en ignorant d’autres, alors que tous violaient les droits de la personne. Ainsi, c’est la politisation des actions de la Commission que certains États dénonçaient. La tendance voulait que les États fussent de moins en moins critiqués ouvertement pour les violations des droits de la personne qui survenaient sur leur territoire. Puis, en 2001, les États-Unis ont, pour la première fois, perdu le siège de la Commission qu’il occupait et quelques pays connus pour leurs violations massives des droits de la personne, tels que le Soudan, le Zimbabwe, l’Arabie saoudite, le Pakistan et Cuba, ont été élus membres alors qu’en 2003, la Libye a été élue présidente. Le déficit de légitimité des Membres ainsi que la perte de crédibilité de l’institution ont exacerbé les relations entre les États Membres des Nations Unies et la Commission au point où celle-ci a été abolie en 2006[5].

La nature ayant horreur du vide, l’abolition de la Commission s’est soldée par la création du Conseil des droits de l’homme, un organe subsidiaire de l’Assemblée générale des Nations Unies (Résolution 60/251)[6].

Le Conseil est composé de 47 membres élus au scrutin secret par la majorité des membres de l’Assemblée générale pour un mandat de trois ans, renouvelable, répartis entre les cinq groupes régionaux reconnus.

Figure 1

Répartition géographique des sièges du Conseil des droits de l’homme

Répartition géographique des sièges du Conseil des droits de l’homme
Source : Organisation des Nations Unies, Résolution 60/251

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Contrairement à la Commission qui faisait rapport à l’ECOSOC, le Conseil fait rapport à l’Assemblée générale. Pour éviter la présence au sein des Membres de pays violant systématiquement les droits de la personne, ce qui consistait en une critique émise et répétée contre la Commission, il a été convenu d’examiner le bilan relatif à la protection des droits de la personne des candidats afin de limiter leur potentielle élection. Il a de plus été prévu la possibilité de suspendre un Membre soupçonné de violations graves des droits de l’homme[7]. Si cette suspension a été possible une seule fois contre la Lybie, ces mécanismes n’ont pas permis de remédier au problème central, à savoir la présence d’États qui violent systématiquement les droits et libertés fondamentales à la table du Conseil des droits de l’homme. Plus de dix ans après sa création, le Conseil fait face à cette même critique émise contre la Commission et aucune solution viable n’a été mise en place pour outrepasser cette situation.

Le Conseil des droits de l’homme agit par le biais de cinq mécanismes : l’examen périodique universel (EPU), le Comité consultatif, la procédure de requête, les Groupes de travail et autres forums, et les procédures spéciales.

L’EPU est un mécanisme qui permet d’évaluer la situation des droits de la personne dans chaque État Membre des Nations Unies. Pour ce faire, il analyse, tous les quatre ans et demi, l’ensemble des actions des États en la matière sur la base d’un rapport présenté par les autorités nationales, d’un rapport de tous les mécanismes onusiens en ce qui concerne le pays en évaluation et d’un rapport d’autres sources qui inclut des membres de la société civile. Après étude de ces rapports, le Conseil émet des recommandations dont il pourra suivre la mise en oeuvre lors du prochain EPU du pays en question. Ce mécanisme d’évaluation par les pairs unique en son genre permet une égalité de traitement de tous les Membres des Nations Unies.

Toutefois, ce mécanisme repose essentiellement sur un dialogue intergouvernemental, une caractéristique pour le moins problématique pour certains observateurs externes. En effet, il s’agit bien d’un dialogue entre représentants étatiques et non d’une évaluation externe, et encore moins d’un mécanisme de sanction. Bien que l’EPU soit mené sur la base de trois rapports, dont deux n’émanent pas de l’État à l’étude, la participation effective des représentants des mécanismes onusiens, mais surtout des membres de la société civile est pour le moins limitée. Les observations de ces derniers sont résumées par le Secrétariat général dans un rapport n’excédant pas 10 pages et ils pourront faire des observations générales non ciblées lors du débat général concernant la situation des droits et libertés fondamentales dans le pays concerné. Qui plus est, il est convenu depuis les années 1980 que les procédures essentiellement intergouvernementales sont inefficaces ; c’est là la raison pour laquelle elles avaient été abolies sous l’ancienne Commission[8]. En définitive, si aujourd’hui tous les États ont passé à travers l’EPU à plus d’une reprise, rien n’est moins certain quant à l’efficacité de cette procédure qui devrait normalement permettre une diminution des violations des droits de la personne.

Le Comité consultatif est composé d’experts et agit comme un groupe de réflexion. Il produit des rapports qui répondent à des questions que lui pose le Conseil des droits de l’homme sur des thèmes précis liés aux droits de la personne. Il ne présente que des recommandations.

La procédure de requête consiste en l’examen de plaintes émises par des individus ou des organisations qui dénonce des violations graves, flagrantes et systématiques des droits de la personne. Il s’agit de la seule procédure de plainte universelle, en ce qu’elle peut être dirigée contre tout État puisqu’ils sont tous Membres du Conseil des droits de l’homme via leur statut de Membre des Nations Unies. Issue d’une ancienne procédure de la Commission des droits de l’homme (1503), ce mécanisme confidentiel a été amélioré dans le but de le rendre plus impartial, objectif, efficace et conduit dans un temps raisonnable. Toutefois, de 2006 à 2014, seulement 16 situations ont été examinées. Des plaintes en matière de ségrégation raciale, d’expulsion forcée de minorité ou relative à la dégradation des conditions de vie carcérale qui entraine la mort ont été reconnues comme des situations de violations flagrantes des droits de la personne.

Les procédures spéciales ont été reprises de la Commission des droits de l’homme. Il s’agit d’une appellation générique pour désigner tous les mécanismes qui s’occupent de situations particulières propres à un pays ou à une thématique en matière de droit de la personne. Les procédures spéciales sont menées par une personne unique – un rapporteur, un représentant, un expert – ou par un groupe de travail. Toutes ces personnes sont nommées bénévolement par le Conseil des droits de l’homme selon un mandat déterminé et renouvelable. Ils présentent périodiquement un rapport public au Conseil dans lequel ils évaluent une situation et font des recommandations. Il existe plus de 55 procédures thématiques telles que la Rapporteuse spéciale sur le droit à l’alimentation, le Groupe de travail sur les disparitions forcées ou involontaires, l’Expert indépendant pour la promotion d’un ordre international démocratique équitable, et une douzaine de mandats par pays (Belarus, Cambodge, République centre africaine, Érythrée, Iran, Mali, Myanmar, Somalie, Soudan, Palestine, Syrie, Corée du Nord).

En définitive, les actions du Conseil des droits de l’homme ne sont pas moins politisées que celles de la Commission. Ces mécanismes sont largement repris de cette dernière, seul l’EPU consiste en une réelle création nouvelle. Toutefois, le Conseil a été créé en toute connaissance de cause et il se veut un organe éminemment politique où tous les acteurs feront face à leur responsabilité. Il occupe de plus un rang plus élevé dans la hiérarchie onusienne, s’en remettant directement à l’Assemblée générale, ce qui a fait dire qu’il répondait d’une plus grande indépendance d’actions[9].

B. Le Haut-Commissaire aux droits de l’homme

Le Conseil des droits de l’homme n’est pas le seul organe subsidiaire à oeuvrer pour les droits de la personne au sein du système universel. En 1993, l’Assemblée générale a adopté la Résolution 48/141[10] qui crée le Haut-Commissariat aux droits de l’homme des Nations Unies (HCDH) avec à sa tête un Haut-Commissaire initialement conçu à l’image d’un ombudsman ou d’un procureur général international, qui agit de manière indépendante des États et des Nations Unies[11].

Le Haut-Commissaire est nommé par le Secrétaire général sous réserve de l’approbation de l’Assemblée générale pour un mandat de quatre ans, renouvelable une fois. Son mandat est double : il doit veiller à la promotion et la protection des droits et libertés de tous au sein des Nations Unies, mais également par le monde. Ainsi, il veille à l’intégration des droits de la personne, il fournit de l’information (par exemple, au Conseil des droits de l’homme), et il assure la promotion et la coordination des activités en la matière, le tout au sein du système onusien. De plus, il assume un rôle opérationnel auprès des États, par exemple en fournissant une assistance technique aux pays en formant les juges ou les fonctionnaires pénitentiaires, une assistance électorale ou des services consultatifs sur la réforme constitutionnelle et législative[12]. Finalement, puisque le HCDH est déployé sur le terrain dans de nombreux pays, il est en mesure non seulement d’aider à renforcer les institutions nationales, mais aussi de promouvoir le respect des normes internationales en matière de droits de la personne. Les représentants du HCDH peuvent également rendre compte directement au HautCommissaire des abus et des violations des droits de la personne.

Huit personnalités diverses, dites de haut niveau, ont occupé ce poste de porteparole :

Tableau 1

Les Hauts-Commissaires aux droits de l’homme

Les Hauts-Commissaires aux droits de l’homme

Tableau 1 (suite)

Les Hauts-Commissaires aux droits de l’homme
Source : Organisation des Nations Unies

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Le Haut-Commissaire agit sur la scène internationale comme un dénonciateur. Les différentes personnalités ayant occupé ce poste ont dénoncé publiquement des situations de violation des droits de la personne, telles que le comportement de la Russie en Tchétchénie, de la Chine au Tibet, des États-Unis dans le cadre de la lutte contre le terrorisme ou encore au Burundi, en République démocratique du Congo, en Syrie et au Yémen. De plus, le Haut-Commissaire se permet d’évaluer de sa propre initiative des situations relatives aux droits de la personne. C’est ainsi qu’il a produit plusieurs rapports urgents, par exemple sur les évènements survenus en Côte d’Ivoire en 20032004 ou relatifs au Printemps arabe en Égypte, en Lybie et en Tunisie. Des enquêtes d’établissement des faits ont de plus été menées sous l’égide du Haut-Commissaire en Colombie, au Darfour, au Kenya, au Mali, et au Togo pour ne nommer que celles-ci.

Finalement, dans sa fonction de coordination et de promotion des droits de la personne, le HCDH fait office de secrétariat non seulement pour le Conseil des droits de l’homme, mais également pour ce que l’on nomme les organes de traités. Ce faisant, il tente d’agir comme un organe pivot, liant les différentes entités de promotion et de protection des droits de la personne. En définitive, bien qu’inestimables, ces différentes fonctions sont généralement menées à la hauteur de la personne qui occupe le poste de Haut-Commissaire.

II. Le système universel conventionnel ou le système des organes de traités

Parallèlement au système universel institutionnel de promotion et de protection des droits de la personne fondé essentiellement sur la Charte des Nations Unies, un système universel conventionnel, également désigné comme le système des organes de traités, a été développé par les États. Ce système repose sur l’adoption de dix traités principaux relatifs aux droits et libertés fondamentales et d’autant d’organes qui veillent à la mise en oeuvre et au respect de ces conventions, tels que résumé dans ce tableau :

Tableau 2

Le système des organes de traités[13][14]

Le système des organes de traités1314

Tableau 2 (suite)

Le système des organes de traités1314
Source : Organisation des Nations Unies

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Trois caractéristiques fondamentales distinguent ce système universel conventionnel du système institutionnel universel. Premièrement, le système fonctionne, comme son nom l’indique, par traité. Ce faisant, les États peuvent choisir de ratifier ou d’adhérer à chaque traité pour ainsi s’obliger à respecter les droits qui y sont prévus. En ce sens, ils peuvent également choisir de se conformer en tout ou en partie aux exigences des organes de traités, eux-mêmes parfois créés par un autre traité (par exemple, voir les protocoles facultatifs précédemment mentionnés). Deuxièmement, les organes de traités agissent parfois comme de véritables organes quasi judiciaires où des plaintes individuelles sont étudiées selon un processus contradictoire, c’est-à-dire que l’État et la victime présenteront leurs arguments au comité, et une « décision », sous la forme d’une communication, est rendue. Des opinions concordantes ou dissidentes peuvent être jointes à la décision. Vu ces caractéristiques, de nombreux auteurs, tout comme les Nations Unies et la Cour internationale de justice, parlent de la « jurisprudence » des comités, à l’image de tribunaux judiciaires. Par conséquent, ces organes de traités forment la pierre angulaire de ce système. Troisièmement, parler de système lorsqu’on aborde les organes de traité peut paraitre présomptueux. En effet, il ne s’agit pas d’un système unifié, reposant sur des normes communes. Il s’agit plutôt « d’une série de systèmes autonomes, avec leurs règles constitutives et leurs méthodes propres […] juxtaposées comme des boules de billard »[15]. Leur interconnexion n’est toutefois pas négligeable, ceux-ci travaillent généralement à l’aide de méthodes similaires et à l’aide de mécanismes semblables. En définitive, il ne faut pas voir ce système à l’image des organes de la Charte lesquelles sont intégrées dans un ordre précis.

Les organes de traité sont composés d’experts indépendants chargés de surveiller la mise en oeuvre des traités. Ces experts sont élus pour des mandats fixes de quatre ans renouvelables par les États parties. Ces organes bénéficient de cinq moyens d’action : l’examen de rapports étatiques, l’examen de plaintes interétatiques, l’examen de plaintes de particuliers, l’enquête et la publication d’observations générales.

Tous les comités analysent les rapports étatiques présentés régulièrement par les États parties faisant état de la situation des droits de la personne sur leur territoire. De même, ils ont tous le loisir de publier des observations générales sur un thème choisi ce qui permettra de brosser un portrait de l’interprétation d’un ou plusieurs droits. Par exemple, le CCPR a adopté 36 observations générales qui portent sur autant de sujets (par exemple : le droit à la vie, la liberté d’opinion, le droit à l’égalité devant les tribunaux). Quant aux enquêtes, cela signifie qu’à la réception d’informations fiables concernant d’importantes violations systématiques des droits de la personne commises par un État partie aux traités, certains comités, par exemple le Comité contre la torture, peuvent ouvrir une enquête. Tous ont le pouvoir d’enquêter à l’exception du CCPR, du CERD et du CMW.

Il existe de plus deux procédures de plaintes : l’une entre États, l’autre entre les États et les particuliers. Plusieurs comités ont la possibilité d’examiner les plaintes formulées par un État partie qui estime qu’un autre État partie ne respecte pas les obligations contenues à un traité. Par exemple, trois plaintes interétatiques sont pendantes devant le CERD : deux plaintes ont été formulées par le Qatar contre l’Arabie Saoudite et les Émirats arabes unis et une plainte émane de la Palestine contre Israël, toutes trois soulignant des manquements au respect de la Convention internationale sur l’élimination de la discrimination raciale.

La quasi-totalité des organes de traités[16] peut, sous certaines conditions, examiner des plaintes individuelles. Si les plaintes interétatiques sont rares, les plaintes individuelles sont plus nombreuses ! Seulement en 2016, 2756 plaintes ont été déposées au CCPR concernant 89 États parties. Fait à noter, ces plaintes sont formulées une fois que la victime présumée a traversé l’ensemble des recours possibles au sein de son État. C’est le principe de l’épuisement des voies de recours internes. Ainsi, une personne qui veut se réclamer d’une violation des droits de la personne au niveau onusien doit d’abord se tourner vers les tribunaux et les autres organes de son État, si les recours sont disponibles.

Ces statistiques permettent de mettre en lumière deux critiques importantes et récurrentes quant au système des organes de traités.

D’abord, les comités ne suffisent plus à la tâche. Ainsi, comme le souligne le professeur Decaux, les organes de traité ne sont pas victime de leur succès, mais bien de leur encombrement[17] ! En effet, le nombre de plaintes individuelles augmente d’année en année alors que le traitement de celles-ci peut s’échelonner sur des années. Un délai de 4 ans entre le dépôt de la plainte et la réponse finale n’est pas exceptionnel dans le système conventionnel. On n’observe rien de tel dans le système universel. Ces délais s’expliquent par plusieurs facteurs à commencer par les budgets restreints affectés à ces organes (le HCDH reçoit 3,7 % du budget total des Nations Unies ce qui représente 201 millions de dollars américains[18]), aux moyens techniques modestes dont disposent ces derniers ainsi qu’aux courtes périodes pendant lesquelles les experts membres des comités se réunissent.

Ensuite, si les ratifications et les adhésions aux conventions et aux protocoles augmentent d’année en année, plusieurs États sont aux abonnés absents. En effet, certains traités sont largement ratifiés, comme la Convention relative aux droits de l’enfant dont seuls les États-Unis ne sont pas parties, alors que d’autres, comme la Convention sur les droits des travailleurs migrants et des membres de leur famille, ne réunissent qu’une poignée d’États. Plus encore, le nombre d’États parties diminue encore le moment venu de se soumettre à la compétence des comités. Ils sont nombreux les États à ne pas avoir accepté celle-ci, malgré leur ratification du traité principal. C’est dire qu’ils s’engagent à respecter les droits de la personne sans, toutefois, soumettre leurs actions au jugement externe des experts.

En définitive, ces systèmes institutionnel et conventionnel oeuvrent certainement à la promotion et la protection des droits de la personne, mais ils rencontrent encore aujourd’hui plus de 50 ans après leur création, d’importantes résistances de la part des États membres et des États parties. Qui plus est, ces mêmes États participent à des degrés très différents aux systèmes régionaux de promotion et de protection des droits de la personne, ajoutant d’autant à l’enchevêtrement normatif et institutionnel.

III. Les systèmes régionaux de promotion et de protection des droits de la personne

Après la Seconde Guerre mondiale, le mouvement en faveur d’une meilleure protection droits et libertés de la personne a certes conduit à la construction du système universel, institutionnel comme conventionnel, mais il a également conduit les organisations régionales, elles-mêmes nouvellement créées, à inscrire ces droits, mais surtout leur promotion et leur protection, à leur ordre du jour. Contrairement au système institutionnel universel qui n’a pas été en mesure de créer des mécanismes de contrôle dès l’adoption des premiers traités en la matière, les systèmes régionaux se sont concentrés sur la création de telles procédures de recours afin de superviser la mise en oeuvre et l’application des droits et libertés. Il importe également de préciser que ces institutions fonctionnent de manière parallèle à celles des Nations Unies. Il n’existe donc pas de hiérarchie entre celles-ci et le système onusien.

Toutes les institutions régionales se sont inspirées des dispositions de la DUDH, mais différents facteurs historiques et politiques ont encouragé chaque région – Amérique, Europe, Afrique, Asie du Sud-Est et les pays arabes – à se concentrer sur des questions spécifiques relatives à certains droits de la personne, mais également à interpréter différemment ces droits.

Europe – Le Conseil de l’Europe (CoE), l’institution régionale pour le continent européen, a été créé le 5 mai 1949. La démocratie, l’état de droit et le respect des droits de l’homme sont les trois principes fondateurs sur lesquels repose cette institution. Le CoE est aujourd’hui composé de 47 États Membres et ils sont tous parties à la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (Convention européenne)[19]. Il s’agit du tout premier traité contraignant en la matière.

La Cour européenne des droits de l’homme consiste en l’institution phare de la promotion et de la protection des droits et libertés fondamentales en Europe. Il s’agit de la première institution régionale créée en ce sens puisqu’elle a pris ses fonctions dès 1959. C’est pour assurer le respect de la Convention européenne et ses protocoles par les États parties que la Cour a été créée. La Cour peut, depuis 1998, être saisie directement par un État ou par toute personne, physique ou morale, s’il est estimé que ses droits et libertés ont été violés. Précédemment, de 1954 à 1999, le système européen fonctionnait à l’image des systèmes américains et africains qui seront étudiés : la Commission européenne des droits de l’homme recevait d’abord les plaintes, des États et des personnes, tentait de résoudre le différend et, à défaut, soumettait la plainte à la Cour. La Commission a été supprimée en 1998 lorsque la Cour est devenue permanente. En définitive, le système européen est le plus mature des systèmes régionaux de promotion et de protection des droits et libertés.

Amériques – L’Organisation des États américains (OEA), l’institution régionale des Amériques, a été créée en 1948 lors de la signature à Bogota, en Colombie, de la Charte de l’OEA[20]. L’OEA a pour but de créer « un ordre de paix et de justice, de maintenir leur solidarité, de renforcer leur collaboration et de défendre leur souveraineté, leur intégrité territoriale et leur indépendance » (article premier de la Charte de l’OEA). Quatre principes fondent cette institution : la démocratie, les droits de l’homme, la sécurité et le développement. Au même moment les États ont adopté la Déclaration américaine des droits et des devoirs de l’homme (Déclaration américaine)[21], qui fonde le système institutionnel américain de promotion et de protection des droits de la personne. L’OEA regroupe 35 États Membres, c’est-à-dire tous les pays des Amériques et ceux-ci sont tous tenus au respect de la Déclaration américaine.

En 1959, l’OEA a créé la Commission interaméricaine des droits de l’homme qui avait pour mandat de promouvoir le respect des droits et libertés fondamentales sur le continent. La compétence de la Commission a été élargie en 1965 afin de lui permettre de recevoir des communications individuelles et publier des rapports thématiques, par pays ou sur les différentes violations des droits de la personne perpétrées dans les pays membres. Elle est ainsi chargée de contrôler la mise en oeuvre de la Déclaration américaine ainsi que des traités relatifs aux droits et libertés fondamentales prévus aux traités adoptés par l’OEA.

Le système américain est complété par la Cour interaméricaine des droits de l’homme, créée en 1979, qui surveille le respect des obligations des États parties à la Convention américaine relative aux droits de l’homme[22] adoptée en 1969. Fait important à noter, seuls 23 des 35 États Membres de l’OEA sont parties à la Convention américaine et sont ainsi soumis à la compétence de la Cour.

La Cour interaméricaine des droits de l’homme tranche des différends et rend des avis sur des questions d’interprétation juridique. Toutefois, la Cour interaméricaine n’entend que les plaintes qui lui sont déférées par la Commission ou par un État partie. Les citoyens du continent américain ne peuvent saisir directement et personnellement la Cour. Ceux-ci doivent d’abord saisir la Commission qui se prononcera sur l’opportunité de déférer la cause à la Cour, et ce, seulement si l’État en question ne répond pas favorablement à ses recommandations ou si la Commission décide que la question est d’une telle importance qu’elle doit être soumise à la Cour[23].

Afrique – Dès le début de la décolonisation, les États africains se sont réunis et ont créé, en 1963, l’Organisation de l’Union africaine (OUA), remplacée en 2001 par l’Union africaine (UA). L’UA est composé de l’ensemble des 55 pays du continent africain. Les principaux objectifs de l’OUA étaient de rompre avec les derniers vestiges de la colonisation et de l’apartheid, de promouvoir l’unité et la solidarité entre les États africains, de coordonner et d’intensifier la coopération pour le développement, de sauvegarder la souveraineté et l’intégrité territoriale des États membres et de promouvoir la coopération internationale dans le cadre de l’ONU[24]. Il faut toutefois attendre 1986 pour que la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples[25] entre en vigueur et, par le fait même, que le système de promotion et de protection des droits et libertés fondamentales soit mis en place avec la création de la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples qui a pour mandat de promouvoir et de protéger ces droits en Afrique. Cette Charte compte 54 États parties ; le Maroc est le seul pays du continent à ne pas avoir signé ce traité en raison de son différend avec le Sahara occidental. À l’image de système américain et européen, le système africain est complété par la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples. 30 États ont ratifié le Protocole[26] visant la création de celle-ci qui a débuté son travail en 2006. La Cour africaine peut être saisie par tout État partie au Protocole ainsi que par tout citoyen de ces États.

Il faut souligner deux particularismes du système africain. D’abord, ce système repose sur sa prise en compte non seulement des droits, mais également des devoirs des individus. On retrouve à la Charte africaine une liste de devoir que les individus doivent respecter, tels que le devoir de respecter et considérer ses semblables sans discrimination, de préserver le développement harmonieux de la famille, de servir sa communauté, de ne pas compromettre la sécurité de l’État duquel il est national ou résident, de veiller à préserver et renforcer les valeurs culturelles africaines positives, dans un esprit de tolérance, de dialogue et de concertation, ou encore de contribuer au mieux à la promotion et la réalisation de l’unité africaine (articles 27 à 29 de la Charte africaine). Rien de tel n’apparait dans le système européen, alors qu’il y a une brève mention à la Convention américaine des devoirs de toute personne envers sa famille (article 32 de la Convention). On voit également apparaitre une mention succincte en ce sens à la DUDH selon laquelle les individus ont « des devoirs envers la communauté dans laquelle seul le libre et plein développement de sa personnalité est possible ». Ensuite, la Charte africaine prévoit la protection des droits individuels auquel s’ajoutent des droits accordés aux peuples. Les articles 19 à 24 stipulent par exemple que les peuples sont égaux, qu’ils ont le droit à l’existence et l’assistance, à la libre disposition de leurs richesses, au développement économique, social et culturel, et même à la paix et la sécurité nationale et internationale. Il n’existe aucun droit des peuples dans les traités américain et européen ; il s’agit bien ici d’une caractéristique propre au système africain.

Asie du Sud-Est – L’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ASEAN) est une organisation régionale regroupant 10 États, fondée en 1967, avec pour mandat de renforcer la coopération et l’assistance mutuelle entre les membres. Il s’agissait avant tout d’une organisation d’intégration économique. Cependant, en 2007, les États Membres ont adopté la Charte de l’ASEAN[27] à laquelle il est mentionné que l’un des buts de l’organisation est la promotion et la protection des droits et libertés fondamentales. Si de nombreuses discussions ont eu lieu entre les Membres depuis, il n’existe à ce jour aucune structure qui s’apparente aux systèmes régionaux américain, européen et africain en matière de droits de la personne au sein de l’ASEAN. On retrouve toutefois une Commission intergouvernementale des droits de l’homme qui n’a pas la compétence pour entendre des plaintes individuelles. Sa première mission a été de rédiger la Déclaration de l’ASEAN sur les droits de l’homme[28], ce qu’elle a complété en 2012. Cette Déclaration n’a toutefois aucune force contraignante. De plus, d’importantes critiques ont été émises à l’encontre de ce texte, notamment parce qu’il prévoit que les droits de la personne doivent être mis en balance avec les responsabilités imposées aux États, c’est-à-dire que la jouissance de ces droits est assujettie au droit national préexistant. De plus, plusieurs droits de la personne universels tels que le droit de vote, le droit d’association ainsi que le droit de former et d’adhérer à un syndicat sont permis dans le respect du droit national. Par conséquent, il n’y a pas photo entre les normes internationales et la Déclaration de l’ASEAN en matière de droit et libertés fondamentales. En définitive, ce texte reflète le particularisme régional imposé aux droits de la personne[29].

Pays arabes – La Ligue des États arabes est une organisation régionale fondée en 1945 qui compte 22 États Membres. C’est en 1994 que la Ligue a adopté la première Charte arabe des droits de l’homme[30], mais aucun des États Membres ne l’a ratifiée. En 2004, la seconde mouture de la Charte (Charte de 2004)[31] a été adoptée et elle compte 10 États parties. Bien que cette Charte ait été rédigée par la Commission arabe permanente pour les droits de l’homme avec le concours du HDCH, elle a reçu un accueil mitigé par ce dernier et par la communauté internationale. En effet, si, à première vue, on y retrouve la plupart des droits de la personne reconnus, elle prévoit d’importantes limites à certains droits, voir même des incompatibilités avec les normes internationalement reconnues. Par exemple, les droits des femmes et des étrangers ou des non-citoyens sont limités et la peine de mort est maintenue pour les mineurs[32].

Afin d’assurer le suivi de la mise en oeuvre de la Charte de 2004, un Comité arabe des droits de l’homme a été créé et chargé d’examiner les rapports des États parties qui rapportent les mesures nationales adoptées pour mettre en oeuvre les droits de la personne tels que reconnus par la Charte de 2004. Il ne s’agit en aucun cas d’une commission à l’image des entités américaine, européenne et africaine. Toutefois, en 2014, le Statut de la Cour arabe des droits de l’homme[33] a été adopté et il prévoit la création de cette cour régionale. Celle-ci n’a pas encore été mise sur pied puisque le Statut n’a pas encore été suffisamment ratifié pour entrer en vigueur. En définitive, il n’existe aucune instance de plainte étatique ou personnelle au sein des instances arabes mentionnées en cas de violation des droits et libertés fondamentales[34].

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Les deux types de systèmes étudiés – l’universel et les régionaux - ont évolué au fil du temps, augmentant les protections offertes et les droits garantis, tout en développant leurs institutions. Les systèmes européen, américain et africain ont tous élargi leurs droits garantis grâce à l’adoption de protocoles et d’autres instruments relatifs aux droits de la personne, tout comme le système des organes de traités. Le système institutionnel universel a connu une importante réforme lors du remplacement de la Commission par le Conseil des droits de l’homme et, tout particulièrement par la création de l’EPU, cher aux États Membres. Lorsqu’on étudie ces systèmes, il ne faut pas perdre de vue qu’ils ont été créés de manière successive, parfois à la hauteur des problématiques et des politiques du moment, sans réelle vue d’ensemble, à l’image du système des Nations Unies. Plus encore, une importante critique est d’actualité : les systèmes institutionnel et conventionnel reposent encore essentiellement sur une lourde procédure de rapports, c’est-à-dire le « degré zéro » de la surveillance de la mise en oeuvre des traités[35], alors que les régimes régionaux s’évertuent à développer la procédure de plainte individuelle qui semble, a priori, permettre une meilleure mise en oeuvre des droits de la personne.

Il faut également garder à l’esprit que ces deux types de systèmes ne sont pas seuls. Il existe un nombre important de conventions internationales qui prévoient des normes de promotion et de protection des droits de la personne, sans toutefois qu’un organe de surveillance ait été créé pour en assurer le contrôle. Ce sont ces traités que le professeur Decaux a qualifiés d’« orphelins », car ils n’ont pas d’entité pour assurer leur surveillance. À titre d’exemple, l’ensemble des conventions relatives à la lutte contre l’esclavage et la traite des êtres humains consistent en des conventions orphelines, car aucune organisation internationale ne supervise leur mise en oeuvre ni ne permet de porter plainte pour violation de ces droits de la personne[36].

Il existe également un nombre important d’organisations internationales dont les mandats portent, de près ou de loin, sur des questions relatives aux droits de la personne, comme, à titre d’exemple, l’Organisation mondiale de la santé, l’Organisation internationale du Travail, le Programme des Nations Unies pour le développement, ou ONU-Femmes. Et cela sans compter les normes et les institutions relatives au droit pénal international et au droit international humanitaire qui font référence aux normes de droits de la personne.

En conclusion, si ce portrait normatif et institutionnel brossé à grands traits montre la complexité, l’enchevêtrement et l’étendue des systèmes de promotion et de protection des droits de la personne, il ne faut pas perdre de vue que la situation des droits de la personne s’améliore et qu’il y a globalement de moins en moins de violations, systématique ou individuelle, des droits et libertés[37]. Certes, il demeure d’importantes situations de violation de ces droits et libertés fondamentales, raison de plus pour bien comprendre la portée et les limites des organisations internationales et régionales en la matière d’autant que celles-ci servent encore aujourd’hui de rempart face aux manquements des tous eu égard aux droits de chacun.