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L’Organisation des Nations Unies (ONU) est créée en 1945 pour « préserver les générations futures du fléau de la guerre qui deux fois en l’espace d’une vie humaine a infligé à l’humanité d’indicibles souffrances », comme le rappelle le préambule de sa Charte[1]. C’est donc à l’ONU, première organisation multilatérale véritablement universelle et élément central de la gouvernance mondiale, que revient la responsabilité de maintenir la paix et la sécurité internationales. C’est entre août et octobre 1944, à Dumbarton Oaks dans les environs de Washington, que les quatre « Grands » (Chine, États-Unis, Grande-Bretagne et Union des Républiques socialistes et soviétiques (URSS)) élaborent les structures et les compétences de l’ONU. Comme leur but est de créer un système de sécurité internationale efficace, ils dotent le Conseil de sécurité de pouvoirs réels en plus d’en faire l’unique garant du maintien de la paix et de la sécurité internationales. Il s’agit ici d’une différence majeure avec la Société des Nations (SDN), l’organisation qui a précédé l’ONU, puisqu’au sein de cette dernière, il n’y avait pas, en principe, de distinction de compétence entre l’Assemblée et le Conseil restreint[2].

C’est donc une exigence d’efficacité et de réalisme qui guide la conception du Conseil de sécurité. Le nouveau Conseil consacre l’inégalité de fait entre les États membres puisque les plus puissants ont un rang et des droits particuliers au sein de l’ONU avec un statut spécial octroyé aux membres permanents, les cinq « Grands » victorieux de la Deuxième Guerre mondiale (Chine, États-Unis, France, Royaume-Uni et URSS), sous la forme d’un droit de veto. La création de l’ONU permet de surmonter certaines des lacunes de la SDN. Tout d’abord, pour éviter la politique de la « chaise vide » comme lors du retrait du Japon et de l’Allemagne dans les années 1930, les Nations Unies mettent sur pied un Conseil de sécurité où les membres permanents ont un droit de veto et où les dix membres non permanents sont élus par l’Assemblée générale à tous les deux ans. Ensuite, pour dépasser le manque d’universalité de la SDN, l’ONU instaure une Assemblée générale où tous les États du monde peuvent être membres et qui, en théorie, supervise les travaux du Conseil de sécurité. Enfin, pour éviter l’inactivité de la SDN, l’ONU crée un Secrétariat permanent possédant une expertise technique et diplomatique importante.

Cette contribution examine la capacité d’adaptation de l’ONU et plus spécifiquement du Conseil de sécurité dans « le maintien de la paix et de la sécurité internationales ». Malgré ses innovations par rapport à la SDN, l’ONU fait face à de nombreux défis à ses débuts qu’elle réussit à surmonter graduellement grâce à sa flexibilité institutionnelle. C’est d’ailleurs cette flexibilité qui donne naissance au maintien de la paix entre 1948 et 1956. La sécurité collective telle qu’envisagée dans la Charte n’étant pas mise en oeuvre pour cause de tensions entre Américains et Soviétiques, l’ONU (Assemblée générale et Secrétariat) improvise en créant le maintien de la paix. Cette contribution vise à présenter les liens entre le Conseil de sécurité et le maintien de la paix et pour ce faire il est divisé en trois parties qui analysent :

  • le rôle du Conseil de sécurité dans le maintien de la paix et de la sécurité internationales ;

  • la naissance des opérations de maintien de la paix (OMP) et leur évolution ;

  • l’influence des changements géopolitiques sur les relations entre le Conseil de sécurité et les OMP.

I. Le Conseil de sécurité et la sécurité internationale

La création de l’ONU repose sur une initiative américaine et plus spécifiquement du président Franklin Delano Roosevelt. C’est lui qui souhaite appeler la future organisation « Nations Unies ». Cela explique les similitudes organisationnelles entre le système politique des États-Unis et celui des Nations Unies. Comme dans le système américain, l’ONU est dotée d’un organe exécutif (le Conseil de sécurité), d’un organe législatif (l’Assemblée générale) et d’un organe juridique (la Cour internationale de justice). Le Secrétariat, qui n’a pas d’équivalent dans le système politique américain, joue un rôle très important dans le fonctionnement du maintien de la paix.

La fonction de garante de la paix de l’ONU se traduit par un ambitieux effort pour construire la sécurité collective. Cette dernière est présentée au Chapitre VII (articles 39-51) de la Charte et intitulée « Action en cas de menace contre la paix, de rupture de la paix et d’actes d’agression ». Si la Charte n’utilise jamais explicitement le terme, la sécurité collective est présente dès l’article 1. Le premier paragraphe de ce dernier stipule que le but des Nations Unies est de

maintenir la paix et la sécurité internationales et à cette fin : prendre des mesures collectives efficaces en vue de prévenir et d’écarter les menaces à la paix et de réprimer tout acte d’agression ou autre de rupture de la paix, et réaliser, par des moyens pacifiques, conformément aux principes de la justice et du droit international, l’ajustement ou le règlement de différends ou de situations, de caractère international, susceptibles de mener à une rupture de la paix[3]

La sécurité collective a pour ambition de remplacer l’équilibre des puissances comme mécanisme régulateur des relations internationales. Le but étant de promouvoir la coopération plutôt que la compétition entre États et l’établissement du principe « un pour tous et tous pour un ». En 1945, les fondateurs de l’ONU oublient l’échec de la Société des Nations qui n’a jamais réussi à appliquer ce mécanisme de régulation même lors d’agressions caractérisées comme celles du Japon contre la Chine ou de l’Italie contre l’Éthiopie dans les années 1930. Si la théorie de la sécurité collective est attrayante, personne n’a jamais été prêt à accepter les responsabilités et les risques qu’entraîne sa mise en pratique[4]. Après la fin de la Deuxième Guerre mondiale, l’affrontement entre les États-Unis et l’Union soviétique bloque le fonctionnement du Conseil de sécurité et empêche la mise en oeuvre du mécanisme de sécurité collective prévu au Chapitre VII de la Charte.

Cette paralysie du Conseil de sécurité force le Secrétariat de l’ONU à trouver une solution de rechange pour gérer les conflits qui suivent la guerre et qui sont favorisés par une décolonisation souvent mal préparée. Entre 1948 et 1956, les deux premiers Secrétaires généraux, le Norvégien Trygve Lie et le Suédois Dag Hammarskjöld, s’efforcent de trouver des alternatives à la sécurité collective pour permettre à l’ONU de jouer un rôle dans le maintien de la paix et de la sécurité internationales. Trygve Lie propose en 1946 la mise sur pied d’une garde des Nations Unies de trois cents personnes en service actif et cinq cents autres maintenues en réserve pouvant aider les missions envoyées sur le terrain par l’ONU. L’Assemblée générale est intéressée, mais le Conseil de sécurité rejette l’idée sous prétexte que la proposition du Secrétaire général outrepasse ses pouvoirs. Si l’Article 99 du Chapitre XV de la Charte stipule que le Secrétaire général peut « attirer l’attention du Conseil de sécurité sur les situations mettant en danger le maintien de la paix et de la sécurité internationales », rien dans la proposition de Trygve Lie de 1946 ne justifiait un tel recours. Cette opposition du Conseil n’empêche pas l’Assemblée générale d’autoriser la création, sous son contrôle, d’un « service mobile » des Nations Unies de trois cents personnes détachées par les États membres et n’ayant pas de fonction militaire, mais plutôt d’assistance aux missions sur le terrain. Ces efforts posent les bases de ce qui allait devenir le « maintien de la paix »[5].

La Charte des Nations Unies ne mentionne jamais le maintien de la paix tel qu’il existe depuis 1948, c’est-à-dire sous forme de missions d’observation ou d’interposition. Cette évolution graduelle de la pratique onusienne entre 1948 – création de la première opération d’observation – et 1956 – création de la première mission d’interposition – débouche sur une improvisation qui a des implications pour le fonctionnement des OMP[6]. Le droit de veto accordé aux cinq membres permanents du Conseil de sécurité a affecté la capacité de ce dernier à gérer certaines des crises qui ont eu lieu après 1945. Lorsque l’un ou plusieurs des cinq membres permanents sont impliqués dans une situation de crise, ils peuvent faire usage de leur droit de veto, paralysant ainsi le mécanisme de prise de décision. C’est ce qui se passe pendant la crise de Suez de 1956 où France et Grande-Bretagne, deux membres permanents du Conseil de sécurité, paralysent son fonctionnement. Les États-Unis et l’Union soviétique (occupée à mettre fin à la révolte hongroise par la force) décident de contourner le Conseil de sécurité et de permettre à l’Assemblée générale de prendre des mesures visant à mettre fin à la crise. Cette mesure a été utilisée une première fois pendant la guerre de Corée par les Américains pour contourner un veto soviétique, le 3 novembre 1950[7].

La création de la première OMP avec déploiement de Casques bleus par l’Assemblée générale plutôt que par le Conseil de sécurité en novembre 1956 a des effets immédiats et durables sur les possibilités du maintien de la paix. L’Assemblée générale, contrairement au Conseil de sécurité, ne peut que recommander et non imposer ses décisions. L’Assemblée a créé la Force d’urgence des Nations Unies (FUNU) comme un de ses « organes subsidiaires » auquel elle ne pouvait pas accorder de pouvoirs qu’elle-même ne possédaient pas[8]. C’est pourquoi le consentement des parties (États hôtes et contributeurs de troupes) est une nécessité depuis 1956. L’Assemblée générale ne peut donc pas imposer aux États de fournir des Casques bleus ou de recevoir une OMP sur son territoire. La création de la FUNU marque ainsi la fin de la sécurité collective et le début du maintien de la paix comme outil de gouvernance globale, mais aussi l’adoption d’une doctrine qu’il est dorénavant convenu d’appeler la Sainte Trinité du maintien de la paix et reposant sur trois principes : le consentement des parties, l’impartialité des troupes onusiennes et l’utilisation minimale de la force[9].

II. Le maintien de la paix comme outil de gestion des conflits

La création des OMP en 1956 par l’Assemblée générale a pour effet d’entourer cette pratique diplomatico-militaire d’un épais « brouillard du maintien de la paix ». Cette notion est inspirée du « brouillard de la guerre » proposé par le stratège prussien, Carl von Clausewitz. La notion de brouillard s’apparente au flou qui entoure les opérations militaires y compris celles impliquant le maintien de la paix. Comme le souligne un fameux adage militaire, aucun plan de bataille ne résiste au contact de l’ennemi. Cela s’applique aussi aux OMP. Les ambiguïtés entourant la mise sur pied de la FUNU par l’Assemblée générale plutôt que par le Conseil de sécurité ont créé un brouillard sur le plan politique (qui détient l’autorité pour créer des OMP ? qui peut contribuer à ces opérations ?), financier (qui doit payer pour ces opérations ?), légal (quel est le statut légal des troupes déployées par l’ONU ?) et opérationnel (quelles sont les règles d’engagement s’appliquant aux Casques bleus ?).

Les brouillards politique et financier étant partiellement résolus depuis longtemps, le chapitre se concentre davantage sur les ambiguïtés légales et opérationnelles. Avant de passer à ces deux sujets, il est néanmoins nécessaire de rapidement présenter les solutions politiques et financières qui ont été adoptées pour permettre au maintien de la paix de fonctionner. Sur le plan politique, le brouillard entourant la question de savoir qui a l’autorité pour créer une OMP s’est dissipé relativement rapidement puisqu’après la FUNU, aucune autre opération n’a été mise sur pied par l’Assemblée générale[10]. Étant donné les oppositions de principe de la France et de l’Union soviétique, c’est le Conseil de sécurité qui détient seul l’autorité et la légitimité pour décider de la création d’une opération de paix. Ces deux membres permanents du Conseil ont toujours considéré que seul celui-ci avait l’autorité politique pour créer ce genre d’opération.

L’improvisation entourant la première OMP en Égypte a aussi pour effet d’entraîner une résistance de certains États membres à son financement. La France, l’Union soviétique, mais également plusieurs pays en développement (en Amérique latine en particulier) s’opposent au financement de la FUNU par tous les membres de l’ONU. La France et l’Union soviétique parce que l’opération n’a pas été créée par le Conseil de sécurité et les autres pays parce qu’ils ne voulaient pas payer pour un conflit qui ne les concernait pas. La question du financement des OMP, même si elle reste sensible, est en partie résolue en 1973 avec la mise sur pied de la FUNU II déployée entre l’Égypte et Israël. L’Union soviétique, qui faisait de la résistance depuis 1956, accepte par la Résolution 3101[11] de l’Assemblée générale du 11 décembre 1973, la création d’un budget spécial dédié aux OMP. Depuis cette date, il y a deux budgets des Nations Unies : le budget ordinaire et le budget du maintien de la paix. Ce dernier est généralement plus important que le budget ordinaire.

En termes légaux, le brouillard concerne le statut des troupes déployées par l’ONU. Comme la FUNU a été créée par l’Assemblée générale il ne s’agit plus de sécurité collective. Cela explique les efforts du Secrétaire général et du Secrétariat visant à clairement distinguer « maintien de la paix » et « imposition de la paix ». Le maintien de la paix n’étant pas un instrument visant à imposer la paix comme la sécurité collective, le consentement des parties est absolument nécessaire. En d’autres termes, les Casques bleus sont des soldats « invités » et leur sécurité repose sur un accord concernant le statut des forces (status of force agreement) ou sur un protocole d’entente (memorandum of understanding)[12]. Le statut des forces permet la liberté de mouvement des troupes de l’ONU, il identifie les endroits qui leur sont interdits d’accès et il indique quelles sont les responsabilités de l’État hôte à l’égard de la sécurité du personnel onusien. Le statut des forces peut toutefois être remis en question par le gouvernement de l’État hôte ou, plus fréquemment, par divers groupes armés ou par des milices en conflit avec le gouvernement. Les exemples ne manquent pas où les Casques bleus ont été attaqués par des groupes armés qui ne respectaient pas l’autorité du gouvernement central ou même celle des chefs de leurs mouvements. L’Opération des Nations Unies au Congo (ONUC) de 1960 à 1964 ou la Force de protection des Nations Unies (FORPRONU) en ex-Yougoslavie de 1992 à 1995 sont deux cas où les soldats de la paix ont été attaqués malgré le consentement des gouvernements centraux.

Le statut légal des forces de l’ONU repose sur un document datant de 1946 la Convention sur les privilèges et immunités des Nations Unies[13]. Ce document, adopté avant la mise en place des OMP, avait pour but de protéger le personnel onusien déployé dans certains pays contre d’éventuelles décisions de justice arbitraires qui pouvaient être prises par les États hôtes à leur encontre. En 1946, l’ONU n’avait que peu de personnel déployé dans le monde et la majorité était des civils. La Convention était une bonne idée. En revanche, la décision d’utiliser ce cadre légal pour les Casques bleus de la FUNU en 1956 a eu des répercussions durables. Ainsi, les membres de la FUNU n’étaient soumis qu’à la juridiction exclusive de leur État respectif en cas d’actes criminels commis en Égypte[14]. En d’autres termes, aucun membre de la FUNU n’était assujetti aux tribunaux égyptiens. Cette immunité des soldats de la paix prend une tournure controversée à partir de 1989 avec le déploiement de grosses missions multifonctionnelles en Afrique, en Amérique centrale, en Europe et en Asie du Sud-Est. Ces OMP complexes, qui impliquent souvent plus de 20 000 personnes, civiles et militaires, sont à plusieurs reprises le théâtre d’activités criminelles et de mauvaises conduites à caractère sexuel de la part du personnel onusien.

Si l’immunité n’est pas synonyme d’impunité, dans la pratique il est difficile de distinguer les deux concepts. Pourtant, comme le souligne Françoise Hampson : « L’immunité répond, dans une certaine mesure, à un objectif important, à savoir permettre à une personne ou une organisation de s’acquitter de ses responsabilités en toute indépendance. Elle ne doit pas pour autant servir de prétexte à une impunité. »[15] Or, les différentes catégories de personnel déployé dans les OMP jouissent de différents degrés d’immunité à l’égard de l’État hôte. Les fonctionnaires de l’ONU de rang supérieur et les casques bleus déployés au sein d’un contingent (la plupart du temps un bataillon) national sont protégés par une immunité absolue à l’égard de la juridiction de l’État hôte. La plupart des autres personnels comme les observateurs militaires (hors contingent national) ou les membres de la police civile se voient accorder une immunité fonctionnelle ou provisoire. Cette dernière immunité protège moins les personnels en théorie, mais elle est souvent difficile à appliquer en pratique. Enfin, dans certaines grandes opérations multifonctionnelles, les autorités nationales de l’État hôte sont quasi inexistantes ou le système juridique n’est pas en état de fonctionner. C’est pourquoi l’impunité sur le terrain n’est pas seulement imputable à l’exercice de l’immunité, mais aussi à l’absence de système juridique local[16].

Enfin, le brouillard opérationnel – qui découle aussi des ambiguïtés légales – concerne le manque de clarté entourant les règles d’engagement des soldats de la paix. Ce problème existe depuis la première mission d’interposition de l’ONU en 1956, mais il s’accentue vers le début des années 2000, avec la mise sur pied d’OMP visant à protéger les civils. La première OMP à se voir dotée d’un mandat visant la protection des civils est la Mission des Nations Unies en Sierra Leone (MINUSIL), créée le 22 octobre 1999 par la Résolution 1270[17]. À partir de cette opération, les soldats de l’ONU voient leurs fonctions évoluer et leurs règles d’engagement se complexifier. Les règles d’engagement ont pour but d’offrir aux soldats des directives opérationnelles, en particulier lors des situations exigeant l’utilisation de la force[18]. L’un des problèmes du maintien de la paix est que les soldats déployés dans les OMP proviennent de nombreux pays et que ces derniers n’ont pas tous les mêmes perceptions du rôle que doivent jouer leurs soldats.

Deux aspects des règles d’engagement affectent négativement l’orientation éthique des peacekeepers dans les OMP récentes. En premier lieu, ces règles sont par nature discrétionnaires. Elles n’offrent donc pas aux soldats de la paix une base solide pour décider d’utiliser ou non la force pour protéger les civils. Ensuite, les règles d’engagement sont un amalgame d’exigences légales, militaro-opérationnelles et politiques. Cela signifie que les ambiguïtés des politiques nationales et celles du droit international à l’égard du maintien de la paix créent de l’incertitude dans l’application des règles d’engagement des Casques bleus[19]. L’ambivalence des États contributeurs se caractérise par l’acceptation officielle du mandat de ces missions, mais d’une hésitation à mettre la vie de leurs soldats en danger pour protéger des civils. Dans la réalité, les soldats de la paix reçoivent souvent des ordres du commandant de la force et de leur hiérarchie nationale qui se contredisent[20]. Ce phénomène de violation de la chaine de commandement par les États contributeurs n’est pas nouveau, mais il s’accentue dès que les missions deviennent dangereuses pour les troupes de l’ONU. Le résultat final est souvent une inaction des Casques bleus face aux violences qui sont faites aux populations civiles.

La naissance improvisée du maintien de la paix en novembre 1956 et sa création par l’Assemblée générale plutôt que par le Conseil de sécurité l’entourent donc d’un flou qui menace son efficacité. Or, si les brouillards financier et politique sont partiellement dissipés, les ambiguïtés entourant le statut légal des Casques bleus et le manque d’uniformité dans l’application des règles d’engagement continuent d’influencer négativement le déroulement des OMP. De plus, les changements géopolitiques depuis les attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis avec la montée en puissance de la Chine et le retour d’une Russie revancharde exercent une influence sur le développement des missions de maintien de la paix et sur le rôle du Conseil de sécurité dans la gouvernance globale.

III. Le Conseil de sécurité et les OMP dans un monde multipolaire

Une des règles non écrites du maintien de la paix pendant la guerre froide était la non-participation des cinq membres permanents du Conseil de sécurité au OMP. Cette règle visait à éviter l’implication directe de l’une ou plusieurs des cinq grandes puissances dans les conflits régionaux. Toutefois, le but véritable était d’éviter une confrontation directe entre Américains et Soviétiques. Il faut également noter que les pays du bloc communiste n’ont participé aux OMP qu’à partir de la FUNU II en 1973 en Égypte avec l’envoi d’une unité logistique polonaise. La fin pacifique de la guerre froide a mis un terme à cette situation et entraînée l’émergence de deux phénomènes politiques majeurs : la participation active de la France et du Royaume-Uni aux OMP et la mise en place d’un monde unipolaire sous la houlette des États-Unis. Ces deux phénomènes, malgré leur caractère temporaire, ont eu une influence durable sur l’évolution doctrinale et le déroulement des opérations de l’ONU.

Avec la fin de la guerre froide, la France et le Royaume-Uni ont profité de l’assouplissement des règles entourant le maintien de la paix pour s’investir davantage dans les opérations de l’ONU. Cette participation très active entre 1991 et 1995 – plus de 4000 soldats chacun en ex-Yougoslavie – a pour but de justifier leur statut de membres permanents au Conseil de sécurité. Statut contesté à l’époque par certains États comme l’Inde ou le Japon. Au début des années 1990, tandis que la Chine reste discrète et que la Russie tente de se remettre de l’effondrement de l’URSS, les puissances occidentales font à peu près ce qu’elles veulent au Conseil de sécurité. Elles en profitent pour promouvoir un interventionnisme qui bouscule la souveraineté des États. Cette situation déplait aux gouvernements de nombreux pays en développement, mais également à la Chine et à la Russie. Le paradoxe est que les puissances occidentales se retrouvent embourbées dans des opérations qu’elles ont mises sur pied, mais qu’elles ne contrôlent plus[21].

L’investissement massif des Britanniques et des Français dans les OMP onusiennes prend fin vers 1995 suite aux fiascos que sont la Bosnie, le Rwanda et la Somalie. Ces opérations multifonctionnelles très ambitieuses, mais aux mandats impossibles avaient été mises en place à la demande des trois membres permanents occidentaux (États-Unis, France et Royaume-Uni) du Conseil de sécurité : les Permanent Three (P3). Or, depuis 1995, le seul membre permanent du Conseil de sécurité à participer de façon substantielle aux OMP est la Chine[22].

L’activisme des Britanniques et des Français à l’ONU du début des années 1990 est rendu possible par la position dominante des États-Unis dans le système international. Avec l’effondrement de l’URSS, les Américains se retrouvent pratiquement seul au sommet de la hiérarchie des États. Certains parleront alors de structure internationale unipolaire. Cette unipolarité a graduellement été ébranlée par les États-Unis eux-mêmes à la suite de leurs interventions plus ou moins légales en Afghanistan et en Irak. Pendant que Washington s’embourbait dans deux conflits violents, mais de basse intensité, la Chine et la Russie en profitaient pour se renforcer militairement, mais aussi pour mettre un terme à l’interventionnisme tous azimuts des Occidentaux. L’abstention de la Chine et de la Russie lors de l’adoption de la Résolution 1973[23], le 17 mars 2011, autorisant l’OTAN à intervenir contre le régime de Mouamar Khaddafi en Libye au nom de la Responsabilité de Protéger (RdP, Responsibility to Protect ou R2P en anglais), marque un tournant dans la relation entre les membres permanents du Conseil de sécurité. À partir de cette date, Chine et Russie utilisent leur veto pour empêcher le P3 d’intervenir en Syrie. Les rééquilibrages de puissances entre le P3 d’un côté et la Chine et la Russie de l’autre affectent donc le maintien de la paix et la gouvernance mondiale.

À noter que la RdP a pour origine un rapport préparé en 2001 par la Commission internationale sur l’Intervention Internationale et la Souveraineté des États (CIISE) sous l’égide du Canada[24]. Le rapport traite du lien complexe qui existe entre les violations des droits de la personne et les principes de non-ingérence et de souveraineté des États. La RdP insiste sur trois points : 1) Les États ont la responsabilité de protéger leurs populations contre le génocide, les crimes de guerre, le nettoyage ethnique et les crimes contre l’humanité. La RdP ne couvre pas les catastrophes naturelles ; 2) la communauté internationale a la responsabilité d’aider les États à s’acquitter de leur responsabilité de protection ; 3) lorsqu’un État n’assure pas la protection de ses populations, la communauté internationale a la responsabilité de les protéger. Pour ce faire, elle peut aller jusqu’à l’utilisation de la force en dernier recours. La RdP origine donc des États occidentaux qui ont tendance à faire primer la sécurité humaine au détriment de la souveraineté. La référence à la « communauté internationale » ne facilite pas la désignation des acteurs responsables de son application pratique. Une chose est sûre, la montée en puissance très rapide de la Chine, le retour musclé de la Russie sur la scène internationale à partir du printemps 2014, mais aussi le positionnement du Brésil ou de l’Inde vers un plus grand respect de la souveraineté marque un renversement de la relation entre intervention d’humanité et non-ingérence. Ce renversement de priorité n’est probablement pas étranger au fait qu’aucune grosse opération multifonctionnelle n’a été créée depuis la fin de 2013[25].

La Mission multidimensionnelle intégrée des Nations Unies pour la stabilisation en Centrafrique (MINUSCA) - dernière grosse opération en date  cristallise les tensions entre les cinq membres permanents du Conseil de sécurité dès 2018. Depuis 2013, près de la moitié des Casques bleus sont déployés dans d’anciennes possessions ou zones d’influences françaises incluant le Liban. Or, la MINUSCA a mis à jour deux types de disputes entre les membres permanents du Conseil de sécurité : puissances occidentales contre Chine et Russie et, plus surprenant, France contre États-Unis[26]. Dans le cas de la Russie, elle veut augmenter sa présence en Centrafrique pour exploiter les ressources de ce pays, mais aussi pour soutenir le Soudan dans sa quête d’hégémonie régionale, ce qui dérange les Français et les Américains. En ce qui concerne les États-Unis, ils ne veulent plus payer pour maintenir la stabilité des anciennes colonies françaises en Afrique. À noter que les tensions entre les membres permanents du Conseil de sécurité ont toujours affecté le fonctionnement du maintien de la paix, en particulier pendant la guerre froide[27]. Une trêve a permis les grandes opérations multifonctionnelles des années 1990, mais elle n’a duré qu’une vingtaine d’années, de 1991 à 2011. Depuis 2011, les tensions se multiplient entre les grandes puissances et leur impact sur les OMP, s’il n’atteint pas le niveau de la guerre froide, commence à se faire sentir.

Paradoxalement, ce ne sont pas les divisions entre les membres permanents du Conseil de sécurité qui affectent l’efficacité des OMP, mais leur entente. Certains spécialistes soulignent que malgré l’importance des divergences entre les cinq membres permanents du Conseil de sécurité – au moment d’écrire ces lignes, la Syrie et l’Ukraine par exemple – depuis 1999, toutes les OMP ont été dotées d’un mandat reposant sur le Chapitre VII de la Charte. En d’autres termes, avec un tel mandat, les Casques bleus sont autorisés à utiliser la force. Cette entente entre les membres permanents concernant l’autorisation d’opérations aux mandats « robustes » découle, selon Howard et Dayal[28], d’une volonté de préserver leur statut et leur légitimité. Pour ce faire, ils résistent aux changements de composition du Conseil de sécurité et ils privilégient une unité de décision lors de la création des OMP. Si la Chine et la Russie privilégient le respect de la souveraineté, le consentement des parties et la non-intervention, elles acceptent néanmoins de faciliter le fonctionnement du Conseil de sécurité au nom de leur statut de membre permanent. C’est pourquoi, lorsque leurs intérêts nationaux ne sont pas en jeu, elles acceptent des mandats ambitieux et robustes pour les OMP.

Pour Howard et Dayal[29], le processus d’adoption des résolutions du Conseil de sécurité risque de devenir une fin en soi plutôt qu’un moyen pour gérer les conflits. Le problème est que les débats sur l’utilisation de la force dans les OMP ne portent pas à controverse et que l’adoption des mandats reposant sur le Chapitre VII se fait sans grande difficulté. Cela découle du fait que les membres permanents du Conseil de sécurité ne sont pas influencés par des pressions internationales ou internes pour adopter ces mandats robustes. De plus, comme ils ne déploient pas leurs propres soldats, les coûts associés aux mandats robustes sont indirects[30].

À ce propos, Philip Cunliffe considère que ce mécanisme de prise de décision collectif destiné à déployer des casques bleus est un système de gouvernance qui reflète les inégalités de l’ordre international[31]. Le processus voulant que la décision de déployer des soldats de la paix puisse être prise par des acteurs qui ne seront pas eux-mêmes membres des missions, ouvre la porte aux inégalités de fait entres les États membres des Nations Unies. Les cinq membres permanents du Conseil de sécurité décident de l’envoi de soldats qui ne sont pas les leurs dans des OMP robustes qui mettent potentiellement leur vie en danger. Cela signifie que l’autorité morale pour une opération de l’ONU est revendiquée par les membres permanents du Conseil de sécurité, sans qu’ils portent directement la responsabilité des décisions qui sont appliquées par d’autres sur le terrain. À l’ONU, aucun acteur individuel ne porte la responsabilité politique et stratégique des OMP. Les incohérences découlant de ce découplage entre la prise de décision au Conseil de sécurité et la mise en oeuvre des OMP favorisent le développement du brouillard opérationnel décrit plus haut.

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Le Conseil de sécurité est l’organe exécutif des Nations Unies. C’est lui qui devait décider de la mise en place des opérations de sécurité collective comme envisagé dans le Chapitre VII de la Charte en cas de menace à la paix. Ce mécanisme de maintien de la paix et de la sécurité internationales n’est toutefois jamais mis en oeuvre pour cause de tensions entre les États-Unis et l’Union soviétique après 1945. Entre 1948 et 1956, le personnel du Secrétariat des Nations Unies s’efforce de développer un outil capable de remplacer la sécurité collective pour gérer les conflits liés à la décolonisation. Cet outil voit finalement le jour en novembre 1956 avec la création de la Force d’Urgence des Nations Unies lors de la crise de Suez. Pour la première fois, l’ONU déploie sur le territoire de l’Égypte des soldats provenant de différents pays afin de superviser le retrait des forces britanniques, françaises et israéliennes et de s’interposer entre les armées égyptienne et israélienne.

La présence de la France et de la Grande-Bretagne, deux membres permanents du Conseil de sécurité avec un droit de veto, dans le conflit oblige alors l’ONU à faire appel à l’Assemblée générale pour créer cette force de maintien de la paix. Or, comme l’Assemblée générale ne peut que recommander et non imposer ses décisions, le maintien de la paix est, dès sa création, soumis à diverses contestations et entouré d’un brouillard qui affecte son efficacité. Le Conseil de sécurité retrouve son unité lors de la création des autres OMP, mais il faut plusieurs années avant de dissiper le brouillard financier qui affaiblit le maintien de la paix. La création d’un budget du maintien de la paix en 1973 permet de lui assurer une plus grande stabilité financière et depuis les années 1990, ce budget est supérieur au budget ordinaire des Nations Unies.

L’évolution du maintien de la paix depuis sa création démontre que le Secrétariat est flexible et capable de s’adapter. La mise sur pied d’un Département des opérations de maintien de la paix (DOMP) en 1992 et la publication de textes visant le développement d’une doctrine pour les Casques bleus comme l’Agenda pour la paix en 1992 et la Doctrine fondamentale en 2008 en sont deux illustrations. En revanche, le rôle du Conseil de sécurité dans cette évolution est plus controversé. En tant que garant de la gouvernance globale, le Conseil de sécurité a une responsabilité particulière à l’égard du maintien de la paix comme outil de gestion des conflits. Cette responsabilité concerne les populations civiles et le personnel de l’ONU, civil et en uniforme, déployé dans les OMP. Or, depuis 1999, le Conseil de sécurité a pris l’habitude de doter les opérations de paix d’un mandat reposant sur le Chapitre VII de la Charte. Cela signifie que la différence entre maintien de la paix (peacekeeping) et imposition de la paix (peace enforcement) a tendance à se dissiper. Ce manque de clarté dans les fonctions des soldats de la paix remet en question les trois principes de base du maintien de la paix : consentement des parties, impartialité et utilisation minimale de la force. Des Casques bleus moins impartiaux et autorisés à utiliser la force plus fréquemment deviennent des cibles légitimes. D’où un nombre élevé de pertes dans les OMP comme la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations Unies pour la stabilisation au Mali (MINUSMA).

Les membres permanents du Conseil de sécurité doivent revoir leur approche consistant à doter les OMP de mandats robustes reposant sur le Chapitre VII de la Charte s’ils veulent améliorer le maintien de la paix comme outil de gestion des conflits et de gouvernance globale. Une telle révision devrait permettre de déterminer quels sont les acteurs les plus efficaces pour gérer les conflits violents. Dans les régions où il n’y a pas de paix à maintenir, il serait préférable de déployer une force de paix régionale ou une alliance militaire équipée pour imposer la paix. Les Casques bleus pourraient ensuite prendre le relais. Comme le soulignent Howard et Dayal[32], cette fixation du Conseil de sécurité sur l’adoption de mandats robustes ne permet ni d’assurer la sécurité internationale ni de sauver des vies ou de mettre fin aux guerres civiles. Une révision des pratiques de l’organe exécutif des Nations Unies est donc nécessaire pour permettre au maintien de la paix de jouer un rôle positif dans la gouvernance globale.