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En sciences sociales, une théorie est un outil d’abstraction et de simplification de la réalité qui permet au chercheur de discriminer ce qui est fondamental de ce qui ne l’est pas pour comprendre un aspect du monde. Les théories sont des hypothèses organisées qui agissent comme des décodeurs qui donnent un sens à une réalité complexe[1]. Une perspective théorique, pour sa part, est constituée d’un ensemble de théories qui sont compatibles entre elles. Une perspective théorique peut se concevoir comme des lunettes qu’on met pour guider notre analyse. Quand on porte des lunettes jaunes, le monde nous apparaît teinté de jaune, alors que lorsqu’on les remplace par des lunettes rouges, ce même monde nous semble plutôt rouge. Or ce n’est pas le monde qui a changé, mais bien la lentille des lunettes[2]. Suivant cette logique, quand on regarde à travers les lunettes de la perspective théorique libérale, on perçoit plus volontiers la coopération entre les États dans la gouvernance mondiale. En revanche, dès lors qu’on enfile les lunettes des réalistes, on observe plutôt un monde marqué par des relations de pouvoir entre les grandes puissances qui nuisent au fonctionnement des organisations internationales.

Les débats théoriques sur les organisations internationales et la gouvernance mondiale opposent diverses écoles de pensée. Ce sont les auteurs de tendance libérale qui ont poussé le plus loin la réflexion sur ces questions, mais leurs idées sont toutefois critiquées par les chercheurs de la perspective constructiviste et de la réaliste, pour les perspectives les plus citées. Ces trois perspectives sont également fortement contestées par les diverses perspectives de théories critiques que ce soit la perspective néogramscienne, la perspective environnementale critique, la perspective féministe et la perspective postcoloniale. Dans cet article, nous présentons successivement les principaux débats entre ces écoles de pensée.

I. La perspective libérale

En règle générale, les auteurs libéraux, qui projettent essentiellement les débats issus des Lumières en politique mondiale, perçoivent de manière positive les organisations, les régimes et le droit international dans la gouvernance de la politique mondiale[3]. Dans le cas du droit international, même si ce dernier est moins hiérarchique et plus difficilement applicable que le droit national, ils admettent qu’il demeure l’un des principaux instruments pour encadrer et favoriser la coopération dans la politique mondiale. Sans droit international, il y aurait moins de prévisibilité pour les États : les territoires et les espaces aériens n’existeraient pas ; les paquebots pourraient circuler sur les mers, mais à leurs risques et périls ; la propriété à l’extérieur du territoire national ne serait pas protégée du pillage ou de la dégradation ; les ressortissants n’auraient pas de protection ou de droits à l’étranger ; les relations diplomatiques seraient difficiles tout comme le commerce international, la conversion des devises, etc.[4] Plusieurs courants sont présents au sein de la perspective libérale, nous présentons les plus importants.

A. Le fonctionnalisme

Le théoricien qu’on associe le plus à l’approche « fonctionnaliste » des organisations internationales est David Mitrany avec son ouvrage A Working Peace System : An Argument for the Functional Development of International Organization publié en 1943. Après l’échec de la Société des Nations, l’objectif de Mitrany est de penser un système international qui favoriserait la paix. Mitrany partage l’analyse des théoriciens réalistes que nous verrons plus loin sur la politique de puissance des États, Hans Morgenthau, un fondateur de la perspective réaliste, a d’ailleurs signé la préface de l’édition 1966 de son livre. La proposition de Mitrany repose sur l’idée qu’au lieu d’espérer la paix d’un improbable accord politique entre grandes puissances, mieux vaut saisir ce qui unit ces États et exploiter leurs liens comme autant de possibilités de resserrer les interdépendances afin de construire une paix durable[5].

Selon Mitrany, mettre sur pied une grande organisation internationale afin de rapprocher les pays, comme la Société des Nations, ne favoriserait pas la coopération, car cette institution ne ferait que reproduire les clivages politiques entre les grandes puissances[6]. Il est donc préférable de créer des organisations internationales qui rempliraient des besoins fonctionnels et techniques essentiels des États. Ces organisations seraient acceptées par les États en raison de leur utilité. La perspective de Mitrany consiste ainsi à construire graduellement un système institutionnel qui aurait pour effet de substituer à la politique de puissance un système d’États engagés dans une dynamique coopérative qui repose sur l’organisation à l’international de services publics conjoints.

L’approche fonctionnaliste a eu une très grande influence lors de la création d’institutions spécialisées des Nations Unies : des enjeux de grande importance ont été confiés à des organisations internationales, des enjeux présentant des aspects fonctionnels et techniques et allant de la santé (l’Organisation mondiale de la Santé de 1948) aux questions d’énergie (l’Agence internationale de l’énergie atomique créée en 1957), en passant par le développement (la Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement créé en 1964).

Le fonctionnalisme s’applique également à la politique sur une base régionale. Ernst Haas, par exemple, qui théorise essentiellement la méthode Jean Monnet, reprend le fonctionnalisme de Mitrany avec la différence fondamentale qu’il privilégie l’échelon continental ou régional, le rôle des élites et l’intégration économique qui se déploie dans une série d’engrenages et qui évolue vers une intégration politique[7]. Selon Haas, les élites des groupes sociaux dominants sont conscientes que leurs intérêts peuvent être mieux satisfaits dans des ensembles économiques élargis[8]. Ces élites mettent ainsi de côté le protectionnisme pour se vouer à la construction de l’Europe économique. La Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) créée en 1952 est le point de départ de cette logique intégrative. En effet, après avoir intégré le secteur du charbon et de l’acier sous la responsabilité de la Haute autorité de la CECA, les élites seront favorables à davantage d’intégration afin de bénéficier des retombées économiques de cette dernière. Par conséquent, en raison des demandes convergentes des élites, l’intégration connaîtra un effet d’engrenage ou de spill over qui s’étendra vers d’autres secteurs : diminution des tarifs douaniers, coopération réglementaire, politique de concurrence, etc. Plus l’intégration économique est poussée, plus elle connaîtra une politisation graduelle, et l’institution supranationale deviendra responsable de fonctions traditionnellement réservées à l’État-nation. Pour Haas, l’intégration produit à terme une nouvelle communauté politique et économique et les bases d’une nouvelle conscience nationale[9].

La politique de la chaise vide du général de Gaulle, c’est-à-dire le refus de la France de participer aux réunions du Conseil des ministres de la Communauté économique européenne en 1965-1966, de même que les difficultés de l’intégration européenne dans les années 1970 forcent Haas à produire une vive critique de sa théorie. Cette critique semble aujourd’hui bien excessive puisque l’intégration a par la suite connu de réelles avancées (marché unique, monnaie commune, etc.) et parce que l’approche proposée par Haas reste très utile pour comprendre les processus d’intégration. Quoi qu’il en soit, l’intégration européenne est considérée de nos jours comme un facteur ayant pacifié l’Europe autrefois si belliqueuse. Cela dit, ces perspectives fonctionnalistes ont également une part de naïveté qui est de penser que des organisations internationales « techniques » sont fondamentalement apolitiques. Les critiques sur la proximité entre l’OMS et la Chine et le retrait du financement à l’OMS par l’administration Trump lors de la crise de la COVID-19 en sont la démonstration éloquente.

B. La théorie des biens publics internationaux

Un autre courant de la perspective libérale s’intéresse à la problématique des « ressources communes ou partagées » à l’international, c’est-à-dire à la gestion internationale d’un bien commun mondial. Ces théories s’inspirent notamment d’un article du biologiste Garrett Hardin sur la tragédie des pâturages communs. Dans cet article, pour le moins étonnant, paru dans la revue Science en 1968, Hardin établit une analogie entre la destruction des pâturages possédés en commun par des villages d’Anglais et les biens communs internationaux modernes[10]. De nos jours, plusieurs auteurs illustrent la problématique du changement climatique avec cette métaphore.

La tragédie des communaux va comme suit : imaginer un pâturage ouvert à tous. Puisqu’il est ouvert à tous, on peut prédire que les producteurs de bétail mettront le maximum de bêtes dans ce pâturage, car il est de leur intérêt individuel de maximiser leur gain. À terme, si tous les éleveurs adoptent le même comportement, ils feront face à un problème collectif : celui de la surexploitation de la ressource. Ce problème collectif peut être réglé par diverses actions, notamment par la création de la propriété privée où l’intérêt individuel sera de protéger sa ressource, soit le pâturage, ou encore par une intervention de l’État pour réguler ou réglementer l’utilisation de la ressource.

La logique du problème soulevé par Hardin est similaire à la pollution internationale. Pour un pollueur, il est plus rationnel économiquement de décharger sa pollution dans une ressource commune internationale comme la biosphère ou encore les océans en haute mer que d’assumer lui-même le coût de la réduction de cette pollution. Puisque l’atmosphère et les océans en haute mer ne peuvent être vendus sous forme de propriété privée, parce qu’ils sont des biens communs internationaux, l’action coordonnée de plusieurs États sur la scène mondiale représente une solution. La théorie de l’action collective et la gouvernance des biens communs internationaux nécessitent ainsi la création d’organisations, de régimes et de traités internationaux afin de gérer la ressource ou de réguler la pollution.

Certes, les théories dérivées de la tragédie des communaux de Hardin ont leurs limites. Le problème illustré par Hardin est binaire et les acteurs sont plutôt des « abrutis rationnels » parce qu’ils laissent la ressource s’épuiser sans réagir. Elinor Ostrom, prix Nobel d’économie, a démontré que l’exemple de Hardin était caricatural puisque les petites communautés peuvent s’organiser pour autogérer les ressources communes[11].

Malgré cela, pour les libéraux, les solutions aux problèmes environnementaux passent par la coopération internationale, et ce, pour plusieurs raisons. Si la biosphère est un tout, la Terre est quant à elle fragmentée en une multitude de frontières étatiques. Les États n’ont d’autre choix que de coopérer, ne serait-ce que pour s’assurer de la bonne gestion d’un bassin versant, sachant que la pollution ne respecte pas les frontières d’un pays. De plus, certaines sources de pollution ont des effets néfastes sur l’ensemble de la planète. L’émission de CO2 à New York ou à Beijing accentue le problème mondial du changement climatique. L’aggravation des problèmes environnementaux peut se transformer en crise internationale ; on n’a qu’à penser par exemple aux réfugiés climatiques qui fuient leur pays en raison de la sécheresse. Finalement, certains milieux comme les fonds marins internationaux ou l’Antarctique appartiennent au patrimoine commun de l’humanité et leur gestion nécessite une collaboration interétatique.

C. L’institutionnalisme libéral

Dans les années 1980-1990, une nouvelle branche du libéralisme émerge ; il s’agit de l’institutionnalisme libéral. Son objectif fondamental est d’expliquer la coopération entre les États dans un système international anarchique. Dans un premier temps, les institutionnalistes libéraux acceptent l’idée des théoriciens réalistes (que nous verrons plus bas) selon laquelle la coopération internationale peut être difficile en raison de la nature anarchique du système international et de la politique de puissance des États. Ils soutiennent toutefois que les institutions internationales peuvent faciliter la coopération internationale et qu’il existe une demande, un besoin, de la part des États pour ce type d’institution.

Selon les institutionnalistes libéraux, la coopération internationale devient de plus en plus importante après la Seconde Guerre mondiale. Pour les libéraux, ce sont les gains collectifs potentiels qui expliquent l’augmentation considérable du nombre et de la portée des institutions multilatérales. Ce constat s’applique également aux grandes puissances, puisque les questions mondiales nécessitent une coordination systématique entre les États et qu’une telle coordination ne peut que passer par les organisations internationales. Même les superpuissances comme les États-Unis ont besoin de règles générales reconnues parce qu’elles cherchent à influencer les événements dans le monde. Les États-Unis ne peuvent exercer un leadership mondial en ayant uniquement recours aux relations bilatérales[12].

L’oeuvre phare qui va structurer le débat est Après l’hégémonie. Coopération et désaccord dans l’économie politique internationale traduit en français en 2015 alors que la version originale en anglais est parue en 1984. Ce livre constitue une réplique aux néoréalistes et aux théoriciens réalistes de la stabilité hégémonique. Pour Keohane, si la théorie de la stabilité hégémonique (que nous verrons plus bas) est entièrement fausse, on n’a pas de raison de penser que la fin de l’hégémonie américaine serait importante du point de vue de la coopération internationale et de la stabilité de la scène internationale. En revanche, si elle est entièrement vraie, on peut s’inquiéter pour la stabilité internationale. Dans cet ouvrage, Keohane cherche à démontrer que les États peuvent coopérer même lorsque la puissance hégémonique, qui a fortement contribué à mettre sur pied les institutions internationales, a amorcé une période de déclin[13].

L’enjeu est de taille, car de nombreux analystes croyaient que le déclin de l’hégémonie américaine allait rendre l’économie mondiale instable, avec ce que cela signifie en termes de récessions et de conflits. Keohane porte son attention sur les organisations internationales de l’après-Seconde Guerre mondiale dans les secteurs de la monnaie, du commerce et du pétrole. Selon son point de vue, les avantages que procurent ces institutions ou ces régimes se maintiennent indépendamment de la montée ou du déclin d’une puissance hégémonique. Les institutions constituent une variable qui intervient entre les pouvoirs économique et politique du système international et le résultat final. Pour Keohane, les institutions survivent à la puissance hégémonique, car elles facilitent la coopération en faisant circuler l’information et en réduisant les obstacles aux échanges, ce qui a pour effet de réduire l’incertitude[14].

Le coeur du débat entre les institutionnalistes libéraux et les réalistes porte sur l’information. Les réalistes soutiennent que l’information sur les intentions des États est importante, mais de mauvaise qualité. Ils doutent qu’il soit possible pour les États d’améliorer systématiquement la qualité de l’information provenant de l’environnement international. Les États doivent ainsi assumer le pire et se comporter de manière défensive. Ils peuvent coopérer, mais cette coopération n’est pas durable. En cas de crise sévère, le droit et les organisations internationales deviendront secondaires, c’est la politique de puissance qui régnera.

Pour leur part, les institutionnalistes libéraux considèrent l’information comme une variable fondamentale pour expliquer la coopération entre les États. S’il est vrai que le manque d’information peut limiter la coopération, rien n’empêche les États d’agir afin d’améliorer la qualité de l’information disponible dans le but de favoriser la coopération internationale. Les théories institutionnelles libérales s’intéressent ainsi au rôle des institutions internationales dans la production et la diffusion de l’information. Ces institutions peuvent agir de nombreuses façons. Elles peuvent par exemple contribuer à rendre lisible le comportement des États en procurant de l’information sur les intentions des autres États, en établissant des standards ou en fournissant des théories causales fiables sur les relations entre une action et un résultat. Dans tous les cas, elles diminuent les coûts de transaction et l’incertitude[15].

La création d’organisations internationales a ainsi pour fonction principale de favoriser les échanges, de diminuer les risques et de rendre le monde plus prévisible. Ces institutions organisent des rencontres régulières entre les chefs d’État et leurs conseillers afin de permettre aux acteurs de mieux se connaître, d’entendre leurs discours et leurs préférences, de repérer des points communs et de tenter de trouver des solutions communes aux problèmes collectifs. Elles fournissent de l’information, des standards et des procédures routinières, elles établissent des réputations, favorisent les interactions et procurent un forum qui permet de lier des enjeux et qui facilite le marchandage. Elles réduisent l’incertitude propre à la nature anarchique du système international et à la politique de puissance et permettent aux États de mettre en avant leurs intérêts mutuels[16].

L’institutionnalisme libéral soutient que les États cherchent, d’une part, à rendre accessible de l’information sur leurs engagements et sur eux-mêmes afin de rehausser leur crédibilité et, d’autre part, à accumuler de l’information sur les autres. Les États mettent ainsi sur pied des organisations internationales pour améliorer la qualité de l’information qui les concerne. Ces institutions renseignent sur les intentions des acteurs, sur leur passé (notamment sur le respect des accords passés), sur leur crédibilité. La transparence et la lisibilité d’une situation diminuent les coûts des échanges.

D. La conformité des engagements internationaux

Un dernier courant issu de la perspective libérale porte sur la conformité des engagements internationaux des États et notamment sur le rôle des organisations internationales et du droit international sur cette question. De nos jours, la célèbre phrase de Louis Henkin selon laquelle : « Presque tous les pays respectent presque tous les principes du droit international et presque toutes leurs obligations presque tout le temps[17] » [notre traduction] n’est plus satisfaisante[18].

Pour les libéraux, la question centrale est : pourquoi les États respectent-ils leurs engagements internationaux alors qu’aucune autorité centrale ne peut leur imposer l’application d’un traité ou d’un accord[19] ? Pourquoi un État choisit-il de respecter ses engagements internationaux au lieu de les remettre en question ? Quels outils sont mis à la disposition des organisations internationales et du droit international pour favoriser la conformité des États avec les accords internationaux ? En l’absence d’un gouvernement mondial, qui peut garantir la mise en oeuvre des accords internationaux ? La crédibilité de l’engagement des États devient centrale, car si ces derniers doutent que les autres États respectent leurs obligations, ce doute risque de réduire la coopération internationale. Devant ces questions, les organisations internationales n’ont pas toutes la même capacité[20].

Un des effets systémiques d’une organisation internationale est de créer un centre de gravité pour un enjeu sur la scène internationale. L’organisation limite ainsi la dispersion d’un enjeu dans de multiples forums et la prolifération de normes incompatibles même si le phénomène est de plus en plus présent, notamment en matière d’environnement. Parce qu’elles sont appuyées par des administrateurs publics internationaux, les organisations internationales peuvent centraliser les actions collectives. Elles augmentent ainsi l’efficacité des actions et accroissent la capacité de l’organisation d’influencer les États. En devenant le mandataire d’une fonction déterminée dans le système international, les organisations internationales se spécialisent et sont en mesure de donner des conseils pointus et techniques[21].

Les organisations internationales ont pour fonction d’agréger les préférences, de favoriser la coopération et de créer un environnement qui facilite le respect des obligations internationales par les États. Elles créent des précédents, structurent le cadre dans lequel les marchandages s’opèrent et augmentent le coût de la défection pour un État, puisqu’un échec décrédibilise les institutions et les États qui y participent. En plus de créer des possibilités de coopération, elles influencent les États et leur imposent des contraintes. Une organisation internationale a, par exemple, la capacité de fixer l’ordre du jour de certains enjeux, obligeant ipso facto les États à prendre position.

Les organisations internationales qui, comme l’Organisation mondiale du commerce (OMC), possèdent un mécanisme de règlement des différends, dont la fonction est de faire appliquer les règles de l’organisation, tendent à être moins victimes de la stratégie du cavalier seul ou de resquillage. L’OMC rend des jugements qui vont à l’encontre des intérêts et des préférences des grandes puissances, dont les États-Unis. Cela dit, les États sont loin d’être impuissants face à l’OMC. Les États-Unis, sous Donald Trump, ont même décidé de bloquer la nomination d’un directeur général et d’arbitres à l’organe d’appel afin de paralyser l’organisation. Certaines organisations et institutions régionales, comme l’Union européenne ou l’Accord Canada–États-Unis–Mexique, ont également des mécanismes qui favorisent le respect des accords. L’Union européenne, avec la Commission et la Cour de justice, détient un pouvoir supranational pour effectuer le suivi auprès des États membres, et pour les évaluer ou les rappeler à l’ordre, si nécessaire.

La capacité de la plupart des organisations internationales de faire respecter les décisions est cependant limitée. La majorité d’entre elles possède des mécanismes décentralisés de règles de mise en oeuvre. Elles exposent la sanction possible en cas de non-respect des règles, mais laissent aux États membres la responsabilité de la mise en oeuvre. En matière d’environnement, plusieurs normes internationales sont non contraignantes. Même lorsque des sanctions sont prévues, des États choisissent parfois de les ignorer. Cela dit, bien qu’il existe un décalage important entre les accords internationaux en matière de changement climatique et leur mise en oeuvre par les États, plusieurs initiatives internationales en matière d’environnement ont obtenu du succès, comme le Protocole de Montréal de 1987. Ce protocole a amené les pays développés à réduire leur production et leur consommation de chlorofluorocarbures (CFC), une substance qui détruit la couche d’ozone.

Certaines organisations internationales possèdent des caractéristiques qui favorisent le respect d’une entente. Elles peuvent, par exemple, appuyer la diffusion d’information particulière par l’entremise d’une fonction de signalement comme les rapports nationaux de l’OMC et du Fonds monétaire international (FMI) ou encore l’examen périodique universel du Conseil des droits de l’homme. En produisant des évaluations systématiques des pratiques des membres, les organisations favorisent la conformité. Il est plus facile pour les décideurs publics d’évaluer les intentions des autres États lorsque des standards vérifiables et des mesures d’évaluation des résultats sont mis en place. La lisibilité du comportement rehausse la crédibilité des engagements et augmente le coût de la défection pour un État. Dès qu’une institution peut fournir des incitations financières, des procédures d’arbitrage ou encore des avis légaux pour la résolution de problèmes, elle encourage également la conformité.

La crédibilité d’une organisation internationale est également un facteur qui suscite le respect des obligations. La crédibilité du Conseil des droits de l’homme est souvent remise en question, car une majorité de ses membres n’obéissent pas aux critères d’une société démocratique respectant minimalement les droits de la personne. La nomination de l’Arabie saoudite, un des régimes les plus répressifs au monde, à la tête du Comité consultatif du Conseil des droits de l’homme en 2015 a considérablement décrédibilisé l’institution onusienne. En 2021, le Comité consultatif était entre autres composé de représentants de l’Arabie saoudite, du Maroc, de l’Algérie, de la Russie et de la Chine, alors que le Conseil des droits de l’homme réunissait pour sa part des représentants de l’Afghanistan, du Pakistan, du Qatar, de l’Angola, du Congo et du Nigéria. Les pays démocratiques, tout comme de nombreuses organisations non gouvernementales, sont ainsi de plus en plus sceptiques sur cette organisation.

Dans un monde où il est si facile de ne pas respecter ses obligations internationales, la question de la légalisation des obligations revêt une importance particulière. Les États tendent de plus en plus à s’appuyer sur des processus légaux pour régler des disputes commerciales en portant plainte pour violation d’un traité auprès d’un tiers dont le jugement est exécutoire. De plus, en devenant membre d’une organisation internationale comme l’OMC ou encore l’Union européenne sur une base régionale, les États s’engagent formellement les uns envers les autres à s’acquitter de leurs obligations. De plus, avant leur intégration, ils doivent intégrer les normes fondamentales de ces organisations.

Bien que les spécialistes ne s’entendent pas tous sur ce point, plusieurs croient que la flexibilité d’une organisation et d’un traité international est fondamentale pour éviter la défection et le non-respect des obligations[22]. Selon plusieurs, les institutions internationales qui incluent des clauses de sauvegarde (escape clause) facilitent la coopération durable et stable. Elles permettent aux pays de suspendre temporairement leurs obligations, rendant la conformité à long terme plus réaliste. Par exemple, lors de la crise de la COVID-19, l’Union européenne a autorisé les États à ne plus respecter les règles budgétaires de l’Union pour juguler la crise. Ainsi, plus une organisation offre la possibilité d’ajuster ses obligations en fonction des circonstances changeantes, moins les gouvernements seront tentés de rejeter les engagements qui n’ont plus de raison d’être.

II. La perspective constructiviste

Le constructivisme représente une perspective fondamentale dans l’étude des organisations internationales et de la politique mondiale depuis les années 1980-1990, notamment en raison de l’étude du rôle des normes et des institutions internationales. Le constructivisme représente une façon d’étudier les relations sociales qui incluent les relations internationales. Les êtres humains sont des êtres sociaux et non pas des acteurs rationnels qui cherchent à maximiser leur intérêt. Les constructivistes croient que les comportements des acteurs, qu’ils soient étatiques ou non étatiques, sont construits par leur identité, leur représentation du monde, leurs idées, leurs croyances et leurs pratiques culturelles. En s’appuyant sur les travaux de Berger et de Luckman, les constructivistes envisagent la réalité comme des phénomènes socialement construits qui en se construisant deviennent des « faits sociaux »[23]. Les concepts comme l’argent, le produit intérieur brut, le droit, la souveraineté ou le système international n’ont pas de réalité matérielle. S’ils existent, c’est parce que les acteurs croient profondément que c’est le cas et qu’ils se comportent en conséquence. De nombreux théoriciens constructivistes iraient plus loin et insisteraient sur la nature mutuellement constitutive des normes et de l’identité des acteurs. Les institutions internationales, par exemple définissent qui sont les acteurs légitimes dans une situation particulière, ils définissent leurs rôles et imposent ainsi des contraintes au comportement.

La perspective constructiviste est plus sociologique dans l’analyse de la politique mondiale que les perspectives libérale ou réaliste. Les auteurs mettent l’accent sur le contexte social, l’intersubjectivité et la construction sociale des règles et des normes, y compris les normes internationales. Les constructivistes croient que la politique mondiale est influencée fondamentalement par la structure cognitive des idées, des croyances, des valeurs, des normes et des institutions partagées subjectivement par les acteurs[24]. Les idées à la base des normes partagées contraignent le comportement des acteurs et influencent leur identité et leurs intérêts[25]. Les chercheurs constructivistes soulignent que les institutions internationales peuvent modifier les identités et les intérêts des États au fil du temps[26]. Au coeur de la perspective constructiviste repose l’idée selon laquelle les individus peuvent changer le monde en changeant les idées, les identités, la culture et les croyances[27].

Les constructivistes critiquent vivement les perspectives libérale et réaliste qui tendent à soutenir que les intérêts des acteurs sont une donnée, un fait, alors qu’ils sont socialement construits pour les constructivistes. En d’autres termes, le fait qu’un acteur ait des intérêts ne nous informe pas sur sa représentation de ses intérêts ni sur ses choix. Pour les constructivistes, il n’y a pas de logique prédéterminée. Les décisions finales sont prises après l’intervention de la variable des idées, de l’identité, des valeurs, de la culture c’est-à-dire après une évaluation nécessairement subjective des différents scénarios. Puisque le monde est construit socialement, la seule façon de le comprendre est d’examiner les interactions entre les acteurs et la production sociale du sens. C’est l’interaction entre les acteurs et le sens qu’ils donnent à leurs actions qui est le moteur du changement de la politique internationale. Les constructivistes s’intéressent à l’interprétation des phénomènes plus qu’à leurs causes.

Les règles et les normes encadrent les interactions dans la politique mondiale, que ce soit les pratiques diplomatiques, la conduite de la guerre ou encore les relations multilatérales. Pour les constructivistes, les organisations internationales sont importantes, car elles créent des connaissances sociales et des idées. Elles jouent un rôle dans la création d’identités et d’intérêts qui permettent aux acteurs de s’entendre sur des objectifs communs. Une norme internationale devient importante lorsqu’elle est largement acceptée. En analysant les organisations internationales, les constructivistes cherchent à comprendre l’émergence des normes sociales provenant des organisations internationales qui influencent le comportement des acteurs et la construction sociale de leurs intérêts. Ces organisations deviennent ainsi des entrepreneurs de normes internationales.

La perspective constructiviste s’intéresse notamment aux façons dont les institutions internationales créent, reflètent et diffusent des conceptions normatives intersubjectives. Une contribution importante à la littérature provient de Finnemore et Sikkink qui ont théorisé la convergence normative. Ces dernières ont exposé les différentes étapes du « cycle de vie » d’une norme[28]. Ils défendent l’idée que les organisations internationales contribuent aux « cascades » de normes en faisant pression sur les acteurs ciblés pour qu’ils adoptent de nouvelles politiques et ratifient des traités notamment en contrôlant le respect des normes internationales. Ainsi les organisations internationales deviennent des agents de socialisation qui font pression sur les contrevenants, les forçant à se conformer. Les constructivistes ont intégré l’importance des significations sociales dans leur analyse des institutions internationales et ils ont davantage développé la notion selon laquelle les institutions et les intérêts sont mutuellement constitutifs. Les deux approches ont fourni des moyens de penser les liens entre les normes et les institutions.

L’ordre international créé en 1945 représente parfaitement l’émergence de nouvelles normes internationales et le lien entre les normes et les institutions. Sur le plan économique par exemple, l’ordre international qui émerge dans l’après-guerre est différent de ceux qui l’ont précédé. Sa spécificité repose sur l’adoption du multilatéralisme et de ce que John Ruggie a qualifié de « libéralisme enchevêtré » (embedded liberalism)[29]. Cette expression réfère au compromis keynésien qui a été fait entre les gouvernements après 1945 et qui avait pour objectif de restaurer le commerce et les investissements internationaux tout en sauvegardant les objectifs politiques et sociaux en politique intérieure, c’est-à-dire les mesures favorables au plein emploi et à l’intervention de l’État en général.

L’acceptation du multilatéralisme comme procédure avec la règle de droit comme principe et la réciprocité comme norme fondamentale représente une caractéristique essentielle et nouvelle de l’ordre international de l’après-guerre. Selon Ruggie, le multilatéralisme réfère aux relations coordonnées entre trois États ou plus dans le respect de certains principes[30]. Mais le multilatéralisme est plus qu’une affaire de nombre de pays qui coopèrent. Pour parler réellement de multilatéralisme, un élément qualitatif important doit être présent : il s’agit du consentement à respecter des règles de conduite généralisées, c’est-à-dire l’acceptation de règles de conduite qui déterminent le comportement approprié à adopter dans différentes situations. Cette norme sociale internationale tranche singulièrement avec la politique de la diplomatie secrète qui a caractérisé les relations internationales avant la Seconde Guerre mondiale.

Un exemple de multilatéralisme basé sur la règle de droit et sur le principe de réciprocité est le principe de la nation la plus favorisée issu de l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT)[31]. Selon ce principe, un avantage accordé à un pays par un autre doit être étendu à tous les pays signataires de l’entente. Cette règle de conduite généralisée contraste avec la situation de la fin du XIXe et XXe siècle alors que les gouvernements préféraient des accords bilatéraux et traitaient différemment les divers partenaires. Cet engagement aux principes du multilatéralisme prend naissance à la fin des années 1930 et lors de la Seconde Guerre mondiale puis se cristallise avec la création du GATT.

Le compromis keynésien de l’ordre économique international libéral repose pour sa part sur l’idée que les États acceptent le principe de la libéralisation des échanges à l’échelle mondiale tout en accordant aux pays le droit de se retirer temporairement de leurs engagements internationaux si l’ouverture du commerce international met en péril des objectifs fondamentaux, dont le plein emploi, en politique intérieure. L’ordre économique international mis en place après 1945 reconnaît ainsi la légitimité de l’intervention de l’État en tant que principe fondateur de cet ordre et protège le droit des États de maintenir la cohésion sociale en politique intérieure. Cette situation explique pourquoi, par exemple, le secteur de l’agriculture a longtemps été exclu des négociations commerciales internationales, le coût en politique interne étant tout simplement trop élevé pour les pays industrialisés (les États-Unis, les pays de l’Union européenne et le Japon en tête).

Le compromis keynésien est lui aussi victime d’un changement dans la construction sociale des idées économiques au cours des années 1960 et 1970. Selon Eric Helleiner, la fin du régime de Bretton Woods au début des années 1970 s’explique par un changement des idées, notamment aux États-Unis, vers le néolibéralisme et les politiques promarchés[32]. Les années 1980 voient émerger le consensus de Washington autour des idées néolibérales. Ce nouveau consensus social a pour effet d’imposer les normes néolibérales aux pays débiteurs du tiers monde par l’entremise de la Banque mondiale et du FMI. Le consensus de Washington, selon l’expression de l’économiste John Williamson, fait référence aux institutions qui se trouvent à Washington comme le FMI et la Banque mondiale. Il exprime une croyance dans les théories néolibérales et monétaristes et repose sur quelques principes : la libéralisation des échanges, la lutte contre la corruption, l’adoption des règles de la bonne gouvernance, la transparence, la démocratisation et les droits de la personne. Un autre changement dans les normes internationales apparaît vers la fin des années 1990 et le début des années 2000 avec les objectifs du développement durable[33].

Des exemples plus ciblés existent également. L’utilisation d’armes chimiques ou biologiques représente, par exemple, un tabou en politique mondiale, une ligne rouge. Lorsque le régime syrien utilise cette arme contre sa population en avril 2017, le Secrétaire général des Nations Unies évoque un crime de guerre. Le non-respect par les États des normes internationales peut conduire à des sanctions formelles ou informelles. Les États peuvent subir des politiques de la honte ou encore des sanctions économiques[34].

Sur le plan environnemental, la Conférence des parties sur les changements climatiques a établi des normes internationales en matière de lutte au changement climatique. De nombreuses campagnes de sensibilisation ont été mises sur pied et l’enjeu est maintenant au coeur des priorités législatives de nombreux pays autour du globe. Le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat est désormais une communauté épistémique très influente. Selon Peter M. Haas, les communautés épistémiques sont des canaux qui font circuler les idées consensuelles dans le milieu des experts au sujet de la compréhension de questions internationales[35]. Une communauté épistémique repose sur un réseau de spécialistes qui font autorité en matière d’importants enjeux de politiques publiques dans leur domaine d’expertise. Ces communautés sont ainsi des acteurs fondamentaux dans la construction sociale des normes internationales. Les membres des communautés épistémiques partagent des idées sur les causes d’un problème, mais également sur les solutions pouvant être apportées[36].

À partir d’un autre angle d’analyse, plusieurs auteurs ont démontré que les secrétariats des organisations internationales peuvent développer leurs propres préférences, leur propre culture institutionnelle, posséder une certaine indépendance face aux États membres pour faire avancer leurs agendas, et utiliser des ressources matérielles et idéelles pour influencer les politiques. En effet, selon Michael Barnett et Martha Finnemore, ces organisations font bien plus qu’exécuter mécaniquement les accords internationaux signés entre les États[37]. Elles font preuve d’autorité en prenant des décisions de leur propre chef. Plusieurs études ont souligné que diverses organisations internationales comme la Banque mondiale, le FMI, ou le Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE), ont poursuivi des programmes indépendants et des objectifs politiques qui divergeaient de ceux privilégiés par leurs États membres. Ces auteurs ont ouvert la boîte noire des institutions internationales pour comprendre comment la culture et les idées dominantes au sein d’une organisation conduisent à des décisions qui sont parfois contraires à son mandat en raison de son comportement pathologique (culture bureaucratique qui accepte l’inefficacité, faible reddition de comptes, comportement délétère, etc.)[38].

Selon Catherine Weaver, les organisations internationales sont guidées par leurs cultures organisationnelles[39]. La culture organisationnelle au sein d’une organisation internationale fait référence aux idéologies, aux normes et routines partagées et qui façonnent les attentes du secrétariat quant à la manière dont son mandat doit être exécuté. L’analyse de la culture organisationnelle nous aide à comprendre des phénomènes difficiles à saisir, comme les défaillances persistantes, la dérive de la mission, le retard dans la mise en oeuvre des réformes et l’hypocrisie perçue. Pourquoi, par exemple, l’ONU n’a-t-elle pas réussi à mettre en place un mandat et une force de maintien de la paix capable d'empêcher le génocide au Rwanda[40] ? Pourquoi le FMI at-il pu encourager la libéralisation des capitaux tout au long des années 1990, alors qu’il était de plus en plus évident que l’ouverture aux flux de capitaux provoquait des crises dommageables sur les marchés financiers notamment au sein des pays en développement[41] ? Pourquoi les organisations internationales telles que la Banque mondiale disent-elles si souvent une chose, mais en font une autre ? Dans son livre, « Hypocrisy Trap », Catherine Weaver, analyse la culture organisationnelle de la Banque mondiale et souligne les tensions qui conduisent cette dernière à être une hypocrisie organisée[42]. L’hypocrisie de la Banque mondiale signifie qu’il existe, un écart constant entre les discours, les décisions et les actions de l’organisation. Selon elle, l’hypocrisie de la Banque mondiale est systématique plutôt que sporadique.

III. La perspective réaliste

Les réalistes sont pessimistes dans leur analyse de la politique mondiale. Ils placent l’État, mais surtout les grandes puissances, au centre de l’analyse des questions internationales, car ces derniers créent les règles et les normes qui régissent les relations interétatiques[43]. Le système international est anarchique, mais cela ne signifie pas que la politique mondiale est caractérisée par un état de guerre permanent. Les États coopèrent et créent des organisations et des régimes internationaux dans plusieurs secteurs de la vie internationale. Le concept d’anarchie veut plutôt dire qu’il n’existe pas d’autorité supérieure à celle des États à qui faire appel en cas de litige. Et lorsque la guerre éclate, les organisations, le droit et les régimes internationaux n’ont plus beaucoup d’importance. C’est la politique de puissance qui domine.

Les théoriciens réalistes sont très attentifs aux transformations qui surviennent dans la distribution de la puissance entre les États, car ces transformations auront des répercussions fondamentales sur les relations entre les États. La montée en puissance d’un pays forcera les autres à réévaluer leurs relations avec ce dernier, et ce, peu importe la nature du régime politique. Selon Stephen Krasner, les réalistes présument qu’en cas de changement dans la distribution du pouvoir, des tensions apparaîtront entre les États malgré l’interdépendance économique[44]. Ces tensions ne mèneront pas nécessairement à la guerre, mais influenceront les relations de façon déterminante.

Les États doivent être attentifs à l’évolution des rapports de force et aux questions de la répartition des gains lors des négociations internationales. Ici, le débat entre gains relatifs et gains absolus est crucial[45]. Si la plupart des réalistes pensent que le commerce international peut promouvoir des gains pour tous les acteurs, en d’autres termes, que tout le monde peut en profiter, ils s’inquiètent davantage des effets de la distribution asymétrique de ces gains. Pour les réalistes, les gains relatifs (c’est-à-dire ce qu’un pays gagne par rapport à un autre) sont une préoccupation majeure. Étant donné que la richesse est ce qui soutient la puissance militaire, ce qu’un pays gagne par rapport à un autre est singulièrement important. Ainsi, lorsque des gains mutuels sont possibles, les États méfiants doivent se demander comment les gains seront partagés. Ils ne s’intéresseront pas à la question de savoir si les deux pays seront gagnants, mais plutôt à celle de savoir qui sera le plus gagnant. Si les gains anticipés sont trop asymétriques, l’État privilégié peut utiliser ces gains disproportionnés pour mettre en oeuvre des politiques visant à endommager ou à détruire l’autre[46]. Pour les réalistes, un État pourrait préférer ne pas faire de gains du tout plutôt que de voir un ennemi en faire davantage, car ces gains supplémentaires permettront à l’État ennemi de renforcer sa capacité militaire et sa puissance[47].

Selon Joseph Grieco la nature anarchique du système international inhibe également la volonté des États de travailler ensemble, même lorsqu’ils partagent des intérêts communs. Les États répugnent à faire des concessions lorsque les gains sont asymétriques ; ils adoptent donc des stratégies de « positionnistes défensifs »[48]. En bref, les États peuvent refuser de coopérer parce qu’ils craignent que l’entreprise commune, même si elle procure des avantages à tous les participants, ne crée également des disparités dans la répartition des gains. Selon Grieco, la question des gains relatifs et absolus est centrale et influence systématiquement les négociations internationales. Même la possibilité de gains substantiels ne favorisera pas la coopération si l’un des deux acteurs gagne beaucoup plus que l’autre[49]. Les États doivent tenir compte des gains relatifs, car, dans certaines situations, les changements dans les rapports de force peuvent mettre en danger leur sécurité et leur survie.

Du point de vue des réalistes, la distribution de la puissance et la question des gains relatifs représentent des enjeux considérables qui ont une forte incidence sur les négociations internationales et la création d’organisations internationales et de régimes internationaux. Selon Krasner, les États rivalisent d’influence afin de définir les termes ou les règles de fonctionnement de ces organisations et régimes, car ces derniers auront des effets importants sur la distribution du pouvoir entre les acteurs[50]. D’après lui, les puissances interviennent de diverses façons dans la formation d’une organisation internationale ou d’un régime international : elles peuvent sélectionner qui peut participer à l’institution, déterminer les règles du jeu ou encore intervenir pour modifier la distribution des gains.

Selon John Mearsheimer, les organisations et les régimes internationaux sont le reflet de la distribution de la puissance entre les acteurs dans le système international et, plus généralement, l’instrument des grandes puissances[51]. Pour Mearsheimer, un « ordre » international existe lorsqu’un ensemble d’institutions internationales contribue à régir les interactions entre les États membres. Ces institutions internationales sont de nature diverse. Il peut s’agir d’institutions de sécurité comme l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN), ou encore des institutions économiques comme le FMI ou encore des institutions qui porte sur les questions environnementales comme l’Accord de Paris en matière de changement climatique. Ce sont les grandes puissances qui mettent sur pied et qui gèrent cet ordre international. Les institutions internationales représentent dans les faits des règles que les grandes puissances conçoivent et acceptent de suivre, parce qu’elles estiment qu’il est dans leur intérêt d’obéir à ces dernières. Les règles prescrivent des comportements acceptables et proscrivent les formes inacceptables de comportement. Et selon Mearsheimer, les grandes puissances rédigent ces règles en fonction de leur intérêt national[52].

Selon Mearsheimer, les stratégies déployées par les superpuissances pendant la guerre froide pour mettre en place un régime de non-prolifération constituent un bon exemple de ce phénomène. En 1968, l’Union soviétique et les États-Unis ont élaboré le traité de non-prolifération des armes nucléaires (TNP) qui rendaient illégale pour tout État membre ne possédant pas d’armes nucléaires d’en acquérir. Les deux superpuissances du moment, les États-Unis et l’URSS ont mis beaucoup de pression pour que le plus grand nombre possible d’États y adhère. De plus, les superpuissances ont également été le principal moteur de la formation du Groupe des fournisseurs nucléaires en 1974, qui avait pour objectif d’imposer des limites importantes à la vente de matières et de technologies nucléaires aux pays qui n’adhèrent pas au TNP[53].

Autre exemple : dans le secteur des télécommunications, une nouvelle technologie contrôlée par les Américains, le satellite, a donné naissance à Intelsat en 1964 afin de réguler la communication par satellite. Cette nouvelle activité aurait pu être assumée par l’Union internationale des télécommunications fondée à Paris en 1865, mais puisque celle-ci accordait un vote à chaque pays, les États-Unis n’avaient pas intérêt à ce que les satellites soient régulés par cette organisation. Ils ont plutôt opté pour la mise sur pied d’Intelsat où les votes sont proportionnels à l’usage, accordant ainsi aux États-Unis la plus large part[54].

A. La théorie de la stabilité hégémonique

La théorie de la stabilité hégémonique est au coeur du débat opposant les libéraux institutionnels et les réalistes[55]. Du point de vue des réalistes, les postulats fondamentaux de cette théorie sont les suivants : (1) l’instauration d’un ordre international ouvert a plus de chance de se produire lorsqu’une puissance hégémonique, comme les États-Unis en 1945, est en phase ascendante ; (2) pour assurer le fonctionnement de l’ordre international ouvert, la puissance hégémonique doit assumer la responsabilité de certains biens communs sur la scène internationale, comme la liberté de circulation sur les océans, la convertibilité des devises et la sécurité dans le système international ; (3) si l’ensemble des acteurs bénéficie du bien commun dont la puissance hégémonique a la responsabilité, la multiplication des profiteurs ou des resquilleurs et l’accroissement des coûts de maintien du système surchargent la puissance hégémonique qui amorcera un jour une période de déclin ; (4) le déclin de la puissance hégémonique permet de présager le déclin des organisations, des normes et des régimes internationaux ainsi que celui de l’ordre international ouvert.

Plusieurs réalistes soutiennent que les États hégémoniques, c’est-à-dire un État qui est beaucoup plus puissant que les autres, comme les États-Unis à partir de 1945, ont historiquement généralement appuyé un ordre international ouvert et favorisé le libre-échange[56]. Puisque ces pays étaient les plus avancés économiquement et technologiquement et qu’ils possédaient un nombre considérable de capitaux à investir, cette politique d’ouverture des marchés internationaux représentait une question d’intérêt national.

Ainsi, lorsqu’il y a une distribution hégémonique de la puissance dans le système international, il est plus probable d’avoir un ordre international ouvert, notamment sur le plan commercial et financier. La puissance hégémonique est favorable à ce système puisqu’elle est avantagée : cet ordre international lui procurera de la croissance économique et de la richesse en plus de lui apporter du pouvoir politique. Une puissance hégémonique possède les moyens de convaincre les autres États de participer à cet ordre international ouvert. En échange, elle fournit les biens publics essentiels qui permettent au système de fonctionner correctement comme la libre circulation sur les océans ou la convertibilité des monnaies.

Selon les théoriciens réalistes, les États-Unis sont en déclin depuis les années 1970. Dans ce contexte économique difficile, les Américains sont de plus en plus réticents à assumer le coût du bien public international, car plusieurs pays profitent du système mis en place après 1945 pour augmenter leur richesse et leur puissance au détriment des États-Unis. Il en découle que les États-Unis, guidés en cela par leur intérêt national, n’agissent plus comme le leader bienveillant, mais à la manière d’un « hégémon prédateur ». Pour Gilpin, cela signifie que les États-Unis sont moins disposés à subordonner leurs propres intérêts à ceux de leurs alliés et ils tendent dans leurs actions internationales à exploiter leur statut hégémonique pour en retirer des avantages en fonction de leurs intérêts nationaux définis de plus en plus étroitement[57].

Les conséquences de cette transformation sont fondamentales pour le système international. Les Américains mettent fin unilatéralement à la convertibilité du dollar américain en or, provoquant ainsi la fin du système de Bretton Woods au début des années 1970. Les relations bilatérales des États-Unis avec des puissances rivales se transforment également. À partir des années 1970 et 1980 par exemple, le Japon perce comme puissance mondiale et cette émergence s’accompagne de vives tensions avec les États-Unis. Au sujet de certains enjeux, les décideurs américains sont de plus en plus inquiets des gains relatifs ; ils sont plus attentifs aux arrangements bilatéraux entre les deux pays, notamment lorsqu’ils impliquent des transferts technologiques ou encore militaires. La politique étrangère américaine à l’endroit du Japon se distingue nettement de celle envers les autres pays alliés. Les représentants des États-Unis font pression sur le Japon pour qu’il modifie certaines de ses politiques, dont celles portant sur les marchés publics, les équipements médicaux et les pièces d’automobiles. Le gouvernement américain souhaite modifier les termes des échanges afin d’équilibrer les gains entre les deux pays. En 1985, le gouvernement américain impose à ses alliés les accords du Plaza afin que ces derniers interviennent sur le marché des changes pour favoriser la dépréciation du dollar américain par rapport au yen japonais et au mark allemand. L’objectif de la mesure est d’encourager une augmentation des exportations américaines et de ralentir les importations aux États-Unis.

La situation se répète de manière plus intense avec la montée de la Chine depuis son introduction à l’OMC en 2001. C’est sous l’administration Trump et sa doctrine « America First », que le conflit s’est exacerbé. L’administration s’inquiétait de plus en plus ouvertement de la montée de la Chine qui est perçue – avec le Mexique – comme la grande responsable de la désindustrialisation et du déclin des États-Unis. À en croire l’administration américaine, la Chine a mené depuis près de 20 ans des politiques industrielles et commerciales injustes, qu’il s’agisse de dumping, de barrières tarifaires discriminatoires, d’imposition de transferts technologiques, de surproduction d’acier et d’aluminium ou de subventions industrielles notamment par des entreprises contrôlées par le gouvernement.

Dans ce contexte, l’administration Trump soutenait que les États-Unis n’avaient pas la possibilité de concurrencer la Chine à armes égales. Les griefs de l’administration Trump, qui sont pour l’essentiel repris par l’administration Biden, sont de plusieurs ordres. Elle soutient par exemple que les tarifs chinois sur les exportations américaines sont plus élevés que ceux imposés par les États-Unis à la Chine. Cette dernière est accusée de bloquer l’importation de produits agricoles américains, comme la volaille, ce qui pénalise, toujours selon Washington, les fermiers américains et de fermer les yeux sur les questions de vol de propriété intellectuelle. Les Américains sont également irrités par les pratiques de subventions aux exportations pratiquées par la Chine. De plus, la Maison-Blanche soutient que les actions agressives de ce pays en matière de transfert de technologies, d’acquisition par des sociétés d’État d’entreprises dans des secteurs technologiques d’importance aux États-Unis et de cybervols compromettent plusieurs dizaines de millions d’emplois aux États-Unis.

Par mesure de rétorsion, l’administration américaine a engagé plusieurs actions. Elle applique des mesures de sauvegarde pour le secteur manufacturier américain. À partir de mars 2018, les Américains imposent une succession de tarifs très élevés, notamment sur l’acier et l’aluminium, pour des motifs de sécurité nationale, non seulement à la Chine, mais également à plusieurs partenaires commerciaux comme le Canada, le Mexique ou l’Union européenne. Face à cette crise, l’OMC a rapidement été mise hors-jeu puisque les États-Unis bloquent depuis 2018 toute nomination à l’Organe d’appel, ce qui a eu pour effet de le paralyser.

Ce vif conflit entre la Chine et les États-Unis a relancé le débat sur la transition hégémonique. Une contribution récente au débat vient de Graham Allison avec son livre Destined for War[58]. Selon Allison, lorsqu’une puissance montante comme la Chine menace de prendre la place d’une puissance hégémonique comme les États-Unis, cela risque de conduire à une situation très dangereuse similaire à celle décrite par l’historien grec Thucydide dans son histoire de la guerre du Péloponnèse[59]. La montée d’Athènes et la peur qu’elle a suscitée à Sparte ont créé une situation où une guerre était considérée comme inévitable. Cette situation est connue comme étant le « piège de Thucydide ». Selon Allison, au cours des 500 dernières années, il y a eu 16 précédents d’une puissance montante menaçant une puissance hégémonique[60]. Dans 75 % de ces cas, l’issue a été la guerre. L’objectif de l’ouvrage d’Allison n’est pas de prédire l’avenir, mais d’empêcher une guerre entre deux superpuissances[61]. Comme des guerres n’ont pas eu lieu dans 25 % des cas, il est possible, aux dires d’Allison, d’éviter une guerre entre la Chine et les États-Unis, mais cela nécessitera une habileté politique capable de faire face à une puissance montante[62].

Au final, pour les réalistes, les organisations internationales ne favorisent pas la coopération à long terme. Les grandes puissances se servent plutôt de ces institutions pour maintenir leur puissance, voire l’augmenter. Si les réalistes reconnaissent que le système international a connu une forte hausse du nombre d’organisations internationales, leur importance et leurs effets sur la politique internationale ont été exagérés. Les rapports de puissance sont un meilleur prédicteur des relations internationales que les théories axées sur la coopération.

Il existe toutefois un paradoxe dans la théorie des réalistes. Alors qu’ils affirment que la politique internationale est dominée par les grandes puissances et que les institutions internationales sont secondaires, des États puissants, comme les ÉtatsUnis sous Donald Trump et dans une moindre mesure la Grande-Bretagne, se retirent ou menacent de se retirer d’organisations internationales. Sous Donald Trump, les États-Unis se sont retirés de l’Accord de Paris sur les changements climatiques[63], de l’UNESCO, du Conseil des droits de l’homme des Nations Unies et du Pacte mondial sur les migrants et réfugiés, en plus d’avoir menacé de se retirer de l’OMC, de l’ALENA et de l’OTAN et d’avoir coupé leur financement à l’OMS en pleine crise de la pandémie de la COVID-19. Quant aux Britanniques, ils ont choisi de quitter l’Union européenne. Or dans un même temps, des régimes autoritaires comme la Chine veulent non seulement demeurer au sein des organisations internationales, mais cherchent à obtenir plus de pouvoir au sein de ces dernières, tout en faisant la promotion d’un ordre international ouvert.

IV. Les perspectives critiques

Les théories présentées plus haut ne sont pas les seules à s’intéresser aux organisations internationales et à la gouvernance mondiale. Plusieurs perspectives qui entrent dans la catégorie des théories « critiques » ne sont pas en reste. Les perspectives néogramscienne, environnementale, féministe et postcoloniale font aussi référence aux organisations internationales et à la gouvernance mondiale et sont incontournables pour les chercheurs. Qu’est-ce qu’une théorie critique ? La théorie critique possède différentes significations dans les disciplines des sciences sociales, mais, en politique mondiale, lorsque les auteurs font référence à ce type de théorie, ils se réfèrent souvent à la définition de Robert Cox. Cox soutient que les théories explicatives ou causales sont des « théories qui servent à résoudre des problèmes », par opposition aux théories critiques auxquelles il s’identifie. Dans un article qui a contribué à asseoir sa réputation, Cox explique qu’une théorie n’est pas neutre et qu’elle a toujours un objectif (« Theory is always for someone and for some purpose »)[64]. Une théorie de résolution de problèmes accepte le monde tel qu’il est, avec ses relations sociales basées sur la domination et l’exclusion ainsi que les différentes institutions qui l’organisent, comme un cadre d’action. L’objectif des théories qui ont pour fonction de résoudre les problèmes est de faire en sorte que les relations internationales et institutions internationales fonctionnent en traitant les sources des problèmes.

Selon Cox, les théories critiques cherchent plutôt à comprendre comment l’ordre existant a été constitué et comment il fonctionne. Les théoriciens critiques ne prennent pas le monde comme une donnée ou un fait, mais cherchent plutôt à comprendre comment une situation sociale a été produite[65]. Les théories critiques considèrent le monde dans son ensemble plutôt que de se concentrer sur des problèmes spécifiques avec des paramètres limités. Une théorie peut être qualifiée de critique lorsqu’elle cherche à identifier les injustices et à montrer comment elles ont été produites. Dans le titre d’un article publié en 2008, Cox est encore plus explicite : « The point is not just to explain the world but to change it »[66] ! (Il ne s’agit pas seulement d’expliquer le monde, mais de le changer) [notre traduction].

Les perspectives postcoloniales et décoloniales sont un bon exemple de théories critiques. L’objectif de cette perspective est de décolonialiser le monde[67]. La perspective postcoloniale vise à regarder les relations internationales par le bas plutôt qu’à partir du haut. L’idée fondamentale est que le système mondial et le capitalisme moderne dérivent de l’époque coloniale. Nous sommes dans l’ère de la mondialisation néolibérale et même si les anciennes structures juridiques et politiques coloniales ont été démantelées, son système de gouvernance mondiale ne l’a pas été. Les structures hiérarchiques entre les anciennes puissances coloniales sont toujours en place. Les perspectives postcoloniales et décoloniales veulent ainsi démanteler cet ordre international. L’objectif fondamental est de réhumaniser le monde en brisant les hiérarchies qui déshumanisent les sujets, les communautés et qui détruisent l’environnement. Les perspectives néogramscienne, environnementale, féministe peuvent en ce sens être également caractérisées de perspective critique.

A. La perspective néogramscienne

La perspective néogramscienne, théorisée à l’origine par Robert Cox, se concentre sur le changement des processus historiques, des structures sociales et des dynamiques sociales pour comprendre l’ordre mondial et les institutions internationales. Cette perspective est certainement celle qui a le plus mis au centre de son modèle théorique les organisations internationales. La contribution la plus importante de Cox aux théories sur les organisations internationales et la politique mondiale provient de ses travaux sur l’hégémonie américaine, inspirés par les analyses d’Antonio Gramsci. S’inspirant de ce penseur italien, Cox a construit sa théorie sur l’idée d’un contrôle hégémonique dans les sociétés capitalistes pour expliquer comment les idées dominantes sur l’ordre social contribuent à maintenir cet ordre. Il est important de souligner que Gramsci n’a pratiquement rien écrit sur les relations internationales, mais il croyait que les relations internationales découlaient des relations sociales et non l’inverse[68]. Dans ses travaux, Cox transpose les idées et les concepts de Gramsci concernant la politique intérieure (hégémonie, bloc historique, intellectuels organiques, etc.) pour construire et expliquer sa propre conception de l’ordre mondial et de la place des organisations internationales dans cet ordre. L’approche néo-gramscienne des relations internationales projette les idées de Gramsci sur la scène internationale.

Gramsci, théoricien et militant communiste, était profondément impliqué dans la lutte contre le fascisme en Italie. Pour lui, l’hégémonie est la capacité d’une classe dominante à détenir le pouvoir (ou l’autorité) sur les classes dominées avec le consentement de ces dernières. Il expose la logique qui sous-tend cette capacité à exercer un leadership intellectuel et moral afin de convaincre les dominés que leur intérêt converge avec celui de la classe dominante. Le pouvoir de la classe dominante ne repose pas simplement sur la coercition ouverte ou la menace explicite, mais aussi sur sa capacité à étendre son pouvoir idéologique à travers un ensemble d’institutions. Pour Gramsci, ces institutions sont l’État et la société civile. L’État peut, si nécessaire, utiliser la coercition pour défendre les intérêts de la classe dominante ; la société civile comprend l’économie, la religion, les partis politiques, les clubs et d’autres institutions non étatiques. Selon les néogramsciens, ces institutions deviennent des organes de diffusion des intérêts de la puissance hégémonique dominante[69]. Selon Robert Cox, les organisations internationales telles que la Banque mondiale, le FMI, le GATT et aujourd’hui l’OMC sont des mécanismes par lesquels les normes universelles de l’hégémonie américaine sont exprimées et diffusées. Pour Cox, les organisations internationales sont le reflet du consensus hégémonique contemporain sur une question internationale particulière. Les organisations internationales sont le produit de l’hégémonie américaine[70].

B. La théorie environnementale critique

Les questions environnementales influencent de plus en plus les théories des organisations internationales et de la politique mondiale. L’accélération de la mondialisation a un effet considérable sur l’environnement. L’importance des questions environnementales, en particulier la biodiversité, le changement climatique et la décarbonisation des économies, se traduit par l’intégration des questions environnementales dans les débats en politique mondiale. La nature et l’origine de ce changement font l’objet de débats passionnés.

Si les perspectives libérales et constructivistes dominent les débats sur ces sujets[71], les théories critiques environnementales sont également très présentes. Ces perspectives peuvent être qualifiées de critiques, car elles consistent à « poser des problèmes » plutôt qu’à « résoudre des problèmes », pour reprendre les termes de Robert Cox. Elles sont très manifestement normatives dans leur orientation. Les théoriciens critiques sur l’environnement, dans leur volonté de promouvoir la justice environnementale, cherchent à théoriser les injustices écologiques de l’ère de l’industrialisation et de la mondialisation[72].

Ces théories sont naturellement très critiques à l’égard des perspectives présentées plus haut, et cette critique prend plusieurs formes. Ces théories critiquent les biais normatifs cachés des théoriciens libéraux, réalistes et constructivistes et les problèmes éthiques posés par ces biais. Les théories qui se prétendent neutre par rapport à leur objet d’analyse, avec leur propension à résoudre les problèmes, acceptent le monde tel qu’il est, tandis que les théoriciens critiques estiment qu’une remise en question radicale est nécessaire.

Par ailleurs, les théoriciens critiques sont également sceptiques à l’égard des analyses rationalistes fondées sur la théorie des régimes libéraux. Selon eux, pour comprendre la création de régimes internationaux visant à protéger des zones sauvages comme l’Antarctique, ou des espèces menacées comme les baleines ou les éléphants, ou l’atmosphère, il faut une analyse sociale et historique plutôt qu’une analyse basée sur la théorie du choix rationnel. Les théoriciens critiques de l’écologie soutiennent que le « marchandage basé sur les intérêts » des théoriciens libéraux est trop limité pour expliquer le nombre croissant d’accords, de protocoles et de régimes. Il est important de considérer les entrepreneurs des normes environnementales, leur discours et leurs plans d’action. Les théoriciens critiques de l’écologie voient d’un bon oeil la montée de l’influence des acteurs non étatiques, des mouvements sociaux transnationaux et la démocratisation de la scène internationale. Ces déficiences des théories des régimes ont favorisé l’émergence d’une conception constructiviste et critique des régimes environnementaux[73].

De plus, l’analyse des problèmes environnementaux en termes de régimes internationaux détourne notre attention du véritable moteur de la dégradation de l’environnement, la dynamique du capitalisme et de l’industrialisation. Les théoriciens critiquent la surexploitation « rationnelle » de la Terre. Les théoriciens critiques de l’environnement sont sceptiques à l’égard de la planification économique si chère aux mercantilistes, et ils s’opposent aux projets de libéralisation du commerce tels que proposés par les libéraux. Les critiques se situent plus clairement dans la catégorie des pessimistes. Pour eux, la dégradation de l’environnement causée par l’activité humaine a une longue histoire. Ce n’est toutefois qu’après la Seconde Guerre mondiale que l’ampleur et la persistance des problèmes environnementaux sont devenues un problème mondial. La croissance démographique rapide, le développement de nouveaux modes de transport et de nouvelles technologies, ainsi que la consommation accrue d’énergie et de ressources naturelles, sont certainement des facteurs contributifs. L’accélération de la consommation dans la société a produit une énorme pollution et des déchets qui ont entraîné une érosion rapide de la biodiversité de la planète. Même s’il est indéniable que dans plusieurs pays, les mesures d’hygiène se sont améliorées et que la pollution a diminué, le bilan environnemental global reste très négatif. La dégradation des écosystèmes est un fait et les ressources naturelles sont surexploitées.

Pour les théoriciens critiques, c’est précisément le paradoxe du développement durable : la protection de l’environnement a plus de chances de se produire dans un contexte de croissance économique, mais la croissance crée de gros problèmes environnementaux. Les problèmes écologiques persistent parce qu’ils sont produits par les élites économiques, scientifiques et politiques auxquelles nous demandons de les résoudre. On ne peut pas parvenir à de meilleures normes environnementales en réalisant une croissance plus verte, il faut changer le système.

C. La perspective féministe

La perspective féministe sur les organisations internationales et la gouvernance mondiale se concentre sur l’identification et la dénonciation des injustices faites aux femmes comme la subordination et l’oppression des femmes[74]. L’objectif principal des théories féministes est de rendre le genre visible dans le monde réel. Cette perspective est très critique des perspectives dominantes qui ignorent les femmes. Tickner écrit : « Ignorer les distinctions de genre cache un ensemble de relations sociales et économiques caractérisées par l’inégalité entre les hommes et les femmes » [notre traduction][75]. Les théoriciennes féministes analysent les organisations internationales et la politique mondiale à travers le prisme du genre, mais l’objectif est plus large. Selon Zwingel, Prügl et Çaglar « Le féminisme est un mouvement politique pour le changement et les théories féministes sont des théories du changement » [notre traduction][76].

Les travaux issus de la perspective féministe peuvent être divisés en plusieurs catégories. Le féminisme libéral s’intéresse aux institutions internationales et aux pratiques et se demande à quoi ressemblerait un monde dans lequel les femmes auraient un rôle plus important. En général, le féminisme libéral affirme qu’un monde avec plus de femmes dans les sphères du pouvoir favorise la coopération internationale, la négociation et un monde plus pacifique. Le féminisme libéral promeut l’égalité des femmes et souhaite que les obstacles qui bloquent le chemin des femmes vers l’égalité soient supprimés au nom de la tradition libérale afin que les femmes aient les mêmes opportunités que les hommes.

Un certain nombre de féministes ne sont pas d’accord avec cette approche. Les féministes post-libérales affirment, par exemple, que les inégalités continuent d’exister même lorsque les hommes et les femmes ont obtenu l’égalité en droit. La lutte doit aller plus loin. Le féminisme postmoderne reproche au féminisme libéral de produire des connaissances qui légitiment un nouveau discours répressif sous prétexte de vouloir libérer les femmes. Les hiérarchies de genre sont encore très présentes. Les théoriciennes féministes critiques soutiennent pour leur part que les relations de pouvoir sont cachées dans les idées et les structures matérielles qui ont été principalement construites par les hommes. Le point de vue féministe soutient même que les femmes raisonnent et pensent différemment des hommes tandis que les féministes constructivistes se concentrent sur les représentations de genre et l’influence de ces représentations sur la politique mondiale. Les féministes de tradition marxiste se concentrent sur la question du genre et des classes sociales, tandis que les féministes postcoloniales estiment que les féministes doivent ajuster leurs analyses en fonction de la race, de la classe et du lieu (sociétés non occidentales contre sociétés occidentales, par exemple)[77].

Selon Zwingel, Prügl et Çaglar, les trois plus importantes contributions des perspectives féministes sur littérature sur les organisations internationales et la gouvernance globale portent sur la traduction des normes, sur la transformation des normes et sur la gouvernance mondiale et le genre[78]. La littérature sur la traduction des normes s’inscrit dans le débat sur la diffusion des normes en politique mondiale. La traduction des normes repose sur l’idée d’analyser comment les normes internationales sur le genre se traduisent dans la réalité par ceux qui les adaptent. La logique de traduction n’en est pas seulement une de haut en bas, mais un phénomène multidirectionnel. La seconde contribution porte sur la transformation des normes sur l’égalité entre les hommes et les femmes, de la marginalité vers des outils de politiques publiques utilisées par des bureaucraties puissantes de la gouvernance mondiale. L’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture a par exemple, mis sur pied un programme de sécurité alimentaire où la responsabilité reposait sur les femmes.

Finalement, le troisième débat s’intéresse à la question de la « gouvernance mondiale et le genre », c’est-à-dire comment favoriser le plus efficacement l’émancipation des femmes face à la discrimination.

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Les organisations internationales sont de plus en plus étudiées dans les travaux théoriques sur les relations internationales. Depuis les années 1970, ces travaux sont de plus en plus variés et de très nombreux débats ont émergé. Alors qu’à l’origine les chercheurs portaient leur attention sur le fonctionnement des organisations internationales, avec le passage du temps, l’attention s’est également portée sur l’hégémonie, sur l’évolution et la transformation des normes internationales ou encore sur la conception rationnelle des organisations et des traités internationaux.

Sur la question des organisations internationales, les perspectives les plus importantes sont, sans contredit les perspectives libérales, constructivistes et réalistes. Ces perspectives représentent toutefois les théories les plus importantes, car c’est en réaction à ces dernières que la majorité des auteurs se positionnent. Dans les autres perspectives, les organisations internationales occupent généralement une place secondaire, c’est-à-dire que les organisations internationales ne représentent pas le coeur de l’analyse que ce soit les perspectives néogramscienne, environnementale critique, féministe ou décoloniale. Ces perspectives sont cependant essentielles pour comprendre les débats autour de ces questions.