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Le dernier roman de Louis Hémon (1880-1913), Maria Chapdelaine, est tellement associé au cliché de « la cabane au Canada », pour les Français, que ceux-ci prennent pour un « Canadien » francophone son auteur, qui n’est pas étudié en France. En 2003, dans la biographie intellectuelle que je lui ai consacrée, Louis Hémon, la Vie à écrire[1], je donnais à voir l’écrivain français en ses textes : je voulais mettre en évidence, par la mise en perspective de son oeuvre intégrale, les biais des lectures idéologiques qui l’ont réduit à n’être plus que « l’auteur de Maria Chapdelaine ». Ce roman marque une date importante dans la littérature francophone, ce dont témoigne l’intérêt des universitaires québécois pour cet écrivain né à Brest en 1880 et mort à Chapleau (Ontario) en 1913. Nicole Deschamps publia la correspondance de l’auteur avec sa famille, Lettres à sa famille[2], et dirigea l’ouvrage Le mythe de Maria Chapdelaine[3] ; Aurélien Boivin a retrouvé les textes de Louis Hémon publiés dans les journaux sportifs et a offert les trois précieux tomes des oeuvres complètes[4]. Dans mon ouvrage, je rends aussi hommage à Jacques Ferron : sa préface au premier roman de Hémon, Colin-Maillard[5], dans laquelle il remet en cause la version accidentelle de la mort de Hémon, participe de la « déchapdelainisation » de l’écrivain à qui il rend sa part londonienne dans son beau roman Les roses sauvages[6]. J’exprime également ma gratitude à Gilbert Lévesque, qui a sorti de terre le Musée Louis-Hémon à Péribonka. L’écrivain français a passé sa vie d’adulte hors de France, mais il a vécu vingt-deux ans dans son pays natal, dans la capitale le plus souvent. Il est un enfant de la Troisième République ; il en a connu les soubresauts et vécu tout particulièrement l’affaire Dreyfus qui, à partir de 1898, déchira la France entière. L’Affaire coïncide avec la jeunesse de Louis Hémon, qui en garde une mémoire vive. En abordant deux nouvelles, « Jérôme » et « La Foire aux vérités », publiées, pour la première, dans le journal sportif Le Vélo en 1904 et, pour la seconde, dans le quotidien généraliste Le Journal en 1906, je montrerai comment Hémon, imprégné par l’Histoire hexagonale, trouve, grâce à la presse et aux pratiques sportives, sa voie dans l’écriture, qu’il conjugue avec liberté, et comment il porte en héritage l’affaire Dreyfus par le truchement d’Émile Zola.

Du sportif, lecteur de Rudyard Kipling et Pierre Giffard, à l’écrivain

Tout prédestinait Louis Hémon à devenir écrivain : le milieu familial hautement cultivé où chacun écrit et surtout le père, professeur de lettres et auteur d’ouvrages savants. Félix Hémon a fait partager à son fils son goût de la littérature, mais leurs itinéraires en matière littéraire se séparent radicalement : d’un côté, l’institution et le père avec tout son entregent, de l’autre côté, le fils et son cheminement solitaire dans le déclassement social.

Kipling et un journal sportif pour trouver sa voie

Né dix ans après la défaite de 1870, Hémon appartient à une génération pour qui le sport ne ressortit pas à une curiosité aristocratique mais relève d’une pratique, source de bienfaits individuels et collectifs. Il devient membre du jeune Racing Club, créé en 1882 par des élèves du Lycée Condorcet, quand il entre au Lycée Louis-le-Grand en 1893. À la fin du xixe siècle apparaît en France un renouveau du sport qui ne laisse pas les écrivains indifférents. On sait le goût prononcé de Maupassant pour nombre de pratiques physiques, tout particulièrement le canotage sur la Seine. On connaît aussi la passion de Zola pour le vélo, dont témoignent sa correspondance et de nombreuses photographies. Hémon, pour sa part, trouve son chemin à travers une pratique sportive assidue qui témoigne de son désir d’émancipation familiale et de brassage social. Cela se voit dans son autoportrait à la une du Vélo le 8 mai 1904 : « Jeunesse terne – dix ans d’externat dans un lycée noir – études sans éclat – toute combativité disparaît devant la lente oppression du thème grec. Baccalauréat – Faculté de droit – jours meilleurs – bicyclette – tous les jours de 5 à 7 heures du matin dans le Bois derrière tandem[7] ». Après avoir remporté avec un texte intitulé « La Rivière » (1904) le premier prix à un concours de nouvelles organisé par le quotidien Le Vélo, Hémon devient correspondant à Londres dudit journal. Cette nouvelle est marquée par l’influence de Maupassant mais aussi de Kipling, qu’il cite. Il est alors un sportif qui écrit dans Le Vélo des chroniques sportives et parfois aussi des textes brefs à teneur sportive ; il affirme son indépendance par rapport à un père qu’il n’a jamais sollicité pour se faire publier, marquant ainsi sa distance face à la République des Lettres.

En octobre 1904, il donne au Vélo une nouvelle fustigeant tous les représentants de la Troisième République, « Jérôme ». Grâce au chien Jérôme avec lequel il court en forêt la nuit, un jeune secrétaire de préfecture prend conscience de sa vie fossilisée entre les murs gris de son bureau. L’annonce de son départ faite aux notables locaux traduit violemment le rejet d’un style de vie et des valeurs bourgeoises prônées par la famille Hémon.

Il leur dit qu’il s’en allait, chassé par la peur qu’il avait conçue de devenir quelque jour semblable à l’un d’eux. Il leur dit qu’ils étaient difformes et ridicules, certains squelettiques, certains obèses, tous pleins de leur importance et de la majesté des principes médiocres qu’ils servaient ; que leur progéniture hériterait de leurs tares physiques et de leur intellect rétréci, et qu’ils s’en iraient à la mort sans avoir connu de la vie autre chose qu’une forme hideusement défigurée par des préjugés séculaires et de mesquines ambitions…
L’Inspecteur d’Académie sourit avec une méprisante indulgence, le Receveur particulier ouvrit la bouche sans rien dire et le Préfet, plissant avec autorité son crâne chauve, étendit une main impérieuse[8].

Manifeste libertaire, ce texte n’est rien moins que simple, et il amorce une question récurrente chez Hémon : comment vivre ? Sa complexité actualise non pas tant une rupture avec la famille qu’une liberté conquise pour écrire, loin des salons parisiens et de leurs codes. Il donne à comprendre au père, capable de décrypter les allusions intertextuelles, les fondamentaux retrouvés : une vie construite sur la découverte du monde et sur la littérature. La remarque finale témoigne de ce désir d’ailleurs : « Vous savez qu’on peut aller au Canada pour cinquante francs ? » (LDS, p. 60) L’allusion à Kipling annonce la naissance de l’écrivain qui, trouvant sa voie, par un chemin détourné, revendique sa voix propre : « Il parlait à voix basse au chien, qui suivait des yeux tous ses mouvements : “Vois-tu ! Nous avons trop attendu, Jérôme, mais il est encore temps. Je ne me rappelle plus à quoi ça ressemblait, la liberté, et voilà que je me souviens. Tu n’as pas lu Le Livre de la jungle, Jérôme ? Nous aussi, nous allons avoir notre course de printemps” » (LDS, p. 58).

La référence au Livre de la jungle de Kipling témoigne d’un « usage du monde » sensible et ouvert aux autres dans une dynamique de l’altérité, telle que Nicolas Bouvier l’a formulée dans son récit de voyage[9], et qui amène à un « usage de soi », pour reprendre l’heureuse expression forgée par Jacques Schlanger, consistant à devenir écrivain. Pour Louis Hémon, il s’agit désormais d’écrire, mais d’écrire librement, en pleine conscience, sans souci aucun d’une critique déchaînée, fustigeant les écrivains dreyfusards, dont Rudyard Kipling, qui « a plusieurs fois insulté la France à l’occasion de l’affaire Dreyfus[10] ». Citer l’auteur anglais en un temps où l’Affaire est présente dans tous les esprits en France, c’est aussi refuser la mise au pas des écrivains voulue par un abbé Bethléem distribuant les anathèmes dans son ouvrage Romans à lire et romans à proscrire, paru en 1904. La nouvelle « Jérôme » prône non seulement la liberté dans l’art, mais elle inscrit aussi en creux la solidarité dans un engagement pour la justice et contre l’antisémitisme et le fanatisme religieux. Louis Hémon revendique cette même liberté dans le sport sept ans plus tard, dans un article de 1911 intitulé « À propos d’un combat » entre un boxeur noir, Johson, et un Blanc, ironisant contre « les fanatiques religieux » :

Ces excellentes gens assument perpétuellement le devoir de régénérer et de sauver malgré eux leurs contemporains ; et ce sauvetage ne peut naturellement être accompli qu’en enlevant auxdits contemporains toute liberté d’agir à leur guise pour leur imposer les diverses conceptions et règles de vie qui leur assureront, toujours malgré eux, la vertu et le bonheur. Les sports et les jeux de toutes sortes sont plus spécialement l’objet de leurs croisades frénétiques. […] Quant à la boxe… À la seule idée d’une rencontre entre un Blanc et un Noir, toutes ces braves gens ont apparemment vu rouge[11].

Homme de terrain placé au contact des autres par le sport et le reportage sportif pour Le Vélo, le jeune Hémon a trouvé son chemin de liberté, inspiré par le fondateur du journal, qui a engagé son organe de presse dans la défense du capitaine Dreyfus.

Sur les traces du Sieur de Va-Partout, Pierre Giffard

Nouvelle matricielle, « Jérôme » souligne aussi la dette de Hémon envers le fondateur du Vélo, Pierre Giffard, qui l’a fortement influencé. Né en 1853 à Fontaine-le-Dun, ce Normand a entamé des études en droit, puis y a renoncé à la mort de son père pour se consacrer au journalisme. Cet abandon du droit – ne pas reprendre l’étude paternelle pour Giffard, ne pas donner une suite favorable à son admission à l’École coloniale pour Hémon – constitue un point commun fondateur : préférer son propre itinéraire, fût-il risqué, à l’avenir tout tracé d’un fils de famille. Mais il y a bien plus qu’un cheminement comparable : Hémon a lu Giffard et en a retenu un savoir-être.

La nouvelle « Jérôme », où le chien révèle la sclérose d’une vie sans surprise, rend hommage au fondateur du Vélo, quotidien sportif né grâce à un chien. En effet, dans un éditorial fort célèbre du 6 mars 1890 dans Le Petit Journal, sous son pseudonyme de Jean-sans-terre, Pierre Giffard explique comment il est devenu adepte de la bicyclette grâce à son chien dont l’embonpoint l’inquiétait et qu’il voulait donc faire courir. Après avoir découvert les joies de la « petite reine » – nous lui devons cette appellation –, il crée en 1892 Le Vélo, quotidien sportif qui s’affirme rapidement comme le plus important en France. Avant Giffard, personne n’avait osé l’apocope pour un titre de presse. Cette troncation familière donne à voir l’audace et le goût du terrain d’un journaliste connaissant tous les aspects d’un métier qu’il a fait évoluer, notamment en contribuant à y introduire le grand reportage – ce qu’il raconte dans Le Sieur de Va-Partout (1880).

Pionnier du journalisme moderne, Giffard incarne aussi l’amateur des progrès techniques et sociaux, qu’il ne cesse de défendre dans Le Vélo, fustigeant les « tardigrades », c’est-à-dire les réfractaires à toute innovation, qui ne comprennent pas que la société change. Ainsi a-t-il déclenché contre lui la colère paysanne en annonçant avec son livre publié en 1899, La fin du cheval, l’avènement de l’automobile. Dans une nouvelle très drôle, « Le messager », parue le 19 août 1911, Louis Hémon dépeint un de ces « tardigrades ». Il y raconte l’histoire d’un riche bourgeois qui rédige une lettre furieuse au Times contre… les avions : « Mr Algernon Ashford s’arrête là et relit son dernier paragraphe, satisfait. Il pouvait se souvenir d’avoir envoyé au Morning Post – il y a une vingtaine d’années – une protestation du même genre contre les premiers “vélocipèdes”, ces “machines indécentes et grotesques” » (LDS, p. 153). L’esprit découvreur et pionnier qui anime Giffard se retrouve dans toutes les chroniques sportives de Hémon, et plus particulièrement pour ce qui concerne la boxe, que notre écrivain entend faire connaître et apprécier au public français réfractaire. Mais le lien avec Giffard ne se limite pas à cela.

En 1911, dans La Presse de Montréal, quand Hémon signe Ambulator (le randonneur), il s’inscrit toujours dans le sillage de Giffard, dont un autre pseudonyme est Arator (le laboureur). En effet, Arator, comprenant l’intérêt de nouer des liens entre presse sportive, industrie et commerce, a favorisé la massification du lectorat et des pratiques sportives en inventant et organisant plusieurs courses pédestres et cyclistes, ainsi qu’une course automobile. Arator-Giffard « ne se contente pas du discours, il passe à l’action, c’est-à-dire à l’organisation et à la création[12] ». Selon la méthode Giffard, Hémon conseille aux Canadiens français, dans l’article « Le sport de la marche (ii) », une politique sportive innovante : il cite quelques exemples européens, dont, pour la France, deux épreuves créées par Pierre Giffard, Paris-Belfort et Paris-Brest[13]. L’évocation de la course cycliste qui touche sa ville natale, Brest, est surtout un acte de solidarité envers l’ex-directeur du Vélo, terrassé par ses anciens commanditaires, les industriels du cycle et de l’automobile qui n’ont pas supporté son franc soutien à Dreyfus. Comme Zola qu’il admire, Giffard réclame la révision du procès du capitaine dans les colonnes de son journal, y dénonçant les antidreyfusards et leurs « menées subversives qui affaiblissent la République et déshonorent le pays aux yeux de l’étranger[14] ». Sous l’impulsion du comte de Dion, les industriels financent un journal concurrent, L’Auto-Vélo, dont le but affiché est de couler Le Vélo. Ils y parviennent en créant une course cycliste plus imposante, le Tour de France, qui porte le coup de grâce au Vélo en lui arrachant ses lecteurs. Fin 1903, Giffard se retire de son journal dans l’espoir de le sauver par son retrait, mais en vain[15] !

Louis Hémon, en amorçant sa carrière dans Le Vélo quand tout se gâte pour le quotidien, défend une vision sociale du sport et une éthique de la justice contre le mensonge d’État, dans le souvenir de l’affaire Dreyfus, bien vivace dans l’oeuvre de l’écrivain.

L’affaire Dreyfus en héritage : Hémon, lecteur de Zola

Il convient en effet de revenir à l’affaire Dreyfus pour comprendre comment Hémon, au moment où il prépare sa licence en droit à La Sorbonne, vit ces années d’agitation intense, orchestrée par la presse nationale. « L’affaire Dreyfus provoque une crise de la conscience nationale. Près de 100 000 articles ont été publiés dans la presse française sur l’affaire Dreyfus entre l’arrestation du capitaine Dreyfus en 1894 et sa réhabilitation en 1906. La presse est un des acteurs majeurs de l’Affaire : c’est elle qui la diffuse dans l’opinion, en rythme les rebondissements et en crée les péripéties[16]. »

L’affaire Dreyfus ou le temps de formation

Hémon a 18 ans en 1898, lorsque se constituent les deux camps de l’affaire Dreyfus, dans un climat entretenu par le journal antisémite La Libre parole, dont le discours est bientôt repris par nombre d’organes de presse. Le 13 janvier, les passions se déchaînent sur un coup de tonnerre, le « J’accuse… ! » de Zola, paru dans L’Aurore, qui provoque un procès public. Mais cette lettre ouverte du romancier a été précédée d’une Lettre à la jeunesse, distribuée en brochure en décembre 1897 après les manifestations étudiantes contre Auguste Scheurer-Kestner, vice-président du Sénat, qui a exprimé ses doutes sur la culpabilité du capitaine juif dans Le Temps du 15 novembre 1897. Cet appel de l’écrivain à la jeunesse, Hémon ne l’oubliera pas, lui qui voit ses pairs battre le pavé pour conspuer Zola :

Dès la publication de « J’Accuse… ! », […] Paris s’agite. Pour et contre Zola, les prises de position pleuvent. […] [Au] Quartier Latin et sur les boulevards, comme d’ailleurs dans de nombreuses villes de province, l’agitation déborde les salles de conférence et les meetings, et des centaines d’étudiants manifestent dans la rue. […] On entend des cris de « Mort aux Juifs », des vitrines de magasins juifs sont brisées dans plusieurs villes, des synagogues attaquées. À Marseille des magasins juifs sont pillés, à Alger tout le quartier juif mis à sac[17].

Un communiqué du comité de l’Association générale des étudiants dénonce en janvier 1898 la position de Zola, mais il est suivi quelques jours plus tard d’une protestation d’autres membres qui s’en désolidarisent et affirment que leur association soutient majoritairement Zola – soutien qui paraît toutefois discutable d’après Éric Cahm. En effet, selon l’historien, les étudiants membres de cette association, fils de bourgeois inscrits en médecine, pharmacie ou droit, sont très majoritairement conservateurs et antidreyfusards. Seuls quelques-uns manifestent leur solidarité à Zola.

Sa carte de membre à l’Association générale des étudiants révèle que Louis Hémon ne s’est pas acquitté de sa cotisation en 1899. C’est un signe tangible de son choix, conforté par le témoignage d’un de ses condisciples de Louis-le-Grand : « En philosophie il a très largement subi l’influence d’un professeur à idées libérales et fort larges, qui laissait se développer notre jugement et notre esprit de libre discussion. C’est dans cette ambiance que s’est formé définitivement son caractère et qu’a commencé à s’affirmer sa personnalité[18]. » Le collègue de ce professeur de philosophie était Lucien Lévy-Bruhl, le cousin de Lucie Dreyfus, épouse du capitaine, lequel se porta témoin de moralité pour Dreyfus quand tous l’abandonnaient. Le jeune Louis Hémon, lecteur et admirateur de Giffard, fervent défenseur de Dreyfus et de Zola, a choisi son camp, contre son milieu universitaire et peut-être contre son frère militaire.

Chez les Hémon, l’Affaire est évoquée par le frère dans une de ses lettres de mai 1899, que je cite dans Louis Hémon, la Vie à écrire[19], pour expliquer l’attitude précautionneuse du jeune militaire, pas antisémite mais très soucieux de son avancement dans la carrière. L’aîné de Louis essaie de garder une neutralité prudente : il compte des amis dans les deux camps, mais il veille à ne pas s’afficher avec des officiers juifs[20]. À la discrétion naturelle du père doit s’ajouter son souci de ne pas nuire à son fils aîné ni à son frère, l’homme politique, élu député du Finistère depuis 1876. Toutefois, la seconde condamnation de Dreyfus, « avec circonstances atténuantes », a vraisemblablement heurté la rigueur intellectuelle du professeur Hémon, ancien élève de l’École normale supérieure, majoritairement dreyfusarde. En effet, la communauté intellectuelle ne supporta pas la caution scientifique requise pour condamner à tout prix un homme. Un ami du professeur Hémon, Henri Poincaré, figure éminente de l’élite mathématique, réfuta la théorie de l’auto-forgerie proposée par le célèbre criminologue Alphonse Bertillon (1853-1914), créateur de l’anthropométrie judiciaire, appelée « système Bertillon ». Ce dernier soutenait en effet introduire la certitude mathématique dans l’analyse statistique du « bordereau » par lequel Dreyfus avait été condamné[21]. Mais il semble que les parents Hémon s’en soient tenus à un silence prudent, désireux qu’ils étaient, d’une part, de protéger leur aîné et, d’autre part, de ne pas envenimer la dispute entre les deux frères, dont témoigne une lettre de Félix, écrite en mars 1898 à Brest :

Monsieur et cher frère, Un conseil, un simple conseil : il vaut mieux ne pas noyer le rejeton Weil, ça pourrait être mal interprété par la presse étrangère ; et nous avons pour le moment assez de complications diplomatiques, Dieu merci !
Le temps doit être aussi à la pluie à Brest – non que j’aie fait cette observation d’ordre tout psychologique ; en voyant tomber ladite pluie – car à Brest on relève son capuchon comme on salue un supérieur, d’un geste machinal, sans plus y penser –, mais comme je suis légèrement teinté de mélancholie [sic], j’en conclus que le temps est à la pluie.
Il pleut dedans mon coeur comme « il pleut sur la terre (parole et musique d’Émile Zola) »[22].

Cette lettre, dans le fonds d’archives, est accompagnée de notes de la fille de Louis Hémon qui situe la missive de Félix dans le contexte de l’affaire Dreyfus et explique qu’il n’y avait pas d’antisémitisme chez les Hémon. Elle suppose que Louis avait dû « suggérer facétieusement de supprimer les enfants israélites dès leur naissance, et, en l’occurrence, le bébé nouveau-né des amis Weil[23] ». Cette lettre nous montre l’intérêt pour l’Affaire dans les deux plaisanteries de Félix et la présence de Zola dans la seconde, où ces vers fantaisistes, inspirés de Verlaine, sont attribués à l’auteur de La Terre.

De sa vie étudiante troublée par l’agitation politique violente fomentée par les antidreyfusards, Hémon garde en horreur la xénophobie. Les pogromes commis en Algérie par les antidreyfusards en 1898 ont-ils joué un rôle lorsqu’il refusa le poste qui lui y était proposé après son succès au concours de l’École coloniale ? Plus horrifié par les assassinats qu’animé par la critique anticoloniale, sur laquelle Jacques Ferron insiste dans sa préface à Colin-Maillard[24], Hémon renonce à faire carrière dans un pays qui a élu en 1898 des députés fondant leur campagne sur l’appel au meurtre des Juifs. Le licencié en droit a vécu l’échec du légalisme avec la seconde et inepte condamnation de Dreyfus ainsi qu’avec la faillite programmée de son journal favori, Le Vélo, qu’il soutenait de sa plume au moment où les industriels l’ont mis à mort. Il a vu l’engagement coup de tonnerre d’un Émile Zola bousculer un ordre inique pour mettre « la vérité en marche ». Si Pierre Giffard a été un formateur pour Louis Hémon, Émile Zola a été un révélateur de la force de l’écriture[25].

Hémon, lecteur de Zola

Hémon a lu les textes de Zola consacrés à l’Affaire : La vérité en marche (1901) et Vérité (1903). L’auteur des Rougon-Macquart a réuni dans La vérité en marche tous ses articles consacrés à l’Affaire, de novembre 1897 à décembre 1900. Dans Vérité, il a transposé l’Affaire dans le milieu éducatif. Marc Froment, instituteur libre penseur, s’engage à défendre son collègue juif, accusé à tort d’avoir assassiné un enfant par ceux qui veulent couvrir le véritable assassin, un frère d’une école congréganiste.

C’est au moment de l’épilogue de l’affaire Dreyfus que nous retrouvons Louis Hémon, en une très belle nouvelle, « La foire aux vérités », parue à l’automne 1906, quelques mois après la réhabilitation du capitaine Dreyfus. Le nouvelliste porte l’héritage de Zola, son illustre prédécesseur, mort en de troubles circonstances en 1902[26], dont il a bel et bien retenu l’appel à la jeunesse, mais dont il a aussi compris la souffrance. En effet, il signe sa nouvelle « Wilful Missing », « exilé volontaire », signature qui s’éclaire et prend toute sa force à la lumière de l’Affaire en inscrivant en creux les dénis de justice à l’encontre du capitaine Dreyfus et de l’écrivain, condamnés à un exil ignominieux. Par ce pseudonyme anglais, Louis Hémon rappelle les mots de Zola, parti à Londres à contrecoeur après sa condamnation, sur les conseils de Clemenceau, pour ne pas nuire à Dreyfus lors de son second procès : « Je vous jure qu’il y a une affreuse douleur à s’en aller seul, par une nuit sombre, à voir s’effacer au loin les lumières de France, lorsqu’on a simplement voulu son honneur, sa grandeur de justicière parmi les peuples[27]. » Le titre de la nouvelle évoque par le terme « foire », connoté péjorativement, l’ambiance délétère de l’Affaire et les violences commises par les antidreyfusards, prêts, par leurs troubles à l’ordre public, à jeter bas la République ; il réveille aussi le tapage médiatique, l’emballement et les horreurs publiées pendant l’Affaire.

Le personnage principal de cette nouvelle est un vieux cordonnier juif confronté à une jeune évangéliste venue dans son échoppe pour le convertir. Le face à face entre ce vieil homme digne et sage et la jeune femme murée dans ses convictions reprend la structure de la Lettre à la jeunesse : l’opposition entre la dignité d’un vieil homme épris de justice et l’antisémitisme d’une jeunesse qui traîne dans la boue le respectable vice-président du Sénat, Scheurer-Kestner, que Zola défend contre les jeunes égarés dans leur haine exacerbée.

Les stupides passions politiques et religieuses ne veulent rien entendre, et la jeunesse de nos écoles donne au monde ce spectacle d’aller huer M. Scheurer-Kestner, le traître, le vendu, qui insulte l’armée et compromet la patrie ! […] Quel symptôme affligeant qu’un pareil mouvement, si restreint qu’il soit, puisse à cette heure se produire au quartier Latin[28] !

L’échoppe du père Gudelsky, usé par le travail, ressemble fort à celle des parents de Sarah, épouse de l’instituteur coupable désigné de Vérité. Ces vieux tailleurs juifs, comme le cordonnier, minés par une vie de labeur misérable et sans cesse menacés par une xénophobie aveugle, achèvent leur triste existence dans l’exclusion. L’antagonisme du roman de Zola, soit la tension entre deux visions du monde contradictoires, l’une laïque et ouverte, l’autre cléricale et bornée, constitue sans conteste le trait le plus marquant de « La foire aux vérités ». En effet, le père Gudelsky explique à la jeune évangéliste la relativité de sa vérité, susceptible de changer :

C’est ça, fit-il, bien sûr ! Nous sommes tous après la vérité, mais c’est si difficile. Il y en a de toutes sortes des vérités, des petites et des grandes, et il y a une vérité pour chacun, mais est-ce qu’elles durent ? Moi, qui vous parle, j’ai vu la vérité face à face, comme vous, même plusieurs fois et, chaque fois, c’était une vérité différente ; mais j’ai vécu trop vieux, et mes vérités sont mortes. Oui ! vous allez me dire qu’il n’y a qu’une vérité, la vôtre ; et que vous en êtes sûre ; mais moi aussi j’ai été sûr, j’ai été sûr plusieurs fois !

LDS, p. 239

Si Hémon engage sa plume au service des laissés-pour-compte, il voit aussi toutes leurs failles et leurs travers, en particulier leur antisémitisme socio-économique bien mis en lumière par Zola dans Vérité. En effet, dans « La foire aux vérités », les déshérités de l’East End reportent toutes leurs frustrations et leurs désirs de revanche sociale sur les Juifs du ghetto londonien :

Et s’il pouvait y avoir des degrés dans leur malveillance jalouse, les mieux haïs devaient être ces gens, dont les noms si peu britanniques s’inscrivaient aux devantures des magasins, car ceux-là n’étaient certes pas submergés. Hier encore, semblait-il, on les avait débarqués de la cale des vapeurs allemands ou russes, déguenillés et lamentables, couvant d’un oeil anxieux les ballots et les caisses qui contenaient tout leur avoir ; et la seconde génération les trouvait solidement établis dans ces rues du Ghetto débordé, certains besogneux encore, d’autres déjà cossus, mais presque tous bien vêtus, gras et prolifiques, amis de l’ordre et respectueux des lois. Ils étaient chez eux dans Brick Lane : les magasins étalaient pour eux les denrées familières, les affiches même y parlaient leur langue.

LDS, p. 235-236

Ce constat de l’imprégnation antisémite de la société se répète de livre en livre dans l’oeuvre hémonienne. Ainsi, dans une nouvelle plus longue, l’héroïne, la petite Lizzie Blakeston, pour attachante qu’elle soit, fait preuve des mêmes préjugés racistes que ses parents à l’encontre des Juifs. Dans Colin-Maillard, il n’en va pas autrement pour la barmaid sans conviction politique qui jalouse les belles Juives, ni pour les manifestants du 1er mai qui, quoique socialistes, agressent de vieux Juifs défilant à leurs côtés. Face à ces dérives, Hémon s’inscrit dans une approche internationale de l’antisémitisme qu’il désigne comme un fléau européen – le père Gudelsky a fui la Pologne pour échapper aux pogromes, mais il n’est pas le bienvenu dans le pays où il espérait trouver refuge.

La récurrence de la dénonciation de l’antisémitisme chez Hémon montre l’acuité de son regard journalistique : le nouvelliste voit bien qu’est multiculturelle la société déchirée que d’aucuns voudraient monolithique. Un siècle après sa mort, ses nouvelles, auxquelles l’Histoire européenne du xxe siècle a donné une suite tragique, s’inscrivent dans la modernité par un questionnement très actuel des valeurs civilisationnelles à l’ère de la mondialisation et de la circulation des individus. À travers ses quelques textes, nous voyons que l’écriture de Louis Hémon est à la fois engagement de liberté et mise à distance. Méfiant comme Émile Zola qui fustigeait l’électoralisme des représentants du peuple, Louis Hémon se tient à distance de tout parti politique, de toute institution, soucieux de préserver sa liberté. Il n’en est pas moins engagé : ce solitaire est solidaire. Son engagement, né pendant l’affaire Dreyfus sous l’impulsion de Giffard et de Zola, passe d’abord par le sport et par une écriture frottée au journalisme sportif qui écoute le monde et lui parle. Wilful Missing, pseudonyme oxymorique, écrit et la solidarité avec les exilés injustement condamnés et le refus d’un antisémitisme furieux ou larvé. Wilful Missing fait entendre l’altérité par la langue étrangère, en solidarité avec le Juif Dreyfus et l’émigré italien Zola, et signe une écriture vécue comme un engagement social responsable – éthique de toute une vie ! Hémon a retenu l’appel à la jeunesse de Zola qui demandait : « Où allez-vous, jeunes gens, où allez-vous étudiants, qui battez les rues, manifestant, jetant au milieu de nos discordes la bravoure et l’espoir de vos vingt ans ? Nous allons à l’humanité, à la vérité, à la justice[29] ! » La réponse que Zola prête aux jeunes gens, Hémon la fait sienne par l’écriture, et il y a mis sa vie en jeu.