Corps de l’article

Apparues en Europe après la Révolution française, les premières maisons d’écrivain ouvertes au public s’inscrivent dans une longue tradition de pèlerinages sur les traces des grands hommes et grandes femmes de lettres. En plus de donner à voir le cadre de vie réel ou supposé d’un auteur, elles exposent des souvenirs sensibles liés à la biographie et à l’oeuvre du muséifié et évoquent les principales marques de reconnaissance qu’on lui a adressées de son vivant et après sa mort. Au Québec, la première maison-musée consacrée à un écrivain est inaugurée en 1938 par la Société des Amis de Maria Chapdelaine. Il s’agit de la modeste maison de Samuel Bédard, au Lac-Saint-Jean, où Louis Hémon a séjourné en 1912. Bien que le musée possède peu de souvenirs matériels liés à l’écrivain, un petit lieu de culte s’organise sur les berges de la rivière Péribonka.

Malgré le caractère particulier de cette maison, son histoire peut rendre compte du processus de patrimonialisation des écrivains québécois. Soixante-quinze ans après son inauguration officielle, que nous apprend cette première et néanmoins pérenne maison d’écrivain sur la fortune d’une oeuvre et sur la trajectoire posthume d’un auteur au Québec ? En marge d’un champ littéraire en constante quête d’autonomie, le contexte de fondation du musée, son identification à l’héroïne et sa succession de représentations muséographiques témoignent de l’évolution des critères de valorisation associés à l’oeuvre phare de Louis Hémon, soumise, comme les autres, à des pressions aussi bien politiques, économiques que littéraires, voire personnelles. Il ne s’agit pas ici d’offrir une nouvelle lecture de l’instrumentalisation idéologique de Maria Chapdelaine à l’aune de l’histoire du musée – ce pan de recherche ayant été bien couvert par les travaux de Nicole Deschamps, Raymonde Héroux et Normand Villeneuve[1], notamment –, mais plutôt de réfléchir à la maison d’écrivain comme à un phénomène qui, quoique situé en dehors du champ littéraire, participe tout de même à la conservation du littéraire. Parce qu’elles caractérisent les grands topoï associés à la figure de Hémon, trois principales phases dans l’histoire du musée retiendront mon attention : sa fondation comme lieu de culte voué au roman dans les années 1930, sa conversion en centre d’interprétation de la colonisation à la fin des années 1960 et sa réouverture en tant que musée dédié à l’écrivain dans les années 1980.

Placée sous la présidence du juge Édouard Fabre-Surveyer, la Société des Amis de Maria Chapdelaine[2] est fondée en 1934 dans le but de

conserver en mémoire de Louis Hémon et de son immortelle héroïne la petite maison de Péribonka, […], mais aussi [de] construire un tombeau digne de la mémoire de Hémon et [de] populariser par des brochures l’itinéraire de Québec à Péribonka, afin que les touristes se rendent en grand nombre à ce lieu de pèlerinage, qui ne pourrait être mieux choisi pour évoquer la sincérité et la puissance des liens intellectuels et sentimentaux qui unissent les Canadiens aux Français[3].

Parmi les moyens qui seront pris pour faire connaître le lieu de culte, notons la remise de bourses à des étudiants canadiens-français et français pour encourager des échanges entre Péribonka et Brest. La Jeannoise Éva Bouchard, en qui Damase Potvin a cru reconnaître le personnage de Maria Chapdelaine[4], est la gardienne de ce musée, qu’elle faisait de toute façon déjà visiter depuis quelques années à ceux qui le désiraient. À l’origine, le site compte deux bâtiments : la maison de Samuel Bédard, qui a hébergé l’écrivain, désignée comme le Musée Louis-Hémon, et, juste en face, la demeure de la gardienne, ornée d’une enseigne annonçant le Foyer Maria-Chapdelaine (figure 1). En vue de l’ouverture officielle au public, le monument à la mémoire de l’écrivain est rapproché de la maison, tandis que celle-ci est éloignée de la rue, que son revêtement extérieur est peint en blanc et que ses fenêtres sont décorées de volets bleus fleurdelisés. Selon une vieille stratégie des maisons d’écrivain qui consiste à arrimer la fiction à la réalité, le hangar est transformé en cuisine d’été conformément à la description fournie par le roman[5]. À l’intérieur de la maison, les murs sont recouverts d’une tapisserie et les pièces sont meublées d’objets du quotidien sans grande valeur symbolique ni monétaire, mais qui donnent l’impression de visiter une maison habitée : un miroir, une pendule, des tables, mais aussi – et c’est là un des seuls meubles significatifs du point de vue de la figure de Louis Hémon – le petit lit dans lequel dormait l’écrivain. Dans la salle commune est aménagée une petite exposition présentant, dans des vitrines, différentes éditions du roman, les portraits des traducteurs de Maria Chapdelaine, des gravures et des médailles[6], dont celle de l’Académie française remise au président de la Société, etc. Deux objets ayant appartenu à l’auteur sont aussi exposés : son sac de voyage, abandonné au moment de quitter Péribonka, et la machine à écrire offerte par Ralph Dawson, le gérant de la quincaillerie Lewis Brothers de Montréal, sur laquelle il a dactylographié le manuscrit de Maria Chapdelaine. Par leur rareté même, ces objets offrent une vision romantique de l’auteur, en déplacement perpétuel, sans attache ni ancrage au monde réel, si ce n’est l’écriture. Libre de biens matériels, la figure de Louis Hémon rejoue ainsi l’une des topiques séculaires de la malédiction littéraire identifiées par Pascal Brissette, celle de la pauvreté[7]. En raison de leur nombre modeste, ces fétiches favorisent la création d’une muséographie centrée sur un autre point d’intérêt que l’auteur.

Figure 1

Foyer Maria-Chapdelaine, non datée, reproduite dans Alfred Ayotte et Victor Tremblay, L’aventure Louis Hémon, Montréal, Fides, 1974, p. 321.

Libre de droits

-> Voir la liste des figures

Pour un journaliste du Samedi-Soir, la plupart des objets exposés dans les années 1940 seraient sans grande valeur, puisqu’ils se rapporteraient davantage à Éva Bouchard (ou à l’héroïne qu’elle est censée incarner) qu’à l’écrivain. Pourtant, l’identification à Maria Chapdelaine est cruciale. Depuis que Damase Potvin l’a désignée (à tort) comme la source d’inspiration de Hémon, la gardienne du musée a choisi de faire contre mauvaise fortune bon coeur en endossant le personnage. Avec les années, elle s’est même laissé prendre au jeu. Normand Villeneuve rappelle qu’elle vend des cartes postales la représentant, sur lesquelles elle signe d’abord « Éva Bouchard Maria Chapdelaine », puis, le temps faisant son oeuvre, simplement « Maria Chapdelaine[8] ». Le phénomène d’identification à l’héroïne dépasse toutefois les murs du musée et le seul exemple d’Éva Bouchard : des commerçants utilisent son nom pour faire mousser leurs affaires. À Péribonka, Samuel Bédard a ouvert l’Hôtel Maria-Chapdelaine. D’autres ont également mis en vente des engrais, des chapeaux, des robes, des tissus et des chocolats au nom de Maria Chapdelaine. Ces derniers, commercialisés dans des boîtes ornées de dessins représentant des scènes de l’oeuvre, seraient, selon la publicité, « aussi parfaits que le roman ». Quoi qu’en disent les journalistes des hebdomadaires locaux, une première forme de canonisation s’observe dans cette identification naïve à la fiction, sa figure tutélaire étant manifestement assez connue pour être récupérée en dehors du champ littéraire et mise en marché.

Il faut dire que la célébration de Louis Hémon avait ses détracteurs, et qu’une identification marquée à l’héroïne plutôt qu’à l’écrivain pouvait apparaître comme une solution de rechange satisfaisante. Au début des années 1920, au moment où le roman Maria Chapdelaine venait de paraître chez Grasset, en France, et connaissait ses plus belles heures, Hémon était entré en concurrence directe avec le souvenir des grands écrivains canadiens-français disparus. Ce phénomène a été documenté par ailleurs : nombreux sont les commentateurs d’ici à avoir éprouvé un inconfort devant le triomphe de ce roman canadien écrit par un Français. Cette concurrence nationale s’observait également dans la désignation des lieux à la mémoire des uns et des autres. En 1922, dans les pages de la Revue moderne, Madeleine s’était désolée qu’on cherche à rendre de nouveaux honneurs à l’écrivain breton par l’apposition d’une plaque sur sa maison natale de Brest, alors que « nos propres morts », ceux-là mêmes qui avaient créé « notre littérature », attendaient toujours[9]. Elle citait Fréchette, Buies, Faucher de Saint-Maurice, Ferland, Casgrain, Françoise et d’autres. Selon elle, le roman Maria Chapdelaine était un accident : si les goûts de Hémon « l’avaient conduit au Maroc ou au Congo, il aurait pu tout aussi bien consacrer son génie à peindre ces pays et leurs moeurs[10] ». Dans un pays prodigue de ses statues, écrivait-elle encore, l’une nuit fatalement à l’autre.

Le souhait de la chroniqueuse fut partiellement exaucé deux ans plus tard, en 1924, alors que la Commission des monuments historiques du Québec projetait de rendre hommage à Antoine Gérin-Lajoie en restaurant sa maison natale à Yamachiche, à l’occasion du centième anniversaire de sa naissance. Bien que le projet ait avorté (le propriétaire du bâtiment refusant de le céder), la maison avait été ornée d’une plaque commémorative. Dans un numéro hommage du Bulletin des recherches historiques produit à la même occasion, Pierre-Georges Roy évoquait à son tour Louis Hémon. Comme d’autres avant lui, Roy comparait les deux oeuvres et soutenait que celle de Gérin-Lajoie devait primer parce qu’elle offrait une image plus positive de la colonisation[11]. En ce sens, l’organisation à Péribonka d’un lieu de culte autour du roman et de son personnage éponyme, plutôt qu’autour de son auteur, avait le grand mérite d’attirer l’attention sur une matière typiquement canadienne-française, propre à encourager un mouvement de retour à la terre. Avec la notoriété acquise grâce aux Éditions Grasset dans les années 1920 et au film de Julien Duvivier dans les années 1930, le personnage de Maria était aussi plus susceptible de rejoindre un vaste public que ne l’était sans doute le nom de son auteur, dont on possédait bien peu de souvenirs de toute façon. De même, si le problème posé par certains commentateurs était essentiellement idéologique, la réponse apportée par les instigateurs du musée était surtout informée par des considérations économiques et matérielles.

Après le décès d’Éva Bouchard en 1949 et le legs des lots et bâtiments à ses neveux dans les années 1950 suit une période de ventes et de rachats pendant laquelle les représentations offertes par le site sont significativement changées[12]. En 1969, le musée est vendu à une corporation sans but lucratif, les Aménagements Maria-Chapdelaine, qui en font un centre d’interprétation sur la colonisation. Tout en restant attachés à l’héroïne, comme l’indique par ailleurs leur nom, les Aménagements Maria-Chapdelaine construisent en 1972 un kiosque de souvenirs, un four à pain, un Chantier François-Paradis et même une grange-étable – avec de véritables animaux vivants ! Dans une perspective plus récréotouristique, la corporation projette également l’installation d’un cyclorama, d’un aquarium, d’un atelier d’art et d’aires de détente. On y sert des mets typiques de la région : de la soupe aux gourganes, de la tourtière du pays et de la tarte aux bleuets. Selon un journaliste du Quotidien, cela « ressemble de plus en plus au musée qu’on dédierait non seulement à un écrivain et à un roman célèbre, mais surtout aux valeureux colons du début du siècle qui les ont inspirés[13] ». Les Aménagements Maria-Chapdelaine tentent-ils de reproduire le succès que connaît le Village de Séraphin Poudrier dans les Laurentides, où, depuis 1967, des milliers de visiteurs se pressent chaque année pour découvrir la reconstitution du village d’antan imaginé par Claude-Henri Grignon[14] ? En pleine Révolution tranquille, la figure sainte de Maria serait-elle perçue comme passéiste ? À tout le moins, ce sont les aspects les plus fortement marqués du point de vue de l’histoire du pays, voire les plus nostalgiques, folkloriques et pittoresques des oeuvres, qui priment désormais dans la présentation muséale du littéraire.

Il faut dire que, à cette époque, la confusion est grande entre le monde fictif représenté par le roman et la réalité. Différentes anomalies dans les demandes de classement adressées à la Commission des monuments historiques en témoignent. En 1967, le bâtiment présenté sur une carte postale envoyée par le musée ne correspond pas à la photographie de la maison telle que reproduite sur le dépliant des Amis de Maria Chapdelaine (figure 2). En 1970, dans une lettre adressée à la Commission pour prouver l’authenticité de la demeure, René Jolois, secrétaire administratif du Conseil régional de développement, soutient avoir « rencontré ce matin même, cinq personnes qui ont connu personnellement et Louis Hémon et Maria Chapdelaine[15] ». Enfin, dans la demande de classement formulée en 1973, on réclame « la reconnaissance […] du lieu où vécut Maria Chapdelaine connue internationalement par le Roman Louis-Hémon[16] ». Dans le rapport qu’il rend au ministère des Affaires culturelles, Henri-Paul Thibault reconnaît qu’un certain folklore local a contribué à mêler les esprits et fait remarquer que la maison de Samuel Bédard est alors connue sous divers noms, ce qui ne simplifie pas les choses : Musée Louis Hémon, manoir Louis Hémon et maison de Louis [sic] Bédard. La maison de la gardienne, elle, est connue comme le musée Maria-Chapdelaine, le foyer Maria-Chapdelaine, la maison paternelle de Maria Chapdelaine, la maison de Samuel Bédard où Louis Hémon travaillait, la maison du père Chapdelaine et la vieille maison des Chapdelaine[17]. Devant cet imbroglio et constatant certaines ambiguïtés dans la situation légale du site, le ministère des Affaires culturelles recommande que soit clarifié le mandat des Aménagements Maria-Chapdelaine avant que le gouvernement n’engage sa participation dans le projet.

Figure 2

Carte postale du Musée Maria-Chapdelaine, non datée, Fonds du Musée Louis-Hémon.

Libre de droits

-> Voir la liste des figures

Les journalistes des années 1970 contribuent également à cette confusion. Lorsqu’il est question du musée dans la presse régionale, c’est à Maria Chapdelaine que l’on réfère constamment, comme si les infortunes du personnage étaient plus susceptibles de conscientiser le public au sort du musée que la portée universelle de l’oeuvre ou la reconnaissance internationale de son auteur. On présume donc que tout le monde a lu Maria Chapdelaine ou connaît son destin tragique, et par suite y est sensible. Par exemple, quand le musée rencontre des difficultés financières, un journaliste du journal Le Lac-Saint-Jean écrit : « C’est l’hiver, il fait froid, Maria, seule et oublié [sic] par les siens, gèle… Il faut venir à la rescousse de Maria Chapdelaine[18] ! » Dans le scandale, c’est encore sa mémoire qui est évoquée : « Juste en face du Musée Maria-Chapdelaine, à Péribonka, on annonçait des spectacles de danseuses nues. Et dire que l’héroïne de Louis Hémon est demeurée au Lac-Saint-Jean par respect des traditions et qu’elle a égrené le chapelet pendant 24 heures dans l’espoir de revoir son cher François Paradis, perdu dans une tempête de neige en forêt[19]… » Maria Chapdelaine faisant figure exemplaire, l’idéal national qu’elle incarne et l’affection que les Québécois éprouvent pour elle sont symboliquement associés au musée.

C’est dans ce contexte et pour éviter de tels malentendus que la Fondation du Musée Louis-Hémon, créée en 1982, va recadrer la maison sur des enjeux plus spécifiques. Le classement officiel des lieux marque les débuts d’une troisième phase dans l’histoire des représentations mises en oeuvre par le musée. Membre de la Société historique de Montréal et organisateur du centenaire de Louis Hémon en 1980, Gilbert Lévesque devient directeur des lieux et, à ce titre, entend doubler le « musée d’évocation » que constitue la maison-musée, d’un « musée d’exposition » plus explicitement consacré à l’écrivain. Inauguré en 1986, le site se compose de trois bâtiments : un pavillon d’accueil, où on trouve une billetterie, une boutique et un espace destiné à des expositions temporaires ; l’ancien musée, désormais nommé la Maison Samuel-Bédard, qui évoque la présence de l’écrivain et la vie des colons jeannois du début du siècle grâce à l’exposition d’outils et d’instruments de travail de toutes sortes (figure 3) ; et, enfin, le Musée Louis-Hémon, où l’on consacre à l’auteur une exposition permanente (figure 4). C’est dans ce troisième bâtiment qu’on peut désormais découvrir les souvenirs personnels de l’écrivain ainsi que les 43 éditions en français et les 87 traductions du roman, là aussi qu’on peut voir des illustrations, des tableaux et des extraits de films tirés de Maria Chapdelaine. Ainsi, sans renier la dimension folklorique du site, on y développe une conception plus « scientifique » du littéraire, notamment grâce à des expositions temporaires sur d’autres écrivains québécois. Consacrées aux écrits de Félix Leclerc ainsi que d’Hector de Saint-Denys Garneau, et au travail conjoint de Gabrielle Roy et de Jean Paul Lemieux, elles revalorisent certaines des oeuvres importantes de la littérature québécoise, en inscrivant Louis Hémon dans le grand panthéon québécois du xxe siècle. En outre, différentes actions sont prises pour recentrer l’attention du public sur la véritable célébrité à l’origine du roman, son auteur. À la suggestion de la Fondation, la Commission de toponymie du Québec désigne deux parties de la route 169 qui traverse Péribonka aux noms de Maria Chapdelaine et de Louis Hémon. Quelques mois plus tard, une montagne de la réserve faunique des Laurentides est nommée « Mont Louis-Hémon ». Ce sont là autant de reconnaissances qui ne servent pas seulement l’écrivain, mais également la légitimité du musée lui-même dans l’offre culturelle québécoise. Enfin, en 1987, pour rappeler les origines bretonnes de l’écrivain et bien se démarquer de la soupe aux gourganes et de la tarte aux bleuets, une crêperie est ouverte dans le pavillon d’accueil du musée[20]. On le voit, ce ne sont plus ni Maria Chapdelaine ni le terroir québécois que le roman était censé célébrer qui sont mis en avant, mais l’auteur et, à travers lui, le travail d’auteur, la production d’un objet culturel fortement ancré dans la région, mais appartenant de plein droit au littéraire.

Figure 3

Maison Samuel-Bédard, été 2012.

Crédit photo : Marie-Ève Riel

-> Voir la liste des figures

Figure 4

Musée Louis-Hémon, été 2012.

Crédit photo : Marie-Ève Riel

-> Voir la liste des figures

Même d’un point de vue strictement nominatif, la Société des Amis de Maria Chapdelaine faisait primer l’oeuvre sur l’auteur, dans une sorte de compromis qui rendait sans doute plus acceptable l’entreprise de commémoration aux yeux de certains. Lorsque le musée redéfinit son mandat dans les années 1980, la fondation qui le dirige choisit de prendre le nom de l’écrivain plutôt que du personnage, dans un processus qui sert autant à dé-folkloriser le site qu’à en consolider les assises grâce à une reconnaissance étatique. En outre, la fondation évacue complètement Maria Chapdelaine de l’appellation du site. À ce moment, le musée a derrière lui une quarantaine d’années d’existence et une histoire propre, sur laquelle il s’appuiera pour documenter la relation entretenue avec Maria Chapdelaine et Louis Hémon. Dans l’exposition permanente actuelle (qui date des années 2000), le commissaire invité Michel Marc Bouchard a par exemple choisi de narrer les aléas subis au fil du temps par les différents monuments érigés à la mémoire de Hémon, prenant ainsi en compte le processus de construction de l’admiration, mais aussi de la détestation populaire. Il annonce par cette voie une quatrième étape dans le culte voué à Maria Chapdelaine et à son auteur, une étape qui se servirait de l’historiographie du musée lui-même comme motif muséographique. Un procédé semblable est employé dans l’Espace Claude-Henri-Grignon de Saint-Jérôme, où sont exposés des cadeaux offerts à la pauvre Donalda par les téléspectateurs des Belles histoires des Pays-d’en-Haut.

Loin de se limiter à des hésitations vocationnelles, les changements de garde du musée montrent une évolution des critères de valorisation de la littérature hors du champ littéraire. Ils traduisent la résistance de certains villageois qui, à la fin des années 1910, n’ont pas apprécié le traitement que leur avait réservé le « petit Français[21] » dans son roman, l’inconfort des commentateurs des années 1920 et 1930 face à la notoriété acquise par Hémon après l’immense succès de son roman à l’étranger, de même que le statut précaire et incertain des rares maisons d’écrivain au Québec, qui doivent se trouver une place dans le réseau encore en friche des musées plus institutionnels, quitte à appâter le chaland avec des artifices plus spécifiquement touristiques associés à la région. Ce cas de figure, aussi unique soit-il dans sa durée, est pourtant représentatif de ce qui se fait au Québec en cette matière, en particulier lorsque les oeuvres littéraires rejoignent un public élargi via les médias de masse. D’autres exemples plus récents, comme celui de l’Espace Félix-Leclerc à l’île d’Orléans, montrent en outre que la maison d’écrivain dans sa version québécoise se passe difficilement d’inscrire l’auteur dans un grand « nous » collectif : la terre, la religion, la langue, la nation sont généralement au coeur des représentations véhiculées par les maisons-musées. Topoï importants des sites à vocation littéraire, ils paraissent indiquer qu’au Québec, la littérature se suffirait mal à elle-même hors du champ littéraire. La figure du grand écrivain peut lui venir en aide, mais pas systématiquement et pas nécessairement non plus. Ici, l’intégration de celle de Hémon est tardive, presque secondaire par rapport à l’importance accordée à son héroïne : l’auteur figure parmi d’autres arguments, coincé quelque part entre les outils agraires et l’authentique tourtière du Lac-Saint-Jean.