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Louis Hémon s’en est allé timidement, sur la pointe des pieds, après avoir été reconnu en son temps comme un grand écrivain, ainsi que l’a qualifié Henri de Montherlant, par exemple, en raison du succès qu’a connu, tant en France qu’au Québec, son dernier roman, Maria Chapdelaine, mais le premier à être publié. Puis il a sombré dans un oubli difficilement explicable. Longtemps, il est vrai, on a cru qu’il était l’auteur d’un seul livre, celui que des générations de lecteurs et de lectrices ont découvert sur les bancs de l’école. Car Maria Chapdelaine est rapidement devenu un classique des littératures québécoise, par le lieu où se déroule la diégèse et où sont campés les personnages qu’il met en scène, française, par la nationalité de son auteur, et aussi francophone, par son appartenance au génie de la langue et de la culture françaises.

Je ne tenterai pas de trouver les raisons qui ont pourtant relégué dans l’ombre, du moins en France, le reste de l’oeuvre de l’auteur dont le musée qui porte son nom et la ville de Péribonka ont célébré en 2013, d’une part, le centenaire de la mort et, d’autre part, le centenaire de rédaction de son oeuvre maîtresse. Je ne m’attarderai pas ici au cas de Maria Chapdelaine, renvoyant à la longue présentation du tome iii des Oeuvres complètes[1]. J’entends plutôt plonger dans ce qui précède la publication de Maria Chapdelaine, ce qui la prépare en quelque sorte, et faire le point sur cette oeuvre fascinante que Hémon, entêté, nous a laissée, sans pourtant n’avoir jamais tenu dans ses mains un seul de ses livres, malgré les efforts qu’il a mis pour intéresser un éditeur. J’aborderai cette oeuvre en quatre étapes qui répondent au titre que j’ai adopté : les premières tentatives littéraires : le journaliste et le chroniqueur sportif passionné ; le nouvelliste, traducteur de la réalité de son époque ; le romancier entêté et sa vision du monde ; enfin, l’écrivain intimiste, combien énigmatique, à l’image de sa célèbre héroïne.

Le journaliste et le chroniqueur sportif passionné

C’est à Londres qu’il se réfugie pour entreprendre sa carrière d’écrivain, sans doute pour échapper à la vie de fonctionnaire bourgeois que son père, Félix Hémon, professeur, inspecteur général de l’Instruction publique, puis, plus tard, chef de cabinet du président de la Troisième République, Armand Fallières, voudrait bien qu’il embrasse, après la mort de son frère aîné de retour d’Indochine. Il publie, entre 1905 et 1912, plus de cinquante textes en relation avec le sport que j’ai recueillis, en 1982, avec la collaboration de Jean-Marc Bourgeois, et publiés sous le titre Récits sportifs, ensemble auquel nous avons ajouté les quatre chroniques qu’il publiera, sous le pseudonyme « Ambulator », à son arrivée au Québec en 1911 dans La Presse de Montréal[2]. En 1904 et 1905, il envoie encore au directeur du Vélo[3] plus de 150 textes, que j’ai appelés des « Chroniques sportives », dans lesquelles il commente, depuis Londres toujours, compétitions et événements sportifs sous les titres « Lettre d’Angleterre » ou « Angleterre », du 23 mars 1904 au 7 août 1905. On sait qu’il a été un sportif accompli, adepte de plusieurs sports, dont la marche, la course à pied (cross-country), l’aviron, la natation et, surtout, la boxe. Selon Pierre Charreton, il a été un précurseur de la littérature sportive en France[4].

Ses débuts littéraires ont été remarqués. Il participe à au moins trois concours, dont deux organisés par Le Vélo, qui lui méritent le premier prix à chaque occasion, soit en 1904 pour « La rivière », son premier texte publié dans le même journal, le 1er janvier 1904, et en 1906 pour « La conquête », publié dans L’Auto le 12 février 1906. Le troisième texte primé, « La foire aux vérités », paraît dans Le Journal (de Paris) à l’automne 1906 sous le pseudonyme de « Wilful Missing », et sera reproduit par Daniel Halévy dans le recueil La Belle que voilà…, qu’il publie en 1923 dans la collection « Les Cahiers verts », inaugurée deux ans plus tôt, lors de la publication de la première édition en France de Maria Chapdelaine. Le premier de ces prix a sans aucun doute stimulé le jeune homme et l’a orienté vers l’écriture, car, le 20 janvier 1904, il entreprend une longue, mais irrégulière collaboration avec le quotidien Le Vélo, qu’il interrompra le 9 avril 1913, soit trois mois avant sa mort, sans que l’on sache comment il se fait qu’un dernier texte, « Driving », paraisse le 26 août de la même année, sans note ni explication quant au sort tragique qu’a connu l’auteur. Le prix qu’il mérite, lors du premier concours, est une motocyclette dont il serait venu prendre possession à Paris pour la vendre, selon le témoignage de sa soeur Marie, dans une lettre qu’elle adresse à Alfred Ayotte, le 9 avril 1940. Hémon fait allusion à cet engin dans une lettre envoyée à sa mère, qu’il tente de rassurer, le 2 janvier 1904, et qui semble contredire sa soeur : « Je n’aurai certainement pas besoin d’aller à Paris, et j’espère bien ne jamais voir l’instrument en question que sous sa forme monétaire[5]. » Jamais, malgré ces distinctions, il ne fait part aux siens de ses succès.

Il existe un témoignage important sur les débuts de la carrière littéraire de Hémon. C’est celui de Georges de Pawlowski, qui a accueilli Hémon en 1904 alors qu’il dirigeait Le Vélo[6]. Il ne tarit pas d’éloges à l’égard du nouveau et jeune collaborateur : « Il y a vingt ans que, dirigeant le vieux journal quotidien de sport, Le Vélo, je vis venir à moi un jeune homme timide et renfermé, qui m’apporta ses premiers essais que j’insérai avec une joie réelle, en leur accordant les honneurs de la chronique de tête ; ces premiers essais étaient signés Louis Hémon ». Sa prose, poursuit-il, est

de tout premier ordre : sévère, châtiée, condensée, avec une ardente pensée intérieure, une fierté et une indépendance toujours en éveil. Louis Hémon était véritablement un sportif de grande race. Tout mon appui lui fut acquis dès le premier jour, mais que pouvait l’appui d’un quotidien sportif pour un jeune littérateur ? Je dois à la vérité de le dire, aucun autre journal ne voulut à cette époque reconnaître son talent, et Louis Hémon, écoeuré par l’incompréhension générale, s’enfuit d’abord vers l’Angleterre, d’où il m’envoya pendant plusieurs mois des correspondances sportives dont la qualité suffirait aujourd’hui à fonder une réputation[7].

La fuite était déjà un fait, mais passons. Tant dans ce que j’ai appelé ses Récits sportifs que dans ses « Chroniques sportives », que j’ai réunis sous ces deux titres dans les Oeuvres complètes, Hémon révèle sa philosophie à l’égard du sport, qu’il a pratiqué avec une discipline hors du commun à une époque où ce genre d’activité comptait bien peu d’adeptes – comme il le précise dans « Jérôme », un récit autobiographique –, malgré les efforts déployés par certains de ses contemporains, dont le baron Pierre de Coubertin, qui venait de relancer les Jeux olympiques de l’ère moderne. Toutefois, contrairement à cet homme devenu célèbre qui ne s’intéressait qu’à l’élite et aux champions, Hémon, qui se livre beaucoup dans ses récits, n’attache aucune importance ni à la performance, ni aux records, ni aux médailles. Il considère le sport comme « la plus belle et la plus noble chose du monde[8] ». Tels les héros qu’il a souvent lui-même rencontrés et qu’il met en scène, il le pratique pour le plaisir et la discipline qu’il procure, non pour la gloire, par trop éphémère, ni pour la galerie. Car, très tôt, il a compris que le premier devoir d’un véritable athlète est avant tout « de cultiver méthodiquement son corps, et de développer ses muscles par des exercices raisonnés[9] ». Cela ne l’a pas empêché, un jour, « vers sa vingtième année », de rêver « rien qu’une fois de connaître les joies éternelles de l’effort et de la victoire », ainsi qu’il l’avoue dans « Histoire d’un athlète médiocre[10] », sa propre histoire, et de se transformer, « par un effort inlassablement répété, en une machine à courir et à sauter », de faire « jouer le mécanisme une fois, rien qu’une fois » et, « finalement [de] rentrer dans l’ombre[11] ». Ses héros, tout comme lui, connaissent la valeur de l’entraînement et il les encourage à pratiquer la complémentarité entre les sports, à une époque où les études sur cette question étaient à peine amorcées. Un bon footballeur doit s’entraîner, par exemple, à l’aviron, sport également dur et rude, l’un comme l’autre demandant « des membres forts, des coeurs bien attachés, un long et dur apprentissage et de bonnes volontés qui ne se lassent pas[12] ». Il recommande aux boxeurs et aux athlètes, fiers de ce nom, de s’exercer avec détermination aux haltères (« Le sport et le muscle »), lui qui voue un culte au corps, à la beauté du corps. D’où son admiration pour la culture physique, qui procure son lot de bienfaits en donnant entre autres au corps sa grâce et sa souplesse. D’où aussi le grand respect qu’il voue au clown et aux bûcherons qu’il croise sur la route de La Tuque, car le travail des « hommes du bois » est comparable à l’entraînement des meilleurs gymnastes. Ses louanges ne l’empêchent pas de déplorer leur goût marqué pour les boissons alcooliques, qui les rend pitoyables, tout en ne donnant pas « une bien haute idée de leur race[13] ». Il s’intéresse encore à la délicate question de l’alimentation du sportif et, dans ses chroniques de La Presse, soulève déjà l’épineux problème de la rémunération de l’athlète professionnel et le danger de collusion entre les athlètes pour le partage des bourses.

Il se range du côté de Coubertin quand il soutient que « le sport développe indéniablement les qualités de caractère : le courage, la volonté, la persévérance, le sang-froid, l’endurance[14] », qualités nécessaires pour réussir sa vie d’homme. Il ne manque pas de multiplier les mises en garde : aucun de ses héros ne met sa vie en péril par le déploiement d’un effort trop grand, dangereux ou par des privations exagérées. Il est convaincu que, pratiqué à l’excès, le sport devient une servitude. Qu’il suffise de relire « Jérôme », récit qui a tant plu à Daniel Halévy qu’il le publie in extenso dans sa préface à Battling Malone, pugiliste, en 1925. Si le narrateur de « La rivière », le double de Hémon, se contente, au contact de l’eau, d’oublier qu’il a « travaillé tout le jour dans un bureau sombre[15] », Jean Grébault, lui, décide subitement de quitter son poste de secrétaire particulier du préfet des Deux-Nièvres et de partir à l’aventure en compagnie de Jérôme, un chien qu’il a sauvé de la fourrière et auquel « [d]es semaines de vagabondage sur les grandes routes […] avaient enseigné l’impression que peut produire sur une humanité hostile l’exhibition soudaine de deux rangées de crocs aigus[16] ». Ce jeune homme, « qui avait été un athlète en son temps », mais à qui « six mois de situation semi-officielle dans une petite ville de province […] avaient appris qu’il est convenable de sacrifier l’hygiène à l’avancement[17] », rêve de retrouver le bonheur perdu, cette « grande paix tranquille[18] » du nageur dans les eaux de « La rivière », lui qui, non sans humour, comme l’a révélé Jean Marmier[19], « s’était peu à peu accoutumé à restreindre sa vie au cercle fastidieux que bornent : au Nord, l’Opinion publique ; – à l’Ouest, les Principes républicains ; – à l’Est, la Déférence hiérarchique ; – et au Sud, la Sagesse intangible d’une bourgeoisie mal lavée[20] ». Refusant l’asservissement, il règle ses comptes avant de quitter son emploi et de « [r]etourner vers la simplicité de la création primitive », là où se trouve le bonheur, un bonheur qui se fait toutefois toujours attendre dans toute l’oeuvre de Hémon : « […], mais ces choses-là n’arrivent jamais comme il le faudrait ! Elles viennent trop tôt, avant qu’on soit prêt et jamais comme on les avait prévues[21]. »

Hémon est capable d’humour. Il suffit de lire sa propre présentation dans « Le livre d’or du Vélo[22] », dans le récit intitulé « Marches d’armée » ou encore dans « Le cross anglais » où il écrit :

Le club qui a l’honneur de me compter parmi ses membres comprend des marcheurs et des coureurs. Quand on me demande à quelle catégorie j’appartiens, j’hésite un peu. Car si je me vois généralement obligé, lorsque j’accompagne les marcheurs, de courir pour les suivre, par contre, quand je sors avec un peloton de coureurs, je finis toujours par me rendre compte, au bout de deux ou trois milles, que la course est en somme une allure anormale, dépourvue de dignité et qui enlève tout charme au paysage ; et je termine le parcours loin derrière tout le monde, seul – comme il sied à un penseur – dédaigneux des quolibets dont m’accablent les petits garçons des villages[23].

Dans ce que j’ai appelé ses « Chroniques sportives », Hémon commente depuis Londres, pour les amateurs sportifs parisiens, une foule d’événements, de compétitions, de réunions, de rencontres athlétiques. Il ne se contente jamais de rapporter sèchement l’événement. Il se livre souvent à une analyse en profondeur, pesant le pour et le contre, évaluant les forces et faiblesses des équipes en présence, surveillant même attentivement, quand il en a l’occasion, l’entraînement des athlètes, au point d’être prêt à parier ou à juger « [s]on argent comme sûrement bien placé[24] », ainsi qu’il le fait, par exemple, en supputant les chances du rapide nageur Haggerty de répéter l’exploit de Webb et de réussir la traversée de la Manche à la nage, en 1904. Il doute du succès de Holbein et de Greasly, nageurs trop lents et mal entraînés, selon lui. Il lui arrive de juger sévèrement certains sports, comme la lutte, qu’il considère comme un spectacle, surtout depuis que les lutteurs s’affrontent dans les fêtes foraines. Il se fait souvent pédagogue et profite de ses textes pour éduquer le public français ou pour lui présenter un sport nouveau – tels le lancement des massues ou du marteau, le saut à la perche, le tennis, la course automobile –, ce qui lui permet de célébrer les succès de certains compatriotes passés maîtres dans ces disciplines. Ce nationalisme, ses lecteurs auront l’occasion de le percevoir dans ses récits consacrés à la boxe, sport où les athlètes de son pays, « les gants aux poings », sont parvenus à « apprendre quelque chose à la grande majorité des indigènes[25] », entendons, bien sûr, les Anglais, ou encore à la course automobile, allant même à l’occasion alerter les constructeurs automobiles français pour qu’ils conservent leur avance dans cette industrie qu’il juge financièrement lucrative. Il renseigne encore ses lecteurs sur les ligues de football ou de rugby de l’Angleterre et des îles voisines, fournit un lot de statistiques sur les joueurs et les équipes, commente des matches ou des compétitions de courses à pied, sans négliger de faire part de son propre point de vue. Pour se convaincre du réel talent de Hémon, il faut lire les chroniques qu’il consacre aux Salons de l’automobile, tant ceux du Crystal Palace, de l’Agriculture Hall et de l’Olympia, à Londres, que du Grand Palais à Paris.

Le nouvelliste, traducteur de la réalité de son époque

Tous ces textes, plus de deux cents, lui ont fait la main. Les longues interruptions dans sa collaboration au Vélo, puis au Journal de l’automobile, enfin à L’Auto, peuvent s’expliquer par le fait que Hémon a décidé de se lancer dans l’écriture de nouvelles. Quinze ont été retrouvées à ce jour, mais deux seulement ont connu la publication dans les journaux. Outre « La foire aux vérités », parue, comme on l’a vu, dans Le Journal, en 1906, il n’est pas peu fier de la parution de « Lizzie Blaskeston » dans Le Temps, du 3 au 8 mars 1908. Dans une lettre adressée à sa mère, le 27 février, il recommande aux siens de lire « des journaux sérieux comme Le Temps, quotidien, politique, littéraire ? qui publie des nouvelles sûres et les meilleurs auteurs[26] ». Quelques jours plus tard, le 6 mars, il lui fait part de sa joie de constater que la famille continue

à recevoir régulièrement un journal aussi intéressant que Le Temps. Si cela te fait plaisir de voir le nom familial au bas de la page, je regrette de ne pouvoir prolonger ce plaisir, mais les facéties les plus courtes sont les meilleures, et le feuilleton de samedi (demain) mettra fin à l’historiette, dont le principal avantage sera de me payer ma garde-robe d’été[27].

Daniel Halévy a réuni huit de ses nouvelles dans un recueil, La Belle que voilà…, comblant ainsi, semble-t-il, les voeux de la mère et de la soeur de l’écrivain, sans doute désireuses de profiter de l’énorme succès de Maria Chapdelaine – dont le tirage dépasse, après moins de deux ans, plus de 500 000 exemplaires uniquement chez Grasset –, et ainsi de toucher davantage de droits d’auteur, droits dont elles ont été privées par l’éditeur québécois de Maria Chapdelaine[28]. Ni le titre ni l’organisation du recueil ne répondent aux désirs de Louis Hémon, comme le confirme une note infrapaginale qu’ajoute Halévy à sa préface de Battling Malone, pugiliste :

Ce volume [La Belle que voilà…] était déjà imprimé quand fut portée à notre connaissance une feuille où Louis Hémon avait écrit le titre et la table [des matières] de ses contes, recueil qui différait sensiblement de celui que nous avons composé. Louis Hémon ne retenait pas tous les contes ; il laissait tomber « La Belle que voilà… », « La peur » ; il ne retenait que les récits londoniens, et le titre devait être De Marble Arch à Whitechapel[29].

Chantal Bouchard a voulu répondre en partie aux voeux du nouvelliste en faisant paraître en 1991 Nouvelles londoniennes, avec en sous-titre le titre qu’avait choisi Hémon[30]. Récemment, à l’occasion du centenaire de la mort de l’écrivain, Geneviève Chovrelat-Péchoux[31] a publié, sous le titre Le dernier soir, trente et une nouvelles et récits de Hémon dont plus de la moitié se déroulent à Londres. L’une d’elle, l’avant-dernière, intitulée « L’Enquête », parue dans Le Devoir du 24 juin 2000, nous a échappé et ne figure donc pas dans les Oeuvres complètes.

Six des huit nouvelles de La Belle que voilà… ont pour cadre Londres (comme trois de ses romans), une ville qui prend beaucoup de place dans l’oeuvre de Hémon, fin observateur des drames qui s’y déroulent et qui détruisent souvent les personnages, majoritairement des humbles, des démunis, des défavorisés du East End, quartier pauvre de Londres, peuplé d’immigrants comme lui – Juifs, Polonais, Irlandais, résidants de quelque île du Pacifique… –, chômeurs ou exploités parce que souvent peu ou pas instruits. Chantal Bouchard a raison d’affirmer que « Hémon prend en affection les victimes de la société [et qu’]il n’est guère tendre pour ceux qui bénéficient d’un sort plus avantageux[32] », se plaisant à passer du ton « railleur qu’il adopte pour les premiers […] au sarcasme pour les vaniteux ou les satisfaits[33] ».

Une même thématique unit les huit textes du recueil, qui traduit bien la vision tragique du monde de Hémon. La mort est omniprésente, qui guette bon nombre de personnages, comme dans Maria Chapdelaine. Campés dans un monde sans joie et, souvent, sans amour, ils attendent désespérément que se produise quelque chose, un événement rêvé, que se réalise un désir anticipé, mais qui n’arrive jamais et qui leur enlève tout espoir de s’en sortir. Ils souhaitent alors la mort, perçue comme une délivrance, comme la seule issue possible, le seul remède à leur insatisfaction, à leur incapacité à s’adapter à un milieu où ils n’ont pas choisi de vivre.

C’est le cas de Lizzie Blakeston, l’héroïne de la nouvelle du même nom, qui est profondément malheureuse depuis que son père, un alcoolique, lui a trouvé, contre son gré, un emploi à huit shillings par semaine dans une minable corderie du East End. Elle l’est davantage quand, après avoir remporté le premier prix d’un concours d’amateurs où elle a conquis les juges en dansant, elle doit se résigner à retourner dans son milieu sordide. À la fin de la journée, elle marche vers les eaux noires de la Tamise et s’y laisse glisser, refusant les injustices des hommes, dans l’espoir d’être poussée « doucement vers la mer[34] » à la marée descendante.

C’est le cas aussi de l’homme que Tafoua, originaire des Îles Marquises, a choisi pour remplacer celui « qui n’avait pas été bon pour elle et qu’elle avait quitté[35] », au grand dam de Father Flanagan, qui, par prosélytisme, tente vainement de la convaincre qu’elle vit dans l’erreur, menaçant ainsi son salut. Dans « La vieille », une plus que centenaire trouve enfin paix, tranquillité et repos bien mérités, après une presque éternelle servitude. Sa disparition ne dérange nullement les projets du propriétaire du musée, où elle servait d’attraction en raison de son âge avancé, puisqu’on la remplace en remisant son cadavre, sans scrupule et sans respect, dans un vieux placard. Et le narrateur de conclure : « [Q]uel contentement infini la vieille avait trouvé dans la mort et combien l’abandon du corps jeté là, sans respect, replié et tordu sur les couvertures, était doux à celle qui avait trop longtemps attendu[36] ! »

Le thème de la séparation des êtres qui s’aiment est relié à celui de la mort. L’amour, chez Hémon, est souvent impossible, irréalisable. Dans « Le dernier soir », le destin implacable sépare deux jeunes défavorisés, qui se réunissent, en compagnie d’un ami, un dernier soir, pour oublier leurs malheurs : la jeune fille doit aller prendre son service dans un restaurant de Yarmouth, auprès d’un patron exécrable, alors que le jeune homme doit rejoindre l’armée pour servir au-delà des mers. Dans « La destinée de Miss Winthrop-Smith », l’héroïne refuse la demande en mariage d’un simple pépiniériste de banlieue pour ne pas quitter la City où, à titre de secrétaire d’une maison d’import-export, elle continuera de servir son patron bourgeois, non sans un certain regret de devoir oublier

ce qu’était la pluie dans les pépinières de Leytonstone, en gouttes fraîches, chassées par le vent, qui sont comme de petits baisers sains sur les feuilles et sur la peau […] et puis le grand feu derrière les volets clos… ou bien l’abri des serres où l’air est tiède et doux, souvent parfumé, comme en un petit monde de féerie, mieux ordonné que le monde du dehors, et les raisins mûrissant sous le vitrail[37].

Comme les deux amoureux du « Dernier soir », le cordonnier Gudelsky ne croit plus à la lutte, car les choses souhaitées, les désirs et les rêves « n’arrivent jamais comme il faudrait ! ou sont trop longtemps à venir[38] ». Elles « viennent trop tôt avant qu’on soit prêt et jamais comme on les avait prévues[39] ». Il est si désespéré qu’il ne croit plus même à la Vérité, cette Vérité qu’est venu lui annoncer un jeune évangéliste. Selon lui, le monde est trop rempli d’injustices de toutes sortes. Ce problème de l’injustice sociale, Hémon le pose clairement dans les nouvelles de ce recueil. Chez lui, la recherche de la Vérité et de l’Idéal débouche, comme la mort et la séparation, sur la fin du rêve, de l’espoir, de l’échec et, dans Battling Malone, pugiliste, on le verra, sur la chute, tout aussi brutale que l’ascension avait été spectaculaire pour le jeune héros.

L’univers de Hémon, dans ses récits et nouvelles, est partagé entre deux mondes : les riches et les pauvres. Fidèle à lui-même, il a carrément opté pour les seconds, préférant immortaliser des habitants des quartiers défavorisés, malfamés de Londres, « ville triste et dure aux pauvres[40] », qu’il ne regrette pas de quitter, « désireux de voir de près des métiers généralement considérés comme humbles[41] ». Il jette un regard compatissant et rempli d’amour sur la « foule des submergés », qui « erraient au hasard des rues, en attendant l’aube, traînant entre Whitechapel et Hoscton [sic] leurs pieds meurtris et leur rêve confus d’un Éden où il y aurait un grand feu et des matelas pour s’étendre[42] ».

Le romancier entêté et sa vision du monde

Fort du succès remporté avec « Lizzie Blakeston », Hémon, devenu familier avec les récits courts, se lance, alors qu’il est toujours à Londres, dans la rédaction de trois romans, qu’il enverra, au fur et à mesure qu’il les écrit, à l’éditeur Grasset, qui refuse de les publier malgré des commentaires parfois fort élogieux de la part de lecteurs analystes, comme le rapporte Georges Montorgueil dans Le Temps du 6 août 1925[43].

Le premier de ses romans, Colin-Maillard, aurait vraisemblablement été écrit en 1908, comme le précise une annotation : c’est au mois d’octobre de cette année-là que l’homme politique Victor Crayson « s’est fait jeter à la porte de la Chambre des Communes pour la bonne cause[44] », précise le narrateur omniscient. Il est ainsi permis de dater l’intrigue qui se déroule du début du printemps jusqu’à la fin de l’été 1909, comme le confirme cet autre indice : c’est en effet en 1909 que la fête des Travailleurs (le 1er mai) à laquelle participe le héros, Mike O’Brady, à Hyde Park, se déroule un samedi. Coïncidence ? C’est à l’automne de cette même année, soit le 29 octobre, que Hémon recommence sa collaboration à L’Auto.

Le titre du roman est significatif, selon Jacques Ferron. Il rappelle, précise-t-il, un « jeu de société où l’un des joueurs, les yeux bandés, cherche à attraper les autres à tâtons et à les reconnaître[45] ». N’est-ce pas précisément ce qu’essaie de faire le héros, un jeune Irlandais obligé de quitter son pays afin d’éviter « un petit malentendu avec la police de Dublin », petit malentendu que cette même police aurait voulu odieusement grossir et qui « n’était, selon lui, que le résultat d’une affaire purement privée ; “une affaire d’honneur”[46] ». Déambulant dans le East End londonien, le seul quartier de la ville où il se sent à l’aise, il se promène, tel « un homme qui, les yeux bandés, bafoué et poussé par derrière, trébuche sur des obstacles qu’il ne peut voir[47] ». Comme d’autres héros hémoniens, O’Brady cherche la Vérité, « une juste appréciation du monde qui donnerait un sens à la vie[48] ». Il se livre à ce qu’on pourrait percevoir comme « un grand jeu, la quête d’un absolu qu’on appréhende et qu’on ne rejoint jamais, à moins de tricherie[49] ». Il trouve un emploi comme « débardeur et se heurte, les yeux bandés, comme dans un jeu de colin-maillard moral, à des forces, à des idées, à des êtres qu’il effleure seulement sans jamais les saisir », comme le précise Georges de Pawlowski. Déplorant le fait que « [l]e succès de Maria Chapdelaine a été tel que le crédit de Louis Hémon s’est trouvé épuisé du coup », il juge que Colin-Maillard « présente des qualités parfois plus profondes que Maria Chapdelaine », même s’il est conscient que ce n’est en fait « qu’un manuscrit que l’auteur n’avait pas revu d’une façon définitive, mais, » ajoute-t-il, « on ne s’en aperçoit guère à la lecture[50] ».

Comme Hémon, O’Brady rêve de liberté et d’indépendance à son arrivée à Londres, où il se sent heureux, car il y apprend à connaître et à aimer. Il rencontre quelques femmes qui lui plaisent, mais ne s’attache à aucune, tout entier voué à sa quête. Partisan de l’avènement d’une société moderne où les injustices seraient bannies, il lui suffit d’entendre les orateurs dans Hyde Park pour s’imaginer que le « grand jour » va enfin arriver et que la vie va rendre aux déshérités, aux pauvres comme lui, tout ce qu’on leur a volé depuis toujours. D’origine celtique, il comprend mal les Saxons et il est malhabile avec les femmes, qu’il juge mystérieuses, secrètes, difficiles à cerner, surtout Miss Audrey Gordon-Ingram, qui n’est pas étrangère à sa triste fin, tout comme la Juive Hanna Hydleman. Socialiste avant la lettre, partisan de la révolution dont il doute qu’elle soit pacifique, il échoue dans sa tentative de transformer le monde. En réglant ses comptes avec le tenancier d’un bar qu’il fréquente, pour libérer Winnie, une serveuse que le tenancier brutalise, il concrétise son échec. Il a beau, après ce geste, s’emparer d’une barre de fer en vue de la lutte finale, les policiers le cernent de toutes parts.

Hémon se révèle beaucoup dans ce roman dans lequel, grand humaniste qui croit en l’individu, il condamne les injustices qui attisent la colère et la révolte de O’Brady, un idéaliste qui s’ignore. Il prend parti pour les petits, les humbles, les démunis et condamne les abus des riches qui les exploitent, des hypocrites qui leurrent le peuple, tels le capitaine aristocrate et sa future épouse, Miss Gordon-Ingram, qui viennent les divertir dans le East End « pour conjurer tout danger de l’ordre social » et mieux contrôler le peuple sous le couvert d’une religion aliénante en laquelle a cru O’Brady. Hémon souhaite encore une meilleure répartition de la richesse et laisse voir, une fois de plus, son parti pris pour les humbles. Et tant que les injustices persisteront, il refusera de croire à la paix universelle et à la fraternité entre les peuples.

J’aurais pu insister sur le fait que, dans ce roman, Hémon accorde une grande importance au sport, à l’entraînement, à la discipline et à l’hygiène du corps, conséquences d’une saine pratique de l’exercice physique. Il va ainsi beaucoup plus loin en ce sens dans Battling Malone, pugiliste, son deuxième roman, qu’il a vraisemblablement écrit vers 1909-1910, car l’oeuvre a été rédigée au moment où un jeune boxeur du Pas-de-Calais, Georges Carpentier, amorçait une carrière qui allait s’avérer éblouissante. Ce serait lui qui se cacherait sous les traits de Jean Serrurier, vainqueur aux points (et aux poings) de Patrick Malone, dans un combat de 20 rounds qui se déroulera à Paris, le 17 juin 1910. Le roman paraît en 1925 dans la collection « Les Cahiers verts » avec une préface de Daniel Halévy, qui considère Hémon non pas comme l’homme d’un seul livre, mais « comme Dickens et Sand, l’homme d’un poème innombrable, et de ce poème nous avons plusieurs chants[51] ».

Patrick Malone est un pauvre hère que des aristocrates, lord Westmount en tête, ont recueilli dans les bas-fonds de Londres, après qu’il eut terrassé quelques policemen de solides coups de poing, qui ont jailli et disparu « comme un piston de moteur[52] » au cours d’une rixe. Les aristocrates sont sûrs d’avoir trouvé leur homme pour reconquérir la « suprématie incontestable accordée une fois pour toutes par la divinité[53] » à leur race et qui était menacée. D’où la création du British Champion Research Syndicate, voué à l’éclosion de talents pugilistiques, comme Malone, qui accepte de jouer le jeu, de s’entraîner et de fréquenter un autre monde qui est loin de lui être familier. Son ascension y est aussi fulgurante que sa chute est brutale : battu par Serrurier, il est abandonné, après sa défaite, annoncée bien avant la fin, comme il arrive toujours dans les romans de Hémon.

Dans ce roman, Hémon aborde plusieurs thèmes qui lui sont chers. Pierre Charreton a déjà identifié le chauvinisme, lié au nationalisme, qui s’exprime ouvertement lors de certaines manifestations sportives[54]. Hémon conteste la suprématie des boxeurs anglais en faisant triompher non pas la brute, mais le jeune dieu grec au visage gracieux et à la technique scientifique. Sont encore exploités les thèmes de l’ascension sociale, du culte du corps et de la beauté, de l’importance de l’entraînement. Hémon se révèle ici un peintre du corps humain et de la beauté qu’il dégage, comme en fait foi la description qu’il donne du corps de Malone[55]. Montherlant a reconnu les mérites des descriptions du corps chez Hémon. Il écrit : « ce regard aigu posé sur un corps spécialisé, et cette précision pour le décrire, sont choses dont on dit d’ordinaire qu’elles sont entrées dans notre littérature depuis peu[56]. » Hémon se révèle ici un écrivain d’un grand réalisme, capable de créer une ambiance, un écrivain doué d’un sens inné de l’animalité, du primitivisme. Selon certains, Hémon a écrit LE roman de la boxe. Les autres après lui ne feront que le répéter. Il est bien entendu que ses textes sur le sport ont contribué à faire naître en lui son désir de chanter le corps humain, comme il le fait, par exemple, dans « L’homme nu », que Hémon a sans doute rencontré, un jour, dans une salle de bain turc ou autres bains de vapeur, rêvant à la « simplicité primitive[57] » des « braves sauvages [des mers Sud] qui se promènent dans leurs forêts natales avec des fleurs dans les cheveux et un bâton dans la main, et rien d’autre[58] ». Car, à ses yeux, « l’homme n’est pas fait pour vivre toujours habillé[59] ». Toutefois, il faut, pour plaire, que ce corps ait été bien entretenu par un entraînement rigoureux, comme le découvre Adrien Plume (surnommé M. Plume), qui, tardivement, décide de s’adonner à la pratique de la culture physique « pour éliminer les tissus adipeux qui défiguraient sa plastique, fortifier sa santé hésitante et développer, s’il en était encore temps, un système musculaire trop longtemps négligé[60] ». Après quelques années d’efforts et au prononcé d’un même commandement : « biceps, triceps et deltoïde, puis les abdominaux », il peut se regarder dans la glace : « […] l’attache [de ses] épaules […] révélait des contours imposants. Il se leva et, posé de trois quarts, souleva un haltère pour tâcher de percevoir le jeu [de ses] muscles sous la peau ; puis il gonfla la poitrine, et sa taille en parut amincie[61]. »

Quant à son troisième roman londonien, Monsieur Ripois et la Némésis, qu’il a sans doute écrit juste avant son départ pour le Canada, en octobre 1911, Hémon l’envoie à nouveau à Grasset, accompagné d’une lettre datée du Canada, en novembre 1911. Il y énumère les raisons pour lesquelles son roman devrait se vendre. D’abord, son nom est connu des lecteurs de L’Auto, qui jouit alors d’un fort tirage. Ensuite, le nom qu’il porte est connu d’un autre public lecteur, car son père, Félix Hémon – et, à notre connaissance, c’est la première fois qu’il évoque le nom de son père –, est un pédagogue et un auteur reconnu dans les milieux universitaires. Enfin, écrit encore Hémon, « [u]n grand nombre de gens qui le connaissent achèteront un livre de moi, surtout le premier, par curiosité[62] ». Grasset reste toutefois insensible à tant d’arguments : même s’il a trouvé le manuscrit bon, il refuse « d’éditer à ses frais le livre d’un inconnu[63] », affirme Allan McAndrew, son premier biographe. Hémon se fait envoyer par sa soeur Marie l’un des deux manuscrits déposés dans une valise de la résidence de ses parents à Paris, sous le titre « M. Rip. », ainsi qu’il le précise à sa mère dans une lettre datée du 26 mars 1913. Un mois plus tard, le 26 avril, dans une autre lettre adressée à sa soeur, cette fois, il accuse réception du manuscrit, arrivé en parfait état. Après l’avoir rabrouée de belle façon, elle qui a commis l’indiscrétion de lire sans doute d’autres textes de l’écrivain, il lui ordonne, au reçu de cette lettre : « [Remets] dans ma malle tous les papiers que tu as pu y prendre. Tu refermeras ladite malle, et tu écriras sur le couvercle “Tabou”. Ceci te servira de mot d’ordre. Si je t’envoie d’autres papiers à Paris, tu les mettras dans la malle sans seulement glisser le plus petit coup d’oeil sous la couverture. J’ai dit. » Comme elle a lu de toute évidence le manuscrit, il la rassure quant à sa publication : « Non ! Il ne paraîtra pas ici ! Si tu connaissais le Canada français, tu n’émettrais pas de supposition aussi comique[64]. »

Le roman Monsieur Ripois et la Némésis, bien qu’annoncé en 1925 dans la préface de Daniel Halévy à Battling Malone, pugiliste comme devant être publié « bientôt et qui terminera son [celle de Hémon] oeuvre romanesque[65] », ne paraîtra qu’en 1950. Cette publication est savamment orchestrée, car l’éditeur a voulu sonder le lectorat. Aussi accepte-t-il de faire paraître d’abord le roman en feuilleton dans le journal Samedi soir, à compter du 19 novembre 1950, confiant même à l’écrivain Jacques Marsillac, ami que Hémon a rencontré à Londres, de « mettre en lumière un visage de Louis Hémon, différent de celui que s’étaient façonné les lecteurs de Maria Chapdelaine[66] ». Il commence ainsi son long texte, qui occupe une page entière du journal : « On a fait de Louis Hémon à cause de Maria Chapdelaine un écrivain “bien pensant”. L’étiquette l’eut fait sourire, lui que passionnaient tous les aspects de la vie et que ne tentait rien tant qu’une expérience nouvelle[67]. » L’achevé d’imprimer du roman est daté du 8 décembre 1950 et la publication est loin de passer inaperçue, provoquant son lot de réactions, ainsi que le rapporte Raymonde Héroux. Réactions négatives, telle celle de J. Mesmy, qui, dans L’Indépendance de l’Aude du 22 mars 1951, écrit :

Comment le père de Maria Chapdelaine, un roman si frais, si pur, où les âmes sont comme le décor d’une blancheur de neige, a-t-il été amené, comme un contraste, à écrire l’oeuvre posthume qui vient de paraître […] il va sans dire que les jeunes admirateurs de l’héroïne canadienne devront s’abstenir de lire et les lecteurs d’âge seulement formé, pour reprendre une formule chère à l’abbé Bethléem, ne pourront que regretter de voir ternir le souvenir de Maria Chapdelaine[68].

D’autres critiques portent le roman aux nues, certains criant même au pur chef-d’oeuvre. D’aucuns y voient encore une continuité spirituelle par rapport à Maria Chapdelaine. Ceux-là – et ils sont nombreux – n’ont pas tort. Assurément, car Monsieur Ripois et la Némésis, porté à l’écran en 1953 par le cinéaste René Clément avec Gérard Philippe dans le rôle principal, est une étude de caractère et, comme Maria Chapdelaine, une « étude exceptionnelle de l’âme humaine[69] ».

Le roman, qui se déroule sur une période de dix-huit mois dans le West End, un quartier bourgeois de Londres, raconte l’histoire d’un exilé, un Français d’origine modeste, vaniteux et cruel, égoïste et sensuel, secrétaire d’une grande firme commerciale et maritime, où il est responsable des traductions, de la correspondance et des menus travaux de comptabilité. Véritable don Juan, il rêve de conquérir toutes les femmes qu’il rencontre et qu’il déshabille du regard, telle une bête guettant sa proie. Car, à ses yeux, la femme n’est rien d’autre qu’un objet, un corps à prendre en même temps que le plaisir, un corps à flétrir. Il profite de quelques-unes d’entre elles au point de devenir un véritable gigolo, condamné, par son attitude sordide, inhumaine même, à subir la vengeance de la Némésis. Il a voulu atteindre la liberté sans se soucier de nuire à la femme et de lui causer préjudice. Il perd tout, même l’estime de soi, et, plein de remords, doit se résigner à rentrer en France.

L’exil au Canada

Louis Hémon, lui, décide alors de partir pour le Canada, en octobre 1911, où il écrira la pièce maîtresse de son oeuvre, Maria Chapdelaine, roman qui, on le sait, a occulté tous ses autres écrits, tout comme le nom du premier musée érigé à Péribonka-du-bout-du-monde, le Musée Maria-Chapdelaine, rebaptisé Musée Louis-Hémon en 1986 seulement, a longtemps occulté le nom de l’écrivain.

Je n’insisterai pas sur ce roman. Je me permets toutefois de mentionner qu’il est faux de croire qu’il a fallu attendre la parution du roman en France, inaugurant chez Grasset la collection « Les Cahiers verts », en 1921, pour que le Québec reconnaisse la valeur et la qualité de l’oeuvre. Ernest Bilodeau, quelques semaines après la parution du roman chez l’éditeur montréalais Joseph-Alphonse LeFebvre, en décembre 1916, avec des illustrations de l’artiste québécois Suzor-Côté, est catégorique : « ce bref et simple roman est une manière de chef-d’oeuvre, quant à la forme et sous le rapport de la précision et de la vérité d’observation. » Rien de moins. L’auteur, poursuit-il, un Français, « a su “comprendre” le pays et ses honnêtes et pittoresques populations ». Et il conclut, après avoir longuement résumé l’intrigue, tout en déplorant le portrait que le romancier donne du curé de Honfleur, trop frustre à son goût :

En résumé, voilà l’un des plus beaux livres qui aient été écrits sur les défricheurs du Canada français [… Cette] oeuvre vivra dans la littérature canadienne en même temps que [le] souvenir [de son auteur] sera pieusement conservé tant par les braves gens qui l’ont connu de son vivant, que par les lecteurs innombrables que ne manquera pas d’avoir son livre honnête et véridique[70].

Certes, tous les commentateurs n’ont pas versé dans de telles louanges. Qu’il suffise de rappeler la critique sévère d’Ubald Paquin, publiée d’abord dans Le Nationaliste, puis reproduite dans L’Action catholique. Après avoir rappelé deux appréciations, qu’il juge fausses, de Louis-Athanase David, il soutient que l’oeuvre de Hémon « nous a causé un tort incalculable. Elle a donné raison à ceux qui nous traitaient de scieurs de bois et de porteurs d’eau, puisqu’ils y ont vu ou ont cru y voir le portrait fidèle de toute une race, approuvé par cette race même qui en fait son livre de chevet ». Il est d’avis que Hémon, par ses nombreuses exagérations et faussetés, « a voulu se moquer de nous [et qu’] il y a réussi[71] ». Son roman a été exalté à tort par les critiques, en particulier les critiques français qui ont fait preuve d’ignorance. François Veuillot répond longuement à cette critique, dans L’Action catholique, insistant sur le fait que, à son avis, l’oeuvre traduit « ses propres visions canadiennes par l’hommage que [Hémon] rend à la fidélité de nos souvenirs. Il vous montre inévitablement attachés, poursuit-il, à la langue, aux principes, aux coutumes et jusqu’aux chansons de la vieille France ». Dans son deuxième article, il affirme que ce roman « porte un incontestable et heureux témoignage en faveur de l’esprit français ». Voilà, selon lui, une oeuvre honnête, saine, « un récit probe et limpide qui, parce qu’il traduit bien l’âme canadienne peut servir à renforcer les relations entre les deux pays[72] ».

J’ajouterai encore qu’il est faux de prétendre que Hémon, ne sachant comment terminer son roman, a inventé des voix pour inciter Maria à rester au pays, ainsi que le soutient Pierre Pagé[73]. Les voix sont récurrentes dans l’oeuvre de Hémon, ce sont les voix de la conscience.

Louis Hémon, intime

Bon nombre de critiques auraient peut-être été moins sévères, auraient à tout le moins mieux compris le sens, la portée de Maria Chapdelaine s’ils avaient lu ou pu lire le journal de voyage que Louis Hémon a laissé de son séjour parmi nous. Le manuscrit, déposé aux Archives de l’Université de Montréal, comme ceux des autres oeuvres, a été retrouvé dans les archives de Grasset, ainsi que le révèle un article non signé paru dans Le Figaro du 9 juin 1923, sous le titre « Un inédit de l’auteur de Maria Chapdelaine[74] ». Hémon l’avait envoyé à Grasset sous le titre « C’est la vie », accompagné d’une lettre datée du 6 février 1912 : « Je vous envoie les premiers chapitres de ce qui pourrait être un livre sur le Canada français : “Au pays de Québec”. Ces premiers chapitres sont mal venus, me déplaisent et demanderaient à être remaniés », poursuit-il, non sans modestie. Il promet ensuite à l’éditeur de lui envoyer quelques chapitres sur Montréal et, enfin, lui fait part de son intention d’écrire « une dernière partie qui ne pourra être écrite qu’au printemps prochain sur la vraie campagne franco-canadienne et sa population ». Et de conclure le journaliste, avant de donner quelques extraits du manuscrit : « Mais cela, c’est Maria Chapdelaine, à n’en point douter. »

Ce récit de voyage, l’une des rares oeuvres de Hémon écrites à la première personne, avec sa correspondance, que nous a donnée Nicole Deschamps en 1968 sous le titre Lettres à sa famille, est le prélude à Maria Chapdelaine, alors que Jean Fouchereaux parle d’un texte prémonitoire[75]. Ce voyage, Hémon, qui l’annonce à sa mère le 4 octobre 1911, l’amorce huit jours plus tard, soit le jour de son 31e anniversaire de naissance : « Je m’en vais d’abord, parce que rien ne m’attache plus à Londres et pour d’autres raisons excellentes pour moi, mais qui n’auraient de sens pour personne d’autre[76]. » Énigmatique Louis Hémon, qui se garde bien de confier à sa mère ses déceptions : la jeune femme avec qui il a connu une aventure amoureuse, de laquelle est née une fillette, le 9 avril 1909, est internée depuis l’accouchement et la nourrice réclame de plus en plus d’argent pour assurer le bien-être de l’enfant. Il lui faut donc un meilleur emploi, plus rémunérateur, d’où sa décision de venir au Canada. Mais toutes ses raisons, il refuse de les dévoiler à sa mère, qu’il tente de rassurer, convaincu que la nouvelle de son départ la plongera dans un affolement compréhensible.

Dans le cadre de cet article, l’espace me manque pour m’attarder à ce récit de voyage, d’abord paru à Paris sous le titre « À la recherche de Maria Chapdelaine », dans la revue Demain, en mai 1924, puis traduit en anglais sous le titre The Journal of Louis Hémon, avant d’être édité en entier, la même année, sous le titre « Au pays de Québec », dans Le bouclier canadien-français de Louis-Janvier Dalbis. Grasset le publie en brochure en tirage restreint (50 exemplaires), qu’il réserve à ses amis, sous le titre Itinéraire, réédité en 1985 chez Calligrammes, à Quimper, et, en 1993, dans Écrits du Québec, édités par Chantal Bouchard.

Disons simplement que Hémon, à son arrivée à Québec, est frappé par la dualité de la ville de Champlain, une ville bien française dans un continent pourtant anglophone. Il s’explique difficilement que le français ait survécu sur un territoire que la France a pourtant abandonné presque un siècle et demi plus tôt. Au cours de ses promenades dans la vieille ville, il est ému et charmé par la musicalité des noms français et par la langue des habitants qui lui rappelle celle de sa Bretagne natale. En même temps qu’il livre ses réflexions sur les découvertes qu’il fait de la ville et de la campagne environnante, il rend hommage aux pionniers qui ont façonné ce pays en restant fidèles à la mère patrie. Il faut relire les passages sur la calèche qui le charme, sur la Terrasse Dufferin, sur les rues de la vieille ville, sur les habitants… Il aime l’aspect primitif, sauvage des berges du fleuve et de la campagne. Dans ce récit, écrit à la première personne, il se livre bien plus que dans sa correspondance, où, le plus souvent, il se contente de donner quelques informations pour plaire à sa mère et, surtout, pour la rassurer.

Conclusion

Louis Hémon est resté un écrivain discret, aussi discret que son héroïne Maria. Il est pour moi un écrivain de talent, un grand écrivain, qui n’a pas eu la chance de se faire connaître de son vivant, car il a refusé, sauf à une occasion, de se servir de son nom pour tenter de convaincre les éditeurs. Mais, comme la race canadienne-française, qui a su se maintenir, il a pu, au cours des ans, conquérir bien des lecteurs et lectrices. Et, en effet, grâce à ce numéro thématique de Tangence et à des universitaires qui le fréquentent encore, il lui sera permis de reprendre la place qui lui revient dans notre imaginaire et dans notre histoire littéraire. On ne peut certes pas nier qu’il a exercé sur nos écrivains et écrivaines une influence considérable.