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Les images toutes seules s’abîment comme une pomme oubliée dans le tiroir du haut d’un buffet. Comment faire ? Il faut s’en occuper. Mais il n’y a pas d’autres contraintes que celle de laisser les motifs – taches et figures sur des tapis – divaguer et se rejoindre[2].

Entre 2005 et 2007, quatre titres composent une collection de l’éditeur occitan Verdier, intitulée « L’image » et dirigée par l’historien de l’art et poète Alain Madeleine-Perdrillat ; collection dont l’étendue se révèlera finalement fort restreinte, aucun nouveau titre ne venant s’y adjoindre ensuite. Il s’agit de L’ordre donné à la nuit[3] de Claude Esteban, Le·mat[4] d’Anne Serre, D’un pays de parole[5] d’Alain Lévêque – tous trois parus en septembre 2005 –, auxquels s’ajoute, seize mois plus tard, en janvier 2007, L’autre monde[6] de Christian Garcin. Leur principe : développer un récit plus ou moins long, mais assez condensé (allant de cinquante et une pages pour celui d’Anne Serre, le plus court, à quatre-vingt-sept pages pour celui d’Alain Lévêque, le plus étendu), déplié à partir d’une image originelle, reproduite en tout début d’ouvrage – qui forme d’une certaine manière l’incipit de chacun de ces livres – et choisie par les auteurs en raison de leur poids et de leur résonance dans leur vie ou parcours d’écrivain. Un extrait du prologue du roman Un monde sans rivage d’Hélène Gaudy résume assez bien la dynamique qui se détache de cette collection, bien que ce texte et son auteure lui soient complètement étrangers. Nous le citons en vertu de la force évocatoire de son propos :

Parfois, une image rompt l’accord tacite passé avec toutes les autres – les voir comme des surfaces, comme des souvenirs, accepter que ce qu’elles montrent n’ait plus d’existence que dans un cadre de verre ou de papier. Il arrive que l’une d’elles brise l’habitude qu’ont prise nos yeux, pour leur repos, pour leur tranquillité, de s’habituer à toutes, de n’en saisir aucune. Parfois, on s’arrête. Pour regarder. […] Les choses ont changé d’échelle, l’image prend toute la place. L’amorce d’un récit semble s’y tenir cachée, quelque chose en déborde, quelque chose d’inachevé, l’ébauche de trajectoires qui vont s’écrire de nouveau, à l’envers, puisqu’elle vient d’en devenir le nouveau point de départ[7].

Nous analyserons les spécificités de chacun de ces iconotextes – terme ici appréhendé de manière neutre (littérale), renvoyant à un texte dont une ou plusieurs images, visibles ou invisibles, explicitement affichées ou non, forment l’incipit et président par conséquent à la rédaction de l’oeuvre en constituant le moteur premier de la narration[8]. Dans le cas de la collection étudiée, il s’agit bien d’une seule image ostensiblement donnée à voir en ouverture de chacun des opus et qui se présente par ailleurs (mais c’est loin d’être toujours le cas) comme première autant sur le plan de la création que sur celui de la réception. Nous entendons saisir les rapports que chaque oeuvre entretient avec l’image et le registre visuel, ce à quoi écrire à partir d’une image peut donner lieu en matière de discours littéraire. Dans un article portant sur la collection « Musées secrets » publiée par Catherine Flohic (un ensemble d’ouvrages illustrés d’écrivains consacrés à des artistes de leur choix), Anne Reverseau avance une série de modalités possibles du déploiement de la relation entre image(s) et écriture : « L’image [y] est le support de discours variés : commentaires érudits de documents [proches de la critique d’art], plongées descriptives, décors d’une fiction, outils d’exploration d’un personnage ou encore points de départ à une réflexion poétique ou théorique[9]. » On verra ainsi dans quelle mesure ces mécanismes potentiels se retrouvent ou non dans le corpus étudié et si, éventuellement, d’autres peuvent être identifiés. De même, nous nous demanderons si l’ancrage des propositions au sein d’une collection, d’un méta-ensemble distinctif donc, entraîne ou non une concordance, voire une homogénéisation des pratiques relatives au rapport texte-image.

Avant d’entrer dans le détail des quatre livres composant « L’image », cette collection buissonnière et peu connue de l’éditeur à la couverture jaune, arrêtée avant même d’avoir pu prendre son réel essor, deux remarques supplémentaires doivent être formulées. Notons d’abord (afin de préciser un point avancé en introduction) que l’image sur et à partir de laquelle chacun des opus se penche et discourt est affichée, dans chacun des quatre livres, avant la page de titre, en couleur. Cette place dénote l’importance qui lui est attribuée et la fonction génétique qu’on peut lui accorder : son emplacement en regard (vison-visu, donc) de la reprise du titre dans les toutes premières pages des livres – en page quatre, au coeur du paratexte – marque sa qualité inchoative intrinsèque, plus encore que si elle apparaissait sur la première page du texte à proprement parler. Tout part donc bien d’elle ; plus que centrale, elle est prééminente, capitale, cardinale. Il est, en deuxième lieu, intrigant de voir que trois des quatre auteurs ont choisi un tableau que l’on peut rattacher au domaine des beaux-arts comme image depuis laquelle ils ont développé leurs textes, entretenant cette idée fort répandue (un peu stéréotypée, mais peut-être largement non consciente) que, lorsqu’un écrivain convoque une image, celle-ci doit a priori appartenir au monde de l’art consacré, l’art littéraire ne pouvant faire signe que vers l’art pictural[10]. Depuis quinze ans, les choses ont néanmoins passablement changé et il n’est pas certain qu’une telle perspective soit encore dominante de nos jours, alors que nous habitons un monde de plus en plus saturé d’images de toutes sortes, que nous évoluons au sein d’un Supermarché des images, pour reprendre le titre de l’exposition présentée par Peter Szendy à Paris, au Jeu de Paume, en 2020[11].

À la suite de ces considérations préliminaires, penchons-nous donc, depuis notre point de vue de poéticien – c’est-à-dire en étant mu par une attention fine portée aux détails des textes, selon une démarche microlecturale –, sur les quatre propositions fort différentes de la collection « L’image », dans lesquelles chaque écrivain a pu développer à sa manière son rapport à une image singulière (et dont le choix a été laissé à son appréciation), qui laisse penser à un cahier des charges (fort) minimal[12]. L’éphémère collection a ainsi surtout offert une carte blanche à quatre auteurs, leur accordant la possibilité, depuis une forme imposée, de développer une création plus ou moins atypique – excentrique –, en regard du reste de l’oeuvre qu’ils édifient.

L’ordre donné à la nuit de Claude Esteban

Découpé en sept parties numérotées, ce texte au ton docte est, depuis le tableau La vocation de saint Matthieu (1600) du Caravage, davantage un rapide parcours dans l’histoire de la peinture occidentale à partir d’une de ses figures déterminantes (le peintre d’origine milanaise) qu’une confrontation approfondie de l’image choisie, qui a pourtant été la source d’un profond éblouissement ainsi que nous l’indique la première phrase du livre : « Il a fallu cette rencontre à Rome, ce trouble, cet éblouissement du regard à Saint-Louis-des-Français, pour que je m’avise de la grandeur de Caravage » (ODN, 7). Des quatre oeuvres qui forment la collection, celle-ci s’éloigne le plus de son image initiale – ce que la première phrase de la dernière partie du texte reconnaît sans détour[13] – pour développer un discours érudit de critique d’art, si ce n’est d’historien de l’art. En effet, Claude Esteban, qui est l’auteur d’une dizaine d’écrits sur l’art[14], se pose en fin connaisseur de la peinture, citant, dans les premières pages de son essai, Giorgione, Titien et Claude Lorrain, puis Velázquez, Rembrandt et Giorgio Morandi. Dans la cinquième section de son court essai, c’est Kandinsky, Rothko, Tal Coat, le mouvement cubiste, Manet ou Cézanne qui sont mentionnés (ODN, 41-45), et d’autres peintres ou d’autres dynamiques picturales sont à d’autres moments évoqués, accréditant cette perspective de L’ordre donné à la nuit comme une sorte de petit traité sur la peinture (voir par exemple ODN, 38, 50-51, 58).

Le tableau du Caravage, qui témoigne pour l’écrivain d’un « affrontement du terrestre et du transcendant » (ODN, 19) et qu’Esteban prend la peine de décrire en un passage ekphrasistique assez réussi[15], est donc essentiellement situé dans l’histoire – socio-culturelle de son époque d’abord, esthétique ensuite –, même si en quelques occasions l’auteur s’expose pour évoquer ce qui le retient tout particulièrement dans la toile : là où elle se fait lieu d’émergence de « sentiments grâce à des lignes, des couleurs et des schémas pris au monde extérieur » (ODN, 51), au travers du visage du Christ interpelant Matthieu (ODN, 33-34). Il s’agit donc avant tout du récit de « la révélation d’un artiste immense » (ODN, 14) qui a pourtant longtemps été déconsidéré par l’auteur, qui ne lui associait que l’« enfièvrement rhétorique », l’« animation outrancière des spectacles », la « complaisance dans le morbide » (ODN, 7-8), le « pathétique de convention » (ODN, 12), un « pittoresque de mauvais aloi » (ODN, 13). Tout cela a été balayé par la découverte de La vocation de saint Matthieu qui, témoignant d’une « prodigalité et presque [d’une] surabondance de la vie » (ODN, 56), est venue « malmener l’édifice des vieilles certitudes » (ODN, 14). Même s’il ne manque pas d’allure et même s’il est porté par une langue subtile et très travaillée[16], L’ordre donné à la nuit est un texte fort traditionnel dans sa facture qui ne rejoue absolument pas la dynamique texte / image, laquelle n’est que mise au service d’un discours savant relatif à l’une des formes qu’une image peut représenter : la peinture ; tout autre type d’images, surtout contemporaines, étant répudié par l’auteur[17].

D’un pays de parole d’Alain Lévêque

Le deuxième livre de la collection « L’image », D’un pays de parole d’Alain Lévêque, engage un rapport plus riche à l’image que celui de Claude Esteban. Il est composé de huit chapitres (numérotés et titrés) qui avancent crescendo vers une (ap)préhension toujours plus fine et resserrée – de l’ordre de la caresse ?[18] – de ce que l’aquarelle Old Friends (1894) du peintre américain Winslow Homer charrie comme segments imaginaires. Certes, l’oeuvre de Homer qui donne à voir un vieil homme (un « ermite sylvestre ») au contact d’un vieil arbre est contextualisée et décrite (chapitres V, VI et VII), certains de ses motifs sont passés en revue, mais le texte de Lévêque ne s’arrête pas à cette première étape. Il passe d’ailleurs par bien d’autres méandres, notamment intimes, avant de s’y consacrer. La plupart des éléments historico-esthétiques sont intégrés dans un ensemble plus large où s’entremêlent souvenirs individuels, réflexions théoriques, ouvertures philosophiques, conjectures socio-politiques et une série d’autres images (dont « [l]es portraits éclatants de Catlin, les paysages de Bodmer », « les photographies de Curtis », la peinture de Bonnard ou certains plans des films de Rossellini ; voir notamment PP, 15, 39, 82).

Dans ce récit très personnel où la question de la présence se révèle centrale, Lévêque ouvre donc l’image à partir de son histoire propre (intime), de sa sensibilité et de certaines de ses obsessions avec lesquelles il la fait résonner : « Mais je ne puis m’empêcher de déceler aussi dans l’instant suspendu de cette aquarelle le rêve d’un autre temps possible, le désir secret d’un autre rapport avec le monde et la finitude » (PP, 57). Ne niant pas qu’il « extrapol[e] » (PP, 55) et « surinterprète » (PP, 57), il cherche à épanouir le tableau de Homer en dépliant certains de ses possibles en « ondes concentriques » (PP, 10), à donner à saisir le contrechamp imaginaire tout à fait subjectif que l’oeuvre picturale fraye en lui. Il se laisse envahir par celui-ci, par tout ce qu’il peut renfermer de pistes. L’écrivain veut ainsi faire sentir cette « [m]agie de l’image », dont il parle dans son septième chapitre, qui possèderait « cette puissance de persuasion qui relance le désir de sortir pour aller à la rencontre des éléments dans leur beauté native » (PP, 70).

La première phrase du livre (« Suis-je jamais allé au Canada ? » ; PP, 7) suggère le mouvement de transport (mental) que peut susciter toute image, l’aquarelle de Homer réveillant en Lévêque une série de souvenirs d’enfance liés au Canada, espace que l’auteur rattache à « la part la plus ample de [son soi], qui est aussi la moins accessible, la moins définissable » (PP, 10). L’image, dont il dit qu’elle peut servir à « resserrer la participation active à l’unité et à l’équilibre de l’univers » (PP, 20), s’affirme explicitement comme façon de voyager, autant dans le temps (voir PP, 7-10) que dans l’espace (voir PP, 30). C’est, dans cette lignée, tout l’environnement naturel du tableau qui est investi dans les premiers chapitres du livre, Lévêque faisant du « guide » (comme il l’appelle) de l’image une sorte d’alter ego en regard de son propre rapport au monde : « Rien de ce qui appartient au monde naturel – ce que j’appelle le terrestre – ne me semble étranger » (PP, 28). L’image élue renvoie ainsi à la quête originaire de l’auteur, liée à son « primitivisme arcadisant » (PP, 38) – qu’il remodule en fin d’ouvrage en un « arcadisme primitivisant » (PP, 82) –, celle « d’être pleinement au monde » (PP, 82). À partir de l’image de Homer, qualifiée d’« image pivot » (PP, 85), l’auteur propose une autre manière d’être au monde qu’il perçoit comme le coeur vibrant de l’oeuvre picturale ; il en dégage – suivant une approche que l’on pourrait qualifier de phénoménologique – une puissance éthico-politique marquée par une dynamique de l’« être avec » (PP, 84) où l’attention extrême, une véritable « écoute de la matière » (PP, 11), se révèle geste primordial : « Ainsi peut-on faire corps et esprit, faire âme avec le dehors, ainsi le geste et la parole peuvent-ils devenir positifs et le rapport avec le monde avoisiner le sourire, loin du tragique qui naît de la pensée de la mort, loin de l’extinction du désir par la conscience du vide » (PP, 86).

Les différents chapitres de l’oeuvre égrènent dès lors cette redisposition existentielle à laquelle renvoie l’aquarelle de Homer pour Lévêque, que l’on peut résumer en cinq points transversaux : 1. retrouver l’« homme antérieur », cet être que l’écrivain associe à la figure de l’Indien (chapitre II) « qui bannissait le rapport d’appropriation » (PP, 12) et « faisa[i]t corps avec le tout » (PP, 14), « n’épuisant pas les ressources naturelles, ne s’encombrant pas de richesses matérielles, pratiquant le partage et la solidarité » (PP, 15) ; 2. laisser la terre « à sa beauté native » et respecter son « équilibre » (PP, 15) « dans un rapport d’équité avec le tout » (PP, 82) ; 3. restaurer un « amour du terrestre » (PP, 16), une « entente avec [l]e vivant » (PP, 17), une « intimité avec le monde sauvage » (PP, 53), en se laissant porter par le rythme du monde ; 4. toucher à un « accord presque inexprimable avec les choses » (PP, 18[19]) lié à « la nature en liberté, à l’étendue terrestre dans sa fraîcheur intacte » (PP, 82) et pouvoir être « dans une connivence avec toute chose » (PP, 27) ; 5. être au « plus près du matin du monde » (PP, 77) à travers la « quête d’une humanité forgée à l’épreuve des puissances élémentaires » (PP, 53) et un langage « rendu aux sens » (PP, 84). L’ensemble de ces perspectives éthico-politiques (qui sont autant de préceptes mis en avant dans le livre) peut toutefois être synthétisé en un syntagme nodal et primordial autour duquel tout le livre s’articule, en ce qu’il formerait la matière sensible propre à l’aquarelle qui rayonne d’une « douceur inattendue » (PP, 57), du « rêve […] d’une humanité à nouveau accordée aux souffles primordiaux » (PP, 59) : étreindre la « wilderness » (PP, 42)[20]. D’un pays de parole active ainsi dynamiquement l’image qui constitue sa matrice pour l’emmener dans certaines singulières contrées, en partie fabulées, qui témoignent de la « puissance d’agrandissement » (PP, 76) que l’auteur a pu poétiquement lui insuffler.

Le·mat d’Anne Serre

Le·mat est le seul des quatre textes de la collection « L’image » à ne pas avoir recours à un tableau (une peinture) comme image de référence, à se contenter d’une « pauvre carte, [un] misérable rectangle cartonné montrant une figure au dessin et aux couleurs élémentaires » (M, 29). Il est aussi le seul à utiliser le titre de l’image comme titre de sa production, lui accordant ainsi un statut doublement souverain[21]. C’est donc depuis une carte du tarot de Marseille, celle qui, bien que déstabilisatrice[22], lui est « la plus familière » du jeu (M, 12), qu’Anne Serre met en branle un récit très libre, un peu flottant, formé de six parties à peine distinguées par un saut de page. Ce récit se présente comme une confrontation[23] au pouvoir d’une figure qui « empêche d’écrire correctement » (M, 13), dont la nature profonde est marquée par quelque chose « d’impensable, d’innommable, une aberration facile à sentir mais difficile à désigner » (M, 24) et face à laquelle il convient d’agencer un temps particulier : le « Temps » du récit (M, 24). Son étrangeté, la « bizarreri[e] » (M, 12) dont elle témoigne, se répercutent ainsi sur le texte de l’auteure qui, par moments, semble vouloir échapper à l’objet qui en constitue le noyau irradiant : « Je ne suis pas prête encore à rencontrer le·mat » (M, 10). L’opus, relativement surprenant et énigmatique, peut ainsi être appréhendé comme étant constitué d’un ensemble de « remous » que provoque cette figure : le mat « passe et cela fait des remous. Il passe et ce sont ces moments inexplicables où alors qu’on était heureux et tranquille tout s’assombrit, s’obscurcit, s’effondre » (M, 46).

La matière déconcertante qu’Anne Serre rattache à l’image imbibe l’entièreté de son livre qui a pour dessein d’en décliner certaines facettes. Au fil des pages, la versatile figure du mat, « mêlant l’effroi à la jouissance, la jouissance à l’effroi » (M, 30), est ainsi présentée autant sous la forme du vagabond effrayant (M, 17), du joueur de flûte « printanier, joyeux » (M, 30), du compagnon de vie et de marche (M, 27), que sous celle de l’amour (M, 21) et même de l’auteure elle-même (M, 29) : « Il est protéiforme, il change sans cesse d’aspect, de figure, il a des fonctions diverses » (M, 40). L’écrivaine, par son texte, donne vie à l’image, la projette même dans sa vie (voir notamment M, 22-23) depuis la matière affective et la profondeur conceptuelle à laquelle cette dernière renvoie, qui vient enrichir son propre rapport à l’existence :

C’est grâce au mat que je circulerais dans l’existence munie de repères supplémentaires parce que, sans lui, j’avancerais en tâtonnant dans un monde où tout est si bien mêlé que je ne parviens à distinguer qu’une seule image énigmatique et non pas toutes les composantes de cette image, chacune dans leur ordre et à leur place.

M, 28

Mais non contente de lui donner vie, Anne Serre joue avec l’image – et ce, dès la première section du texte : « [J]e masque d’une main l’animal [présent aux côtés du mat] et trouve qu’il manque quelque chose au mat pour être le·mat » (M, 13) –, tournoie avec elle (voir M, 30), s’en empare pour la déconstruire et, plus encore, la « désensorceler » (M, 49) :

[C]ommencer par lui ôter son bonnet de fou qui est aussi le casque ailé de Mercure. Sous ce bonnet, comment est son crâne ? […] Ensuite, on dénouera une fois pour toutes les cordons de son baluchon afin de voir ce qui s’y trouve. […] Il ne serait pas mauvais non plus de jeter au loin les grelots […]. On l’interrogera sur sa manière excentrique de porter sur l’épaule droite le bâton qu’il tient de la main gauche. Pourquoi ce geste ? […] On chassera le chien, la bête sans couleur, ou bien on l’accueillera mais à la condition qu’elle précise son identité, sa forme, ses intentions.

M, 48-49

Des quatre livres, Le·mat est celui qui présente de la manière la plus affirmée « une intermédialité agissante », en « mett[a]nt en scène » de façon explicite « l’activité de médiation de l’image pour l’écrivain[24] », en s’amusant à opérer une série de singuliers décalages.

L’autre monde de Christian Garcin

Le texte qui clôt l’éphémère collection « L’image » chez Verdier, publié un an et demi après les trois premiers en raison « d’énigmes de programmation[25] », s’intitule L’autre monde et a été signé par Christian Garcin, auteur d’une oeuvre « ample et protéiforme […] constituée de romans, de recueils de nouvelles, de poèmes, d’essais sur la peinture et la littérature, de livres pour la jeunesse, de carnets de voyage et de quelques autres livres inclassables[26] ». Structuré en dix courts chapitres, numérotés et titrés (comme le livre d’Alain Lévêque), il tire son origine du tableau du peintre français Gustave Courbet, Cerf courant sous bois (1865), dont l’écrivain dit, paradoxalement et d’entrée de jeu, ne jamais avoir vu l’oeuvre originale : « Je n’ai jamais vu ce tableau. J’en ai acheté la carte postale un jour d’été, sur le petit présentoir disposé contre un des murs épais de la maison natale de Gustave Courbet » (AM, 9). La première phrase que nous venons de citer est répétée dans le neuvième chapitre, dans lequel Garcin précise qu’il « n’[a] même plus sa reproduction en carte postale » (AM, 51), précision que le premier paragraphe du dixième chapitre infirmera : « Quelques jours après avoir écrit les pages qui précèdent, je trouvai par hasard, au milieu d’une pile de quelques cartes postales posées sur la petite table à courrier où je l’avais pourtant plusieurs fois cherchée, la reproduction du Cerf courant sous bois » (AM, 53). Ainsi l’oeuvre a été, a priori[27], découverte indirectement grâce à une réplique de petite dimension (un support conçu pour voyager), et elle s’inscrit dans une atmosphère trouble où elle semble chaque fois (s’)échapper. Dès lors, il n’est pas étonnant que Christian Garcin considère que le sujet du tableau « en est l’élément furtif » (AM, 35) – « [l]a fuite [du cerf] et la forêt à peine esquissée » (AM, 35) –, puisque son expérience de l’image est évanescente. Le « saisissement » et l’« effacement » sont d’ailleurs les deux mots que la toile de Courbet suscite en lui (AM, 10). Leur entremêlement fait signe, pour l’auteur, vers « l’autre monde » (AM, 34) qui donne son titre à l’opus et représente le concept clé autour duquel celui-ci s’articule : « [C]et autre monde antique et immémorial, fait de regards insondables et d’odeurs lointaines, de souffrances muettes, de joies insondables, de silence et de léthargie, de cruauté et d’indifférence forcenée, […] où nous n’avons plus accès » (AM, 50), qui « est à la fois le lieu de l’accomplissement et de l’impuissance, de la plénitude et de l’enfermement, de l’intime et du lointain » (AM, 37).

Dans son court essai dont les éléments s’aménagent de manière assez leste, Christian Garcin « tent[e] de démêler le réseau de sensations et de correspondances que provoque en [lui] ce tableau » qui touche à « une indépassable vérité » (AM, 52) propre à l’« autre monde » vers lequel il tend. Est ainsi convoquée une série de références culturelles (littéraires, mythologiques, philosophiques et cinématographiques), qui vont de Tristan et Yseut (chapitre II) au cinéma de Tarkovski (chapitre VII), en passant par des mises en correspondance de Pan et de Rabelais (chapitre III) ou de Rilke et de Kafka (chapitre VIII), avec lesquelles l’écrivain fait dialoguer certains éléments de la peinture principielle, cette image « fétiche, grigri, relique » porteuse, dit-il, « d’une réalité autre que la sienne propre » (AM, 51). Dans le sixième chapitre intitulé « Autres autres mondes », ce sont « [q]uelques autres images de l’autre monde », picturales, photographiques ou cinématographiques, qui sont évoquées (AM, 35, 37). Comme dans les trois autres textes de la collection que nous étudions, l’image initiale appelle des images, d’autres images, corollaires, chaque image s’inscrivant toujours dans une constellation visuelle que chaque auteur choisit d’explorer plus ou moins vastement. Il sollicite son univers visuel pour inscrire l’image liminaire dans un réseau personnel. Même chez Anne Serre, où ce mouvement est le moins manifeste, un lien est tout de même réalisé entre la carte du tarot et un tableau bolivien « représentant un ange baroque en habit de cour » (M, 15) situé au-dessus du lit de l’auteure : tous deux présentent une certaine bizarrerie.

Revenons à Christian Garcin qui n’a pas peur de se faire citationniste. Les références fusent donc, comme le donne à voir cet extrait dans lequel l’imprégnation visuelle se manifeste dans le mouvement d’écriture : « Les personnages approchent d’une bâtisse vide. (Écrivant cela, je pense tout à coup au célèbre et saisissant tableau d’Andrew Wyeth, Christina’s World, qui allie hautes herbes et nostalgie muette d’un monde lointain, inaccessible, fuyant) » (AM, 43 ; nous soulignons). Dans son texte et selon cette dynamique générale, Christian Garcin, auteur de Les oiseaux morts de l’Amérique (2018), s’accorde en réalité subrepticement au sujet de son livre, étant donné que l’autre monde – qui s’efface peu à peu – serait notamment celui « des correspondances et des signes » (AM, 21), ce qui confirme par conséquent la phrase qui clôt le deuxième chapitre : « Lorsque j’écris je cherche l’autre monde » (AM, 16). La matière de l’image, toute imprégnée d’opacité[28], devient ainsi celle de l’écriture, très sensorielle[29], où surnage un non-savoir assez manifeste (voir AM, 40), une « incomplétude » intrinsèque (voir AM, 55).

Au-delà de la mise en perspective des motifs de la forêt – comme lieu de la suspension (du temps et de la culture), « monde d’avant nos regards et nos mots » (AM, 11) – et de l’animalité – inscrite sous le signe de « l’altérité » et de « l’étrangeté absolue » (voir AM, 11) – qui constituent les deux éléments phares du tableau, l’écrivain se confronte surtout à l’en-dedans de la toile, à la matière intangible (« l’indicible gouffre de nuit », AM, 7) et « immémorial[e] », que l’on pourrait dire onirique (voir AM, 38) si ce n’est spirituelle (mais « d’une spiritualité », comme chez Tarkovski, « très proche des éléments, très matérielle, tellurique et charnelle » ; AM, 43), dans laquelle elle semble baigner et qu’elle fait rayonner. Cette matière, on la retrouve inscrite dans la textualité du livre, à travers l’emploi de l’italique qui caractérise trois des dix chapitres : le premier, le quatrième et le dernier où, en tant que lecteur, on quitte le champ d’une parole essayistique pour rejoindre son envers : l’espace fictionnel où peut vibrer le « souvenir de ce qui n’a pas été », que l’auteur rattache précisément à ce qu’il appelle « autre monde » (voir AM, 34 et 38). C’est tout particulièrement le premier chapitre – qui porte le même titre que le livre – qui, en tant que projection dans l’intériorité du cerf courant sous bois[30], franchissement des frontières animale et picturale (de prime abord muettes), insertion dans le monde du tableau, accomplit le geste de passage dans l’autre monde et renoue ainsi avec ce qui d’habitude nous échappe, ou plutôt qu’on laisse s’échapper car relatif à un langage « inaudible, incompréhensible » (AM, 17). La proposition de Christian Garcin fait ainsi écho à l’« étrange toucher » de l’image dont parle Jean-Christophe Bailly, « qui n’existe qu’en cessant aussitôt de toucher, mais qui est ce qui tient l’image comme image, ce qui la fonde et la tend, ce qui fait qu’elle est le lieu d’un voyage du réel hors de lui, à partir de lui[31] ».

Au terme de notre étude des quatre livres qui composent une singulière collection au sein du catalogue Verdier – arrêtée « parce qu’elle ne marchait pas[32] » –, il appert que celle-ci n’agit que très minimalement comme médium[33] en raison d’un projet éditorial fort succinct, quelque peu flottant et essentiellement vécu comme une zone de liberté(s), à l’inverse par exemple d’une proposition comme celle mise en oeuvre, entre 2000 et 2014, par les éditions J’ai VU (Québec) à travers leur collection « L’image amie » dont chaque petit volume (il y en eut quinze au total) relève d’un dialogue mené entre un écrivain et un artiste visuel, « en vue de générer une oeuvre située aux confins des deux disciplines, là où leurs territoires se touchent et s’estompent[34] ». Chacun des opus de la brève collection de l’éditeur Verdier déploie en effet des stratégies distinctes d’approche et de dépl(o)iement de l’image, sur un spectre qui va de la démarche la plus « sage » et la plus traditionnelle (Claude Esteban) à celles, plus aventureuses et plus insolites d’Anne Serre et de Christian Garcin, dans lesquelles l’image est vécue comme une entité erratique, fluide, complexe. Il est dès lors difficile de les comparer ou de nouer un dialogue entre elles, chacune ayant été établie sui generis.

Selon Bernard Vouilloux, « si l’on écrit, ce n’est pas, ou pas seulement, pour faire voir[35] ». Les créations de Claude Esteban, Alain Lévêque, Anne Serre et Christian Garcin nous semblent ratifier cette affirmation en ce qu’elles offrent avant tout une expérience de perception pluridimensionnelle, en inscrivant chacune des quatre images initiales dans un champ plus vaste qui, réunissant (voire faisant se percuter) l’intime et le lointain, entraîne au-delà du strict visuel pour toucher à une certaine « [m]agie » (PP, 70) qui leur est propre et qui peut être de l’ordre d’un dialogue « renou[é …] avec le plus humble des spectacles » (ODN, 48), d’une projection « vers l’expérience immédiate du monde » (AM, 32), de la gratification « d’un oeil neuf » (M, 50), ou encore d’une relance perpétuelle du désir, c’est-à-dire d’« un moyen d’échapper au corps à corps avec le temps » (PP, 71).