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Très loin de l’ère du soupçon qui a dominé la littérature narrative du xxe siècle, les oeuvres de Maylis de Kerangal affichent un romanesque assumé. Les personnages ont un prénom, souvent un nom, des particularités physiques très marquées, une profession, une histoire… Les ingrédients du romanesque sont bien là avec, à coup sûr, de l’amour et du sexe, du suspense et des émotions. Surtout, le lecteur a affaire à un récit que l’on dirait en bonne et due forme, avec une intrigue – action principale et actions secondaires. Il a un début, et une fin. Lorsque le livre se referme, l’intrigue semble complètement résolue, elle invite à tourner la page : l’apprentissage de Paula est terminé (Un monde à portée de main), le coeur de Simon Limbres bat désormais dans la poitrine de Claire (Réparer les vivants), le pont de Coca vient d’être inauguré (Naissance d’un pont), Hélène et Aliocha descendent du Transsibérien qui est parvenu à son ultime destination, au nord de Vladivostok (Tangente vers l’est). La clôture du roman elle-même est explicite dès les premières oeuvres : La vie voyageuse se termine sur ces mots : « En revanche, j’allais devoir prévenir L’Archiviste pour dire que je ne rentrerais pas. Que c’était fini et que j’étais partie pour toujours » (VV [1]). Sylvestre Opéra déclenche le dénouement en criant : « Fin de partie, les gosses, […] je vous ramène à la maison » (CK, 179). Les « toujours » et les « jamais plus » se multiplient : « Il nous faut autre chose, c’est la solution [… S]ans quoi pas de jardin anglais, ni de poésie fantasque […]. Autre chose et vite. Sans quoi jamais plus de courses dans les rapides » (DR). Pour la plupart, les récits de Maylis de Kerangal se terminent en forme de scène[2], qui est du reste le régime privilégié de la narration. Une dernière scène qui laisse le lecteur sur une image forte, fixe ou animée – on songe souvent à l’ultime séquence d’un film. Or la superposition de ces tableaux met en évidence des traits récurrents, des métaphores obsédantes, qui permettront de dégager un imaginaire de la fin propre à Maylis de Kerangal.

Fins superlatives : c’est dans Réparer les vivants que l’effet de bouclage est le plus ostensible. Le roman s’ouvre avec le réveil de Simon Limbres, juste avant que s’affichent les chiffres « 05 : 50 » sur l’écran de son réveil (RV, 12). Il se termine exactement vingt-quatre heures plus tard à cinq heures quarante-neuf. Unité parfaite de temps : celle, aussi bien, de la dramaturgie classique. Or dans la plupart des oeuvres, tout semble se conjuguer pour souligner l’effet de clôture. À commencer par les repères spatio-temporels qui suggèrent toujours une délimitation, une frontière ou un moment de bascule : fin d’après-midi (Naissance d’un pont), midi (Un monde à portée de main), mais plus souvent de Kerangal choisit le matin, à la frange du jour. Je marche sous un ciel de traîne se termine à l’aube alors que le narrateur, Antoine, est levé et que « Claire dort encore » (MCT). La vie voyageuse présente la même configuration, mais inversée, puisqu’ici la narratrice est debout quand Svevo dort près d’elle. Quant à Tangente vers l’est, il conjugue exemplairement les seuils spatiaux et temporels : « à l’aube du dernier jour », le récit se dissout à « la fin de la piste » (TE, 124), c’est-à-dire sur le littoral de l’océan Pacifique. L’écume sur la crête des vagues dessine cette frontière, ce bord de mer que l’on retrouve encore à la fin de La vie voyageuse, de Dans les rapides et de Corniche Kennedy. Un seuil saturé de symboles sert de décor au dénouement de ce dernier roman où les adolescents « longent calmement l’aplomb de la gorge et suivent la ligne de crête jusqu’à la mer plus claire » (CK, 178) ; ils se tiennent debout « face à l’abîme » (CK, 178), entre terre et mer, entre ciel et rocher. Ailleurs, on se trouve plus simplement à l’orée d’un bois (Je marche sous un ciel de traîne) ou sur la rive d’un fleuve (Naissance d’un pont). Enfin, dans Un monde à portée de main, la narration vient buter sur la paroi blanche où Paula se prépare à peindre les animaux préhistoriques.

Sur cette marche spatio-temporelle, de Kerangal congédie ses personnages, qui s’effacent de l’écran, comme Paula « s’est fondue dans l’image » (MPM). Dans les récits en première personne – ceux du début –, les narrateurs constatent le vide autour d’eux :

Tabasque et les chiens avaient disparu. Je suis seul dans le chemin.

MCT

Nous étions seuls au monde, abandonnés.

VV

L’adolescente de Dans les rapides regarde le trio se défaire, ce « quelque chose [qui] s’effiloche » (DR, 116) ou s’éloigne. Il ne reste plus que quelques rêves ou quelques images souvenirs : les « jeu[x] de jambes entre les garçons » et « les courses dans les rapides » (DR). « La fille » de Ni fleurs ni couronnes « s’effac[e] au fond de la nacelle », celle de la diligence que Finnbarr « suit des yeux jusqu’à ce qu’elle disparaisse au loin dans la campagne » (NFNC). Les visages d’Eddy et de Suzanne s’abolissent dans le miroitement de la poudre blanche (CK). D’Hélène et d’Aliocha ne subsiste plus qu’une photo (TE). Diderot et Katherine « s’éloignent en nage indienne » après que « leurs peaux s[e sont] effac[ées] dans l’eau brune » (NP). À la fin de Réparer les vivants, les silhouettes de Simon, Claire, Thomas, Harfang s’estompent. Puis Alice et Virgilio quittent également la scène pour « aller prendre une bière » (RV).

Point stratégique du récit, l’explicit est l’objet d’un soin tout particulier, d’abord d’ordre rhétorique : il faut réussir sa sortie. Celle-ci n’est jamais déceptive chez de Kerangal qui cultive à l’évidence l’art de la clausule, qu’il s’agisse d’une phrase brève :

Le colis miroite comme une source.

CK

Il est cinq heures quarante-neuf.

RV

ou d’une chute cadencée achevant la période sur un rythme binaire :

[…] ils se ressemblent, ils ont les mêmes visages.

TE

[…] Paula s’est fondue dans l’image, préhistorique et pariétale.

MPM

Les derniers gestes de l’urgence, dans Réparer les vivants sont rassemblés dans une seule longue phrase, scandée par la formule « le temps que » :

[…] le temps que son corps récupère, le temps que l’on range la pièce en démence, le temps que l’on dénombre les ustensiles et les compresses, et que l’on efface le sang, le temps que l’équipe se disloque, et que chacun ôte ses vêtements de bloc et se rhabille, se passe de l’eau sur la figure et se nettoie les mains, […] le temps qu’Alice reprenne des couleurs […], le temps que Virgilio relève sa charlotte et abaisse son masque, […] le temps qu’elle revête son manteau blanc […], le temps enfin que le sous-bois s’éclaire […].

RV ; je souligne

Quant aux derniers mots de Je marche sous un ciel de traîne – « Les vents se lèvent » –, ils évoquent immanquablement la fin du Cimetière marin[3].

Effets oratoires, littérarité appuyée, mais aussi composition élaborée de la scène finale. Variant les focales, multipliant les dispositifs optiques, recourant de manière récurrente au lexique de la vue, ces finales sont à l’évidence traités sur un mode cinématographique. De Kerangal appartient en effet à une génération qui a été nourrie à la culture de l’image. Non seulement elle émaille ses récits de références filmiques et télévisuelles[4], mais elle en emprunte les procédés narratifs, particulièrement sensibles dans les dénouements. Celui de Corniche Kennedy – un des plus longs, puisqu’il occupe tout le dernier chapitre[5] – en est aussi un des plus caractéristiques. Il joue sur le suspense créé par la progression périlleuse d’Eddy et de Suzanne au bord de « l’abîme » (CK, 178). La tension s’augmente du montage en plans alternés, relayés par les regards des différents protagonistes. Ainsi, lors du tête-à-tête des adolescents, qui se profilent en silhouette ou qui sont décrits en plans rapprochés sur le visage : parfois ils apparaissent en contre-plongée « dans la couche gazeuse qui brasille autour d’eux » (CK, 178), « pivot[a]nt vers la ligne d’horizon », « le corps perpendiculaire au précipice, allumette froide encore mais prête à enflammer le ciel » (CK, 179). On peut encore citer les plongées de la caméra vers le fond de la gorge quand ils « tendent le cou […] pour toucher de l’oeil la mer infiltrée là, piscine turquoise aux reflets ondoyant sur les parois du canyon » (CK, 177) ; ou bien lorsque les « cailloux de plâtre roulent entre leurs pieds et tombent dans le vide » (CK, 179). À signaler encore Sylvestre Opéra qui vient les chercher et que les adolescents voient arriver en voiture. Il en résulte un scénario classique de polar où le spectateur se demande si l’inspecteur arrivera à temps pour sauver les adolescents ou bien si, au contraire, il précipitera leur chute dans le vide. La dernière image – le miroitement de la poudre blanche – laisse le lecteur-spectateur sur ce suspense.

Tangente vers l’est présente un dispositif tout à fait différent. Grâce à un travelling à partir du train, on voit d’abord défiler le paysage : « L’océan ressurgit […] au nord de Vladivostok, des plages cendreuses, des hôtels qui attendent, les traînées d’écume hydrophile sur la crête des vagues, leur enroulement très lent » (TE, 127) – jusqu’à l’entrée en gare. La caméra focalise alors sur Hélène et Aliocha qui descendent, « titubent l’un en face de l’autre, ne savent plus quoi faire » (TE, 127) ; le mouvement – à la fois celui du récit et celui du voyage – se fige peu à peu « comme si hors du train […] il n’était plus de geste, plus de chant et que tout devait enfin s’arrêter » (TE, 127). Et c’est bien cet arrêt sur image que permet le subterfuge de la photo, prise à cet instant par la provodnitsa : les jeunes gens « se tiennent côte à côte, posent ensemble » (TE, 127) et « sur l’écran » subsiste seulement l’image fixe où Hélène et Aliocha ont, en cet instant et pour toujours, « les mêmes visages » (TE).

L’insistance sur l’éclairage – l’heure du jour, par exemple – qui selon Maylis de Kerangal « oriente la scène[6] », ressortit également à l’effet cinématographique. « C’est la fin de l’après-midi » pour le dénouement de Naissance d’un pont (NP, 329). Dans la dernière séquence, Katherine et Diderot s’éloignent en voiture – d’où on aperçoit, en un rapide panoramique, « le méandre [… des] cabanes et des criques ». Lorsqu’ils ont trouvé « un coin pour eux » au bord de l’eau, se multiplient les plans rapprochés, comme « les roseaux sauvages et l’herbe sablonneuse », ou ce cadrage inattendu sur leurs pieds : « Katherine les chevilles fines et les talons larges, légèrement évasés sur les bords, Diderot les orteils minces et juste recourbés. » Puis, alors qu’ils descendent dans le fleuve, la caméra prend de nouveau du champ. Il y aura encore un « carton de Campbell’s Soup, une sandalette rose », avant que, pour la dernière prise de vue, ils « captent un flux et s’éloignent en nage indienne » (NP).

Un monde à portée de main joue sur le mélange de deux temps (la préhistoire et le xxie siècle) et de deux images : la paroi de la grotte couverte de calcite, encore vierge, et le panneau d’un hangar sur lequel Paula doit reproduire un grand cerf. Là encore, de Kerangal met en place un dispositif optique complexe : d’un rétroprojecteur provient une photographie de l’animal à peindre, issue d’un relevé numérique en 3D. Le montage s’élabore dans le long déroulement de la phrase, en suivant le regard de Paula – comme médusée elle-même par celui du cerf : « Paula fixe son oeil [celui du cerf], la tache noire de l’iris habilement cernée d’une réserve blanche, aussi blanche que la vallée qu’elle a remontée à pied le matin même, partie du camp à l’aube avec d’autres comme elle […] » (MPM, 325). Le raccord entre la diapositive et la scène préhistorique est réalisé en fondu enchaîné ; à la couleur blanche de l’iris se superpose celle de la vallée enneigée où progressent les hommes préhistoriques. Paula s’imagine parmi eux, évoluant vers la grotte : « [E]lle a roulé son matériel dans un étui de peau, le blizzard soulève la neige récente déposée au sol en couche poudreuse, la visibilité est réduite, elle marche vite bien que ses fourrures pèsent, elle ne veut pas se laisser distancer, elle a peur du rhinocéros laineux que l’hiver affame […] » (MPM, 325). Ils parviennent à « l’éboulis de blocs au pied de la colline », où on installe « l’atelier » (MPM, 325) : « [E]lle dispose les ocres qu’elle a longuement préparés la veille, et les petits galets de manganèse qu’elle a ramassés l’été dernier le long de la rivière, cherche une pierre pour se faire un mortier, commence à broyer ses matériaux, à les gratter à la lame de silex pour en recueillir les poudres avec des gestes nets […] » (MPM). On ne sait plus alors si le « jeune homme » qui « apparaît à côté d’elle » appartient à ces temps antédiluviens, ou s’il s’agit de son ami, Jonas. La confusion est telle qu’à la fin, « prise dans le faisceau du rétroprojecteur, filtrée à travers le calque lumineux de la photographie, […] Paula s’est fondue dans l’image, préhistorique et pariétale » (MPM ; je souligne).

Cette insistance sur l’épilogue ne peut cependant pas se réduire à la simple volonté d’en finir, ni de bien finir. Les disparitions, évanouissements sur des seuils temporels ou spatiaux ne laissent pas non plus le lecteur sur le sentiment mélancolique auquel on pourrait s’attendre. Ils suggèrent le plus souvent un apaisement, en particulier dans les récits qui s’achèvent à l’aube[7]. On émerge alors d’une nuit paroxystique, trépidante, comme celle de Réparer les vivants pendant laquelle a eu lieu le prélèvement du coeur de Simon, son acheminement vers l’hôpital puis la greffe dans la poitrine de Claire. « L’aube refermera sur eux cette nuit malade », promettent les dernières pages de Sous la cendre (SC, 121 ; je souligne). La formule vaudrait aussi pour Je marche sous un ciel de traîne où le repas de Noël avait été « fêlé […] par un récit en forme de tremblement de terre » (MCT, 222), quand Tabasque avait dévoilé l’affaire tragique à l’origine du mystère de Brégueil. Au matin, la transparence règne entre les êtres, délestés des fantômes du passé. On sort de la maison et l’espace confiné s’ouvre à l’infini : « Le ciel s’est lissé d’un coup » (MCT). La vie voyageuse présente un dénouement comparable. Avant l’aube a eu lieu une longue nuit d’errance dans les rues battues par une pluie et des vents violents ; la narratrice et Svevo entrent dans un bar, où l’alcool et les « effets Larsen » font vaciller l’espace et le temps (VV, 157). Le vertige des sens aboutit à une ardente scène d’amour, décrite dans l’éclairage stroboscopique produit par les éclats d’un phare. Après un blanc, le paragraphe de clôture fait intensément contraste par la quiétude et la sérénité qui en émanent : « Au matin, le ciel était dans la chambre. Il ne pleuvait plus. L’air sentait la mer […]. Svevo dormait tout près de moi » (VV). Les ombres se dissipent, les relations entre les personnages sont pacifiées – « [s]oudain, on avait l’air lié les uns aux autres », constate le narrateur de Je marche sous un ciel de traîne (MCT, 222).

Le paysage sur lequel se referme ce premier roman de Maylis de Kerangal pourrait être considéré comme le prototype des décors de fin, l’image princeps :

Il a neigé cette nuit. Dix centimètres au moins. Les volets sont lourds mais s’ouvrent sans aucun bruit. Je ne reconnais rien du paysage que l’on peut voir habituellement des fenêtres de la grande maison. Il n’y a plus qu’une étendue blanche sous un ciel à peine moins clair. Le Puy de Belcourt peine à faire percer sa vieille cime tant ses pentes semblent aplanies sous la neige. Il n’y a plus de couleurs, plus de relief, tout est recouvert d’un immense silence.

MCT, 221

Une étendue blanche, aucun relief, le paysage habituel est aboli. Cette configuration consonne avec l’impression générale d’évanouissement, ou d’effacement, déjà observée. Les horizons marins, le précipice au bord des calanques, les ciels ouverts, débarrassés de leurs nuages sont autant d’images qui suggèrent une table rase, celle que les êtres font de leur passé. Antoine en a fini avec la mort du père[8]. Mais les personnages les plus significatifs à cet égard sont certainement les adolescents de Corniche Kennedy : « Ils n’entendent rien, ont oublié tout ce qui blesse, ce qui boite et entrave, ont oublié tout le monde et ne pensent à personne, sont terribles à cette heure […] » (CK, 178).

L’oeuvre ne cesse de répéter une méfiance, voire une détestation à l’égard des souvenirs, formulée avec insistance dès Je marche sous un ciel de traîne :

Ses anecdotes me donnent envie de vomir… Tout comme le bric-à-brac qu’il conserve religieusement à Jaltinac. Au début, j’ai passé mon temps à lui crier qu’il ferait mieux de tout brûler, ça, ces papiers, ces photos, ces petites choses ramassées au long de l’existence, ça, ces misérables tas de souvenirs, le résumé de nos vies ?

MCT, 120

J’ai toujours détesté les souvenirs. Les bons comme les mauvais. Ils m’écoeurent et me dégoûtent. […] J’ai toujours éprouvé leur poids écrasant, leur ombre infecte étirée sur le présent des choses, leur beauté triste.

MCT, 183

Ariane, la narratrice de La vie voyageuse se sent « légère, neuve, loin de tout » : non seulement elle tire un trait sur ses amours anciennes, qu’elle cesse de ressasser, mais elle laisse aussi Jeanne s’enfoncer dans l’amnésie. Elle abandonne même son emploi à L’Archiviste – emploi qui consistait précisément à reconstruire des généalogies.

Le passé est révoqué, la mort est conjurée : la plupart des fins pourraient s’apparenter à un triomphe de la vie. Antoine déclare que lors de la dernière nuit, il avait cessé « de faire le mort » (MCT, 192). Ariane clame sa « grande envie de vivre » (VV). Le titre Réparer les vivants sonne comme un programme ou une injonction. Après que le trio de Dans les rapides s’est « effiloch[é] », la narratrice en appelle à « autre chose et vite ». Quant aux adolescents de Corniche Kennedy, dressés au bord du vide ils sont « prêts à bondir, à s’élancer[9] » : « [R]ien ne les pousse dans le dos, rien qu’ils doivent fuir, c’est même l’inverse, c’est l’avant […] qui les fait fuir comme on se presse au bal » (CK, 178).

En effet, quand le récit se ferme, le monde semble remis à neuf. Tout fait signe vers une origine : la blancheur virginale du paysage enneigé dans le premier roman, la paroi blanche couverte de calcite de la grotte préhistorique[10] ou le dernier mot de Corniche Kennedy : « [L]e colis [de poudre blanche] miroite comme une source » (je souligne). Tout se passe alors comme si le monde était ressuyé de l’homme et de son histoire tragique – guerres et oppressions[11] –, ressuyé aussi de ses inventions sophistiquées – dans Naissance d’un pont et Réparer les vivants. L’agitation humaine, les routes, les ponts et les trains laissent place à une nature quasi édénique. À l’extérieur de l’hôpital, « le sous-bois s’éclaire, […] les mousses bleuissent, […] le chardonneret chante » (RV). Diderot et Katherine nagent « vers l’amont du fleuve » (NP ; je souligne), ils ont choisi « un coin pour eux » parmi « les roseaux sauvages et l’herbe sablonneuse » ; « il n’y a plus qu’un seul paysage autour d’eux » (NP). Adam et Ève aux pieds nus, puis entièrement nus dans le fleuve, ils figurent désormais le couple originel. Peut-être faut-il comprendre ainsi la présence quasi systématique de deux amoureux à la fin de chaque roman – Antoine et Claire (MCT), Ariane et Svevo (VV), Eddy et Suzanne (CK), Katherine et Diderot (NP), Hélène et Aliocha (TE), Virgilio et Alice (RV), Paula et Jonas (MPM). À première vue cela pourrait passer pour un cliché sentimental, comme un certain cinéma a pu en fournir. Cependant, le traitement de la scène n’est jamais mièvre, puisque les sentiments sont suggérés de manière discrète, voire elliptique : Hélène et Aliocha « évitent de croiser les yeux, quittent le compartiment sans jeter un regard derrière eux, descendent du Transsibérien, […] il fait doux, ils sont surpris, titubent l’un en face de l’autre, ne savent plus quoi faire, quoi se dire ou se donner » (TE, 127[12]). Le couple le plus significatif est sans doute celui que forment Eddy et Suzanne, couple angélique ou prélapsaire – « sans scrupules et sans remords » (CK, 178), dont la beauté stimule à l’évidence l’invention métaphorique. « [F]unambules sans balanciers » (CK, 179), ils font contrepoint à la lourde démarche boiteuse de Sylvestre Opéra. Ils sont comme aspirés par l’azur et auréolés de lumière – « les yeux perdus dans la couche gazeuse qui brasille autour d’eux » (CK, 178). Le récit se termine en forme d’assomption : « [l]e garçon et la fille » se fondent dans le miroitement de la poudre blanche qui tel « un signal indien […] monte dans le ciel » (CK). Il y a d’ailleurs quelque chose de mystique dans cette lumière aurorale et ces absolus où se résorbent les histoires, comme la toute première : « [L]a neige sur les branches a explosé en un millier de particules éblouissantes. […] Le ciel s’est lissé d’un coup et les nuages y ont filé à toute vitesse, en une course sublime » (MCT ; je souligne).

La résolution de l’histoire s’apparente donc plutôt à un happy end, avec une générosité et une confiance humaniste qui détonne dans la littérature contemporaine, plutôt portée à l’ironie ou au cynisme. Ainsi, à une époque où les bons sentiments ne sont pas censés faire de la bonne littérature, de Kerangal ose la tendresse, qui s’invite inévitablement dans les finales. C’est la provodnitsa embrassant les jeunes gens du Transsibérien, c’est le geste affectueux de Virgilio « caress[ant] le col animal » du manteau d’Alice (RV). C’est encore la sollicitude des adolescents l’un envers l’autre : « [I]l lui chuchote hé fais gaffe à pas tomber chérie, j’aimerais pas, et elle sourit, toi aussi fais gaffe » (CK, 179). Ici le jeu sur les niveaux de langue, ailleurs l’intensité poétique des images ou le recours à une écriture cinématographique montrent que l’auteure a su trouver une voie originale, en retravaillant le poncif romanesque – le couple amoureux, les aurores virginales, les horizons prometteurs.

À la fin du tout premier roman, l’explicit, « Les vents se lèvent » (MCT), appelle le dernier hémistiche du Cimetière marin (« Il faut tenter de vivre »). Il semble bien que dès l’origine, pour Maylis de Kerangal, l’écriture opère à la manière d’une conjuration. Au-delà des histoires singulières, les finales rééditent toujours la même aspiration ou le même fragile espoir : échapper aux ombres du passé, évacuer la mélancolie[13]. Alors, tous les matins du monde ne seraient peut-être pas sans retour[14].